Le Massacre des Amazones/Les Frondeuses

Chamuel, éditeur (p. 186-207).


XII


LES FRONDEUSES


Quand on annonça la prochaine apparition de la Fronde, j’affirmai à mes amis que les femmes ne parviendraient pas à se montrer inférieures aux hommes dans la basse besogne du journalisme. Je me trompais : la Fronde, plus mal renseignée que l’Éclair ou le Matin, réussit — comment s’y prend-elle donc ? — à être encore moins littéraire que le Journal et l’Écho de Paris.

Juger les lettres féminines françaises sur la Fronde serait d’ailleurs injuste et appauvrirait singulièrement notre pauvreté. La Fronde n’a jamais eu Gyp, ni Mme Daudet, ni Max Lyan, ni Judith Gautier. Marni y est peu restée et n’y a publié aucun de ses savoureux dialogues, mais uniquement des critiques dramatiques fort médiocres. J’y ai rencontré une seule fois la signature de Bentzon, et Georges de Peyrebrune s’est bientôt sauvée de ce mauvais lieu littéraire. Arvède Barine ne s’y est jamais fourvoyée, non plus que Mme Adam, Rachilde ou Henry Gréville. Séverine réserve à d’autres journaux tout ce qu’elle écrit d’un peu intéressant. En revanche grouillent ici les Érasme et les Marie-Louise Néron. On peut, il est vrai, s’amuser à la vigueur quotidienne et un peu monotone des ironies de Bradamante, admirer la précision de ses attaques et le direct de ses coups. Quelquefois aussi Jacques Fréhel — lorsqu’elle daigne ne point nous ennuyer d’un conte égyptien — nous émeut d’une nouvelle bretonne pénétrée d’exquises mélancolies, souriante d’images originales. Mais cette dernière bonne fortune est rare et les articles de Bradamante ne sont bons que lorsqu’ils sont rapides et brusques. De quoi Mme Marguerite Durand fait-elle donc semblant de remplir ce grand journal vide ?

D’abord la Fronde — et le contraire étonnerait — rabâche les revendications féministes. Elle est l’organe du féminisme économique, du féminisme politique, du féminisme moral, en un mot — faisons plaisir aux Léopold Lacour — du féminisme intégral.

Certes, je ne crois pas qu’au point de vue social l’œuvre de la femme puisse être considérée comme moins importante que celle de l’homme. Au point de vue intellectuel, son infériorité artistique et scientifique ne s’exprime que sur les hauteurs, dans les tentatives de création. Mais elle est peut-être plus apte que l’homme à comprendre, à appliquer, à imiter, à enseigner. Dans la vie pratique — sauf les rares occasions où un effort de synthèse est nécessaire — la femme dont on n’a pas tué l’initiative se montre souvent supérieure par l’ingéniosité dans le détail, la souplesse, le tact et l’attention minutieuse. D’ailleurs l’égalité des droits n’exige nullement l’égalité des facultés et, puisque cet infâme blagueur, le Code, déclare le balayeur des rues égal à Félix Faure et ce pauvre Félix Faure égal à Émile Zola, pourquoi refuse-t-il à Mme Pognon que ça embête le plaisir de voter ou de présider quelqu’une de nos inutiles assemblées ?

Je suis donc féministe, nettement. D’où vient que je sois si souvent agacé par les réclamations de la Fronde ? — C’est qu’elles manquent à la fois de noblesse et de réalisme.

J’éprouve le besoin d’applaudir chaleureusement — tout en regrettant, presque à en pleurer, la faiblesse de ses armes — quand Savioz, âme vaillante, s’irrite contre toutes les injustices et se meurtrit à vouloir démolir toutes les bastilles. J’approuve encore quand Mme Pauline de Grandpré réclame la suppression de Saint-Lazare, honte des hommes faiseurs de lois et organisateurs de polices.

Mais peu de combattantes ont la belle générosité universelle de Savioz. Mme Pauline de Grandpré, admirable dans ses efforts sur un point spécial, est un esprit étroit, à la catholique, et qui sourit à la plupart des injustices sociales.

