Le Marquis de Ségur

Le Marquis de Ségur
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 382-402).
LE MARQUIS DE SÉGUR

Il y a huit ans, aux funérailles d’Emile Gebhart, le marquis de Ségur disait : « En l’espace de quelques semaines, l’impitoyable mort avait inscrit sur son visage ce signe mystérieux dont souvent, à l’avance, elle marque ses victimes et que ceux qui les portent sont, la plupart du temps, les seuls à ne pas voir... » Ce signe mystérieux de la mort prochaine, le marquis de Ségur, à la veille de mourir et le jour même de mourir, ne l’avait pas sur son visage ; et, mort, il n’avait pas sur son visage le signe de la mort : il semblait dormir. A-t-il deviné, lui, sans le dire et gardant pour sa seule et discrète pensée une telle rêverie, l’approche de la mort ? Ceux qui l’ont aimé ne le sauront pas. A peine, en examinant les souvenirs les plus récens qu’on ait de lui, croit-on distinguer, dans sa manière de vous quitter et dans le soin qu’il ne cachait pas de fixer à bientôt les nouvelles rencontres, l’indice de son avertissement : nous ne savons rien de la mort, et de ses préludes non plus ; ceux qui vont mourir ont parfois des silences tels que s’ils étaient affiliés déjà, en secret, à la silencieuse confrérie des morts.

Il est mort le 12 août, vers la fin de la journée. Il avait été malade quelques jours. Il ne l’était plus ; il était en convalescence. Il passa un peu de temps sur le seuil de sa maison, devant le beau jardin, les arbres, le ciel. Et il causait... Puis, quand il fut retourné dans sa chambre, au bout de cinq minutes il mourut en un instant. C’était à la campagne, au château de Villiers, près de Poissy. Et ses amis n’ont appris leur chagrin que le lendemain. « C’est ainsi qu’il quitta ce monde, sans tapage, avec modestie, avec simplicité, à sa manière accoutumée, pareil à un homme bien élevé qui, sortant d’un salon avant la fin de la soirée, s’éloigne discrètement et sur la pointe des pieds. » Ces lignes qu’il écrivait ici même, le 15 novembre 1910, à propos d’Albert Vandal, je les copie à son intention : elles sont vraies et justes pour l’un et pour l’autre, qui tous deux partirent avant la fin de la soirée, sur la pointe des pieds ; on n’a pas vu leur départ, mais on éprouve leur absence.


Le marquis de Ségur, né en 1853, était d’une famille qui « fait partie de l’histoire de France : » c’est le mot de Vandal, accueillant son ami à l’Académie française en 1908. Lui-même, Ségur, dans son premier volume, consacré au Maréchal de Ségur, ministre de la Guerre sous Louis XVI, a résumé le passé de sa race depuis le plus ancien de ses ancêtres qui ont eu un rôle célèbre, François de Ségur, seigneur de Sainte-Aulaye, compagnon d’Henri IV en sa jeunesse et plus tard chef du conseil royal. Ce sont ensuite de grands guerriers et diplomates, et gens de cour et gens d’église. C’est, après le maréchal de Ségur, son fils, le comte de Ségur, ambassadeur de Louis XVI et « ambassadeur de l’esprit français » à la cour de Russie ; et puis le général Philippe de Ségur, aide de camp de Napoléon et, dans ses mémoires fameux, poète épique de la Grande Armée. Le comte de Ségur, l’ancien ambassadeur et qui fut, pendant la durée de l’Empire, grand maître des cérémonies, avait un frère qui, dans les récits de l’époque, passe presque inaperçu et qui semble s’être plu à son destin modeste. Il était lié de vive tendresse au grand maître des cérémonies, mais quant à lui signait ses lettres volontiers : « Ségur sans cérémonies. » Je ne sais si, de tous ses ancêtres, le marquis de Ségur ne préférait pas celui-là, fier et doux et qui « traversa la vie d’un pas vif et léger, » celui-là qui avait pratiqué si joliment la vertu de simplicité. Lui aussi, le marquis de Ségur, a pratiqué cette vertu, avec une grâce exquise et naturelle. Mais Ségur sans cérémonies, un jour que le Premier Consul lui offrait un régiment, répondit : « Citoyen premier Consul, je porterai mon habit gris quand il s’agira du salut de la patrie ; mais je ne porterai jamais l’habit de colonel du régiment que j’avais avant la Révolution. » La simplicité véritable n’est pas l’oubli, la négligence de ce qu’on doit à soi-même ou à sa lignée : elle est signe de liberté, de noblesse ; elle implique une certitude et une évidence. Les deux Ségur sans cérémonies en donnaient la preuve et la donnaient persuasive. Puis, ce vicomte de Ségur, qui a le goût de l’ombre, et qui ne portera plus l’habit de colonel du régiment qu’il avait avant la Révolution, et qui servira dès que la patrie aura besoin de son service, l’honneur l’engage à faire une différence marquée entre la France et le régime de la France ; mais, sous le régime, il continue de voir la France. Son père, le maréchal de Ségur, n’avait pas émigré ; la Révolution l’emprisonna, lui confisqua ses biens, vendit à l’encan sa maison, ses meubles, ses livres et le trésor de fines éditions, de belles reliures, qu’il avait composé, les archives de sa famille, et le laissa dans la pauvreté.

Or, le matin du 18 brumaire, Philippe de Ségur, le petit-fils du maréchal, était à Paris. Adolescent rêveur, il se promenait et vit soudain s’ouvrir la porte du jardin des Tuileries. Un régiment sortit, le neuvième dragons, manteaux roulés, casque en tête, sabre en main et, sur les visages, l’air « qu’ont les soldats lorsqu’ils vont à l’ennemi. » Aussitôt, l’adolescent frissonne ; le « sang guerrier » qu’il a dans les veines bouillonne : Philippe de Ségur sent qu’il est soldat et, peu après, s’engage comme le dernier des hussards dans les volontaires de Bonaparte. Avant de rejoindre son régiment, il dut aller saluer son grand-père. Et le vieillard, d’abord, l’apostropha : « Vous venez de manquer à tous les souvenirs de vos ancêtres. Mais c’en est fait, songez-y bien. Vous voilà enrôlé dans l’armée républicaine : servez-y avec franchise et loyauté ! » L’enfant pleurait. Le vieillard, de la seule main qui lui restait, ayant perdu le bras gauche à la bataille de Lawfelt, saisit le hussard de Bonaparte, le tira vers lui et le serra sur son cœur. Le hussard de Bonaparte fut le général de Ségur. Le 22 vendémiaire an IX, peu de mois après la généreuse « frasque » de son petit-fils, le vieux maréchal apprit officiellement que, d’ordre du Premier Consul, il recevrait la solde que la République attribuait, pour leur retraite, aux généraux de division : six mille francs, de quoi sortir de pauvreté. Il demanda audience à Bonaparte, afin de lui porter ses remerciemens, Bonaparte le reçut aux Tuileries, alla au-devant de lui, l’accueillit avec déférence et, l’entretien fini, le mena jusqu’au perron du palais. Et, ici, la garde consulaire attendait, faisant la haie ; les tambours battirent aux champs et la troupe en armes rendit les honneurs jadis accordés au grade aboli de maréchal de France. Le vieux maréchal ne domptait pas son émoi. Il eut les yeux mouillés de larmes : la France continuait.

