LE MAROC
EN 1844.

LA SITUATION, LES MŒURS, LES RESSOURCES DE L’EMPIRE.

I. – Cuadro geografico, estadistico, historico, politico del imperio
de Marruecos
, por don Serafin Calderon ; Madrid, 1844.
II. — Costumbres de Marruecos ; Algésiras, 1844.
III. — Observaciones relativas à las costumbres de los Moros y Judios
de la ciudad de Tetuan
(manuscrit).

On ne peut se défendre d’un sentiment de tristesse à l’aspect des solutions timides, incomplètes, que reçoivent aujourd’hui en France les questions de politique internationale. Nous venons de conclure avec le sultan Abderrahman une paix qui se borne à remettre en vigueur un traité intervenu, il y a près d’un siècle, entre notre pays et le Maroc ; le problème est replacé, pour tout dire, dans les termes où il se trouvait avant le bombardement de Tanger. En présence d’un tel résultat, on se demande avec découragement à quoi il tient que la France paraisse désormais incapable de grandes choses ; est-ce aux institutions nouvelles qu’il s’en faut prendre, ou aux hommes qui nous gouvernent en vertu de ces institutions ? Cependant, lorsque au-delà du détroit on voit un ministre, appuyé sur le patriotisme résolu du parlement, poursuivre, en dépit des embarras intérieurs les plus compliqués et les plus graves, l’entreprise qui aura pour effet d’ouvrir la Chine à l’Europe, il est impossible qu’on sente faiblir sa foi dans le régime représentatif. On comprend plutôt quelle force irrésistible il doit donner dans une cause juste, quand on se préoccupe uniquement d’étendre les conquêtes légitimes de la civilisation, puisque, dans cette guerre immorale dont le commerce de l’opium était le but immédiat, il a mis sir Robert Peel en état de réaliser son gigantesque dessein. Non, ce n’est pas le régime constitutionnel qui abaisse les hommes, mais les hommes qui abaissent le régime constitutionnel.

Le cabinet a conclu la paix avec le Maroc ; certes, si, en poursuivant leurs victoires, nos marins et nos soldats avaient dû nécessairement provoquer une guerre générale, nous ne blâmerions pas le gouvernement d’avoir voulu prévenir une telle conflagration ; mais avant de rappeler nos troupes, ne pouvait-on pas, du moins, stipuler des conditions formelles et précises dans l’intérêt de notre commerce, au lieu de remettre en vigueur un vieux traité qui, en dernier résultat, ne lui a valu jamais qu’une protection illusoire ? Ne pouvait-on pas stipuler ces conditions dans l’intérêt du commerce européen tout entier ? Ne pouvait-on pas, enfin, tout en se montrant plus généreux que l’Angleterre, faire pour l’Europe, au Maroc, ce que l’Angleterre a fait en Chine ? Dans cette Revue même, il y a quatre ans[1], cette grande question a été hardiment débattue ; on y a, de la façon la plus nette, indiqué la solution qu’elle doit recevoir, on y a prouvé qu’aux portes mêmes de nos possessions d’Afrique, la barbarie marocaine ne peut plus long-temps se maintenir, mystérieuse et menaçante, toujours prête à nous susciter les périls et les embarras. Si dans la lutte décisive, qu’il ne dépend d’aucune puissance humaine de prévenir, entre cette barbarie et la civilisation chrétienne, la France abandonne le premier rôle, un autre peuple se rencontrera, n’en doutez point, qui n’hésitera pas à s’en emparer. Prenez garde : rien que pour conserver Gibraltar, L’Angleterre a besoin d’agrandir et de multiplier au Maroc ses relations, qui, aujourd’hui même, forment déjà les deux tiers de celles qu’y entretient l’Europe entière. L’Angleterre envie Ceuta, qui, entre les mains de l’Espagne régénérée, pourrait lui disputer la domination du détroit. Il y a vingt-cinq ans, elle méditait, — un écrivain de Madrid, don Serafin Calderon, nous dévoile, jusque dans les moindres détails, des plans qu’elle est loin d’avoir abandonnés, — de jeter à Tétuan une colonie d’Irlandais, de façon à isoler du continent africain cette même ville de Ceuta, que ses vaisseaux bloqueraient par la Méditerranée. Elle comprend, elle est sûre d’avance que le commerce de l’Afrique centrale, maintenant interdit à l’Occident, appartiendra au peuple qui s’ouvrira le Maroc. Hier encore, quand nous pouvions forcer la barrière, on a vu par quels transports de colère se sont manifestées ses inquiétudes, on a vu, quand nous avons laissé échapper l’occasion, de quelle satisfaction vive elle a été tout à coup saisie L’Angleterre a pourtant la conviction que la barrière ne peut plus long-temps rester debout : qui nous répond que, d’un moment à l’autre, elle ne prendra point cette magnifique initiative, à laquelle nous venons de renoncer ?

