Le Marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères (G. Valbert)

Le Marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères (G. Valbert)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 683-694).
LE
MARQUIS D'ARGENSON
MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES

Les deux volumes que M. le duc de Broglie vient d’ajouter à ses belles études sur Frédéric II et Marie-Thérèse égalent en intérêt les précédens[1]. L’habile historien y raconte avec une lumineuse éloquence les divers incidens de la guerre de succession d’Autriche dans les années 1744 et 1745, la mort de la duchesse de Châteauroux et l’avènement de Mme de Pompadour, la captivité de Belle-Isle, le triomphe de Marie-Thérèse couronnant enfin son médiocre mari le duc de Lorraine, les humiliations de la France en Allemagne et ses brillans succès dans la Flandre, les premiers malheurs de Frédéric et ses éclatantes revanches, Friedberg, Sohr, l’invasion de la Saxe, la paix de Dresde. il y raconte aussi les maladresses et les erreurs du marquis d’Argenson, à qui Louis XV avait eu la triste idée de confier la direction de nos affaires étrangères. Les chapitres que M. de Broglie a consacrés à cet étrange ministre sont aussi piquans qu’instructifs. On se convainc facilement en les lisant qu’un homme de grand mérite fait dans l’histoire un sot personnage, quand il n’est pas à sa place et qu’il n’a pas l’esprit de son métier.

En 1744, la France, dégrisée par ses échecs, se repentait d’avoir voulu ôter le trône impérial à la maison d’Autriche et donner aux Allemands, dans la personne d’un électeur de Bavière, un empereur de sa façon. En quatre ans, selon l’expression de M. de Broglie, trois grandes armées engouffrées en Allemagne s’y étaient fondues, et trois généraux français y avaient laissé leur réputation. Cependant on avait eu une bonne chance au milieu des désastres. Après nous avoir abandonnés, Frédéric II, qui allait devenir Frédéric le Grand, avait senti le besoin de se raccrocher avec nous. Convaincu que Marie-Thérèse n’avait accepté la paix de Breslau que jusqu’à nouvel ordre, et en se promettant d’en appeler et de lui reprendre la Silésie, il s’était décidé à la prévenir, il avait envahi de nouveau la Bohême.

On se battait, mais en désirant la paix. Comme l’a dit Voltaire, « cette guerre générale était une de ces maladies qui à la longue changent de caractère. On la continuait parce qu’elle était commencée, et sans avoir d’autre objet que de la faire cesser. » Pour obtenir la paix, il fallait se mettre en état de l’imposer, et on ne pouvait traiter avant d’avoir vaincu. Ces victoires ardemment souhaitées, Maurice de Saxe se chargea de les procurer à la France ; mais une diplomatie avisée et résolue pouvait seule les mettre à profit. Malheureusement, le ministre chargé de conduire nos campagnes diplomatiques était un de ces hommes qui se repaissent de chimères. Consciencieux et appliqué, il joignait à tous les talens qu’il pouvait avoir celui de manquer toutes les occasions et d’arriver toujours trop tard.

Louis-René de voyer, marquis d’Argenson, ressemblait fort peu au comte, son frère cadet, secrétaire d’état de la guerre, qui, à force d’industrie et d’intrigue, réussit à se défendre longtemps contre le mauvais vouloir de Mme de Pompadour. On disait « que l’un des deux frères était plein d’esprit et d’ambition, et de plus fort galant, que l’aîné était et fut toujours un balourd. » Après la mort de ce balourd, Voltaire écrivait à Cideville : « J’ai regretté le marquis d’Argenson, notre vieux camarade ; il était philosophe, et on l’appelait à Versailles d’Argenson la bête. » Assurément, le marquis d’Argenson était loin d’être une bête ; mais cet homme à l’écorce dure, aux manières rudes, n’avait pas l’esprit qui sert, et il avait les talens qui nuisent. Il était né avec l’amour de la singularité et du paradoxe ; c’est pour un homme d’état un amour fort dangereux.

