Albin Michel (p. 203-212).

XVIII

Me voici, monsieur, et sans retard. Je ne puis vous dire à quel point votre démarche m’a touché. Le portier de l’hôtel vient seulement de me donner votre lettre. Merci, et encore merci.

Vous voilà rassuré ; je ne suis ni malade, ni parti. Je me consultais et vous allez voir que tout me convie aux réflexions.

Sachez tout d’abord que votre lettre ne me vint pas seule. Le plateau en portait une autre. Du mari, parfaitement. Cet homme, à présent, traverse une crise épistolaire. Il paraît que cela ne nous doit point surprendre. Un avoué, que nous consultons pour autre chose, affirme que l’abondance postale constitue le symptôme le plus sûr du divorce pour incompatibilité d’humeur.

Je dois vous confier qu’il m’écrit, aujourd’hui, pour la première fois. Mais sa femme reçoit, chaque jour, deux épitres, une à chaque courrier. Et quelles lettres ! Un mélange affreux de prières et d’outrages. On y voit de tendres appels, rayés d’une main frémissante et remplacés par des mots que je ne puis répéter. Certains jours, les enveloppes elles-mêmes sont chargées d’insultes. Puis, l’instant d’après, le garçon apporte un télégramme de dix lignes, et si pleines de contrition que l’on se demande comment un homme quelque peu fier a pu se montrer ainsi, dans l’humiliation de sa défaite, aux commis goguenards d’un bureau de poste…

Je ne sais comment vous dire ce que j’éprouve, Si je me croyais un méchant garçon, je saurais pourquoi la pitié que j’ai du mari n’arrive pas à vaincre le désir que j’ai de l’épouse. Mais je me connais. Je suis sans cruauté : un bon gros, oui vraiment. Eh bien, le bon gros se moque à présent des souffrances d’autrui. Tout ce que cet homme peut endurer n’a sur moi d’autre effet que d’exaspérer mon envie de lui prendre, une bonne fois, sa femme. Allez donc expliquer ça ?

Est-ce jalousie ? est-ce impatience ? Ma foi je ne cherche plus. J’en ai une faim de brute. Au point où j’en suis avec vous, monsieur, j’aurais tort de vous rien cacher. Sachez donc que j’en arrive à rechercher le moyen de la surprendre une nuit, à l’attirer dans ma chambre ou dans quelque endroit écarté, sur le port, en fiacre, n’importe où, monsieur ? Oui. Cela ne peut durer.

Hélas ! les gros hommes savent rarement dissimuler. Elle devine fort bien mon jeu et elle s’arrange en conséquence. Depuis quatre jours elle n’est pas restée deux minutes seule avec moi. Nous allons, comme d’ordinaire, faire chaque matin notre promenade le long des allées Cantinelli. Aucun risque pour elle, naturellement ! Après cela, nous nous voyons aux repas, et, dans le hall, à l’heure du thé. Quant à m’ouvrir sa porte, bernique ! Elle fait mieux : elle agace mon désir de toutes les manières, et des pires. S’il m’arrive de frapper chez elle, elle me crie :

— Allez-vous en. N’ouvrez pas ! Je viens de me déshabiller. J’ôte ma chemise !

Comme je vous le dis ! Je me demande alors, en me balançant d’une jambe sur l’autre sur le palier, le front baissé, comme un taureau, si je ne vais pas enfoncer d’un coup d’épaule, ces deux planches de sapin et empoigner ma damnée femmelette par la taille pour la jeter sur son lit. À la dernière minute, le courage me manque toujours et je m’en vais d’un pas morne dans ma chambre. Avant-hier, sur le marbre de la cheminée, savez-vous ce qu’en rentrant j’ai trouvé ? Une photographie, une photographie d’elle dont le dégradé commence au bord même d’un habile et perfide décolletage, de sorte qu’elle semble avoir posé toute nue devant l’objectif. Voilà bien les tours qu’il convient de ménager à un homme sanguin et, par surcroît, perdu d’amour.