Ce n’est point ici, d’ailleurs, une simple question de commerce ; il ne s’agit pas seulement de livrer des marchés immenses à l’industrie européenne : c’est plus haut et plus loin qu’il faut regarder. Est-il vrai que, dans cet empire du Maroc, la violence du despotisme ou sa faiblesse non moins dissolvante, la décadence absolue de tout ce qui fait vivre un peuple, — la religion, les lois, les mœurs privées, les mœurs publiques, l’industrie, le commerce, l’agriculture, les arts, les sciences, — la dépravation de la société, en un mot, partout où cette société n’est point retournée à l’état sauvage, appelle énergiquement de nouveaux principes, de nouvelles idées, de nouvelles mœurs qui relèvent les races maures et arabes de leur abjection séculaire, et parviennent à les régénérer ? Ceux qui, par les publications dont le Maroc a été l’objet en France, en Angleterre, en Allemagne, savent à quoi s’en tenir sur ce pays étrange, comprennent bien qu’il ne peut à l’avenir demeurer fermé à la civilisation de l’Europe. Par les faits nombreux que nous apportent les livres tout récemment publiés en Espagne, nous essaierons de dissiper les doutes qui pourraient subsister encore. Depuis que la question du Maroc a pris ces grands développemens qui préoccupent aujourd’hui l’Europe, l’Espagne n’a publié que deux livres sur ses voisins d’Afrique, mais deux livres remplis de renseignemens positifs, de renseignemens si complètement nouveaux, qu’on les chercherait en vain dans les autres ouvrages, quels qu’ils soient, dont le Maroc a partout ailleurs fourni le sujet. Le premier, Costumbres de Marruecos (Coutumes du Maroc), a paru sans nom d’auteur, à Algésiras, en face même du pays maure ; c’est un simple essai, écrit sans prétention et fort court, mais substantiel et presque toujours intéressant. Le second est de beaucoup le plus important et le plus considérable ; c’est l’ouvrage de Serafin Calderon, Cuadro geografico, estadistico, historico, politico y militar del imperio de Marruecos[2]. M. Calderon est un des professeurs les plus distingués de l’Athénée de Madrid ; la province d’Orense vient de l’envoyer aux cortès. Le jeune député aurait écrit un livre excellent si, avec le soin qu’il a mis à s’occuper de l’histoire, de la topographie et de la statistique de l’empire, il avait traité la question religieuse et politique, si, pour tout dire enfin, il s’était montré philosophe et publiciste en même temps qu’économiste et historien. Telle qu’elle est cependant, son œuvre est la meilleure qui ait paru encore sur la barbarie marocaine ; et comme, à notre avis elle constitue un titre sérieux, nous conseillons vivement à M. Calderon de la reprendre pour la compléter.

M. Calderon s’est attaché principalement à indiquer les causes qui ont entraîné, au Maroc, la ruine de la société musulmane ; c’est là aussi notre but, mais c’est surtout la ruine ou plutôt les ruines que nous voulons décrire ; on verra clairement l’impuissance où se trouve, au Maroc, la société musulmane de se relever elle-même et de se reconstituer. Le tableau douloureux que nous allons tracer ne renfermera point un seul fait dont nous ne puissions prouver la rigoureuse exactitude, non pas seulement par les témoignages de M. Calderon et de l’auteur des Costumbres de Marruecos mais par ceux de plusieurs condamnés politiques, officiers, généraux, membres des cortès, déportés en 1823 aux présides de Ceuta, de Melilla, du Peñon de la Gomera et d’Alhucemas, dont nous avons recueilli les observations et les souvenirs. Après bien des jours d’une rude captivité, quelques-uns parvinrent à tromper la surveillance de leurs gardiens, ils se réfugièrent à Tétuan, où ils attendirent la mort du roi Ferdinand vii. C’est à l’un d’eux, à un ancien député de Navarre, que nous devons un manuscrit auquel nous emprunterons de curieux détails sur les coutumes des Maures et des Juifs. Aux termes des vieux traités existant entre l’Espagne et le Maroc, le ministre Calomarde réclama l’extradition des proscrits. L’empereur Abderrahman éluda les sollicitations du cabinet de Madrid, et, à ce sujet, il faut le dire, les réfugiés espagnols ne furent pas un seul instant inquiétés.