Sa philosophie consistait surtout dans un âpre mépris des idées reçues, des traditions, et sa philanthropie fort sincère était bourrue, maussade, hérissée de piquans. Il aimait également l’emphase et les gros mots. Ce cynique bienfaisant, qui avait eu à se plaindre de sa femme, prêchait les unions libres, définissait le mariage : « un droit furieux dont la mode passera. » Pour inspirer aux peuples le goût du vrai bonheur, il aurait voulu créer « des ménageries d’hommes heureux : « Je voudrais bâtir quatre ou cinq villages dont les habitans seraient les plus fortunés paysans que je pourrais établir ; les maisons seraient enjolivées, propres, peintes en dehors, de jolie architecture rustique, les bestiaux gras et bien tenus, leurs familles bien vêtues. Nous aurions des musettes, des chalumeaux, pour former des danses et de jolies images champêtres. Voilà ce que Monseigneur devrait entreprendre à Meudon et M. le duc d’Orléans à Saint-Cloud. » Pour vouloir créer des ménageries d’hommes heureux, il faut à la fois aimer beaucoup notre espèce et la mépriser encore plus.

Le marquis d’Argenson n’était pas un sentimental comme Jean-Jacques, mais il était beaucoup plus utopique que l’auteur du Contrat social, qu’il traite dans ses Mémoires « d’auteur agréable, se piquant de philosophie. » Sainte-Beuve l’a défini un gentilhomme campagnard, nourri de livres. Il était nourri d’abstractions plus encore que de lectures. Il avait été intendant ; mais il aurait pu passer toute sa vie dans les affaires sans en prendre l’esprit. Il réduisait tout en maximes, en système ; il tenait la politique pour une science abstraite, et il avait cet optimisme des théoriciens qui croient que les choses s’arrangent comme on veut, que les institutions et les sociétés sont des machines, que le point est de trouver un bon mécanicien pour les régler et les faire marcher. Il n’avait pas, comme Frédéric, le sentiment de la complication des affaires humaines ; il n’aurait pas dit comme lui que, pour réussir, il faut le concours de beaucoup de volontés et de hasards, qu’une certaine malignité du destin fait avorter les plus belles combinaisons, qu’il suffit d’un pont rompu pour détraquer l’exactitude des plus belles entreprises : « Avouez, mon cher Podewils, que vous êtes obligé de vous écrier comme moi : O profondeurs, ô abîmes, l’esprit humain et tous les politiques de l’univers ne peuvent pas vous pénétrer ni vous éclaircir ! » Le marquis d’Argenson ne croyait ni aux profondeurs ni aux abîmes ; il pensait que les accidens ne détraquent jamais l’exactitude d’un calcul quand il est bien fait, que pour réussir, il suffit d’avoir de bonnes intentions et un esprit dur, entêté, que les abstractions gouvernent souverainement les choses d’ici-bas, que le philosophe n’a qu’à se montrer et que le monde reconnaît son maître.

Avant de devenir ministre, l’ancien intendant du Hainaut avait écrit ses Considérations sur le gouvernement de la France, qui furent imprimées à Amsterdam plusieurs années après sa mort. Rousseau, qui avait lu cet ouvrage en manuscrit, l’a cité plus d’une fois dans son Contrat, « pour rendre honneur à la mémoire d’un homme illustre et respectable, qui avait conservé jusque dans le ministère le cœur d’un vrai citoyen. » Dans ce livre étonnant, d’Argenson supprimait d’un trait de plume tous les privilèges, toutes les immunités, toutes les distinctions de classes, et il établissait une sorte de démocratie municipale, des assemblées de paroisses, de districts et de provinces, librement élues et chargées de percevoir et de répartir l’impôt. En revanche, il excluait de sa Salente toute assemblée nationale, et il conservait au roi la prérogative de faire les lois en son conseil et de les promulguer de sa pleine autorité.

M. de Broglie pense que ce fut chez d’Argenson une précaution, une adresse, qu’il effaçait l’article le plus déplaisant de son programme pour faire passer le reste. Je suis plus disposé à croire qu’il se flattait de bonne foi de concilier la démocratie avec le pouvoir absolu. Il eut toujours du goût pour le bizarre, et le baroque lui semblait la marque de la vérité. Dans une heure de clairvoyance, il avait deviné que la nation demanderait tôt ou tard au souverain de convoquer des états-généraux pour réformer les abus. Il se défiait des états-généraux et de leurs exigences, et il jugeait que des assemblées paroissiales les remplaceraient avec avantage et moins de danger. « Il est bon, disait-il, de consulter les gens sur leur part contributive de l’impôt. Par là le peuple serait bien content ; il croirait entrer dans toutes les affaires de l’état comme et mieux que dans une république. Il s’y intéresserait comme fait une femme à qui l’on fait part de ses affaires de ménage. » Il ajoutait qu’il faut donner tout le pouvoir réel au gouvernant, n’en laisser aucun au gouverné, mais cacher soigneusement le pouvoir absolu. J’ai dit qu’il ressentait pour notre espèce une méprisante tendresse, son système de constitution en fait foi. Il estimait qu’une liberté fictive, imaginaire, suffit à la félicité des peuples, et, après avoir rêvé de créer des ménageries d’hommes heureux, il voulait créer une ménagerie d’hommes libres ; mais il avait bien soin de les tenir en cage.