Celles qui admettent que nous naissions inégaux devant la société m’intéressent peu quand je les vois repousser uniquement l’inégalité dont elles sont frappées en tant que femmes. Il m’est indifférent, absolument, d’avoir pour président du conseil une canaille mâle ou une canaille femelle et en quoi importe-t-il au producteur pressuré par les capitalistes des deux sexes d’être écrasé avec l’approbation de députés et de sénateurs ou de sénatrices et de députées ? Je ne puis que sourire avec mépris, quand ces pauvres féministes réclament comme une baguette magique le bulletin de vote que les hommes sages oublient depuis longtemps de déposer dans nos urnes à double fond. Le vote féminin ne changera-t-il donc rien à la vie ? Si. Le mal fait par le suffrage à la Ledru-Rollin sera doublé par le suffrage à la Maria Pognon, et la femme, dernière puissance révolutionnaire, sera annihilée. La première chambre sortie des mains féminines arrivera beaucoup plus honnête que les précédentes ; elle finira aussi vile. Et l’ignominie de la politique envahira la moitié du pays qui jusqu’ici lui échappa. Les femmes se vantent — et avec raison depuis que nous votons — de nous être supérieures en moralité. Cette supériorité ne résistera pas à deux élections législatives.

Aline Valette — qui donne, en une langue peu correcte, des renseignements à nous faire rougir de honte sur les salaires de famine imposés à certaines travailleuses — et Camille Bélilon — qui fait gauchement, avec une verve insuffisante, une petite guerre taquine aux anti-féministes, — m’objecteront que l’égalité politique entraînera l’égalité économique. Je n’en suis pas certain : le vote de l’ouvrier ne gêne guère le capitaliste. Même si le fait se produit, je ne reste pas sans crainte : il se pourrait que les salaires des femmes ne fussent point relevés, mais ceux des hommes abaissés. Je redoute cette égalité par en bas.

Il est incontestable que la femme doit être l’égale de l’homme ; il ne l’est pas moins qu’un homme doit être l’égal d’un autre homme et une femme l’égale d’une autre femme. Quand la couturière et le pauvre bougre de mineur seront les égaux de Mme Pognon, je m’intéresserai à rendre Mme Pognon l’égale de Brisson ou de Deschanel. Mais il est ridicule de réclamer des droits apparents, dont on ne saura rien faire, tant qu’on laisse entre quelques mains les capitaux et par conséquent toutes les puissances réelles. Si Mme Pognon n’est pas une simple ambitieuse, je m’étonne de la voir, si peu réaliste, oublier la proie pour l’ombre et ne point réclamer l’affranchissement des deux sexes. Rien ne sera fait de vraiment utile que ce qui sera fait pour tous, et ils mentent les féministes restreints, comme les antisémites, comme tous ceux qui fragmentent la question sociale. Tant que tout ne sera pas résolu d’un coup, tout sera toujours à recommencer.

Malgré la médiocrité endormeuse de l’écriture, je suis avec curiosité, les copieux renseignements de la Fronde sur le mouvement féministe. Marie Maugeret exposa le féminisme chrétien, pauvre féminisme timide et anodin. — Dans un petit livre dont la Fronde publia une partie, Kaethe Schirmacher nous dit l’état actuel du Féminisme aux États-Unis, en France, dans la Grande-Bretagne, en Suède et en Russie. Mais nous ne devons accorder qu’une confiance restreinte à ce manuel, où Mme V. Vincent relève des erreurs nombreuses et graves. — Marie Mali étudie le féminisme belge. Le 31 janvier 1893, elle avoue, à propos de l’art : « Peut-être, comme la science, est-il d’un domaine trop lointain pour nos habitudes d’observation immédiate. » Mais il serait juste, proclame-t-elle, de faire dans la vie une place plus large à la femme et de mieux « employer ce don naturel d’inertie et de passivité qui, si puissamment, fit de notre cramponnante espèce le frein, le régulateur de l’impatiente activité masculine, excitée à certaines heures de l’histoire par des fièvres artificielles ou excessives. » Il y a peut-être une vérité dans cette phrase belge.

Le féminisme tient une grande place dans les lettres où Caroline d’Ambre nous conte les événements algériens ; dans celles aussi de Claire de Pratz sur l’Angleterre des institutrices et sur ces admirables clubs féminins «  une quantité de questions importantes y sont toujours discutées ». (27 février 1898.)