Au reste, à l’entrée de l’Afrique, cette ville de Ceuta, d’où ils venaient de s’enfuir, résume à elle seule la civilisation chrétienne et l’attitude peu digne que celle-ci a jusqu’à ce jour gardée vis-à-vis de l’islam. Ceuta est une ville charmante, une ville européenne. Par ses rues alignées au cordeau et comme une vraie mosaïque, par ses maisons blanches et bien bâties, gracieusement disposées en amphithéâtre, elle contraste avec les mosquées noires, les habitations étroites, incommodes, obscures de Tétuan, que les beaux soleils de la Méditerranée laissent apercevoir au loin sur la côte. Depuis trois siècles, Ceuta possède quatre lignes admirables de fortifications, faisant face au Champ du Maure, el Campo del Moro ; mais, en dépit de ses quatre rangs de batteries qui, en 1840, arrachaient à lord Londonderry ces paroles adressées au gouverneur de la ville : « Vous pouvez affirmer que vous commandez la plus forte place du monde, » Ceuta, il y a sept ans à peine, s’est laissé prendre sa propre banlieue par les Arabes, un territoire dont elle jouissait avant le roi Ferdinand V, et qui lui est nécessaire comme l’air à la poitrine de l’homme[3]. Reléguée dans une sorte de presqu’île, avec ses deux présides, où regorgent par centaines les condamnés politiques, et par milliers les criminels vulgaires, avec ses bastions, ses casernes, ses magasins de poudre et de munitions de guerre, Ceuta s’est d’elle-même condamnée à une complète impuissance. Elle est pourtant située aux flancs d’Abila, comme Gibraltar aux flancs de Calpé ; mais tandis que le géant européen, gardant les clés du détroit dans ses cavernes hérissées de canons, domine la Méditerranée et l’Atlantique, son frère d’Afrique étend son autorité à peine aussi loin que peut aller son ombre. Si, en effet, vous descendez à sa base, à la ligue de démarcation qui sépare la colonie espagnole du pays maure, vous trouverez en présence l’Europe et l’Afrique, la barbarie de celle-ci, la civilisation de celle-là, aussi étrangères l’une à l’autre que si elles avaient entre elles tous les sables du Sahara. Au-delà du fossé, gravement assis sous un palmier sauvage, les jambes croisées, sa grande arquebuse suspendue à l’arbre, un garde de l’empereur, un soldat de l’Almagasen, fixe, en fumant sa pipe, un regard sombre sur un pauvre fantassin du provincial de Valence ou de Séville, qui, de son côté, blotti dans sa guérite et appuyé sur son escopette, le regarde de travers et d’un air méfiant. De cinquante pas en cinquante pas, vous rencontrez ainsi, dans la personne de leurs factionnaires, l’Espagne et le Maroc s’entre-regardant sans mot dire. Et quelles idées pourraient-ils donc se transmettre qui leur fussent communes ? Dans quelle langue se pourraient-ils parler, qu’ils soient tous deux capables d’entendre ? De la langue arabe, la péninsule catholique n’a jamais su que les mots laissés dans la sienne par les conquérans qui ont fondé l’Alhambra et l’Albaycin, et quant à la langue espagnole, il y a bien long-temps déjà que l’Arabe du Maroc, le fils dégénéré de ces conquérans, l’a tout-à-fait oubliée.

Si, le long de la ligne, le silence est parfois troublé, c’est par une détonation qui se fait brusquement entendre ; c’est le soldat musulman qui, sans se lever, abat d’un coup d’arquebuse, sur le territoire espagnol, un taureau que la faim a poussé en vue des gras pâturages usurpés, il y a sept ans, par les Maures. Que le gouverneur de Ceuta tolère l’insulte ou se plaigne au pacha de Tetuan, peu importe : il est hors d’exemple qu’en un tel cas l’insulte soit réparée. Ne diriez-vous pas l’époque où Charles II envoyait un grand d’Espagne à Méquinez pour supplier le kalife, cet empereur de forbans et de pirates, de ne point inquiéter ses galions revenant du Nouveau-Monde, à leur entrée dans les eaux de Gibraltar ou de Cadix ? Mais ce n’est pas seulement de la situation ou, si l’on veut, de l’attitude de l’Espagne à l’égard du Maroc qu’il s’agit ici ; il faut embrasser d’un coup d’œil les relations diplomatiques de tous les peuples européens avec ce pays depuis le XVIe siècle, depuis la fin des guerres de race. On verra que, durant trois cents ans, aucun de ces peuples n’a conclu de traité que, dans l’intérêt de son industrie et de son commerce, il ne soit aujourd’hui obligé de renouveler. Est-il vraisemblable que les nations européennes s’en tiennent à de vieilles conventions, très mesquines, très précaires, et que repousse absolument l’esprit public de l’époque où nous vivons ? Non, évidemment ; les unes et les autres, celles du moins dont l’ambition est servie par une certaine puissance, ne manqueront point d’exiger tôt ou tard des conditions plus favorables, plus conformes à la supériorité définitive de la civilisation chrétienne sur le régime de l’islam. En présence de ces propensions ou, pour mieux parler, de ces besoins irrésistibles, on comprendra, nous l’espérons, que vis-à-vis d’Abderrahman et entre les nations européennes elles-mêmes, la question peut à chaque instant se reproduire avec tous ses périls, avec toutes ses difficultés ; on comprendra que, dès maintenant, il eût mieux valu débattre et régler avec le sultan les conditions précises auxquelles l’Europe entière pourrait avoir, pour son industrie et pour son commerce, le libre accès du Maroc.