Quand, par un choix imprévu qui ressemblait à une gageure, le marquis d’Argenson fut nommé secrétaire d’état pour les affaires étrangères, tout le monde s’en étonna, sauf lui. Il ne doutait pas de posséder les qualités nécessaires à son nouveau métier. Depuis longtemps, il avait réduit en système la politique extérieure comme l’autre ; des théoriciens tels que d’Argenson ont des théories sur toute chose, on ne les prend jamais sans vert. Ce philosophe, qui avait toutes les ambitions, avait représenté jadis à son frère devenu ministre avant lui qu’il se trouverait bien de l’avoir pour collègue : « Croyez-moi, je vous serai utile, je pourrai vous aider. Ma petite naïveté, ma petite vérité, dont j’ai même quelque réputation, manquent aujourd’hui à nos affaires. Tout le monde nous attaque parce que toute confiance à la France manque aujourd’hui. « Il resta fidèle à son idée ; à peine fut-il en possession du poste qu’il avait convoité, il se proposa « de rétablir cette réputation de bonne foi et de candeur qui ne devrait jamais abandonner notre nation. » C’est une belle chose que la confiance ; mais les vrais politiques ont toujours pensé que, pour s’imposer à l’estime du monde, un grand pays doit montrer quelque force dans son action et prouver à ses amis qu’il est en mesure de les assister, à ses ennemis qu’ils doivent compter avec lui. Ce n’est pas ainsi que l’entendait d’Argenson. Il avait décidé « que la couronne de France était trop grande, trop arrondie, pour préférer encore les acquisitions à la bonne renommée, qu’elle ne devait plus viser qu’à une noble prépondérance, qui lui procurât repos et dignité. » — « Toutes nos maximes politiques, disait-il, devraient se réduire aux plus justes lois de la morale et de la générosité, de relever les faibles, d’abaisser les tyrans, de faire du bien, d’empêcher le mal, de ne faire aux autres que ce que nous voudrions qui nous fût fait à nous-mêmes, enfin de régner en Europe par la justice et les bienfaits. »

Il ajoutait qu’il n’y avait pas de mystères d’état, que la parfaite franchise était la meilleure des diplomaties, qu’il fallait renoncer une fois pour toutes aux petites finesses, aux conduites tortueuses, jouer cartes sur table, négocier tout haut. Il prenait bien son temps pour formuler son code de bonhomie diplomatique, de politique désintéressée et candide. A qui avait-il affaire ? A une reine de Hongrie qui parlait volontiers de sa conscience, mais qui s’arrangeait pour que ses scrupules fussent toujours d’accord avec ses intérêts, à un roi de Prusse qui avait écrit un jour à son ministre Podewils : « S’il y a à gagner à être honnête homme, nous le serons, et s’il faut duper, soyons donc fourbes. »

Un autre article du programme du marquis d’Argenson était que la France devait unir ses destinées à celles de la politique prussienne. M. de Broglie l’accuse de s’être laissé convaincre qu’avec Frédéric la vertu était montée sur le trône de Prusse. C’est le faire en vérité plus naïf qu’il n’était. Je vois dans ses Mémoires qu’après la mort de Frédéric-Guillaume, à la date du 2 juin 1740, il jugeait avec quelque perspicacité et le feu roi et son successeur : « Ce prince, disait-il en substance, a beaucoup d’esprit, de mérite en tous sens, et beaucoup d’application et de philosophie… Son père lui a laissé des trésors, et il aura des soldats pour combattre, au lieu que le feu roi avec ses grands hommes n’avait pas su donner un coup de collier… Il est vif, agissant… Il fera ce qu’il faudra faire ; voilà le grand point. Sans aimer la guerre par caractère, il peut être amené à la faire par point d’honneur. Ses droits sont d’une nature à avoir besoin de guerre pour soutenir et fortifier sa grandeur naissante, au milieu d’envieux, d’ennemis, de voisins qui l’enclavent et devant un empereur oppresseur. »