Dans ses chroniques, dans ses nouvelles, dans ses romans, Marcelle Tinayre pousse souvent le féminisme jusqu’à l’indulgence. L’héroïne, vivante et passionnée, ne rencontre que des idiots ou des goujats. Un instant, elle détourne la tête, « saturée de morne dégoût ». Mais elle se laisse reprendre au courant de la vie et finit par se donner à quelque misérable qu’elle méprise. La formule d’art de Marcelle Tinayre rencontrera sûrement des imitatrices : elle est à la fois si ingénieuse et si simple ! Il suffit d’aller chercher dans les nuages de George Sand un noble personnage féminin et de le mettre en face de marionnettes mâles ramassées dans le fumier naturaliste.

La Fronde est un journal complet et légèrement pédant. Il contient de nombreuses chroniques scientifiques. Thécla conte des histoires de revenants et vulgarise la théorie du double. Blanche Galien professe la science culinaire et Marie Quinton, la Belle Meunière de Boulanger, nous apprend l’art de faire cuire les vieux coqs dans du vin. Jeanine (Flor. Mauriceau) et Clotilde Dissard recueillent les vieux potins de l’histoire. D. Etchard se manifeste érudite et bête comme une thèse de doctorat. Dorothée Klumpke enseigne les éléments de l’astronomie et Mme Hudry-Ménos nous avertit que l’alcool est nuisible à la santé.

La partie littéraire et artistique n’est pas négligée. De vagues M. L. Gagneur feuilletonisent en vocabulaire franco-russe, en je ne sais quelle syntaxe océanienne. Harlor analyse platement les revues. Manoël de Grandfort — qui fit une œuvre charmante et émue, puisqu’elle est la mère de Marni — tresse des couronnes aux auteurs de livres nouveaux et Pauline Vigneron rédige les réclames pour peintres.

Ibo tient au courant de la politique étrangère ceux qui ont la patience de subir une demi-colonne quotidienne de phrases telles : « La chouannerie espagnole, composée des soldats soi-disant disciplinés du général Weyler, ne peut perpétrer l’épouvantable tuerie qui aujourd’hui fait de l’indépendance cubaine une loi d’inéluctable humanité sous peine d’un retour à l’animalité primitive où l’Europe moderne ne pourrait apporter sa sanction sans ériger le banditisme politique en principe. » (22 mai 1898.)

Triboulette (Mme Adolphe Méliot) dit les fluctuations de la Bourse. Elle a autant d’esprit et d’aussi fin que les financiers de l’autre sexe. Écoutez-la faire des à-peu-près sur les à-peu-près de ministres qui régnaient le 25 janvier 1898. « Ah ! nos taux présentent de bien merveilleuses devises… On se montre barthou rassuré… La tête sur le billot, on ne me ferait pas avouer que si je vois l’horizon éclairci c’est par le fait qu’un optimisme illusoire rend beau à mes yeux ce qui ne l’est pas. » Tous les jours sous sa plume ces plaisanteries charmantes alternent avec des chiffres aimables. Si, après dix ans de cet exercice, elle évite le cabanon, cette femme est une forte tête[1].

Toutes les frondeuses ne sont pas à la Fronde. Vous n’y trouverez pas cette admirable Louise Michel à qui il convient de pardonner son français d’institutrice anglaise à cause de sa vaillante générosité sans défaillance. Il n’est même que juste de rappeler qu’après la Commune, devant les tribunaux d’exception, elle montra plus de courage que la plupart des hommes de son parti.