Albert Vandal, dans ce discours que je citais, loue les Ségur de vivre avec leur temps. « Jamais, dit-il, cette famille ne s’est enfermée dans le mausolée de ses souvenirs et de ses regrets. Si elle se retourne volontiers vers ces âges révolus où il lui est permis de puiser tant d’exemples, ce n’est pas pour s’y réfugier, c’est pour s’y retremper. Les problèmes contemporains, les idées qui s’agitent et se débattent ne la laissent nullement indifférente. Dans la vie publique, dans nos assemblées, plusieurs de ses membres ont montré que les convictions libérales peuvent s’allier au respect des institutions nécessaires. Famille à la fois traditionnelle et moderne, elle n’entend ni renier le passé, ni se détourner de l’avenir ; elle sait se renouveler en se perpétuant. » Renier le passé, le marquis de Ségur ne l’eût certes pas admis ; il n’entendait pas non plus se détourner du présent ni de l’avenir : et la solution d’une telle difficulté, poignante et cruelle par instans, je crois en effet qu’il l’avait cherchée où l’indique Albert Vandal, dans cette réunion du fidèle souvenir et de la libre espérance. Il l’avait cherchée : l’avait-il trouvée ? Du moins, il a donné à sa tentative sincère toute sa bonne volonté. Son père avait été conseiller d’Etat. Lui, à son tour, comme il comptait ne pas être de ceux qui boudent la France, qui boudent seulement la France nouvelle, il entra de même au Conseil d’Etat. Il n’y demeura pas longtemps. Cet épisode, si court fùt-il, eut beaucoup d’importance dans sa vie. Il en parlait peu : il n’a jamais parlé de lui que très peu. Mais il connut alors Vandal ; et, dans la notice qu’il a consacrée à son ancien collègue et son ami, quelques aveux lui échappent. Il se rappelle avec plaisir ce milieu distingué, la collaboration très courtoise, et cordiale même, d’hommes très différens par les grades, les âges, les origines, — a les uns issus du régime impérial, les autres ne datant que de la république, » — et tous également dévoués à leur tâche. : Et puis, qu’arriva-t-il ? « Pour Vandal, comme pour beaucoup d’autres, ce fut un déchirement réel, le jour où l’odieuse politique vint rompre cette intimité, disperser ce groupement aux quatre vents du ciel. » Vandal, qui portait « un nom d’Empire, » était désigné pour « la première charrette. » Il ne fut pas de la première, mais d’une autre. Un « garde des Sceaux vigilant » tourna les choses de façon que Vandal eût à s’en aller ; il s’en alla et ne fit pas claquer la porte derrière lui.

Cette anecdote, c’est la seule, il me semble, où, dans les écrits du marquis de Ségur et dans sa causerie, on pût sentir de l’amertume. Il s’impatiente, ici, à propos d’Albert Vandal et laisse deviner que pareillement il s’impatiente à propos de lui-même. Quitter le Conseil d’Etat, ce n’était, ni pour Vandal ni pour Ségur, un désastre ou l’échec d’une ambition déterminée. Ce fut, pour Ségur, très exactement ce noble dépit : on l’empêchait de servir ! Tous les siens, sous divers régimes, avaient servi ; et lui-même se sentait aussi prêt que nul d’entre eux à servir, selon l’avis du maréchal à son petit-fils, « avec franchise et loyauté. » Je me rappelle la ferveur et l’ardeur de ses paroles, un jour qu’il me racontait les audiences du procès Bazaine et la réponse fameuse du duc d’Aumale à cet accusé qui bredouillait : « Il n’y avait plus d’Empire, plus rien... » — « Il y avait encore la France ! » Une telle réplique, Ségur en faisait une maxime : il y a toujours la France. Il avait voulu la servir, sans arrière-pensée, pour le seul honneur ou le simple devoir de servir. L’empêchement, ç’avait été « l’odieuse politique : » jamais il ne lui pardonna. La politique, au sens qu’a pris ce mot par le malheur des temps, le gouvernement de la cité devenu la querelle des citoyens, voilà l’unique objet de haine qu’on lui ait connu ; et, l’union sacrée, il n’est pas de ceux qui ont eu besoin d’une guerre pour y voir le salut des citoyens et de la cité.


Quand le présent vous a offensé, le passé vous est plus charmant. Le marquis de Ségur l’appelle « consolation du présent, refuge contre la tristesse ; » et les « paisibles rives du passé » le tentent ; le rêve du passé lui sert de « merveilleux alibi » pour échapper à des réalités urgentes, qui le froissent. Il n’était pas un homme d’autrefois. Spontanément, il n’allait point aux siècles révolus. Il était, de nature, un homme d’aujourd’hui, plus confiant que beaucoup d’autres, et qui même n’eût pas redouté l’imprudence, et qui soudain se détourne et soudain retourne au passé.