Non, d’Argenson ne croyait pas à la vertu de Frédéric, mais il redoutait son génie, et c’était moins par tendresse que par crainte qu’il tenait à son amitié : « Gare qu’un tel prince ne nous donne bien du fil à retordre, si nous nous opposons à ses desseins ! » Bien qu’il comptât sur la communauté des intérêts pour le retenir dans l’alliance française, il se défiait de son inconstance, de la mobilité de son humeur. Il se rassurait en se disant « que Frédéric ne persévérerait pas plus dans la défection que dans ses engagemens. » Après l’invasion de la Silésie, Frédéric passa longtemps pour un homme léger. Le ministre de la tsarine Elisabeth, le comte Bestoujew, en jugeait comme d’Argenson. Il écrivait à Worontzow, le 11 août 1744, que le roi de Prusse était pour la Russie le voisin le plus dangereux, qu’il avait « un caractère inconstant, accapareur, inquiet, léger et versatile[2]. » On finit par découvrir que Frédéric était l’homme du monde le plus constant dans ses desseins, mais que, se réglant sur les circonstances, et tous les moyens lui étant bons, il était toujours prêt à en changer ; que ce roi versatile avait la vue perçante des oiseaux de proie, et qu’il déroutait tous les calculs par la vitesse de son vol et la rapidité de son génie. « Il est philosophe comme moi, se disait sans doute d’Argenson ; nous sommes faits pour nous entendre ; il ne peut manquer de goûter ma politique abstraite. » Frédéric n’avait de goût que pour la plus réaliste des politiques, et, en 1744, il n’avait qu’une idée : après avoir pris la Silésie, il entendait la garder, et il pensait que dans ce monde, pour arriver à ses fins, il faut joindre la souplesse à la force, ne jamais agir en poule mouillée et savoir se retourner.

« — Vous voilà cocher, monseigneur ! écrivait Voltaire à d’Argenson, pour le complimenter sur son entrée aux affaires. Menez-nous à la paix tout droit par le chemin de la gloire. » — D’Argenson ne demandait pas mieux ; ce grand ami de la félicité publique se déclara, dès les premiers jours, partisan d’une paix prochaine, et Louis XV disait que dorénavant il avait deux d’Argenson dans son conseil, celui de la guerre et celui de la paix. Mais ce n’est pas tout de désirer la paix, il faut souvent se battre pour l’avoir, et le marquis, tout au contraire, estimait que le plus sûr moyen de l’obtenir était de a cesser les. injures, de diminuer les craintes, d’adopter le système d’une heureuse et prévoyante défensive, » en renonçant à tout mouvement en avant, soit en Flandre, soit en Allemagne, soit en Italie. C’était précisément le moyen de se brouiller avec Frédéric, qui exigeait qu’on le soutint par une action énergique et résolue.

En renouant avec la France, il s’était flatté que non-seulement le roi, secouant sa royale nonchalance, s’occuperait en personne de rétablir dans ses armées « cette discipline sans laquelle il est impossible aux Césars de vaincre, » mais que désormais on agirait tout de bon et avec vigueur : Denn Ich erst sehen muss, ob sie vigoureux agiren werden. » Il entendait qu’on renonçât aux projets magnifiques qui pèchent par l’exécution, qu’on n’envoyât plus en Allemagne des talonneurs, qui ne font que des campagnes languissantes, « qu’on cessât de pousser le temps avec l’épaule, de biaiser et de fluctuer. » Il ne se lassait pas de répéter que, pour réussir, il faut employer le vert et le sec et toute industrie humaine, que les entreprises molles et tardives, c’est moutarde après dîner. Il représentait au roi Louis XV, le 12 juillet 1744, que la pire des guerres est la guerre défensive, que celui qui ne songe qu’à se défendre se condamne a à être attentif à trop d’objets et laisse le champ libre à son ennemi, » qu’il vaut toujours mieux agir offensivement, qu’ainsi en ont usé le grand Condé, Turenne, Luxembourg, Catinat, d’immortelle mémoire. Le même jour, il écrivait au maréchal de Noailles : « Si, après le départ du prince Charles, vous ne faites pas d’abord marcher un corps suffisant de vos troupes pour pénétrer en Bavière, nous ne ferons que de l’eau claire, et vous pouvez compter que si vous n’envoyez pas 20,000 à 25,000 hommes dans le pays de Hanovre, toute notre affaire est au diable… Adieu, mon cher maréchal, il est important que nous convenions de tout, sans quoi la charrette serait aussi mal attelée que par le passé. »