Mme Olga de Bézobrazow exprime de nobles idées obscures en des vers rocailleux ou dans un roman sans vie, tout en dialogues philosophiques. En langue franco-russe y discutent interminablement deux idéalistes et un homme qui « s’enivre du vin de l’esprit, bien que, matérialiste convaincu, il se démette de son âme devant le ver de terre de l’atome de l’épicurien. » Le préfacier, Raoul de la Grasserie, « docteur en droit », me pardonnera-t-il mon insensibilité ? J’ai bâillé et j’ai ri

devant ce livre qui doit, d’après lui, « intéresser tout cœur passible d’émotion. »

Mme E. Saliez, officier d’académie, dame patronnesse de la Société contre l’abus du tabac, ne se plaindra pas de moi. Je laisse analyser et admirer par une de ses bienveillantes consœurs son œuvre unique, la Fiancée du fumeur. La parole est à Mme Clotilde Dissard :

« Fort joliment tournée cette saynète. Une jeune fille, Anna, a à se plaindre de son fiancé. Hier, au salon, avec ses compagnes, elles se trouvèrent abandonnées. Ces messieurs étaient au fumoir, impossible de danser. Aussi la jeune fille répond-elle à son père :


Avec tous ses pareils, votre monsieur Raymond,
Cette homme si charmant, ce fiancé modèle,
Avait sournoisement déserté le salon,
Et, préférant au sexe, ainsi qu’on nous appelle,
Du tabac empesté l’arôme dégoûtant,
Ils étaient tous allés, ô rare politesse !
Dans le fumoir voisin délecter leur paresse.
Il nous fallut rester en cet isolement,
Une grande heure au moins ! Et vous voulez, mon père,
Que je prenne un mari fait de telle manière
Qu’il me réserve à moi cet enviable lot
De me voir préféré le poison de Nicot ?
Cela ne sera pas ! Qu’il fume son havane,
Et qu’à son bras, s’il veut, s’appuie et se pavane



Une épouse à son goût, éprise du tabac,
Moi, l’odeur en répugne à mon faible estomac,
Et je n’accepte pas une lutte inégale
Entre moi, s’il vous plaît, et cette herbe fatale !


« Mais la bouderie n’est pas très sérieuse, Anna est trop heureuse d’avoir quelque chose à pardonner, à condition cependant que le fiancé


...s’abonne
Au journal mensuel de la Société
Qui combat le tabac. C’est une œuvre très bonne.
Qu’il en fasse partie avec sincérité,
Qu’il lise les écrits signés du secrétaire,
Ceux de M. Decroix, le fondateur austère,


Rose Romain semble une âme repliée et peut-être rapetissée par la continuité de la douleur.

Je n’oublie pas les lieux communs sur le mérite éducateur de la souffrance. Je me rappelle Musset :


L’homme est un apprenti, la douleur est son maître
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.


Je me rappelle l’Andromaque de Virgile à qui la souffrance a enseigné la pitié. Mais il ne faut pas que l’enseignement vienne trop tôt et soit trop continu. Les Souvenirs d’une enfant pauvre nous disent la faim et les humiliations, toutes les misères matérielles et morales d’une enfance dénuée et orpheline. À en juger par le ton geignard et haineux de son second livre, Rose Romain n’a pas rencontré la revanche qui lui était due. On connaît l’égoïsme hargneux des malades, et la douleur continue est une bien terrible maladie. Rose Romain a toujours à se plaindre des choses et des hommes, toujours à pleurnicher ou à juger sévèrement. Elle se plaint de n’avoir pas eu du pain tous les jours ; elle se plaint d’avoir été humiliée par ceux qui avaient trop de viande (et il n’y a dans cette lamentation ni colère passionnée ni hauteur de dédain) ; elle se plaint d’avoir été appelée « tourmentée » et « décadente » par les critiques ; elle se plaint surtout de la « méchanceté inconsciente du mâle ».

Et c’est sa misandrie qui la rend ridicule et intéressante. La misogynie n’est rare ni chez les hommes, ni même chez les écrivains. Il suffit de rappeler Euripide, La Fontaine et l’Alfred de Vigny de la Colère de Samson. La femme n’est guère moins portée à ce genre de généralisations hâtives et dans la conversation nous surprenons à chaque instant des expressions de la misandrie. Quoi que prétende Frédéric Loliée, la littérature féminine — trop imitatrice jusqu’ici — en est encore avare. On trouve des traces de ce sentiment dans les journaux et revues qui combattent l’omnipotence masculine ; mais je ne connais pas de livre qui le proclame aussi nettement que l’Inévitable Mal. Je suis reconnaissant à Mme Rose Romain d’avoir crié bien haut son âme absurde et sincère.