I. — des relations diplomatiques du maroc avec les puissances chrétiennes.

Toutes les nations chrétiennes, si l’on excepte la Prusse et la Russie, qui n’ont pas encore paru sur les côtes d’Afrique, et la France qui a souvent sacrifié ses intérêts à sa dignité, ont, depuis le XVIe siècle, consenti à payer tribut à l’empereur du Maroc. C’est pour assurer un peu de sécurité à leur navigation, à l’embouchure si dangereuse des fleuves de Larache, de Salé, de la Marmora, par où les rapides chebecks des pirates pouvaient à l’improviste fondre, comme l’éclair, sur leurs navires, ou bien, après une défaite, se soustraire complètement à leur vengeance, que la plupart des puissances civilisées, grandes et petites, ont traité à des conditions si humiliantes avec les sultans. Par sa position géographique, l’Espagne se vit forcée d’entamer les négociations ; le plus fier de ses rois, Philippe II lui-même, envoya un grand, don Pedro de Venegas, supplier le sultan de Fez de lui vouloir bien rendre le corps de son neveu, l’héroïque dom Sébastien de Portugal. Sous Philippe III, une révolution ayant tout à coup relégué le sultan à Ségovie, un traité fut conclu avec ce xherif, qui s’engageait à livrer Larache et plusieurs lieues de terrain, dans les environs de toutes les places espagnoles, à la condition qu’on lui fournît une somme énorme en ducats, six mille arquebuses, et en général tout ce dont il avait besoin pour reprendre possession de son trône. Le sultan repassa le détroit, ressaisit sa couronne, et il va sans dire qu’il refusa nettement de remplir les obligations contractées envers le roi catholique. Avant la fin de son règne, la guerre civile se ralluma, et continua, sous ses successeurs, à désoler l’empire pendant cent cinquante ans environ. Certes, durant ce siècle et demi, l’Espagne aurait pu venger aisément ses vieilles injures ; mais l’Espagne s’épuisait à exploiter l’Amérique, à opprimer le Portugal, l’Italie, les Flandres, à fomenter en France les troubles et les conspirations : sous le dernier roi de race autrichienne, elle s’engourdissait profondément dans un marasme entrecoupé d’émeutes ; plus tard, elle se débattait dans les guerres de la succession. L’Espagne ne songea qu’en 1767 à établir avec le Maroc des relations formelles ; un traité fut conclu ou, pour mieux parler, fut convenu, car, après des négociations sans fin, entremêlées de rencontres à main armée et de contestations sanglantes, ce traité ne reçut qu’en 1798 sa sanction définitive à Méquinez. Comme les autres nations de l’Europe, l’Espagne s’assujétissait à des présens annuels, qui pourtant ne s’élevaient qu’à une valeur de 1,000 duros, 5,000 francs environ. Il est vrai qu’à tout changement de consul, elle devait en outre payer à l’empereur 12,000 duros. L’Espagne, au moment où commencèrent les pourparlers, était gouvernée par Charles III, un grand prince qui, par malheur pour sa gloire, n’a pas eu de bons ministres. À ses négociateurs, Charles III donna pour mission de sauver le plus possible la dignité de leur pays. Il fit expressément stipuler dans le traité que, si l’Espagne consentait à faire quelques présens à l’empereur, c’est que, de son côté, celui-ci s’obligeait à protéger des couvens qui alors se fondèrent à Tanger, à Larache, à Méquinez, et jusqu’à Maroc. Charles III ne négligea rien pour inspirer à ses barbares voisins le respect de la nation espagnole ; il fit bâtir à Tanger un palais magnifique pour son consul, et le traitement de cet agent dépassa toujours, sous son règne, 6,000 duros ou 30,000 francs. Ce traitement aujourd’hui n’est pas même de 3,000 duros ; il ne suffit point à l’entretien du consul et à celui de sa maison : comment le représentant de l’Espagne aurait-il pu conserver à Tanger l’influence vraiment prépondérante qu’il y exerçait sous Charles III ? Cette influence est en ce moment tout-à-fait annulée dans un pays où, du cadi au sultan, l’oreille du grand ne s’ouvre à personne, si d’abord on n’a frappé l’œil par l’aspect de l’or. On peut hardiment prétendre que si, en 1837, le consul espagnol avait été un peu plus riche, s’il avait pu, avec quelques centaines de duros, neutraliser la malveillance de deux ou trois pachas tout-puissans, jamais les Maures n’auraient consommé cette usurpation odieuse du territoire de Ceuta, qui hier encore formait, et peut former de nouveau demain, l’objet de graves contestations entre le cabinet de Madrid et l’empereur. À Tétuan et dans les autres villes de la côte, l’Espagne a des vice-consuls ; mais, en vérité, on ne sait trop jusqu’ici en quoi ils lui sont utiles. On se fera une idée de leur crédit et de la considération dont ils peuvent jouir, pour peu que l’on songe à ce malheureux Victor Darmon, si cruellement mis à mort, et sans la moindre forme de procès, par un soldat nègre de la garde du sultan.

