Le Massacre des Amazones/Primées

Chamuel, éditeur (p. 208-219).


XIII

PRIMÉES



L’Académie, cette Compagnie de vieillards qui aiment les femmes et qui les couronnent, ne pouvant faire mieux… ou pis.
J. Barbey d’Aurevilly.


Les volailles de lettres primées par l’Académie sont innombrables et, si j’avais le temps, je découvrirais peut-être parmi elles autant de dindons que de dindes, autant de Georges Ohnet que de Mary Summer. Nous avons vu déjà des couronnes récompenser le déroulédisme de Simone Arnaud, de Jean Rolland, de Daniel Lesueur ; l’érudition potinière de Lucien Pérey ; la morale grise et protestante de Mme de Witt, la morale grise et catholique de Bentzon ou l’ambition romanesque d’Hélène Vacaresco, cette Bérénice roublarde. Les Quarante signalèrent même à notre admiration Mme Jane de la Vaudère (pourquoi pas Liane de Pougy ?), cacographe et pornographe.

J’ai réuni dans un même chapitre quelques-unes des primées pour essayer de déterminer les qualités qui plaisent particulièrement au jury. On m’affirme que ma méthode ne vaut rien, que les académiciens (circonstance atténuante) ne lisent pas ce qu’ils applaudissent, et que, si je veux connaître les raisons de leur choix, je dois, au lieu d’étudier les volumes prétextes à récompenses, m’informer des relations des lauréats.

Mais, critique candide, je persiste à chercher dans les livres loués la raison des louanges. Si le résultat de mon enquête est négatif, je serai étonné et je pousserai l’indulgence jusqu’à ne pas conclure.

Marianne Damad conte lentement et ennuyeusement des riens. Elle analyse, avec toutes sortes de prétentions scientifiques, l’âme d’une couturière anarchiste, mais qui revient à de bons sentiments en voyant des riches brusquement ruinés ; ou bien elle nous dit en un détail minutieux les discussions d’un veuf et de sa cuisinière. Elle est encore plus bavarde que Coppée, ayant encore moins à dire. L’Académie a couronné chez elle un néant gris.

Brada a été couronnée deux fois : pour un roman quelconque, et pour des Notes sur Londres qui sont loin de valoir celles de Mme Daudet. Ne la jugez pas sur les livres qui éblouirent ces pauvres immortels : vous auriez d’elle trop mauvaise opinion, car elle a fait bien mieux, les Lettres d’une Amoureuse. Le commencement m’a enthousiasmé par sa beauté triomphante. J’étais heureux de voir deux êtres « ravis de la joie simple de respirer le même air ». Je jouissais de tout ce qu’il y avait de vie harmonieuse dans les cris de volupté, puis dans les apaisements où la joie et les fleurs « n’exhalaient plus qu’une senteur si atténuée qu’elle ressemblait à un murmure ». Des vibrations violentes m’émouvaient qui, lentement, par nuances jolies, s’amortissaient « en tendresses étouffées et mourantes ». Hélas ! dès la quinzième page, des notes fausses m’irritèrent. Elles m’irritaient d’autant plus que, — je le sentais trop, — elles n’étaient pas là pour elles-mêmes, isolées et oubliables ; mais elles avertissaient de quelque dénoûment banalement sublime et faux. Et, de plus en plus, l’amoureuse Claudia parlait au bien-aimé Luc d’une certaine Irène dont elle n’aurait rien eu à dire s’il n’eût fallu préparer la succession à l’amour. Et voici qu’elle s’oubliait complètement, qu’elle oubliait complètement l’adoré et qu’elle ne songeait plus, — l’étrange amoureuse ! — qu’à conter cette histoire étrangère. Or un jour Irène, en voulant se tuer d’un coup de revolver, réussissait à tuer son mari ; elle se jetait, toute sanglante, dans les bras de Luc, qui sur elle se refermaient. Et Claudia se retirait, non pas fière et indignée, non pas furieuse comme une vaincue, mais ni dédaigneuse ni jalouse, sans souffrir, invitant sa rivale à accepter le bonheur, invitant l’infidèle à cueillir la joie et se déclarant, elle, puisqu’ils étaient contents, « divinement heureuse. »

Mary Floran porte double couronne : son nom est applaudi à la fois de l’Académie française et de la Société d’Encouragement au Bien. Elle mérite ces joies par l’honnêteté de ses sujets, par le gris abstrait de son écriture et par la sublimité distinguée et discrète de ses héroïnes : elles savent tous les dévouements muets enseignés dans les romans pour jeunes filles, et elles ne manquent jamais à aucune convenance mondaine. Un hasard remarquable : le moins médiocre de ces gentils enfantillages est précisément celui qu’admira l’Académie.