Il y a, au principe de toute vocation, comme au début de toute conversion, une crise de l’âme et de l’esprit. Et l’histoire est une étude qui vous demandera toute votre pensée ; elle vous demande aussi des vœux sévères : on entre en histoire un peu comme en religion. Le sentiment qui vous a conduit d’abord vous accompagnera. Le sentiment qui a mené le marquis de Ségur à l’histoire est celui-là que j’indiquais, le désir d’aller ailleurs et d’y établir sa rêverie. C’est un sentiment analogue à celui qu’on observe parfois dans le cours des littératures et qui fait que poètes et conteurs vont au loin, jusqu’aux pays exotiques, chercher l’asile de leur songe. L’éloignement dans l’espace ou le temps, en quête d’un abri ! Du reste, j’avoue que nous avons un grand nombre d’historiens pour qui l’histoire est une besogne qu’ils accomplissent jour après jour, en sages ouvriers ou manœuvres. Pour d’autres, l’histoire est un sacerdoce : voire, certains en abusent et ne sont que des charlatans. Pour d’autres, elle est de la science : et l’on sait qu’ils ont la science revêche. Ah ! l’histoire est tout ce qu’on voudra, pourvu qu’elle soit quelque chose, et non pas seulement du néant pédantesque !... Une science ? Le marquis de Ségur ne dit pas non : « plutôt une science, » dit-il ; et, s’il atténue ainsi la rigueur du titre que tant d’historiens réclament pour l’objet de leur étude, ce n’est pas qu’il estime peu les nouvelles méthodes, mais il évite les dangers d’un vocabulaire présomptueux. Il a considéré comme « l’un des mérites » du siècle précédent le « scrupuleux souci de l’exactitude historique. » Il s’est plu à ces révisions de jugemens que la critique moderne a opérées. Il a vanté nos érudits de contrôler sans complaisance les allégations des chroniqueurs, les témoignages des contemporains, et de pousser jusqu’à la manie peut-être l’incrédulité provisoire. Il se félicite de voir maintes vérités imposantes se discréditer et, par le soin des enquêteurs, tourner à n’être plus que des erreurs bien achalandées : toujours achalandées, car il ne compte pas qu’une dissertation savante ait facilement raison d’une légende populaire. Les méthodes des érudits, il les avait adoptées ; il en a fait l’emploi le meilleur et le plus attentif. Au surplus, ce n’est pas une sorcellerie ; ce n’est pas ce qu’on pourrait imaginer, et craindre, les méthodes : mais un ensemble de stratagèmes, de précautions, de l’habileté, du bon sens et du goût. Le marquis de Ségur allait aux sources d’information, visitait les archives, examinait tous les documens. Et il admettait que l’histoire fût, sans doute, « plutôt une science : » un art aussi. Quant à utiliser l’histoire au gré des opinions qui lui étaient le plus agréables, comme font tels partisans, et charlatans trop souvent, c’est ce qu’il eût détesté : il accordait qu’on pût tirer de l’histoire des enseignemens, mais divers, et en général ceux qu’on attendait le moins. Il veillait à ne pas conclure d’avance ; et quelquefois il préférait ne pas conclure ensuite. Et l’histoire ne lui était pas une besogne, mais bien ce divertissement que je donnais à entendre : un divertissement de l’esprit hors du temps où l’on est.

« Ceux qui aiment à respirer le parfum des choses d’autrefois... » Peu d’historiens méritent d’être ainsi désignés. Et presque tous revendiquent, pour leur austère congrégation, d’autres louanges, plus scientifiques. Il y a là, pourtant, le principal. Ceux qui aiment à respirer le parfum des choses d’autrefois sont bien zélés à une recherche qui les aguiche. Et ils ne manqueront ni d’adresse ni de patience. Et, connaisseurs, ils ne mêleront pas le parfum d’une époque et le parfum d’une autre : ils ne se contenteront pas d’un parfum frelaté. Puis, tout à leur plaisir, ils ne mêleront point à leur plaisir un autre intérêt ; de sorte qu’ils seront plus désintéressés que personne : et c’est là une excellente condition pour écrire l’histoire et joliment et dignement. Si l’on a peur qu’ils arrangent la vérité à leur guise, et l’arrangent selon leur goût, selon leur concupiscence intellectuelle, on ignore tout de la vérité : l’on ignore qu’elle seule est savoureuse, pour les amis délicats et authentiques amateurs de l’histoire.

Le marquis de Ségur n’a résumé, d’une façon théorique, en nul de ses ouvrages, son idée de l’histoire ; mais, en tous ses ouvrages, il l’a rendue sensible. Parfois aussi une petite phrase est là, qui souligne l’intention. « Toute demeure où les siècles ont passé revêt un charme de tristesse, » dit-il au début d’un de ses livres où l’évocation des anciens jours est le plus parfaite, La dernière des Condé. Ces demeures des anciens jours, il les montre « périssables devant l’éternel rajeunissement de la nature » et, « au regard de nos brèves existences, » des symboles de durée. L’histoire est enfermée entre ces murailles plus solides que la vie et plus fragiles que le temps. Elle risque d’y mourir, de s’y dissoudre, de s’y évaporer ; il en faut recueillir les bribes, la cendre et l’odeur. Piété funèbre, et dont les rites sont de mélancolie et de curiosité !

Mélancolie et curiosité : ces deux mots, réunis en devise, pourraient servir d’épigraphe à une partie de l’œuvre qu’a laissée le marquis de Ségur, à ses recueils de récits et de portraits, aux Gens d’autrefois, aux Silhouettes historiques, aux Vieux dossiers, et à telles de ses grandes études où il a ranimé, autour de quelque héroïne, plusieurs années de vie française, Julie de Lespinasse ou le Royaume de la rue Saint-Honoré. Curiosité, certes, et méticuleuse, et qui n’épargne point les âmes, et qui va jusqu’aux replis des âmes, afin d’y surprendre le secret de toutes passions et de toutes faiblesses. Il n’est pas de petits billets cachés dans les tiroirs des vieux meubles et que semblent protéger la poussière, la moisissure du papier, le jaune pâli de l’écriture, où cette curiosité ne pressente un aveu et, par bonheur, ne l’aperçoive. Or, on dit : « Que n’accordez-vous aux morts le dernier privilège d’être morts, le repos ? Ils ne sont pas à vous : ils ne sont plus qu’à l’éternité ; ne les tracassez pas !... » Jules Lemaitre répondait, ou à peu près : « Les morts sont beaucoup plus patiens que vous ne croyez, et plus indifférens !... « Lui, Ségur, s’il n’a pas formulé sa réponse, elle est implicitement contenue dans tous ses livres et dans leur indulgence. A mesure que lui devenaient plus familiers ses « gens d’autrefois, » il les aimait davantage ; il les donnait à aimer davantage et ainsi n’avait pas desservi leur mémoire. Comprendre et pardonner vont ensemble ; et le pardon véritable est un prélude d’amitié. Puis il y a, dans le pardon, cette mélancolie de la faute avouée et son regret. Le regret : mot qui a deux sens et qui les réunit quelquefois et qui ajoute au repentir le chagrin de ce qui n’est plus. Une faute finie est regrettable doublement. Ainsi la mélancolie corrige, embellit la curiosité.