Comme l’Espagne, le Portugal, situé à l’extrémité orientale de la péninsule ibérique, a toujours eu des querelles à débattre avec les Maures. Nous nous trompons ; depuis l’époque où il a perdu ses magnifiques établissemens de la côte d’Afrique, depuis qu’en 1769 l’empereur Mohamad lui a repris Mazagan, sa dernière place et son dernier pouce de terrain, le Portugal ne s’est plus sérieusement préoccupé de cette race arabe, qu’il a si opiniâtrement et si long-temps combattue. Il y a mieux : le Portugal aujourd’hui entretient avec l’empereur de vraies relations de courtoisie et de bon voisinage. Tous les ans, Abderrahman envoie à Lisbonne de beaux chevaux, et quelques-uns de ces animaux féroces dont on s’empare à l’entrée du Sahara. Il sait bien, le rusé Arabe, qu’en échange il doit recevoir des présens qui paieraient un troupeau de cavales et une ménagerie entière de tigres, de panthères et de lions.

Sous la reine Élisabeth déjà, l’Angleterre commençait à trafiquer sur les côtes du Maroc ; ce n’est pourtant qu’à dater du roi George Ier qu’elle y a fait de considérables opérations. Le premier traité intervenu entre le Maroc et l’Angleterre a été conclu en 1720 ; il a été renouvelé en 1760 et en 1805. La Grande-Bretagne n’a jamais accepté ouvertement le tribut ; mais qu’importe le mot au prince barbare, pourvu qu’aux trésors qui d’année en année s’accumulent à Méquinez la Grande-Bretagne apporte aussi son contingent ? Si l’Angleterre ne paie pas de tribut, elle grossit à elle seule, en présens de toute espèce, plus que toutes les autres nations, le budget des recettes impériales. En 1815, le parlement a fait publier le tableau des subsides payés à l’étranger, de 1797 à 1814, pendant les guerres contre la France. Le Maroc y figure pour une somme de 16,177 livres sterling, et encore n’y faut-il point comprendre les 10,000 duros que le consul anglais de Tanger dépense chaque année en présens pour les ministres de l’empereur. Ce n’est pas tout : on sait déjà depuis long-temps qu’en fait de poudre et de munitions de guerre, les Maures s’approvisionnent à Gibraltar ; ce qu’on ne sait point, c’est que de tout temps, même durant la guerre qui s’achève, l’Angleterre, — M. Calderon l’affirme, — a gratuitement livré ces munitions aux agens de l’empereur. C’est là un fait notoire à Gibraltar, à Algésiras, à Tanger, sur les deux bords du détroit, et que nous pourrions prouver par les plus authentiques témoignages. On ignore encore les avantages spéciaux que l’Angleterre n’a pu manquer de stipuler en retour d’une telle générosité. L’avenir nous dira bientôt, sans aucun doute, le dernier mot de la diplomatie anglaise ; ce sont les marchands et les armateurs de la Grande-Bretagne qui se chargeront de nous expliquer la lettre jusqu’ici demeurée secrète des traités de 1729, de 1760 et de 1805.