Mary Summer, deux fois nommée, a eu l’ingratitude de vouloir blaguer ces bons immortels. Mais elle a trop de snobisme pour s’amuser de choses aussi respectables : on la sent toute tremblante de son audace et si éblouie de ce dont elle s’efforce de sourire… Quoi qu’en dise Augustin Filon, frère de l’auteur, le Roman d’un Académicien n’est que d’intention « un impertinent petit livre ». Il me paraît, ce brave Augustin, pauvre d’esprit plus encore que sa sœur et plus qu’elle désireux d’étaler ses misérables richesses. Écoutez-le madrigaliser. Le xviiie siècle, dit-il à Mary, « tu l’as attrapé, comme une rare et subtile maladie d’esprit qui vaudrait mieux que la bonne grosse santé. Ne dit-on pas que la perle est une maladie de l’huître ? » Sans doute, il croit entendre des rires moqueurs, car il ajoute, agressif : « Et nous connaissons tant d’huîtres, chère sœur, qui se portent bien. » Il serait cruel de commenter ces jovialités d’être trop bien portant.

Mary Summer n’est pas bien malade non plus ; seulement elle s’orne de perles fausses. Voici la plus belle : « Ces larmes furent l’étincelle qui embrase la poudre. »

Le petit livre naïf est beaucoup trop long. Si l’aventure de cet immortel qui fut aimé et resta froid était arrivée à n’importe qui, Mary Summer elle-même l’eût trouvée sans intérêt. L’événement était digne tout au plus d’être conté en une colonne de journal. Il y avait là, à la rigueur, une nouvelle pour la Fronde, non un volume pour Lemerre. Malgré les quelques perles qu’il laisse apercevoir, j’ai trouvé le bâillement interminable.

François Deschamps a eu l’idée intéressante d’une « série d’études sur la bourgeoisie commerçante de Paris pendant ce siècle ». Au Coq d’or dit le commerce sous le Directoire. Au Plat d’étain nous le fait connaître sous la Restauration. Au Lys d’argent, sous Louis-Philippe. Au Fil de soie l’étudiera sous le second Empire, et Au Balcon fleuri chantera le commerce actuel.

François Deschamps n’a aucune des qualités vigoureuses qu’exigeait cette grosse entreprise, mais elle a des mérites souriants. Ses livres sans vérité et sans profondeur ne nous renseignent pas sur des mœurs spéciales et sont bien impuissants à faire revivre une époque. On peut leur trouver de la distinction et de la race, si l’on entend par là qu’ils rappellent aimablement des romans anciens. L’histoire d’un amour pur auquel s’opposent les parents et qui finit par triompher remplit presque complètement chaque volume. La place qui reste est occupée par des enfants trouvés qui, à vingt ans, reconnaissent sans hésitation une mère inaperçue jusque-là et par des incendies qui permettent à l’amoureux de conquérir sur le feu, au péril de ses jours, la bien-aimée qu’on lui refusait. Généralement, c’est le ténor qui est repoussé par les parents de la première chanteuse. Une fois, pourtant, la jeune fille est moins riche et doit, par de rares mérites, conquérir son fiancé. L’Académie a justement récompensé cet effort pour se renouveler : elle a couronné Jacques Germain, ombre de livre élégant, petit-fils anémié de telle idylle de George Sand.

« Parmi tant d’obscures réminiscences qui viennent solennellement, comme des vagues envahies par les ténèbres, battre avec un écho profond la terre de mes souvenirs, il en est un certain nombre qui ont résisté dans ma mémoire à d’innombrables oublis et qui se dressent aujourd’hui devant moi aussi significatives qu’en ces jours de commencement de vie, brillantes entre toutes, pareilles à ces étoiles ardentes qui font pâlir leurs compagnes et semblent plus près de nous par leur éclat. »

Cette première phrase de Déçue montre les défauts et, subtilement analysée, permettrait peut-être d’indiquer aussi les mérites de cet écrivain parfois admirable, parfois prétentieux qui signe Jacques Fréhel.

Elle a, celle-ci, la plénitude souple du rythme, la noblesse et la vivacité des images. Elle a aussi, — sous les recherches de sa grandiloquence magnifique et précieuse, et souvent confuse, — l’adorable frémissement de sincérité. Ses premiers pas sont, d’ailleurs, les plus solennels et les plus compassés. Plus tard elle aura le fréquent bonheur d’oublier ses vouloirs littéraires, et ses larges harmonies seront déchirées par des cris émouvants. Elle jaillira soudain en exclamations, en interrogations, en apostrophes ; et ces gestes violents, passés de mode, ne seront point ridicules, parce qu’ils s’élanceront irrésistibles, rapides mouvements de passion et non attitudes de rhétorique. Par ses efforts et par leurs soudaines défaites, par la lenteur de ses solennités voulues et par la brusquerie de sa vie spontanée, par la grâce flottante de ses phrases et par la fièvre de ses mots, elle se manifeste comme une nerveuse qui contient ses frémissements, et qui redresse sa taille, et qui se hausse sur la pointe des pieds ; comme une frêle Michelette qui s’applique à imiter l’ampleur de Chateaubriand.

