Albin Michel (p. 221-228).

XX

Je pourrais vous dire que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. C’est la formule. Je mentirais. La stupeur m’endormit positivement, et c’est deux heures plus tard que je fus réveillé par les affres délicieuses d’un rêve qui me ramenait à la réalité.

Je me levai avec le jour, ce qui, sans mentir, ne m’est pas arrivé depuis plus de vingt ans.

Sitôt habillé, je suis ailé dans les rues me rafraîchir les idées. Tout dormait encore. J’ai passé le pont de la Basse-Chaîne ; j’allais droit devant moi, d’un pas distrait qui me conduisit à l’autre bout de la ville, sur le talus des anciens remparts.

C’est là, qu’assis dans l’herbe, j’ai inventorié mon bonheur. Comme la plupart de mes semblables, les hommes de poids, je possède une sorte de sensibilité à retardement. Mes émotions n’acquièrent qu’après un temps assez long leur force véritable. Cela nous fait prendre bien souvent, nous autres, pour des natures placides ; et nos émois, qui viennent lorsqu’on ne les attend plus, font dire aux gens que les gros hommes sont d’ordinaire fantasques, versatiles et même indifférents aux vicissitudes d’autrui.

Bref, je commençais seulement à bien comprendre ce qui m’arrivait. Je vous prie de croire que mes réflexions étaient exemptes de toute vanité. Ce que la femme aimée pensait de mes avantages, je le savais de reste. Quant à ce qui pouvait survenir d’heureux pour moi, la raison ne me donnait point à choisir entre les hypothèses : il s’agissait d’un caprice. À tout prendre, je ne pouvais espérer mieux.

Le tout était de savoir ce qu’une nuit conseillère laisserait à la dame de ses bonnes dispositions. Car la chanson dit vrai : « Un baiser, ça n’engage à rien ! » Surtout un soir de juillet orageux, et sur les lèvres d’un ami de dix ans que l’on vient, au préalable, de calotter…

Pour mon malheur, ce baiser finissait de me mettre l’esprit à l’envers. Je n’ai pas, vous me croirez sans peine, l’habitude des embrassements inattendus. Tout comme un autre, certes, j’eus mes bonnes fortunes, mais enfin, les hommes qui, dans l’histoire, se réveillèrent sous les baisers des reines eurent bien rarement cent vingt de tour de taille.

Cela, je pense, suffit à expliquer la nature de mon trouble. Toutefois, je ne m’attardai guère en rêveries de collégien, et je me posai carrément cette question : sera-ce pour aujourd’hui ?

Le croiriez-vous ? L’idée que ce serait pour un jour quelconque ne m’était jamais venue depuis la scène du Russel.

Je désirais cette femme depuis six mois, je faisais pour la décider, tout ce qu’un autre eût fait en pareille occurrence. Cependant mon désir ne s’était jamais transposé, dans mon esprit, en tableaux d’ensemble formant la suite appropriée et complète. Vous m’entendez ? Il m’arrivait de la dévêtir en pensée et, chose curieuse, mon imagination n’allait jamais plus loin.

C’est en réfléchissant à cette bizarrerie qu’au bout d’un instant, je quittai mon talus et m’en revins vers le centre de la ville.

Huit heures sonnaient. Dans le jardin public, je trouvai M. Canabol, qui lisait son journal. Voilà un fameux observateur ! Avant que j’eusse ouvert la bouche, il connaissait ma situation :

— Homme fortuné, me dit-il, venez que l’on vous complimente !

Un bon rire fraternel secouait la sphère heureuse de son ventre et il passait, en me regardant, la main dans sa barbe noire. Je lui fis le récit de ma soirée. — Bravo, reprit-il. Ne vous disais-je pas qu’elle vous aimait ? Elle vous taquinera encore, soyez-en certain. Je connais cela ! Mais le fruit est mûr, vous pouvez en croire mon expérience…

« Elle vous taquinera encore… » M. Canabol ne disait que trop vrai ! En le quittant, je rentrai à l’hôtel. Le portier me remit une enveloppe. Ma damnée femmelette m’écrivait dans un style de roman pour pensionnat qu’après la scène de la veille, elle avait besoin de se recueillir. Elle s’absentait pour un jour ou deux ; il ne fallait pas chercher à la rejoindre, etc., etc.

Sur le papier à en-tête de l’hôtel, elle avait versé quelques gouttes de ce parfum que j’avais respiré la veille au soir, pour la première fois : et au bas de la lettre, à la place de la signature, il y avait un petit rond tracé à la plume, la place d’un baiser.

Je ne crus pas à ce départ. En courant je montai chez elle. La porte n’était pas fermée. J’entrai. Elle était étendue sur son lit, à plat ventre, les deux coudes en avant, et elle lisait l’unique ouvrage qui formait la bibliothèque de l’hôtel : l’Histoire de l’affaire Gouffé.

À cette vue, je sentis sur mes yeux s’étendre comme une toile d’araignée ; sur mon cou d’homme sanguin, monsieur, je sentis quelque chose qui ressemblait à la brûlure d’un fer à repasser. La colère me suffoquait, et je me demande encore, oui, je me demande comment je ne l’ai pas prise sous mon bras pour la corriger ainsi qu’une enfant vicieuse.

Mais elle se souleva ; elle s’appuya sur son coude et elle me regarda, de son air de la veille, amical, sérieux, un peu mélancolique :

— Il ne fallait pas venir si vous aviez lu ma lettre…

Sa lettre, je la tenais tout ouverte à la main.

— Vous vous jouez de moi, répondis-je. Je ne vous ferai aucun reproche. Mais pourquoi ne m’avez-vous pas laissé partir ? Elle se leva tout à fait. Dans le contre-jour je vis qu’elle était nue sous la soie verte du peignoir, et ce que je vis de mes yeux, tandis qu’elle passait dans le carré lumineux d’une porte-fenêtre, c’était l’ombre d’un corps délicat et charmant, semblable, en tous points, à celui que j’avais imaginé, au cours de plusieurs rêves lascifs dont je vous épargnerai le récit détaillé.

Ce ne fut qu’un instant. Tout disparut, au moment où elle allait s’appuyer au mur près de la fenêtre.

Était-ce hasard ? Était-ce un jeu cruel ?

Elle se tenait, maintenant, très calme, devant moi, les mains croisées derrière le dos et, sur mes yeux, qui ne les pouvaient soutenir, elle fixait des regards remplis d’innocence.

Sait-on jamais, avec ces êtres-là ?

Il y eut un silence.

Puis elle dit :

— Ne soyez pas méchant… Il ne faut pas partir, attendez encore. Mais laissez-moi seule, je vous assure qu’il faut me laisser seule.

Et je sortis. Oui, ne riez pas, je sortis.

Voilà, monsieur, ce qui m’arrive. Ce que vous vous dites je me le suis dit… Non, non, ne riez pas : il ne faut pas rire ! Au revoir. À bientôt. Je vous verrai dans quelques jours.

Moi aussi, j’ai besoin d’être seul…