L’empire d’Autriche, à l’époque où il se nommait l’empire d’Allemagne, s’était mis aussi, et depuis long-temps, en communication avec le sultan africain. Déjà, au commencement du XVIIe siècle, Rodolphe II avait envoyé un ambassadeur en titre à l’empereur Abu-Fers ; c’était un Anglais nommé Shirley, à qui le prince maure fit le plus brillant accueil. Cent quatre-vingt ans après, en 1784, le sultan Sidi-Mohamad envoya lui-même un ambassadeur à Joseph II, pour renouveler un traité conclu par Shirley, et que l’on a modifié depuis toutes les fois que la fortune de l’Autriche a éprouvé un changement notable. En 1815, l’empereur François, ayant pris possession de Venise, s’engagea formellement à payer au Maroc le tribut annuel de 10,000 sequins auquel, en 1765, s’était soumise cette vieille république de marchands. À dater de 1815, cependant, les rapports officiels ont complètement cessé entre le Maroc et l’Autriche ; celle-ci n’a plus de consul à Tanger ; ses nationaux s’y réclament au besoin du premier consul européen qui les veut bien protéger. C’est presque toujours, même depuis la mort de Ferdinand VII, au consul espagnol que les Autrichiens ont eu recours. En même temps qu’elle retira son consul, l’Autriche cessa de payer le tribut. Abderrahman en ressentit un si vif dépit, qu’il fit essuyer les dernières avanies à tous les sujets autrichiens qui avaient affaire dans son empire. On sait qu’en 1829 une escadre, commandée par l’amiral Bandiera, fut chargée d’en tirer vengeance ; mais, après avoir lancé quelques boulets contre les villes de la côte, l’Autriche accepta la médiation du Danemark, et, en février 1830, un traité nouveau, abrogeant de tout point les anciens, fut conclu entre l’empereur et le Maroc. On ne connaît pas encore en quoi ce traité consiste ; nous pouvons affirmer néanmoins que l’Autriche n’a rien stipulé pour son commerce ; elle s’est bornée à déclarer qu’à l’avenir elle entendait ne plus payer le tribut.

Les relations de la Hollande avec le Maroc ont commencé en même temps que celles de l’Autriche. Ce fut aussi le sultan Abu-Fers qui, en 1604, envoya à La Haye le Juif espagnol Pacheco pour s’entendre avec les états-généraux. Pacheco mourut en Hollande ; les gazettes de l’époque rapportent que les honneurs funèbres lui furent décernés, ni plus ni moins qu’à un véritable ambassadeur. En 1684, un autre Juif conclut au nom du sultan, avec les Provinces-Unies, un traité qui depuis a été renouvelé à trois reprises différentes, en 1732, en 1755, et en 1778. Aux termes de ce traité, la Hollande était obligée de payer tous les ans 15,000 duros au sultan ; mais en 1815, au moment où les Pays-Bas furent érigés en royaume, le roi Guillaume envoya tout exprès un de ses généraux au sultan Muley-Soliman pour lui signifier qu’il cessait d’être son tributaire. C’est précisément cette détermination du roi Guillaume qui, plus tard, décida l’Autriche à ne plus acquitter la subvention de 10,000 sequins qu’elle s’était imposée, en 1815, au nom de Venise.

La France est venue tard au Maroc, c’est en 1693 seulement, sous Louis XIV, qu’elle y a envoyé son premier négociateur, qui, presque aussitôt après son arrivée, rentra en Europe. La France de l’ancien régime n’a conclu son traité qu’en 1767. Ce traité ne stipulait ni tribut, ni présent ; c’est assez dire que nos affaires au Maroc étaient à peu près nulles. C’est pourtant ce traité de 1767, quelquefois renouvelé avant les différends survenus au sujet de nos possessions d’Afrique, mais sans que de part ni d’autre on y attachât une grande importance, que les conventions récentes remettent en pleine vigueur. M. Guizot pense-t-il que notre commerce lui en doive témoigner une bien vive gratitude ?

Le Danemark et la Suède ont traité presque à la même époque avec le Maroc, l’un en 1753, l’autre dix ans après environ. Le Danemark se soumit a un tribut de vingt-cinq mille duros qu’il a payé jusque dans ces derniers temps ; à cette condition, le Danemark obtint un privilége exclusif pour une compagnie qui s’établit sur les côtes de l’Océan, de Salé à Saffi. Dans les quatorze premières années de sa fondation, la compagnie danoise était parvenue à un assez haut degré de prospérité ; ce sont les entreprises hasardeuses, et, en dernier résultat, le défaut de capitaux qui ont précipité sa ruine. Aujourd’hui encore, le privilége subsiste ; mais rien n’annonce que l’on songe à l’exploiter. À la première nouvelle qu’il a reçue de notre expédition contre Tanger, le Danemark a d’ailleurs notifié au sultan qu’il entendait à l’avenir ne plus acquitter le moindre tribut. C’est également le parti qu’a pris la Suède, dont la subvention annuelle avait été fixée en 1763 à vingt mille duros. Peu de temps, il est vrai, avant de tomber sous le coup de pistolet d’Ankastroem, Gustave III avait déclaré qu’il ne voulait plus envoyer l’argent suédois au Maroc. On n’avait pourtant pas osé tout-à-fait rompre avec les barbares ; tous les deux ans, de la mort de Gustave III à 1803, la cour de Stockholm envoyait à l’empereur des présens considérables. En 1803, la Suède, engagée dans la guerre contre la France, craignit que le sultan ne se portât envers ses nationaux à des avanies qu’elle ne pourrait ni prévenir ni venger, elle se résigna à renouveler le traité de 1763. Chaque année, jusqu’au moment où, de concert avec le Danemark, elle s’est décidée à garder et son argent et ses présens, elle versait dans les caisses de l’empereur vingt mille duros, sans compter quatre ou cinq cents duros consacrés à gagner les bonnes graces du pacha de Tanger. Pour rendre l’humiliation de la Suède plus manifeste encore, le pacha avait stipulé une condition étrange : c’était en public que le consul suédois acquittait le tribut, au milieu d’une grande fête musulmane, l’Ansara, qui se célèbre en été le même jour que la Saint-Jean, avec laquelle on verra qu’elle a de singulières analogies.