En dehors de la Colère de Samson, la misogynie n’a guère inspiré de chef-d’œuvre. Les vers pour lesquels les femmes d’Aristophane fouettent Euripide ne sont point les meilleurs du tragique inégal. Les plaisanteries de La Fontaine, rarement amusantes, sont parfois odieuses. La Colère de Samson doit sa beauté non seulement à l’âpre sincérité de Vigny et à la puissance ordinaire de son verbe, mais encore à l’héroïsme du poète qui pousse le cri d’angoisse et à tout ce qu’il y a de souffrance d’amour en cette haine vigoureuse. Celui-ci a été déçu dans ses noblesses, non dans ses égoïsmes. Rose Romain est malheureusement une souffrante sans stoïcisme, sans grandeur et sans art. L’âme qui se lamente ici n’est intéressante que parce qu’elle souffre : il semble qu’il n’y ait ni esprit ni cœur ; une sensibilité dolente seulement et, avec, la banalité de tous les bons sentiments appris. Incapable du moindre mal, capable du seul bien ordinaire et sans élan, une passivité qui se révolte, émouvante comme un chien qui pleure. Certes, c’est quelque chose, c’est beaucoup plus que toutes les habiletés et tout le métier du monde, puisque, si petite soit-elle et si égoïste, on nous montre une âme, une flamme frêle et vivante. Mais j’attends, impatient, la femme au grand cœur qui, ayant souffert par l’amour, le maudira avec la noble éloquence de Vigny. Comme le poète, elle aura tort devant la réflexion équitable, raison devant notre émotion.

Ce sont encore des façons de frondeuses qu’on trouve à la Vie Parisienne et nulle part mieux qu’en ce chapitre je ne pourrais étudier le sourire de Marni ou le ricanement de Marie-Anne de Bovet et dresser la notice nécrologique de feu le rire de Gyp.

Gyp (comtesse de Martel de Janville, en littérature). Née le (soyons discret), morte à Lyon le 24 juin 1894. Longtemps la vie de la Vie Parisienne, la gaieté spontanée de ce triste endroit où trop de gens essaient de rire sans y parvenir et font de l’esprit pour le seul résultat de mieux montrer leur sottise. De son vivant, eut de la finesse, une certaine grâce canaille, une élégance en dehors des règles et des habitudes, faite de hardiesse et de nonchaloir : fut un charme original. A laissé deux enfants. Bob était bien amusant quand il était petit : ses étonnements et ses précoces compréhensions, également embarrassants pour son pauvre abbé, nous disaient de façon piquante les incohérences de la vie sociale. Bob vieilli a perdu sa verve, dessine des images plus ridicules que caricaturales et trouve parfois un mot lourd de recherche. Paillette nous intéressa aussi par ses révoltes brusques, par son féminisme informulé. Sa figure et son papotage n’avaient que la beauté du diable. Elle a perdu esprit et fraîcheur. Ses instincts naïfs de petit animal égoïste et gracieux s’expriment aujourd’hui en une philosophie qui a tout le pédantisme lourd de la légèreté voulue. Son anti-sémitisme l’empêche de signer à la Fronde, mais elle doit y écrire sous quelque pseudonyme.

Gyp, très malade de l’abandon de ses enfants, a vivoté quelque temps de M. Carnot. Le couteau de Caserio l’a achevée.

Sur sa tombe pousse presque chaque mois un champignon sans saveur que les éditeurs vantent dans les échos des journaux et que Drumont admire parce qu’il espère en empoisonner Israël.

Quoique depuis sa mort elle ait autant d’esprit que M. Pierre Véron, ses inepties posthumes ne feront pas oublier sa verve d’autrefois, et En ballade, Sportmanomanie ou le Journal d’un grinchu n’empêcheront pas de relire ce frêle chef-d’œuvre, le Petit Bob.

