Le Massacre des Amazones/Fille, Femme ou Veuve/Séverine
Séverine est une admirable nature, faite d’humour et de lyrisme. Elle a la fantaisie imprévue et elle vibre, merveilleux paquet de nerfs, à toutes les émotions. Son esprit n’est pas vaste, mais il est si curieux et si leste.
Elle est une très petite chose, jolie et frémissante, et qui a des ailes, non point pour voler, certes, mais pour courir sautillante, d’une allure qui pose à peine. Elle est la Parisienne et elle est la gamine : sourire gai ou malicieux, larmes vite essuyées, à la fois amusée et émue de tout, souvent amusante.
Son imagination est vive. Elle a peu de chose à dire de chaque rencontre, elle n’approfondit rien ; mais en passant elle regarde et son mot, parfois juste, est presque toujours pittoresque. Cette imagination a ses défauts, mais des défauts séduisants, parce que créateurs d’imprévu. Elle voit mieux à la ville qu’à la campagne, s’explique le naturel par l’artifice, l’événement de tous les jours par l’accident d’une fois, et même ce qui est sous ses yeux par ce qu’elle n’a pu voir. Chez elle le soleil « se noie dans le vermeil liquéfié des flots, ainsi que le duc de Clarence dans sa tonne de Malvoisie. » Pour comprendre la nature, elle fait appel à ses souvenirs livresques ou elle ferme les yeux et regarde en sa mémoire des décors de théâtre. Son admiration devant les plus sublimes spectacles n’est qu’un étonnement amusé : elle parle de la mer moins respectueusement que d’une cabotine et traite le soleil avec la même familiarité qu’un conseiller municipal. Elle s’égaie « de sa trogne de vendanges et de son pif en pomme de thyrse ». Quelquefois pourtant elle veut paraître émue profondément, se croit la plus nette et la plus puissante conscience de la vie universelle. « Un malaise inexprimable m’étreint quand le soleil s’évanouit à l’horizon ; je me détache de la vie, à l’automne, comme les feuilles des arbres, et le sang bouillonne dans mes veines, comme la sève des plantes, quand le premier soleil de mars troue le plafond de nuages gris ». Ça continue des pages et des pages. « Parfois aussi, me pelotonnant contre la terre, me faisant toute petite comme une enfant éplorée sur le sein de sa nourrice, j’ai étreint le sol à pleins bras, enfoncé ma tête dans l’herbe, et défailli de tristesse, à voir les arbres si beaux, l’horizon si vaste, le soleil si radieux. » À force de le dire et de le répéter, elle finit par le croire presque. Et vraiment, tandis que son sourire s’élargit béat, elle a des larmes dans les yeux, et elle s’agite en une joie sensuelle, sous une attaque de panthéisme hystérique. Mais il y eut visiblement, lorsque commença le baiser, de l’effort, de la comédie, et, pour parler une langue aussi respectueuse que la sienne, du chiqué.
Sa sensibilité s’émeut devant le malheur des hommes ou des bêtes, suivant les mêmes lois que devant les beautés naturelles. Elle a, spontanée mais courte, une petite secousse des nerfs, plutôt agréable, et dont pourtant elle se sait gré. Elle s’efforce de la prolonger, cette plaisante secousse, et elle en arrive, sadique de la pitié, à se martyriser d’étranges délices. Elle regarde, avec des larmes qui lui semblent excuser sa joie, « éclater le crâne comme une grenade trop mûre où, de l’écorce rougie, s’éparpillent les pépins blancs de la cervelle ». Les spectacles cruels la retiennent, et c’est pour les dire, pour en jouir de nouveau, que son imagination a les plus amusantes, les plus pittoresques, les plus irrespectueuses aussi et les plus artificielles trouvailles. « Comme, en scène, des dos de figurants font mouvoir la toile verte pour représenter la vague, ici, des ventres de noyés soulèvent la draperie sale de l’inondation. Ce sont eux qui font les flots. »
Son irrespect, qui persiste devant les sublimités de la nature, devant la souffrance, devant la mort, peut céder par snobisme et par vanité. Le même pape qui fait à la R. F. l’honneur de la reconnaître, ayant fait à Séverine l’honneur de la recevoir, Séverine eut aussi une attaque d’ « esprit nouveau », et elle parla de Léon XIII le roublard bien moins familièrement que du soleil ou de Jésus. Ses admirations littéraires, elles, sont irrespectueuses jusqu’à l’imitation. Elle a étudié les procédés de Vallès et de Hugo, et ses petites mains remuent, maladroites, ces instruments un peu gros et un peu lourds. Pourquoi, ayant une personnalité réelle, s’abaisse-t-elle à imiter ? Pour une raison commerciale, la même qui lui fait exagérer ses sentiments afin qu’ils prêtent à des développements plus longs. Elle tient à vendre beaucoup de copie.
