Albin Michel (p. 85-98).


VII


Vous me demandez si je fais partie des Cent kilos ? Oui, messieurs, et je m’en flatte. C’est une assemblée d’hommes sages, la dernière sans doute où l’on se réunit pour la joie de s’entre-regarder. Voilà un plaisir que les maigres ne connaissent pas ; ils vivent dans l’aigreur et dans la crainte. La rencontre d’un trop maigre désole les autres maigres comme la vue d’un squelette ; tandis que chez nous, les gras, au contraire, chacun se réjouit de contempler le gentleman le mieux soufflé. Au lieu de nous affliger, cela nous console. C’est que tout est relatif, et que le voisinage de deux cent quatre-vingts livres donne aux gaillards de mon poids l’illusion de la légèreté. L’illusion, tout est là ! En pensant à Gargantua, Silène fait la fine taille.

Moi, qui vous parle, je me sens des ailes lorsque, quittant, après notre banquet, mes vastes frères, chez l’ami Raffanel, je traverse la rue de la Folie-Méricourt. Sorti de là, je voltige sur les trottoirs étonnés, je me glisse avec le sourire entre les passants et même, ô miracle ! je saute dans les autobus en marche.

Nos dîners ! Quel plaisant, apaisant, reluisant et écrasant spectacle ! Toute la bonté du monde s’épanouit sur ces larges faces que domine le traditionnel chapeau de jonc tressé. Autant de convives, autant de têtes rondes, toutes lumineuses comme des lampions. Et les ventres, donc ! les belles panses, sur qui se tendent les gilets blancs chers aux ventricoles, les ovales et riches bedaines posées sur des cuisses écartées, plus considérables que des rondins ! et les doubles, les triples, les quadruples mentons brillant au bord des serviettes ainsi que des renflements de marbre rose !

À l’odeur du festin, les joues s’allument, les petits yeux pétillent de gourmandise, et les oreilles se mettent à batifoler.

Les premiers compagnons arrivent, se mettent à l’aise, se saluent d’un air joyeux. Tout de suite on parle du menu. Les petits nez ronds comme des griottes hument le parfum des casseroles. Nul ne pose à son voisin d’oiseuses questions au sujet de sa santé ; il s’enquiert bonnement de son appétit, et, ma foi, la réponse est toujours bonne. Pour occuper le temps, les pères de famille tirent de leurs poches les photographies de leurs petits, et toutes nos faces s’épanouissent à la vue des bébés-colosses dont les braves derrières font déjà grand honneur à toute notre société. Au dixième arrivant, le parquet se met à craquer, tandis que des curieux chétifs commencent à coller aux vitres des nez blancs comme des quenelles. Cependant, la porte s’ouvre et se ferme, laissant, à chaque fois, rouler un aimable compagnon. Lorsqu’apparaît un gaillard de conséquence (un citoyen qui va sur les cent trente) tout le monde applaudit, et le nouvel arrivé salue en penchant tout le corps, parce qu’il lui est tout à fait impossible d’incliner séparément la tête.

Enfin nous sommes assis, au complet. Les garçons, qui tremblent de finir la soirée à la cave, tâtent le plancher d’un pied circonspect, et l’ami Raffanel lui-même, se frotte les yeux pour voir si les flancs de son café ne vont pas se rejoindre comme les murs d’une pyramide. Mais l’immeuble tient bon, et le dîner commence.

Alors il faut voir frétiller les narines de toutes ces belles lunes roses ! La porte de la cuisine s’est ouverte, comme une écluse, laissant couler un fleuve de parfums où les remous onctueux du beurre fondu charrient la triomphale senteur de la dinde truffée. Et nos odorats avertis en distinguent bientôt d’autres, plus légères et plus subtiles, celles de petites choses mijotées à point, celle, onctueuse et piquante, des truites à la meunière arrosées d’un filet de citron, celle des garbures gratinées, qui est le parfum même de l’honnêteté, celle de l’aloyau à la Godard, douce à l’estomac comme un voile de mousseline, celle des culs d’artichauts farcis, qui réveillerait Sancho Pança dans sa tombe, et enfin le fumet dominateur et opulent de la dinde de Crémieux, lequel précède l’entrée de ce beau volatile, tout verni de son propre jus, et porté à bout de bras par le patron lui-même, suivi de l’office au grand complet !