Les héroïnes du marquis de Ségur n’ont pas à se plaindre de lui. Des pécheresses, pour la plupart, et qui n’étaient pas heureuses. Il les a traitées avec tous les égards dus à leur malheur et, en outre, à leur beauté. La plus pure d’entre elles est la dernière des Condé, la princesse Louise-Adélaïde, en qui meurt une race guerrière. Un grand amour est l’aventure de sa vie : un amour qui n’a porté nulle atteinte à sa candeur et qui ne fut pour elle que souffrance. Elle devint sœur Marie-Joseph de la Miséricorde et mourut sans que son âme « eût révélé toute la beauté de ses chants. » A côté d’elle, Marie-Catherine de Brignole, princesse de Monaco, est d’un autre caractère. Son aventure à elle, — eh bien ! Mme de Grôlée, sœur de la marquise de Tencin, quand elle fut à l’article de la mort et eut à faire sa confession, dit seulement : « J’ai été jeune, j’ai été jolie ; on me l’a dit, je l’ai cru ; jugez du reste ! » — voilà toute l’aventure de Marie-Catherine de Brignole, princesse de Monaco. Les aventures se ressemblent, malgré les hasards ; et les hasards sont peu de chose : toute la différence vient des âmes. Il n’est pas deux âmes pareilles. Il faut donc aller jusqu’aux âmes, pour découvrir le roman. C’est où le peintre de ces jeunes femmes dépense un art exquis. Il avait observé, dans le passé, dans le présent aussi, ce malentendu : l’on ne se juge pas comme le monde vous juge. Complaisance ? Peut-être. Complaisance de nous envers nous-mêmes ; et la malice du monde ! Complaisance ; et il arrive que ce soit tout le contraire, si telles destinées, comme on le sait pour peu qu’on les ait regardées de près, se sont abîmées dans des remords que le monde n’exigeait pas. Non, le malentendu ne résulte pas uniquement de notre bienveillance égoïste. Mais le monde nous juge d’après nos actes, et même d’après ce qu’il voit de nos actes ; et nous, « selon notre conscience. » Le monde est méchant ? Il n’est pas toujours bon. D’ailleurs, ne le condamnons pas trop vite. Le monde nous juge d’après nos actes : « et c’est justice, » ajoute le marquis de Ségur. Nos actes ont une valeur significative et qu’on n’omet pas sans péril. La sévérité du monde, sa méchanceté même, sont, dans la société, des contraintes nécessaires. Une société se défend ; et, comme elle n’est pas toute en âmes, elle n’a pas tant à examiner les âmes que leurs manifestations plus évidentes. Elle blâme et fait son métier. Son jugement n’est pas méprisable. Ni le nôtre !... Le nôtre a pour lui la fine connaissance que nous avons de nous-mêmes. Le nôtre tient compte, avec subtilité, des menues circonstances : il est mieux informé, plus intelligent. L’historien de Marie-Catherine de Brignole, princesse de Monaco, nous invite à ne pas nous tenir au jugement du monde, sur la mémoire de ces défuntes qui ont été jeunes, qui ont été jolies, à qui on l’a dit et qui l’ont cru : vous savez le reste. Il s’est approché d’elles ; et il les a interrogées longuement, avec une curiosité passionnée, avec cette mélancolie de pitié qui attire la confidence. Il ne s’est pas éloigné d’elles avant d’avoir tout appris ; et alors, quand il savait tout, il savait que les âmes valent mieux, presque toujours, que leurs vies.

D’Alembert, lorsque Julie de Lespinasse eut trépassé, lut imprudemment les liasses de lettres que son amie n’avait pas brûlées. L’amoureuse, et non amoureuse de lui, le chargeait par testament de classer avec discernement ses papiers, de restituer certaines correspondances, de détruire les autres. Il connut ainsi que, depuis des années, il avait cessé d’être « le premier objet du cœur de Julie. » Il ne put douter des amours de Julie et du marquis de Mora, des amours de Julie et du comte de Guibert. Et Julie avait conservé les lettres de Mora, les lettres de Guibert : elle n’avait conservé aucune lettre de lui. Une si brusque révélation d’indifférence le blessa. Pour le consoler, on lui disait qu’il aurait dû s’apercevoir plus tôt d’une indifférence bien visible ; et il répondait en pleurant : « Oui, elle était changée ; mais, moi, je ne l’étais pas ! » Et il écrivait : « Tout est perdu pour moi, je n’ai plus qu’à mourir ! » Et il croyait qu’il avait perdu, auprès de Julie, seize années de son existence. Il accusait l’ingrate ; et il était ingrat lui-même, car il oubliait que, durant seize années, Julie avait été la joie, l’intérêt, la douceur de son existence. Le peintre de Julie ne la juge pas comme fît d’Alembert : « Pour nous, dit-il, qui, mieux instruits que lui sur son ingrate et malheureuse compagne, avons pu suivre jour par jour les phases de cette existence tourmentée et pénétrer profondément dans les replis de cette conscience, ne devons-nous pas accorder à l’héroïne de cette histoire l’indulgence qu’on ne refuse guère aux créatures humaines dont l’âme intime nous est connue et qu’il nous est loisible de juger d’après leurs sentimens plus que d’après leurs actes ? Elle a gravement péché sans doute, mais elle a cruellement expié ; et, si elle a beaucoup souffert, au moins a-t-elle beaucoup vécu. Peut-être ne faut-il ni la condamner ni la plaindre... « Il y a là un peu plus qu’un pardon... Et, Marie-Catherine de Brignole, si elle a fait parler d’elle, ce fut en mal. Les pamphlétaires de la Révolution la traînent dans la boue. Même, une « amie » écrit — et, il est vrai, ne signe pas : — « Madame de Monaco a soupé ici hier ; il y avait quarante personnes. En vérité, je ne conçois pas comment elle ose se montrer dans le monde ! » Sa liaison publique a été un long scandale, certainement. Le peintre de Marie-Catherine de Brignole nous supplie de ne pas oublier ses chagrins, son dévouement. Il l’appelle une « victime des hommes » et nous rappelle qu’elle a été longtemps résignée, qu’elle ne s’est révoltée que « plus tard, » et que jamais elle n’a été malfaisante, et qu’elle a toujours été malheureuse. Il ajoute : « L’indulgence n’est-elle pas souvent la meilleure forme de la justice ? »