Et pourquoi ces jeux cruels ? Je me suis demandé longuement si, par cet obscur et absurde esprit de compensation commun à la plupart des femmes, elle ne se soulageait point sur un souffre-douleur placé par le hasard à sa portée, du remords qu’elle avait d’en torturer un autre…

Ce serait la bonne explication, pour si peu qu’elle aimât son mari. Mais, quant à cela, je suis fixé. Elle ne l’aime plus. Certains symptômes ne trompent pas et ce sont justement les plus futiles. J’ai remarqué que, depuis qu’elle sait elle-même à quoi s’en tenir, elle porte des bijoux et des vêtements qui, depuis l’aventure de Londres, n’avaient jamais quitté le fond des malles. Une femme que n’effrayent plus les témoins d’un bonheur effacé ne pense plus à ce bonheur. Je ne suis pas un faiseur de maximes, et je vous offre mes observations pour ce qu’elles valent. Convenez que, pour un homme si pleinement épris, je ne me laisse point trop aveugler.

Il faut dire qu’elle se charge de m’ouvrir les yeux. Si j’étais tenté de mettre à profit cette connaissance que nous prétendons tous posséder de l’éternel féminin, elle aurait tôt fait de m’apprendre que l’outrecuidance d’un mari volage ne doit point servir nécessairement la présomption d’un amoureux fidèle.

Voici bien des sentences… Pour parler net, je crois que, malgré l’apparence, je ferai sagement de ne m’y point frotter. Je me flatte de la connaître. Des années de camaraderie et nos anciennes confidences — du temps où je portais les chandelles du ménage — m’en ont appris sur elle plus que son mari n’en sût jamais. C’est une bonne fille assurément. Mais l’imprévu, quel qu’il soit, lui donne un sang-froid de vieux militaire. Je la crois tout à fait incapable de céder à une surprise. C’est justement pour cela qu’elle joue sans cesse avec le feu.

Ah ça ! monsieur, n’allez pas la prendre pour une rouée ou pour une coquette. C’est une gamine, pas plus, incapable d’un vrai calcul ou d’une vraie cruauté ; mais elle sauterait par une fenêtre plutôt que de se plier aux exigences d’un amant importun. Cela se sent si bien en elle qu’aucun ami de la maison ne lui fit jamais la cour. Je suis le premier. Elle me le dit souvent, et chaque fois cela la fait rire aux larmes. Je fais comme elle, et vous aussi : nous voilà tous d’accord.

Tous, hormis le mari. Je vous ai parlé d’une lettre que j’ai reçue ce matin. Six pages, monsieur, six pages dont l’écriture froide et mécanique ne fait que souligner le fiévreux désordre du texte. C’est un homme égaré. Tantôt il me demande humblement de sermonner la fugitive, tantôt il exhale sa colère de me savoir, moi, son ami d’enfance, le complice de cette équipée. Et il ne comprend pas, non, il ne comprend plus désormais, que courant le monde aux trousses de sa femme, je me conduis, depuis six mois, en amant torturé par le désir. Ainsi ce garçon, qui ne manque ni de méfiance ni de finesse croit à l’absurde histoire qui chatouille son orgueil. Il s’imagine tranquillement que l’ami du ménage, le bon gros type n’a fait que céder à la complaisance attendrie de tous les bons gros types, en accompagnant l’épouse irritée à seule fin de veiller sur sa vertu. Tout cela malgré la scène que je vous ai racontée et les déclarations que je lui ai faites. C’est inimaginable !

Ces choses, vous le concevez, m’irritent et me déroutent. Les agaceries de la femme et l’ outrageante certitude du mari, les lettres de l’un, les demi-tendresses de l’autre et toute cette complication passionnelle et ces façons de théâtre, oui monsieur, tout cela épuise mes facultés d’intrigue. Je me suis, ces jours derniers, demandé sérieusement, si le mieux, pour nous tous, n’était pas que je m’en allasse n’importe où, sans adieux et sans explications.

Pendant une heure j’ai lutté avec moi-même, debout et stupide dans ma chambre, sans faire un mouvement, nez à nez avec mes bagages posés sur le lit. J’ai failli l’emporter. Mais je me suis donné, pour attendre encore, de bonnes raisons ; et puis j’étais à bout de forces, privé de sommeil, horripilé par la perspective d’une nuit en wagon. Dans le silence nocturne, j’ai hoché la tête, puis j’ai déboutonné mon gilet sur mon ventre de gros homme que l’on croit résigné.

Alors, une fois de plus, j’ai pris conscience de ma défaite et une larme, glissant de mon nez, est tombée sur le devant de ma chemise, juste à la place de mon nombril.