C’est le moment ou sur la table apparaissent les files de bouteilles de bourgogne semblables à des processions de pèlerins, et toutes couvertes de la sainte bure des caves. C’est un beau moment, et, à ce moment-là, il se trouve toujours un sage pour dire, dans un silence apéritif et solennel : « Au travail on fait ce qu’on peut, mais à table on se force ! » Aussitôt l’assemblée s’empresse de suivre un avis si plein de raison.

Alors, le spectacle devient tout à fait magnifique. Au premier verre de Richebourg, toutes les têtes dodelinent avec une surnaturelle gravité. C’est qu’au lieu du pâle Anjou et du petit Vouvray dont se contentent les faux gourmets de Paris, le vin de rubis, lampant et nerveux, rayonne dans les petits verres, dont nos gros doigts saisissent délicatement le pied. Après cela et jusqu’à l’heure des chansons tout se passe en silence, car les gens qui savent manger savent qu’il faut aussi se taire en mangeant.

Au dessert c’est autre chose. Toutes les figures s’éclairent, d’un coup, comme une guirlande de lanternes vénitiennes obéissant au commutateur d’une rayonnante et unanime gaîté. Voilà le plus beau moment du festin ! Bientôt, de toutes les tables, s’élève une puissante rumeur formée par cent anecdotes et mille récits de bombances. Les meilleures histoires exaltent notre entrain réciproque, notre mansuétude et notre sagesse, qui sont les fruits d’une santé florissante et d’une heureuse complexion.

Ah ! messieurs, voilà un spectacle qu’il faut avoir vu : ces bonzes hilares, tous immobiles, les poings bien sagement alignés sur le bord de la nappe ; ces yeux noyés d’une béatitude sans égale, ces lèvres encore fleuries d’un sourire gourmand et surtout, messieurs, surtout, les triangles gonflés des serviettes bombées sur les panses, et qui font penser aux voiles d’une flottille dans un grand vent…

Soudain, de la pointe d’un couteau, quelqu’un fait tinter le cristal de son verre. Alors, dans le silence des majestueuses digestions, s’élèvent les harangues où les amateurs de sous-entendus ne trouveraient point leur compte, et, d’ailleurs, les longues périodes et les effets de tribune conviennent mal à des orateurs ayant le souffle plus court que le tour de taille. Foin des homélies et vive la chanson !

Nous possédons, naturellement, des ténors, de vrais ténors toulousains à barbiches en fers-à-cheval et quarante-huit centimètres d’encolure… Quels tournois de contre-ut ! Tout le répertoire d’opéra y défile, et de manière à faire vaciller les lustres ! Farrigoul arrache Guillaume Tell à ses fers et Labouheyre proclame de façon tonitruante la grâce tutélaire du Seigneur qui, à ses tremblantes mains, confia le berceau de Rachel...

Plus ils chantent fort, plus on applaudit. Si bien qu’ils en font bientôt une affaire d’amour-propre et que, d’un bis à l’autre, leur mélodieuse compétition se transforme en un tournoi de clameurs qui va réveiller, sous leurs édredons, tous les dormeurs circonvoisins. La police alertée sur vient au pas de gymnastique, mais trop tard, ainsi qu’il convient. Les forts ténors, sur le point de s’étrangler, se réconcilient et les agents les trouvent assis pour boire un coup bien à l’aise. Un triple ban, comparable à une charge de cavalerie sur un plancher de bal, a salué ce tableau pastoral ; et les diseurs de romances se sont mis à roucouler. Avec quel succès !