Le xviie siècle hésite dans sa jeunesse entre Scarron et Corneille, se demande s’il sera un héros ou un bouffon. À l’école de Descartes, héros de la pensée, il devient un homme. Puis, — car les siècles sont plus longs qu’on ne pense , — il vieillit, grincheux et chicanier, avec Voltaire. Le siècle suivant est une femme : capricieuse et sensible avec Rousseau, cynique et sentimentale commère avec Diderot, vieille attendrie avec Michelet, et qui retombe en enfance dans les éblouissements baveurs et vagissants de nos petits naturistes. Il ne serait pas difficile de relever chez Mme Fréhel d’innombrables mouvements à la Michelet ou à la Diderot, et qui pourtant ne sont point imités. Car la grande avidité à boire la vie, et l’ivresse joyeuse au commencement de la coupe, et l’écœurement lorsqu’on rencontre la lie, toutes ces sensibilités et ces passivités ne frémiront nulle part plus poétiques que dans quelques livres de femmes sincères. Nous les avons déjà rencontrées singulièrement émouvantes dans la Fée des chimères et dans Cœur d’enfant. Mais, tandis que Max Lyan nous attendrit toujours par sa douceur résignée et par son effort à « se contenter des à peu près », Jacques Fréhel sort de la douleur d’aimer frémissante de toutes les révoltes et criant avec amertume « le malheur d’être femme ». Pourtant, après des sursauts plus violents, elle se reprend aussi ; elle aboutit, par un chemin plus long et plus cahoteux, à la même philosophie courageuse et à demi désenchantée, à la même constatation que la vie ne donne pas tout ce qu’on lui demande et que cependant il faut vivre sa vie :

« L’âge de la jeunesse est comme la saison des fleurs. Heureux qui sait à temps recueillir les corolles afin de préparer quelque fortifiante essence, quelque baume qui endorme les douleurs quand sera venu l’âge amer. » Et ailleurs : « Il est bon d’avoir mangé de tous les fruits de la vie, doux ou amers. »

Certes je pourrais relever dans son livre nombre de fautes et d’erreurs, des métaphores qui s’embrouillent, des périphrases solennellement bêtes. Mais ces herbes mauvaises s’agitent sous un grand vent de passion, parmi d’admirables fleurs.

La première partie du roman chante une enfance de petite fille. Elle est toute parfumée et souriante « de ces choses tendres et éphémères qui sortent de la bouche des enfants, comme la brise des lèvres du printemps ».

Ces pages ressemblent à je ne sais plus quelle fraîche joie qui fait dire à l’héroïne : « C’était comme le premier printemps de ma vie. Chaque objet était revêtu de riches couleurs et de formes enivrantes ; tout avait des mouvements plus suaves, des ondulations plus voluptueuses. » Et elle célèbre la nature « embellie, animée par un jeune cœur avide qui recevait de toutes les impressions un ébranlement profond de sensibilité ».

Elle restera, d’ailleurs, toujours « un de ces précieux instruments qui renferment des pleurs et des extases ». Des gens mourront qu’elle aime. Elle ne cessera point d’aimer leur compagnie, de leur demander le secret de leur cœur et de « parer les morts de tous leurs actes romanesques comme d’une guirlande flétrie, mais odorante encore ».

Elle passera par la grande douleur d’amour, mais elle sortira de l’épreuve plus noble, plus tendre et plus capable de secourir. « Ma peine, — dira-t-elle magnifiquement, — était comme une étole sacerdotale que je revêtais pour ouvrir ainsi qu’un tabernacle les portes des cœurs. »

Je ne puis m’attarder à citer les plus belles des images qui font sourire et briller chaque page. Je ne résiste pas cependant au plaisir d’écrire, en me la récitant tout haut, cette phrase dont j’aime et la vie lumineuse et le rythme chanteur :

« L’Ourse, que les Bretons nomment Ar-c’har kam, dirigeait vers le Nord son char boiteux, et la Voie lactée, que je connaissais mieux sous le nom de Chemin de Saint-Jacques, laissait deviner à travers un voile d’argent l’infinité de ses soleils, pressés comme des pèlerins. »

L’Académie a couronné ce prestigieux écrivain. Mais elle ignore le livre exalté et émouvant, et ses lauriers sont allés à Tablettes d’argile, recueil de contes assyriens et égyptiens, jeux d’érudit, froids, indifférents, souvent maladroits jusqu’au ridicule, où « la déesse Saf » devient le « premier bas-bleu du monde », et où nous voyons les scribes des pharaons « manger des sandwichs » cachées « dans les poches de leurs serviettes ».