A la vérité, après la brillante campagne de Maurice de Saxe, Frédéric ne pourra plus traiter les Français de poules mouillées ; mais il se plaindra que toutes les victoires du roi de France dans la Flandre apportent aussi peu de soulagement au roi de Prusse qu’une diversion au Monomotapa ou une descente des Espagnols dans les Canaries. Jusqu’à la fin, d’Argenson se flattera de lui faire entendre raison, de lui démontrer l’injustice de ses reproches, de lui prouver éloquemment qu’attaquer les Pays-Bas, c’est causer aux défenseurs de la reine de Hongrie des dépenses immenses, et obliger la cour de Vienne de renvoyer dans le Nord une partie des forces qu’elle occupe à la guerre de Bohême ; que si Marie-Thérèse s’y refuse, la désunion se mettra infailliblement parmi les alliés ; que les Anglais et les Hollandais se lasseront, qu’il ne peut rien arriver de plus heureux pour la cause commune ; que Louis XIV en usa de même pour venir à bout de ses ennemis. Ce qui fera dire à Frédéric : « Voilà des suppositions de femme ! Que de misères ! .. Ce Louis XIV était un autre homme. Si le roi de Prusse sortait nouvellement des Petites-Maisons, on pourrait lui persuader que la campagne de Flandre lui sera d’un grand secours ; mais ni lui ni le moindre tambour de son armée n’est assez fou pour le croire… Ce mémoire est fait pour des enfans et des novices. Ce sont des chimères vagues, des raisonnemens frivoles, et si c’est là tout ce que l’on peut attendre de la France, je plains beaucoup les princes qui s’allient avec elle[3]. »

M. de Broglie compare d’Argenson à un solitaire qui a vécu longtemps dans les ténèbres, et que le grand jour de l’histoire aveugle au lieu de l’éclairer. Mais cet aveugle effaré se croit plus clairvoyant que personne. Il caresse des projets et des espérances contradictoires, et il se sent de force à tout concilier, à tout arranger. Jadis, il se chargeait de faire vivre en bon accord la démocratie municipale et la monarchie absolue. Aujourd’hui, il attache un prix infini à l’alliance prussienne, il se déclare Prussien de la tête aux pieds parce qu’il est bon Français, et il refuse à Frédéric tout ce que Frédéric demande. On dirait qu’il s’applique à le dégager de sa parole, à mettre à l’aise une conscience que ses scrupules incommodaient peu, et le jour où le roi de Prusse se retirera sous sa tente, le marquis d’Argenson sera le plus étonné des hommes. Mais il se remettra bien vite de cette secousse. Son imperturbable optimisme n’est pas à la merci des accidens ; il affirmera de nouveau que tout est pour le mieux, tant il lui semble inadmissible que la politique abstraite et vertueuse ne soit pas la plus belle des politiques et que le marquis d’Argenson puisse se tromper. C’est une grande joie que de se croire infaillible, et le marquis d’Argenson était digne de figurer dans une ménagerie d’hommes heureux ; mais la France se serait bien trouvée d’avoir un ministre des affaires étrangères plus accessible au doute et au repentir.

Il était d’autant plus inexcusable que, plus d’une fois, la fortune parut le favoriser en lui offrant des occasions dont il ne sut pas profiter. Que ne disait-il comme Frédéric : « Il faut pousser sa pointe quand la fortune nous rit ! » Il était ministre depuis peu de semaines, quand on apprit la mort de cet électeur de Bavière, dont la France avait eu la funeste pensée de faire un empereur d’Allemagne, et qui lui avait causé tant d’embarras, tant de dépenses. Charles VII n’était plus ; on avait dû, par point d’honneur, le soutenir jusqu’au bout, malgré sa déplorable incapacité. Désormais on pouvait se désintéresser, en quelque mesure, des affaires allemandes, et laisser Marie-Thérèse couronner son duc de Lorraine. Le traité qu’on avait conclu avec Frédéric était devenu caduc ; à nouveaux temps, nouveaux conseils. Frédéric l’avait si bien compris que, quelques jours à peine après la mort de l’empereur, il entrait en pourparlers avec l’Angleterre pour qu’elle ménageât une réconciliation entre la reine de Hongrie et lui. Il se déclarait prêt à tout, pourvu que la Silésie lui restât, et qu’avec de bonnes sûretés on lui procurât un bon morceau.