Le grand opéra a du bon, mais nous autres Cent-Kilos, nous préférons le couplet tendre. N’oubliez point, messieurs et madame, qu’il n’est rien en poésie de trop bébête ni de trop sentimental pour un gros monsieur. Il n’est mirliton qui, déroulant son élégiaque spirale sous nos yeux, n’y répande à l’instant la buée d’une douce émotion. Un de nos chanteurs, qui est gendarme en retraite, possède un répertoire qui date du temps de Félix Faure et qu’on appelait alors le « genre Mercadier ». Il vous le déroule avec un menu filet de voix qui s’évade de ses rondeurs tout comme une ficelle de sa boîte. Écoutez ça :

Quand mon regard vers toi se lève
Je vois bien à ton air moqueur
Que tant d’ivresse et de bonheur
C’était un rêve,
Je vois bien, je vois bien que c’était un rêve !

Vous trouvez que je chante bien ? Merci. Mes compagnons partagent votre goût et ils me font pousser mon air favori : les Stances, de Flégier, ni plus ni moins…

Quelquefois en levant les yeux
J’aperçois au ciel une étoile…

J’abrège. Vous avez voulu savoir ce que sont nos petites agapes. Vous voici renseignés. Tenez donc pour certain que la première condition d’un aimable repas tient principalement dans le choix des convives. Tel est le dîner des Cent Kilos où l’on ne gâche point son contentement : en conversations morales ou en histoires cochonnes. On n’y parle pas davantage des cures d’amaigrissement… Si les professeurs de gymnastique suédoise avaient quelque idée de la bonne humeur qu’engendre une graisse bien acquise, ils vendraient tout de suite leurs haltères pour se livrer à la suralimentation. Mais les faiseurs de maigres trouvent leurs clients ailleurs qu’aux Cent-Kilos ; ils opèrent dans la demi-mappemonde, je veux dire parmi les faux gras, mais n’est-on pas toujours le faux gras de quelqu’un ?

J’ai vu en Bavière, au cours de mes voyages, un monsieur auprès de qui le recordman de notre société ferait figure de gringalet. Ce Bavarois s’appelait von Kanonberg. Il avait, dit-on, appartenu à la troupe de Barnum et il pesait quatre cent vingt livres, deux cent dix kilogrammes, pas un de moins ! Ce gentilhomme était visible, moyennant un demi-mark, dans une brasserie du quartier nord de Munich, où il entonnait chaque jour, de midi à minuit, un nombre incalculable de glassbieren. Il portait un costume de berger tyrolien, café au lait, avec une petite veste ouverte sur un ventre formidable, que ses bras, courts et larges comme des gigots, ne pouvaient entourer. Des bas de coton blanc recouvraient ses jambes. Elles étaient pareilles à des sacs de farine et l’on se demandait par quel miracle ses larges pieds, chaussés de pantoufles à fleurs, pouvaient le porter. Car cette chose marchait, messieurs, elle devait marcher en vertu d’un contrat qui la liait au brasseur. Le déplacement de ces cuisses et de ce derrière défiait les hyperboles. Quand, sur un geste de son cornac, il faisait demi-tour pour regagner sa place, sur une banquette aux pieds de fonte, fabriquée spécialement pour son usage par la maison Krupp, on éprouvait comme un vertige et l’on croyait entendre la manœuvre d’une plaque tournante.

Vous viendrez, après cela, me dire que je suis gros ? Le malheur est que cet inégalable et consolant confrère ait succombé aux privations vers la fin de l’année 1917. Il n’avait plus alors que cent quarante-huit centimètres de tour de taille. La peau de ses mollets traînait derrière ses talons, et, saisissant celle de son cou, il la passait sur son front débile pour en essuyer les sueurs. S’il vivait, je l’eusse trouvé au bout du monde, afin de le montrer à certaine personne…

Rien que d’en parler, voyez-vous, je me sens plus à l’aise dans mon gilet. C’est cet homme qui m’a fait comprendre l’expression : faire péter sa peau, et il me parut être le seul homme qui ne pouvait plus grossir.

Là-dessus, messieurs, commencez une autre partie. Je gagne mon lit, où je lirai, comme chaque soir, les Commentaires de César, ce grand homme qui se défiait des maigres et faisait bien.

Soit dit sans offenser personne.