Comme il avait, avec une précieuse finesse du cœur et de l’intelligence, le goût de ces tendres pardons au passé, le marquis de Ségur a choisi parfaitement l’époque où les occasions lui seraient le plus favorables. Ce fut le siècle où il semble que le péché n’eut guère moins d’excuse que de grâce, le dix-huitième. Epoque étonnante, à la fois très avisée et très naïve, où les philosophes avaient la manie de régler l’avenir de l’espèce humaine, et où l’espèce humaine vécut au jour le jour avec un prodigieux génie d’imprévoyance ; époque où la brutalité se prépare à sévir et où l’on vit plus délicatement que jamais ; époque absurde et ravissante ; et qui a, dans l’histoire, les plus terribles responsabilités, au point qu’on devrait la maudire, et qui, par tant d’attraits, est la plus aimable. Le marquis de Ségur l’a vue ainsi, désintéressée et frivole, égoïste et humanitaire, toute en contrastes, — séduisante surtout, — et qui « désarme le blâme et force le sourire. » On avait lu Rousseau ; de sorte qu’on aimait la nature. On l’aimait assez bien : plus encore, on aimait une vie enfermée, factice, pareille à une œuvre d’art. Les plus charmantes femmes d’alors ne voyaient qu’un peu la lumière du jour ; et on leur avait donné ce surnom : les Lampes. Il y avait aussi alors, en dépit des philosophes eudémonistes, une sagesse désespérée ou, si l’on veut, une déraison pleine de modestie : les gens ne prétendaient pas au bonheur, qui est une affaire immense et prétentieuse ; mais ils se contentaient du plaisir. L’avant-veille de sa mort et quand elle n’avait plus qu’un souffle léger. Mme Geoffrin, si bonne, entendit qu’autour de son lit ses amis épiloguaient sur les devoirs d’ici-bas ; elle sembla se réveiller de sa torpeur et dit : « Ajoutez le soin de procurer des plaisirs, chose dont on ne s’occupe pas assez ! » D’Alembert vante cette remarque, la déclare vraie et profonde ; il assure que Platon l’eût enviée à cette mourante.

Que cette époque, où l’on a tant parlé de la morale et de la vertu, n’ait pas été bien vertueuse et ait joué avec la morale très hardiment, le marquis de Ségur ne le nie pas. Mais il lui a trouvé des excuses, avec une bonté souriante. Il était content de citer ces lignes de la vicomtesse de Noailles, femme impeccable et à qui son impeccabilité donnait le droit d’être indulgente : « Mon Dieu, qu’on est injuste pour ce temps-là ! Que la société distinguée était généreuse, élevée, délicate ! Que de solidité dans tous les liens ! Que de respect pour la foi jurée dans les rapports les moins moraux ! » La vicomtesse de Noailles, fille de la belle et malheureuse duchesse de Mouchy que Chateaubriand, dans le Dernier Abencerage a immortalisée sous le nom de Blanca et qu’il avait aimée en Espagne sous le nom de Dolorès quand il revenait de la Terre sainte, a écrit une Vie de la princesse de Poix, sa grand’mère ; et c’est dans ce petit ouvrage qu’elle réclame en faveur d’un temps calomnié. « Que de respect pour la foi jurée, dans les rapports les moins moraux !... » On le voit, elle fait la part du feu. Le marquis de Ségur la faisait aussi. Quand, après dix années de folies, Mme du Deffand se sentit lasse de dévergondage, elle résolut de se ranger : « Elle s’engagea dans une liaison sérieuse. C’était le refuge habituel des femmes qui se déclaraient mûres pour une existence régulière, qui éprouvaient du goût pour la paix du foyer et qui souhaitaient, selon l’expression usitée, faire retour à la bienséance... » Elle se sépara de son mari, qu’elle avait assez ridiculisé pour le croire un peu ridicule ; et son amant fut un magistrat qui, après une jeunesse orageuse, prétendait à une agréable respectabilité, un magistrat lettré, galant, le président Hénault. Et Julie de Lespinasse était la fille de la comtesse d’Albon, mais non la fille du comte d’Albon. Les deux époux, mal assortis, ne vivaient point ensemble. Mme d’Albon prit un amant : ce fut le comte de Vichy. Mais le comte de Vichy était un fort honnête homme. Et le marquis de Ségur a lu, dans un manuel de conscience écrit par une femme un peu avant la Révolution, ces lignes qu’il dit ingénues : « Madame a-t-elle un amant ? On demande qui il est ; la réputation d’une femme dépend de la réponse qu’on fera. Dans le siècle où nous vivons, ce n’est pas tant notre attachement qui nous déshonore que son objet. » Le marquis de Ségur avoue que la Régence et les années suivantes ont par trop manqué de tenue. Mais il ne veut pas que tout le siècle soit condamné. La seconde moitié du siècle a vu le libertinage passer de mode : et c’est bien quelque chose, que les « attachemens » succèdent aux « fantaisies. » Ces attachemens sont, pour ainsi dire, de nouveaux mariages, et qu’on n’a pas contractés à la légère ; de libres mariages, et auxquels on est plus volontiers fidèle, parce qu’on a choisi davantage. La morale y gagne peu ; mais enfin la dignité de la vie en est sensiblement relevée : « cette irrégularité même comporte quelque vertu. » Peut-être faut-il attribuer à Jean-Jacques Rousseau et à Richardson, à la Nouvelle Héloïse et à Clarisse Harlowe, une influence de telle sorte... Les femmes lurent ces romans et y découvrirent, ô merveille ! un trésor de vertu : « Dans les ruelles et dans les boudoirs, il sembla qu’un long frémissement secouât leur torpeur égoïste ; elles s’éveillèrent, comme au souffle vif du matin. Leurs yeux s’ouvrirent ; elles prirent conscience du mal obscur dont elles souffraient, le vide moral, le néant des plaisirs, la vanité d’une existence sans idéal ; et le remède leur apparut dans le retour aux joies du cœur et à la vie sentimentale. Au fond de ces âmes desséchées se rouvrit la source des larmes ; la flamme éteinte se ralluma, plus brillante après les ténèbres ; et l’amour apparut comme un dieu nouveau, bienfaisant, d’autant plus adoré qu’il avait été plus méconnu... »

Mme du Deffand est une personne de la première moitié du siècle et qui n’avait pas reçu la révélation de la Nouvelle Héloïse et de Clarisse Harlowe. Le marquis de Ségur aimait à raconter, avec une tristesse gracieuse, une soirée que la spirituelle marquise, devenue vieille et aveugle, passe, dans le salon de Saint-Joseph, auprès de son vieil ami Pont de Veyle, amant d’autrefois et qui, depuis cinquante ans, lui rend visite chaque jour. Elle appelle : « Pont de Veyle ? » et elle lui demande où il est. « Au coin de votre cheminée, madame. — Les pieds sur les chenets, comme on est chez ses amis ? — Oui, madame... » Il y a un silence ; puis elle se souvient tout haut : « Il faut convenir qu’il est peu de liaisons aussi anciennes que la nôtre... » Pont de Veyle y consent. « Cinquante ans ! — Oui, cinquante ans passés... » Et, dans ce long intervalle, pas un nuage, pas même l’apparence d’une brouillerie !... Elle est enfoncée dans son grand fauteuil. Pont de Veyle, un peu allongé dans une bergère, admire également la sérénité de leur ciel. Et elle s’avise de tout expliquer : « Pont de Veyle, cela ne viendrait-il pas de ce qu’au fond nous avons toujours été indifférens l’un à l’autre ? — Cela se pourrait bien, madame. » Leur soirée continue ; et puis leur vie, quelques années encore... Cette petite anecdote, qui amuse l’esprit, glace le cœur. La nièce de Mme du Deffand, sa nièce ou peu s’en faut, Julie de Lespinasse, elle, c’est un cœur qui brûle, et qui ne sait pas pourquoi il brûle, mais qui le sent. D’ailleurs, n’allons pas la considérer comme le type des amoureuses dans la seconde moitié du siècle : une passion telle que la sienne, à toute époque, est rare, est un accident, une catastrophe. Mais d’autres femmes de son temps ont aimé, avec moins de fureur, ont aimé pourtant et, jusqu’à la mort, n’ont fait que d’aimer. Peut-être, dit le marquis de Ségur, n’est-ce pas là, pour toute une existence, un idéal qui suffise à tous égards. Une faiblesse ? Entre les faiblesses des hommes et des femmes, répond-il, la plus excusable peut-être, sinon la plus anodine.