Après la Suède vint la Toscane, qui n’entama qu’en 1778 de sérieuses négociations avec le Maroc. Le traité qu’à cette époque la Toscane a conclu avec le sultan Sidi-Mohamad est le seul, il faut le dire à l’honneur du grand-duc Léopold, où une puissance chrétienne se soit, avant le XIXe siècle, préoccupée des intérêts de l’humanité. Indigné que les navires toscans qui venaient trafiquer sur ses côtes ne s’assujettissent envers lui à aucun subside, Sidi-Mohamad en fit capturer deux, et réduisit en esclavage équipages et passagers. Le grand-duc Léopold chargea le fameux Acton d’aller à la tête d’une escadre, non-seulement délivrer les captifs, mais stipuler qu’à l’avenir tous les esclaves chrétiens seraient livrés aux agens consulaires dès que ceux-ci offriraient une rançon. Acton parvint à conclure son traité, qui n’a pas moins de douze articles ; mais ce sont là des conventions qui, à vrai dire, n’ont jamais reçu la moindre exécution. La Toscane, aujourd’hui, ne fait presque plus d’affaires au Maroc ; c’est du consul danois que se réclament habituellement ceux de ses nationaux qui s’aventurent encore à Tanger, à Tétuan et dans les autres villes de la côte.

C’est aussi avec Sidi-Mohamad que les États-Unis d’Amérique traitèrent dès 1786 ; néanmoins on ne s’entendit définitivement qu’en 1795, sous le règne de Muley-Soliman, oncle et prédécesseur du sultan actuel. Les États-Unis ne s’obligèrent point au tribut, et cependant leurs présens s’élèvent à une valeur annuelle de 15,000 dollars environ. Les conventions de 1795 devaient durer cinquante années lunaires ; c’est à la fin de 1843 qu’elles ont expiré, et, à l’heure qu’il est, les États-Unis sont en instance auprès de l’empereur pour négocier de nouvelles stipulations. Les jeunes républiques de l’Amérique méridionale et centrale ont aussi envoyé une espèce de représentant à Tanger ; mais ces états font encore trop peu d’affaires au Maroc pour que leur agent y puisse avoir le moindre crédit.

En 1820, la Sardaigne, ayant pris possession de Gênes, se vit forcée de composer avec Muley-Soliman ; cette année-là même, les bases d’une convention commerciale furent discutées et arrêtées ; le traité cependant ne fut conclu qu’en 1825. En 1825, le gouvernement sarde établit un consulat-général à Tanger. La vieille Gênes, du reste, avant que les autres nations européennes songeassent à trafiquer au Maroc, y jouissait d’une sorte de trêve qui, à vrai dire, équivalait à un traité de paix. Au moyen-âge, un spéculateur génois exploitait avec de grands avantages les bois de construction de l’Atlas. À cette époque déjà, l’empereur de Maroc avait à Gênes un chargé d’affaires, le seul qui, à poste fixe, ait jamais résidé en Europe. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que, depuis la déchéance de l’antique république ligurienne, le représentant de la barbarie africaine n’ait pas été rappelé. Ce chargé d’affaires est accrédité auprès du roi de Sardaigne, mais c’est encore à Gênes qu’il remplit ses fonctions, qui aujourd’hui, à la vérité, n’exigent point des relations fréquentes avec la cour de Turin.

Le royaume des Deux-Siciles a été le dernier à négocier avec le Maroc. Par l’intermédiaire du consul britannique, les Deux-Siciles conclurent, en 1827, un traité qui est demeuré une lettre morte. Les intérêts napolitains sont si peu protégés au Maroc, que la cour de Naples ne vient à bout d’empêcher les plus grandes avanies qu’en adressant à l’empereur de continuelles menaces d’armement. On se rappelle celui qui, en 1834, a été sur le point de se diriger sur Tanger. Vers la fin de la restauration également, la ville anséatique de Hambourg a essayé de prendre position sur les côtes méditerranéennes ; aujourd’hui même, elle a pour chargé d’affaires le consul portugais. Avant Naples et Hambourg, en 1817, la Prusse avait fait faire, par le consul de Suède, quelques ouvertures au sultan Muley-Soliman, qui les accueillit avec une faveur marquée ; on ne comprend pas facilement, quand on pense que la marine prussienne se réduit à une seule frégate, que la cour de Berlin ait voulu entrer en rapports avec l’empereur, ni que celui-ci en ait éprouvé une joie si vive. Quoi qu’il en soit, en 1817, précisément, s’allumèrent au Maroc les guerres civiles qui ont abouti à l’avénement du sultan actuel, la Prusse fut contrainte de suspendre ses négociations, que depuis lors elle n’a pas songé à reprendre.