Marni a débuté dans le genre « vie parisienne » en échangeant avec Maurice Donnay des Dialogues des courtisanes : un peu d’observation diluée dans beaucoup de cet esprit boulevardier qui est la forme la plus brillante de la sottise. Pourtant le morceau final mérite d’être signalé pour sa note douloureuse et pénétrante. Les volumes qui sont de Marni seule contiennent encore trop de cet inepte esprit « vie parisienne » ; mais beaucoup de tableautins y sont frémissants d’émotion. Les Enfants qu’elles ont marquent le moment exquis de ce talent. Dans les précédents recueils, l’auteur se croit trop obligée par la loi du genre et elle s’acharne à la chasse des idées drôles. Dans les séries suivantes, Fiacres, Celles qu’on ignore, la fatigue se laisse un peu sentir et, à côté de pages charmantes, on rencontre des banalités et d’indifférentes plaisanteries.

Dans Marni, l’homme à la force de l’âge est le mondain quelconque, bêtement spirituel. Parfois elle le rend odieux en indiquant d’un trait rapide et adroit quel épouvantable égoïsme se cache sous sa philosophie gouailleuse. « Ce n’est pas le cœur qui l’étouffe » et, dans tout ce qui n’est pas vie superficielle et banale, dans tout ce qui montre le fond de l’être, il apparaît, à travers les déchirures de sa verve, un ignoble mufle. Les amusements idiots et méchants de quelques petits vicieux, le scepticisme même de quelques enfants avertissent que le mondain au corps soigné, au langage léger, à l’âme pourrie, ne disparaîtra pas avec la présente génération. Malgré l’âpreté sincère et contenue de cette satire, ce n’est pas ici que j’admire l’originalité de Marni.

Ce que j’aime chez elle, c’est toute la théorie des faibles et des attendris, tous les cœurs douloureux et qui essaient de consoler. Sur les chagrins d’enfant elle penche des grands-pères délicieux. Sous les résignations émouvantes de ses femmes trahies on sent un long passé de larmes et, parce qu’elles ne pleurent plus, elles nous font pleurer. Elle a créé d’exquises jeunes filles, d’un esprit avisé, d’un cœur tendre et que rendent précocement maternelles les fautes et les douleurs des parents. « Nos mères ont beau être plus vieilles que nous, quand elles aiment et qu’elles souffrent, elles redeviennent si faibles, que nous les aimons comme des enfants. »

Plus que ses grands-pères, plus que ses délaissées, plus que ses jeunes filles, j’adore ses petites filles et l’intelligence émue de leurs caresses. Oh ! leurs mouvements câlins et consolateurs et la grâce de tel geste si imprévu et à la fois si naturel et tout ce qu’il y a en elles d’humanité non encore déformée ! Oh ! la fidélité de leur souvenir aux malheureux que la loi appelle coupables et leur façon fraîche de sentir que la vie est autre chose que la société ! Attendri, je pardonne à celle qui a créé un peu de vie humaine d’avoir quelquefois fabriqué de la vie parisienne. Il fallait plaire aux vieux messieurs, dirait Jean-Jacques.

Marni, écrivain charmant et pénétrant dans ses dialogues, est inférieure dans les notes qu’elle signe Simone à l’Écho de Paris. Et elle a donné à la Fronde des critiques dramatiques où elle ne parlait même plus français. « Feu Toupinel, lequel avait une maîtresse à Toulouse six mois par an, ne donnant ainsi à sa moitié légitime qu’une moitié d’année de fidélité, sur les douze, auxquels elle avait droit… » (15 janvier 1898.) Influence du milieu ou excessive bonté qui craint d’humilier les pauvres consœurs ?…

Marie-Anne de Bovet perd à être trop connue. La brusquerie de son allure, son « dédain superbe pour la morale bourgeoise et pour les petites vertus », toutes les apparences d’une brutale franchise la font prendre d’abord pour une nature énergique, en dehors, point toujours « commode », mais toujours sincère et parfois cruellement spirituelle, une sorte d’Alceste aux jupons verts. On s’intéresse à lui voir démolir les préjugés et étaler les contradictions qui composent « la morale factice ». On s’égaie avec elle quand, causant avec des mondains, elle « s’amuse à leur dire des choses énormes, ou du moins qui leur paraissent telles, car les énormités, ce sont tout simplement des vérités ».