Pour avoir regardé tant d’âmes, le manège de leur amour et de leur chagrin, pour avoir vu naître et mourir tant de crédulités si tendres, l’historien de leurs passions, de leurs caprices, de leur duperie était venu à quelque désenchantement, qui ne lui ôtait pas sa curiosité, mais qui ajoutait à sa mélancolie amicale une autre mélancolie, celle de l’intelligence qui a perdu ses chimères. L’infidélité de ses héroïnes cesse de l’étonner : il l’avait devinée. Et les bizarres détours des imaginations éprises ne l’émerveillent plus : « il faudrait, dit-il furtivement, avoir peu vécu... » Il avait, dans son étude minutieuse, vécu toutes ces existences d’autrefois ; l’expérience d’autrefois lui avait éclairé tout le tracas de la destinée humaine et, au sujet d’une grande douleur qui s’était consolée, il écrivait : « le sort de tous les sentimens humains... » Le sort de tous les sentimens humains : l’oubli ; et, si l’oubli est la guérison de toutes les douleurs, il est la pire misère de notre sort, il est la mort dans notre vie. Le soin que le marquis de Ségur apportait à sa recherche, à sa trouvaille du passé indique en lui ce désir constant de résister contre l’oubli et la mort, cette volonté de leur prendre ce qui était sur le point de leur appartenir et ce qu’ils commençaient d’ensevelir déjà. Disputer quelques parcelles de vie ancienne à l’oubli et à la mort, c’est l’histoire.

Sa galerie de portraits ressemble à celle de La Tour. Dans les petites salles du musée de Saint-Quentin — que Dieu protège ! — la Pompadour, la du Barry, Mme Favart, et Fel pire que jolie, Puvigné la danseuse, Marie-Josèphe de Saxe, la demoiselle Camargo, de jeunes filles naïves ou futées, de petites bourgeoises frivoles, dont on ne sait plus rien aujourd’hui, sinon que voici le sourire de leurs lèvres et l’espièglerie de leurs traits ; et Rousseau, d’Alembert, Chardin, des peintres, des écrivains, des princes, des rois, des abbés, des fermiers généraux : tout ce monde sourit, tous ces morts et toutes ces mortes. Et La Tour, leur peintre, sourit, avec politesse et aussi avec la tristesse de qui revient, non de l’Enfer comme Dante Alighieri, mais seulement qui revient de l’âme humaine. Les visages que le marquis de Ségur a peints sourient, quelques-uns parmi leurs larmes ; et lui-même souriait, sans illusion.


Il a écrit : « L’âme humaine ne change guère. La mode, le préjugé, les habitudes de vie, la littérature, modifient l’apparence et l’enveloppe extérieure : le fond reste éternellement le même. Chaque siècle, semble-t-il, dans la balance de l’histoire, offre un total égal de vices et de vertus. » L’apparence et l’enveloppe, l’aspect momentané de l’âme, c’est ce qu’il a examiné avec une prédilection d’artiste, un peu lasse le jour qu’il apercevait, sous le costume varié, l’humanité sempiternelle et son total constant de vertus et de vices.

Le XVIIe siècle, qui a une réputation si bien établie de sagesse, il n’en a pas nié la sagesse ; mais il en a distingué les singularités. Même, il concluait, une fois : « Le grand XVIIe siècle, si galant et si policé quand on le regarde à distance, était, dans la réalité, proche par certains côtés des mœurs brutales du Moyen Age : quelle foncière rudesse d’âme se dissimulait trop souvent sous la pompe fleurie et la grâce des belles révérences ! » A l’appui de cette opinion, qui dérange les idées reçues, le marquis de Ségur nous présente un allié de Louis XIV, Christophe-Bernard de Galen, prince-évêque de Munster, reçu à la cour de France, et à qui le Roi très chrétien fait un accueil magnifique, jusqu’à le « régaler d’une croix en diamans d’un grand prix. » Or, ce Galen, c’est, comme il s’intitule, « le fléau de Munster, Zwolle, Deventer, Groningue et autres lieux ; » c’est un barbare, c’est un diable. Il a bombardé sa ville diocésaine de Munster, avec une férocité incroyable, commandant lui-même son artillerie et visant de préférence les cloîtres et les hôpitaux. Il a inventé, pour la satisfaction de ses rancunes, des projectiles dénommés carcasses, ou bombes incendiaires. Il déclarait : « Il faut qu’un homme de guerre se fasse un plaisir du carnage, de l’effusion du sang, du gémissement des blessés ; quiconque n’est pas de cette humeur n’a que de la mollesse ! » Il dénigrait l’honneur et la justice comme « des chimères dont se repaissent les âmes infatuées de préjugés ; » et il ne reconnaissait pour maîtres du monde que l’argent et le fer. Voilà un homme du grand siècle ? Oui ! seulement, c’est un Boche. Et Christophe-Bernard von Galen prouve que, même à l’époque où la civilisation de France adoucit l’Europe et l’embellit, un Boche reste sauvage.