En même temps, il donnait à Chambrier, son envoyé à Paris, l’ordre de scruter les sentimens secrets du cabinet de Versailles, die wahren Sentiments des dortigen Hofs zu developpiren, et de lui faire savoir au plus tôt si le marquis d’Argenson et son roi étaient disposés à profiter de l’événement pour négocier la paix. Chambrier n’eut pas besoin de questionner longuement d’Argenson pour s’assurer que, selon son habitude, ce ministre vivait dans les contradictions comme le poisson dans l’eau, qu’il désirait ardemment la paix, et qu’il allait tout faire pour la rendre impossible. La France était charmée d’avoir recouvré sa liberté, et le premier usage qu’elle en fit fut de se rengager dans les intrigues d’Allemagne, en se mêlant activement de l’élection d’un empereur. Quel candidat choisira d’Argenson pour faire pièce à la cour de vienne ? Auguste III, électeur de Saxe et roi de Pologne, l’ennemi intime de Frédéric II, qu’il haïssait tour à tour ou craignait comme le diable, et, pour le décider à laisser poser sa candidature, c’est à Frédéric qu’on s’adresse. Ce qui séduisait d’Argenson, dit M. de Broglie, c’était la preuve de grandeur d’âme que donnerait le roi de Prusse en tendant la main à son ennemi vaincu pour lui offrir une couronne. — « Cela serait beau, généreux et digne d’un grand prince, écrivait-il à Valori. » Effectivement, la scène eût été belle ; mais Frédéric ne voulait pas s’abaisser à gueuser l’amitié du roi de Pologne, et le roi de Pologne n’avait garde de se brouiller avec Marie-Thérèse en disputant la couronne impériale au duc de Lorraine. Gouverné par ses haines et ses peurs, il avait, quinze jours avant la mort de l’empereur, conclu à Varsovie un traité secret avec l’Autriche.

Les avertissemens ne manquaient pas à d’Argenson ; mais les écailles ne lui tombaient pas des yeux. En vain Frédéric représentait-il au gros Valori, l’envoyé français, que le cabinet de Versailles poursuivait une chimère, « se laissait attraper par le jeu et les simagrées » d’Auguste le peureux, de l’archifourbe et emmiellé comte de Bruni, son ministre, et du jésuite Guarini, son confesseur, que ces gens-là étaient vendus à la reine de Hongrie : « Lisez les relations de nos envoyés en Saxe, et si elles ne vous servent pas d’ellébore, je vous déclara incurable. Adieu, mon bon Valori ; faites-vous saigner trois fois par jour, buvez beaucoup d’eau et prenez encore plus de poudre blanche pour vous guérir de la fièvre chaude que vous avez assurément. » Ce n’était pas Valori qui avait la fièvre, c’était le marquis d’Argenson. Il s’obstinait, il s’entêtait. Se targuant de connaître le cœur humain, d’en avoir sondé les mystérieuses profondeurs, il s’était persuadé qu’Auguste jouait la comédie et ne demandait qu’à se laisser faire une douce violence, et comme Auguste répétait sans cesse qu’il n’accepterait la couronne que si elle lui était déférée par le vœu libre et spontané des princes électeurs, d’Argenson ordonna à Conti de déclarer bien haut que la France n’entendait intimider personne, que la présence de son armée en Allemagne avait pour but d’agir sur les esprits métaphysiquement, en les ramenant par l’opinion plus que par la crainte.

Encore ne s’en tint-on pas là : Conti évacua l’Allemagne, repassa le Rhin, laissa le champ libre à Marie-Thérèse, qui ne croyait guère à la métaphysique, et qui agit physiquement sur les esprits en rassemblant cinquante mille hommes aux portes de Francfort. « Le prince de Conti, disait Frédéric, vient de jouer les Gilles sur les bords du Rhin. » De son côté, le chargé d’affaires français mandait de Berlin à d’Argenson que désormais tous les amis de la France avaient hâte de la quitter. D’Argenson n’en croyait rien. Il persistait à soutenir que les bons exemples sont contagieux, que la bonne foi et la sincérité ont toujours le dernier mot dans les litiges des peuples et dans les affaires humaines. Il faut un miracle pour qu’un homme nourri d’abstractions se décide à les dégorger.