Dans la Fronde du 27 décembre 1897, elle vante le sens du commerce chez les femmes. Elles « font admirablement le boniment ». Les marchandes de camelotte « témoignent d’un flair très supérieur à celui du général Mercier. Car il ne s’agit pas de se méprendre, de s’exposer à la rebuffade : d’offrir l’actualité antisémite à un juif ni l’anticléricale à un dévot. » Elle loue chez autrui ses propres qualités : elle est la plus avisée des négociantes, et je ne connais point de journal bien payant auquel elle ne puisse fournir l’article approprié. À ce jeu, l’artiste, qui vaut uniquement par ce qu’il apporte de personnel, devient trop souvent un ouvrier adroit et indifférent, je ne sais quoi de souple et d’amorphe comme un cabotin ou un avocat. Dans le même article, elle remarque que « ces pauvres hommes ne sont pas de force ». Ils lui « ont fait de la peine, avec leur franchise maladroite, hurluberlue, offrant sans discerner… » Elle conclut en un élan de pitié : « Quand on leur aura tout pris (décidément je ne suis qu’une girondine) il faudra, mes sœurs, tout de même faire quelque chose pour eux. »
J’ai grand’peur que la généreuse girondine ne fasse déjà trop de choses pour eux. Si elle gaspille son beau talent à de trop nombreux articles, c’est, sans doute, pour apporter plus d’argent à M. Georges de la Bruyère. Rochefort put même accuser sans invraisemblance la quêteuse du fameux « carnet » d’avoir fait longtemps le « boniment » de la charité pour ce pauvre unique. Je me détourne en hâte de ces questions insuffisamment littéraires.
À vendre tant de paroles, elle parle souvent sans avoir rien à dire, se fait des opinions par art, parce qu’une opinion en tant de lignes vaut, à tel journal, tant de francs. Elle se délaie en d’infinis bavardages. Comme elle ne peut être un frémissement continuel, de temps en temps elle pense. Ces jours-là, elle nous enseigne en trois colonnes que Séverine mourra comme les autres, ou elle fait un long éloge du bois en général et des sabots en particulier. Et elle abuse des plus ineptes procédés de développement. Deux surtout la séduisent et l’entraînent : l’énumération des parties et ce que j’appellerai l’exorde négatif. Pour nous apprendre la mort de je ne sais quel cardinal, elle nous affirme successivement que ses doigts ne remueront plus, que ses yeux ne verront plus, que ses lèvres ne parleront plus. Et vous supposez bien que chacune de ces vérités nouvelles fournit quelques lignes attendries. Très souvent son article commence par déclarer qu’elle ne parlera pas de ceci, ni de cela, ni de telle autre chose ; avant d’arriver à son pauvre sujet insuffisant, elle en traite, sous prétexte de les écarter, trois ou quatre. Par exemple, la chronique s’intitule la Grande Amie. Séverine avertit d’abord : « Ce n’est pas la mer ». Suit un éloge de la mer. Elle reprend : « Ce n’est pas la nue », et vante la nue. Elle poursuit : « Ce n’est pas la terre », et la terre reçoit les hommages auxquels elle a droit. Elle réitère : « Ce n’est pas la nature », et chante un hymne à la nature. Et elle recommence ; « Ni l’infini des vagues, ni l’infini des cieux… ni… ni… Car… Mais… » Elle arrive enfin aux louanges banales de la mort. — Si elle veut s’attrister à l’Hôtel des Ventes, elle passe par le cimetière, par la Morgue, par l’hôpital, par la place de la Roquette, par l’amphithéâtre de dissection, endroits insuffisamment mélancoliques pour sa fantaisie de ce jour-là, arrive bien préparée au but de sa promenade. Il en est ainsi presque toutes les fois qu’elle n’a vraiment rien à dire. Par le développement négatif elle s’entraîne au bavardage direct. Il semble qu’elle recule devant le trou de sa pensée, prend du champ pour mieux sauter de l’autre côté de ce vide.