Un XVIIe siècle assez tumultueux, animé, souvent exalté de rudes passions, et qui, sous de fortes disciplines, montre encore de la frénésie : une telle image a séduit plusieurs critiques et historiens. Une telle image serait facilement inexacte ; et elle invite au paradoxe. Le marquis de Ségur ne l’a point adoptée ; mais il en a gardé ce qu’elle contient de vérité, afin de ne céder pas plus qu’à elle à l’image contraire d’un Grand Siècle tout confit en raison noble et tout guindé. Les trois volumes qu’il a consacrés au vainqueur de Fleurus, de Steinkerque et Nerwinde, au tapissier de Notre-Dame, au continuateur de Condé, composent un admirable tableau d’histoire diligente et largement prise. La méthode est celle qu’il a suivie dans ses études précédentes : méticuleuse. Il a peint ce portrait d’homme et de héros de même que ses fins portraits de femmes tendres ; mais avec une ampleur et avec une vigueur de touche, un éclat de couleur, une vivacité d’entrain qui conviennent à ce nouveau modèle. C’est encore une monographie ; mais, autour de ce personnage qui est un maitre d’événemens, toute la réalité contemporaine apparaît. François de Montmorency-Boutteville, maréchal duc de Luxembourg, ce « méchant bossu, » le plus malin des courtisans, le plus inquiétant des railleurs, l’esprit le plus aventureux, intelligence merveilleuse, caractère bizarre, impitoyablement égoïste et capable de pur dévouement, mêlant la petitesse et la grandeur, et qui, à la veille d’une bataille, examinait avec Racine le plan d’une tragédie : quel homme ! Et sa vie, bien digne de son humeur : condamné à mort pour rébellion contre le Roi ; bientôt, comblé par le Roi de toutes les faveurs ; il remplace Turenne et remplace Condé ; puis il est jeté à la Bastille avec des escrocs et des empoisonneurs ; il sort de là, et monte dans la gloire plus haut que personne ; il meurt en pleine apothéose. La vie du maréchal de Luxembourg est une extraordinaire anecdote. Une anecdote, même extraordinaire, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui « la petite histoire. » Mais, à mesure que la petite histoire se développe, — et le marquis de Ségur compte parmi nos écrivains qui ont le mieux contribué à son très utile succès, — l’on s’aperçoit qu’elle est, à n’en pas douter, l’histoire. Les détails précis remplacent les vagues discours ; les faits incontestables remplacent les théories de hasard ; et enfin, les hommes, vivans, agissans et efficaces, remplacent les fameuses « lois de l’histoire » ou la vaine « philosophie de l’histoire » qui n’était que du néant, mais emphatique. Avec son maréchal de Luxembourg, le marquis de Ségur a su ramener à la lumière une abondante série d’années. Sa minutie ne l’égare jamais : elle lui fournit ses matériaux ; et il bâtit avec de la réalité. Il bâtit dans le style du temps. Peut-être n’a-t-on rien écrit de plus fidèlement « Louis XIV » que les dernières pages du Tapissier de Notre-Dame, où le vainqueur fait sa rentrée à Paris, se rend à Notre-Dame, tandis qu’un Te Deum célèbre la victoire de la Marsaille. Les drapeaux qu’il a pris à l’ennemi pendent des voûtes de la cathédrale ; toute la nef est comme fleurie d’étendards. Chétif et de petite taille, il a traversé le parvis, la foule. Conti le voit et crie : « Place, place au tapissier de Notre-Dame ! » La foule se sépare et forme deux haies ; les chapeaux saluent : « et, parmi les acclamations, passe l’homme en qui s’incarnait alors la fortune du royaume de France. »

Après avoir ainsi décrit les plus belles heures de la monarchie, le marquis de Ségur en a étudié le déclin. Du Tapissier de Notre-Dame aux deux volumes qu’il a intitulés : Au couchant de la monarchie, l’intervalle du temps est moins grand que le contraste n’est pathétique. L’historien de la monarchie florissante et puis mourante n’a point abordé sans émoi cette malade auguste. Il revenait à son époque favorite ; mais, comme naguère il en regardait les élégances, les alarmes privées, il en va examiner les souffrances publiques, les fautes et les malheurs irréparables. Il revenait au sujet qu’il avait déjà touché dans son premier ouvrage. Le maréchal de Ségur est ministre de Louis XVI au couchant de la monarchie. Or, quand le marquis de Ségur entreprenait d’écrire l’histoire de son ancêtre, il avouait un scrupule : écrire sur quelqu’un de sa famille, disait-il, vous expose « au fâcheux soupçon d’aimer à parler de soi, sous une forme détournée ; » il répondait que les descendans d’un homme qui a joué un rôle dans l’Etat sont mieux pourvus qu’un étranger ne le serait des documens et aussi des traditions. Il éprouvait un embarras de timidité à dérouler la généalogie de sa famille ; mais il observait que les générations successives laissent les unes sur les autres une mystérieuse et vivace empreinte. Il ne disait pas, on peut dire pourtant, que l’arrière-petit-fils entendrait facilement l’aïeul. Et, en publiant Au couchant de la monarchie, il ne disait pas, on peut dire pourtant, que l’héritier d’une famille qui « fait partie de l’histoire de France » aurait une intelligence privilégiée des péripéties de cette histoire. Des conditions particulières où il se trouvait, ce qu’il a senti le plus vivement, c’est un devoir impérieux, le devoir d’impartialité. Son grand souci fut la justesse : « Relatant des faits qui sont encore bien près de nous, touchant à des passions qui ne sont pas encore éteintes, j’ai fait les plus sincères efforts pour oublier et mes idées et mes sympathies personnelles, pour me dégager de mon mieux des sentimens ou, si l’on veut, des préjugés héréditaires, pour ne servir d’autre intérêt que celui de la vérité, sans chercher à qui elle profite. » Ces efforts sincères ne lui ont guère coûté, je suppose : car il avait la pureté de l’esprit naturelle et habituelle. Mais le problème auquel il s’attaquait n’est pas de ceux qu’on résout sans peine : comment mourut la monarchie ? et de quoi mourut-elle ? les causes ne sont pas simples et distinctes. Un jeune prince, d’une excellente probité, qui a les meilleures intentions du monde ; auprès de lui, certains ministres qui sont hommes de tête et hommes de bien ; sur leur route, le Roi et ses ministres rencontrent des « pièges sournois, » des « obstacles perfides ; » et les erreurs qu’ils ont pu commettre ; et les malchances qu’ils ont eues ; enfin le Destin, si cruel à « ceux dont il a résolu la perte : » voilà, en résumé, les élémens qu’a démêlés l’historien. La volonté des individus est déterminante ; les volontés diverses des individus se contrarient. La volonté humaine n’est pas tout : il y a le hasard. Et le hasard, quelquefois, a un jeu si étrangement suivi qu’on est tenté de voir en lui la fatalité. En définitive, le marquis de Ségur a estimé que l’ancienne monarchie « n’avait pas su se rajeunir » et succomba, comme disait de soi Fontenelle en sa centième année : « Je meurs d’une impossibilité de vivre ! » C’est là cette fatalité, ce Destin où il semble que des hasards collaborent, et qu’on appelle aussi la force des choses. Dira-t-on que l’historien condamne l’ancienne monarchie ? Pas du tout ! mais il croit qu’elle était condamnée. Il ne la condamne pas ; il lui rend hommage : qui a mieux vu que lui la grandeur qu’elle a donnée à la France, et qui a mieux vanté cette grandeur ?...