Une fois encore, la fortune lui offrit obligeamment l’occasion de réparer ses fautes, de procurer à son pays une paix avantageuse. Après la glorieuse victoire de Fontenoy, qui a inspiré à M. de Broglie des pages aussi émouvantes que chaudes de couleur, le cabinet de Versailles était bien placé pour traiter, pour plaider les mains garnies. Il se trouva, par une circonstance des plus heureuses, que, fidèle à ses rancunes comme à sa fierté de femme, Marie-Thérèse, malgré les sollicitations de l’Angleterre, refusa longtemps de s’arranger avec Frédéric en accédant à la convention de Hanovre. Ses défaites l’ayant déterminée à offrir la paix à l’un de ses ennemis dans l’espérance d’accabler l’autre, l’impératrice-reine aimait mieux s’accommoder avec Versailles qu’avec Berlin. Elle offrait de céder à la France Furne, Ypres, Beaumont, peut-être Tournay.

M. de Broglie a raconté tout au long cette négociation, il a eu le mérite d’en révéler le premier les plus curieux incidens, qui étaient restés enfouis dans la poussière des archives. On avait beau démontrer à d’Argenson, pièces en main, que Frédéric négociait secrètement sa paix particulière, qu’il fallait à tout prix le devancer, le gagner de vitesse, il s’obstinait à douter. A tout ce qu’on pouvait lui dire, il répondait « qu’il faut croire le plus tard qu’on peut le mal de la part d’un allié. » C’était pourtant le moment où Frédéric se flattait d’avoir déjà son traité en poche. Certain que la reine Thérèse en passerait par où le roi George voudrait, il remerciait son ministre Podewils de lui avoir commandé en Russie une pelisse de renard : « Nous aurons à l’avenir plus besoin de la peau du renard que de celle du lion. » D’Argenson, qui voulait donner au monde un grand exemple de fidélité, et qui, au surplus, se promettait d’avoir facilement raison de la cour de vienne, ne négocia que pour la forme avec Marie-Thérèse et repoussa ses avances. Ce roi de Prusse, qui s’affublait à son gré de la peau du lion et de celle du renard, n’avait-il pas raison de dire a que le cabinet de Versailles jugeait de tout par passion et selon que la circulation de son sang était embarrassée ou facile, que les gens avisés démêlent les effets dans les causes, que le ministère français était justement le rebours d’un homme sensé[4] ? »

Personne avant M. le duc de Broglie n’avait si bien instruit le procès du marquis d’Argenson, de ses imprudences, de ses maladresses et de ses fautes. Après avoir lu ce piquant récit, il faut se procurer le plaisir du contraste en étudiant les lettres d’affaires, la correspondance politique de Frédéric pendant ces deux années de 1744 et de 1745. C’est là qu’on apprend quelles règles de conduite, quels doutes, quelles défiances, quelles inquiétudes utiles, quelles curiosités salutaires doivent avoir les hommes qui dirigent les destinées d’un pays ; comment ils doivent s’y prendre pour s’épargner les déconvenues, pour réparer leurs échecs, pour amener à composition cette redoutable et mystérieuse puissance que le vainqueur de Friedberg appelait tantôt « sa sacrée majesté le hasard, » tantôt « l’aveugle Providence ou le destin, s’il y en a un. » M. de Broglie se montre fort sévère « pour les historiens salariés par Frédéric ou aveuglés par une sotte admiration pour lui. » Lui-même ne se dérobe pas au charme ; il ne peut s’empêcher d’admirer. Il arrivait à Frédéric comme à tout le monde de se laisser exalter par ses succès et de caresser des chimères. Mais il savait se juger et se résister, revenir de ses erreurs, réviser ses comptes, rabattre de ses prétentions, et se contenter du possible. Ce grand homme de guerre ne l’a jamais faite par entraînement ; il n’a jamais livré que des batailles nécessaires, et il avait le droit de dire « qu’il ne guerroyait que pour parvenir à la paix, qu’il était trop philosophe pour suivre l’impétuosité de ses passions. » Son lumineux et souverain bon sens lui servait à dompter son naturel violent, à mater son imagination fougueuse ; comme il le disait encore, il apprenait à son âme, à coups de bâton, à devenir patiente et tranquille.