Mais, on s’en aperçoit bientôt, ce qui l’irrite dans le « monde », c’est uniquement l’hypocrisie des paroles, nullement l’ignominie des pensées et des actes ; et l’accord qu’elle conseille entre ce qu’on pense et ce qu’on dit, ce n’est point l’harmonie de la vertu, c’est l’insolence du cynisme.

Régine de Sylveréal vient d’exposer la doctrine de Mlle de Bovet sur le mariage. Elle suppose une objection et elle y répond : « Alors vous faites du mariage un marché ! — Parfaitement, et vous aussi. Seulement moi je l’avoue, voilà toute la différence. » La différence me paraît insuffisante.

Et ce sont toutes les infamies mondaines qu’adopte ainsi cette grande réformatrice, qu’elle proclame légitimes, et qu’elle encourage à se montrer au grand jour. La vertu qu’elle vante, c’est l’impudeur.

La seule préoccupation de cette nature sans générosité, c’est la crainte d’être dupe. Or elle est dupe à rebours, car elle généralise ce qu’elle voit dans son pauvre monde factice et, inepte sédentaire de la pensée, elle nie l’amour et l’amitié, comme elle nierait l’Océan et la montagne si son corps n’avait voyagé. Elle raille « ces amours factices et ces amitiés exaltées, au moyen desquelles tant de femmes oisives trompent le néant de leur cœur et l’inutilisation de leurs énergies ». Mais les sentiments qu’elle proclame sincères manquent vraiment trop d’exaltation. « L’amitié — affirme-t-elle — est purement et simplement de la camaraderie, autrement dit une intimité d’occasion et de surface. » Montaigne, autrement habile pourtant à distinguer les mensonges et les faux-semblants, doit dire à La Boétie que certains sceptiques sont de parfaits imbéciles. La Fontaine, à qui on n’en faisait guère accroire non plus, doit plaindre cette pauvre demoiselle qui, n’ayant point trouvé le Monomotapa au faubourg Saint-Germain, nie tranquillement l’existence de la lointaine et douce contrée.

Cette personne, dont le myope bon sens prend des airs si agressifs, est d’ailleurs le plus ridicule des snobs. Elle croit à « l’âme de l’armée », le pantalon rouge l’émeut et un titre de duc l’éblouit. Une des héroïnes qui la représentent est aux anges d’épouser l’ex-amant d’une grande dame, délire de joie à l’idée de « succéder à une princesse ».

L’esprit de Marie-Anne de Bovet amuse un instant, à la première rencontre. L’idée d’une seconde conversation est redoutable. Nulle ne se répète davantage. Les « énormités » qu’elle lance à la tête des gens sont peu nombreuses et chacune lui a servi une bonne dizaine de fois. On retrouve tout le stock dans chacun de ses prétendus romans, et elle les détailla en chroniques dans la Fronde. Parfois elle se recopie textuellement. Quand elle a l’hypocrisie de se démarquer, la seconde version a moins de verve que la première, la troisième est plus ennuyeuse que la seconde.

Elle n’a que deux personnages. D’abord elle, sous des noms divers : une fille garçonnière, paradoxalement cynique, et qui espère étonner toujours en rabâchant éternellement les mêmes agressions. Et puis le contraire d’elle, celle dont elle rit, la petite oie sentimentale qui fait, à force de sentiment, toutes sortes de sottises et même toutes sortes d’inconscientes vilenies. Le troupeau des scandalisées manque de vie, absolument, ainsi que les hommes qui traversent la platitude de ces anecdotes et de ces philosophailleries.

Voulez-vous connaître quelques-uns des noms dont elle étiquette ses marionnettes. La collection vaut bien celle d’Armand Sylvestre, l’inepte papa de Lekelpudubec. Dans le salon de Marie-Anne de Bovet, « le président de Vielmanyère, cette vieille panne de Beurrans, Mme de Poulquipon » et ses six enfants, « Mme de la Gardemeur, la femme du général », des héritières comme « Gisèle de Grossac » et « Yvonne de Lescarcelle », et deux braves marins, « le commandant Dartimon, l’amiral de Beaupré » causent du « mariage de Mme de Foljambe avec M. de Latour-Quicrac ».


  1. Cette rapide revue des collaboratrices de la Fronde néglige volontairement celles qui sont étudiées en d’autres parties de ce livre.