Peut-être aussi, dans ses conclusions, met-il plus de fatalité que son récit n’en découvre. Le lecteur de ses deux volumes, averti par lui des fautes et des faiblesses d’un chacun, se demande si fautes et faiblesses ne sont pas cette fatalité à laquelle tout a l’air d’aboutir. Faiblesses qui n’étaient pas inévitables, et les fautes non plus ! Peut-être conviendrait-il de ne pas croire que la Révolution fût voulue par le destin, fût nécessaire. A la volonté fléchissante de ceux qui avaient pour mission de résister s’opposa la volonté de ceux qui attaquaient. L’une triompha de l’autre ; mais a-t-on certainement raison de penser que l’autre était vaincue d’avance ?...

Elle a été vaincue. Et, le commencement de sa défaite, avec Turgot, Necker, le marquis de Ségur l’a mis sous nos yeux, comme il avait promis de le faire, si précisément que, même pour réviser le procès, on trouvera dans ses deux volumes les pièces et les argumens à plaider.

« L’esprit, le goût, les grâces aimables et légères, toutes choses que la Révolution commencée jugeait déjà superflues, en attendant que la Terreur les déclare criminelles et que les prisons républicaines leur servent de dernier refuge... » Ces dernières lignes du Royaume de la rue Saint-Honoré indiquent une esquisse, tracée de longtemps, et le projet de nouvelles peintures. Avec la série de ses conférences sur Marie-Antoinette, le marquis de Ségur s’acheminait à la crise et aux suprêmes infortunes de l’âme qu’il a étudiée, l’âme d’un temps qui a subi les calamités les plus effroyables. Il nous aurait montré dans la tempête cette âme de l’ancienne France, fine et fière et, jusqu’à la fin, gardant sa beauté, son agrément, son parfum.

Seulement, il est mort.


Sa nature charmante, les belles traditions de sa famille et la pensée habituelle de l’histoire lui formaient un personnage infiniment rare et exquis. « A vous bien considérer, vous êtes un peu du XVIIIe siècle, disait Vandal ; vous en avez la politesse, la distinction et le sourire... » Il était un peu du XVIIIe siècle, et il était aussi de son époque. Lui, qui avait cru constater qu’en somme les siècles se valent et mêlent à leur façon des quantités à peu près constantes de bien et de mal, accordait à chacun d’eux sa mansuétude. Puis, entre le XVIIIe siècle et les années qui ont précédé la guerre, il avait discerné des analogies, quelques-unes effrayantes, beaucoup de légèreté sous la menace, une absurde sécurité, une audace de bravoure étourdie, un déraisonnable défi au Destin qui est le plus fort et qui est brutal. Tout cela, au XVIIIe siècle et au commencement du XXe, ne manque pas d’un air joli : mais tout cela était, une fois et l’autre, coupable. Le mot de Talleyrand, que, si l’on n’a pas vécu à la veille de la Révolution, l’on ignore la douceur de vivre, on le dirait de ces années d’avant la guerre. Sans doute, la douceur de vivre est-elle défendue : Ségur se le demandait. Avec chagrin, peut-être : et avec la volonté ferme du devoir. Il aimait la douceur de vivre ; mais il n’estimait, quant à la patrie, que la volonté de vivre.

Sa connaissance de l’histoire lui était un avertissement. Elle lui donnait de la pitié, de l’inquiétude. Il n’avait pas une intelligence tranquille, mais frissonnante. Son écriture, tremblée, nerveuse, trahissait son émoi ; son style attentif, uni, sage, révèle sa maîtrise d’énergie.

Il avait l’énergie en lui-même, agissante et cachée. Son effort ne se voyait pas. Tel était son art ; et telle sa courtoisie. Même dans son intimité, on savait peu sa rêverie. Il aimait l’amitié ; il en avait le soin très élégant. Il a écrit, de la charité : « A côté de la charité pure, qui prend sa source dans l’amour de Dieu ou de l’humanité, il en existe une autre, moins noble dans son origine, et pour ainsi dire instinctive, issue du malaise qu’éprouvent beaucoup d’entre nous au contact de la misère d’autrui... » Et il s’amusait à trouver là une sorte d’égoïsme. Il en trouvait aussi dans l’amitié, disait-il, et dans son amitié, qui était ravissante, — et qu’il excusait ainsi.

Sur les sentimens, il raffinait volontiers ; mais sans aller jusqu’à des subtilités qui embrouillent la sincérité franche. Il était, en amitié comme dans tous les sentimens, clair, loyal, sans arrière-soupçon ni caprice. On n’avait pas à craindre qu’il eût changé.

La causerie était son passe-temps. Il la voulait simple et confiante. Il en savait préparer l’atmosphère, et le climat le plus favorable. Il y entrait discrètement. Il y mettait une fantaisie ingénieuse, et de la vérité. Il y goûtait l’ironie, non le sarcasme, l’ironie et sa timidité si délicate. Et il y souriait ; il ne désirait que d’y être gai : mais la gaieté n’est pas de tous les jours, à qui médite et songe aux destinées.

Il était aussi loin de l’optimisme que du désespoir. Il était loin des doctrines qui ne nuancent pas leurs affirmations. Il ne croyait pas la vie toute mauvaise ou bonne. Il vivait avec plaisir, et sans fureur d’allégresse. Il accueillait les heures aimables comme des aubaines. Et il a écrit : « De ce qu’on se soumet sagement aux nécessités de la vie, il ne s’ensuit pas à coup sûr qu’on se console ou qu’on oublie... »

La guerre lui a été une épreuve cruelle, et qu’il a endurée avec courage, mais difficilement. Elle ne l’a pas surpris. Il l’attendait ; mais il la redoutait. Sensible, vite alarmé, il ne réagissait pas sur-le-champ contre les nouvelles qui, les unes, le torturaient et, les autres, l’enflammaient de rapide félicité. Il réagissait durement et se contraignait durement à n’être pas dupe de ses appréhensions ni de son enthousiasme. Il a passé ces deux années à la campagne. Il n’allait à Paris qu’un peu de temps, parfois : il avait peur d’y rencontrer ces dogmatistes qui vous accablent de leurs vaines certitudes, et vous chagrinent passionnément ou bien vous ménagent de la déception. Il travaillait ; vers la fin de la journée, il prenait un livre, le choisissait et, dans un hôpital voisin, faisait une jolie lecture aux convalescens et aux infirmières.

Il a dit de Fontenelle, si uniquement consacré au soin de lui-même : « L’existence d’un homme ainsi fait ne pouvait manquer de durer au delà des limites ordinaires... » Il n’était point un homme ainsi fait : son existence en fut abrégée.

Ceux qui l’ont le plus aimé, le plus admiré, craignent encore de l’avoir méconnu.


ANDRE BEAUNIER.