C’est dans les cas difficiles que se révèle toute la puissance de son esprit et de sa volonté ; il était de ces hommes que le malheur grandit. Il ne connaîtra que dans la guerre de sept ans les suprêmes détresses ; mais il a connu dès 1745 les dangers pressans et les disgrâces. C’est alors qu’il s’écrie : « J’ai jeté le bonnet par-dessus les moulins ; je me prépare à tous les événemens, et s’il faut périr, ce sera avec gloire et l’épée à la main… J’ai passé le Rubicon, et je veux soutenir ma puissance ou je veux que tout périsse et que jusqu’au nom prussien soit enseveli avec moi… Adieu, divertissez-vous bien là-bas, rassurez les timides, encouragez les bien intentionnés, et soyez persuadé que nous maintiendrons la Silésie, ou que vous ne reverrez que nos os. » Quelques mois plus tard, tout semble perdu. Marie-Thérèse a conclu un traité avec la Saxe pour envahir le Brandebourg et marcher droit sur Berlin. Assailli par deux armées, Frédéric a sujet de craindre que les Russes ne le prennent à dos, et la France l’a abandonné. Il se sauve par un coup d’audace, par l’invasion foudroyante de la Saxe ; il force les portes de Dresde, et il annoncera bientôt à Valori que sa paix est faite : « George Dandin, tu l’as voulu. » Pendant que la France se verra condamnée à batailler avec gloire, deux ans encore, pour obtenir le stérile traité d’Aix-la-Chapelle et pour n’avoir ni Beaumont, ni Ypres, ni Tournay, il emploiera son temps à refaire ses finances et sa Prusse. Il se donnera le plaisir de philosopher sur la sottise des conquérans que travaille la fièvre héroïque, il composera une ode sur la guerre, qui semble avoir été rimée par quelque pauvre citoyen, las de voir ravager sa terre, las de payer le dixième et le dixième du dixième ; et Voltaire, qui le connaît bien, lui écrira : « Cette ode est du roi qui a commencé la noise, qui a gagné, les armes à la main, une province et cinq batailles. Sire, votre Majesté fait de beaux vers, mais elle se moque du monde. Toutefois, qui sait si vous ne pensez pas tout cela quand vous écrivez ? Il se peut très bien faire que l’humanité vous parle dans le même cabinet où la politique et la gloire ont signé les ordres pour assembler les armées. On est animé aujourd’hui par les passions des héros, demain on pensera en philosophe. Tout cela s’accorde à merveille, selon que les roues de la machine pensante sont montées. »

Vers le même temps, le marquis d’Argenson n’était plus ministre ; il l’avait été du 28 novembre 1744 au 10 janvier 1747. Chambrier mandait à Frédéric, le 20 février, que le maréchal de Noailles, le comte de Maurepas, le prince de Conti, les frères Pâris, la marquise de Pompadour, tout le monde s’était ligué pour en finir avec ce pauvre marquis, et que jusqu’aux porteurs de chaises l’appelaient d’Argenson la bête. D’Argenson accusait ses ennemis de l’avoir fait passer méchamment auprès du roi pour un incapable : « Je suis dans le néant de tous les emplois publics et de toute considération. « Il ne songeait pas à se rien reprocher ; il imputait son malheur à de noires jalousies, et particulièrement à son frère, dont la malveillance l’avait desservi.

M. de Broglie se plaint de n’avoir trouvé ni dans les mémoires ni dans la correspondance de Frédéric un jugement sur d’Argenson. Frédéric s’est cependant expliqué suffisamment à ce sujet, dans la lettre qu’il écrivait à Chambrier le 31 janvier 1747 : « Je suis d’opinion, y disait-il, que la France n’a pas perdu grand’chose au marquis d’Argenson, au moins je ne saurais me l’imaginer autrement, et je l’ai toujours pris pour un homme au-dessous du médiocre et de ces sortes d’esprits faibles que, quand ils prennent des préjugés, il n’y a pas moyen d’en faire revenir. » Le plus inappliqué et le plus nonchalant des rois avait eu le caprice de confier le plus important des ministères à un homme de mérite qui n’avait pas l’esprit des affaires et ne devait jamais l’acquérir. Voltaire disait, en opposant Frédéric à Louis XV, « que celui qui met ses bottes à quatre heures du matin a un grand avantage sur celui qui monte en carrosse à midi. » Si l’homme au carrosse s’avise de le faire conduire par un idéologue, il est sûr de rester en chemin, et, s’il ne verse pas, il doit en rendre grâces au ciel.


G. VALBERT.

  1. Marie-Thérèse impératrice (1741-1748), par le duc de Broglie, 2 vol. in. 8°. Paris, 1888 ; Calmann Lévy.
  2. Recueil des traités et conventions conclut par la Russie avec les puissances étrangères, publié par F. Martens. Tome V, page 337. Saint-Pétersbourg.
  3. Politische Correspondenz Friedrich’s des Grossen, t. IV, p. 164 et 165.
  4. Politische Correspondenz Friedrich’s des Grossen, 4e vol., p. 305.