Tels sont les rapports officiels qui, dès le moyen-âge, ont subsisté entre la chrétienté et ce pays du Maroc, où l’islam a contracté ses plus sauvages allures. Pour tous les peuples, on le voit, la situation est intolérable ; il faut toujours mettre à part l’Angleterre, la seule nation qui ait des traités sérieux, la seule qui soit en état d’obtenir de meilleures conditions. Comme les autres nations, du reste, l’Angleterre se soumettait, avant notre dernière expédition, au cérémonial humiliant par lequel de tout temps Abderrahman a témoigné de sa haine pour le nom chrétien. Avant notre dernière expédition, les affaires diplomatiques se débattaient à Tanger avec le pacha, qui en référait aux wasyrs ou aux ministres du sultan. Cependant, si la contestation avait la moindre importance, il la fallait soumettre à l’empereur lui-même. Le consul intéressé lui adressait une requête écrite en arabe littéral ou koranique par un taleb, espèce d’érudit musulman attaché au service des légations. Or, comme le taleb se serait fait scrupule d’apprendre les langues européennes, le consul lui expliquait ses désirs ou ses intentions par l’intermédiaire d’un Juif, qui, soit mauvaise volonté, soit ignorance, les dénaturait souvent d’une façon à peu près complète. La dépêche ainsi rédigée, on l’envoyait à Maroc, où à Fez, ou à Méquinez, ou à toute autre ville dans laquelle résidait le sultan, ou bien encore au douair, au camp où il avait fait dresser sa tente impériale Dès qu’il avait jugé à propos de prendre connaissance de la requête, le sultan envoyait à Tanger un officier chargé de s’entendre avec le consul. S’il se décidait à trancher lui-même l’affaire, le consul était mandé auprès de lui. Être reçu à la cour du Maroc, c’était la plus grande faveur ; il est vrai que l’infidèle la payait en raison même de l’honneur que l’on croyait lui faire en la lui accordant. Au consul qui devait entreprendre un tel voyage, le sultan donnait une escorte nombreuse, commandée par un alcaïde ; c’était le consul qui défrayait l’escorte, sans compter un présent de cinquante à cent duros, qu’il se voyait obligé de faire à l’alcaïde et un autre de cinq à dix duros à chacun des soldats. Sur son chemin, il ne traversait point de douairs dont les chefs ne lui vinssent offrir en abondance des vivres qu’il payait au triple de la valeur Du moment où il arrivait auprès de l’empereur, celui-ci se chargeait de le nourrir ainsi que sa suite, mais la munificence musulmane exigeait en retour de si riches présens, que l’infortuné consul eût cent fois mieux aimé subvenir lui-même à son entretien. À quoi bon dire, d’ailleurs, qu’avant notre dernière campagne les choses se devaient ainsi passer ? Grace à la paix que l’on nous a faite, Abderrahman sera parfaitement libre de ne modifier en rien les rapports qu’il lui convient d’avoir avec les Européens. Abderrahman est un vrai sultan du XVIe siècle. Pour que l’on en soit convaincu, il suffit de raconter les convulsions effroyables d’où il est sorti empereur. On verra combien peu, au Maroc, depuis l’expédition où a disparu l’infortuné roi dom Sébastien de Portugal, l’esprit public et les mœurs ont changé.

II. — guerres civiles. — avénement d’aberahman.

La succession au trône plus capricieusement établie que dans tout autre pays musulman, le grand nombre d’enfans mâles que laissent après eux les empereurs, l’esprit de rapine et de turbulence qui travaille les races arabes, telles sont les causes qui du soir au lendemain peuvent armer les unes contre les autres les populations du Maroc. Il y a trois siècles à peine, la couronne du Maroc était réellement élective, comme le veut la loi du prophète. Aujourd’hui, le peuple est forcé d’accepter le maître que lui impose la volonté d’un seul homme ou celle d’un très petit nombre d’oligarques ; depuis un temps immémorial, le sceptre est fixé dans une seule famille, et pourtant c’est encore par une sorte d’élection qu’il est transmis, soit que de son vivant l’empereur se choisisse un successeur entre les mains duquel il dépose la souveraine puissance, soit qu’il le désigne dans son testament, soit enfin qu’après sa mort une vingtaine de nobles proclament le prince qui doit hériter de l’empire : ce prince est toujours choisi dans la dynastie des Muley. On peut juger s’il est aisé de faire un choix parmi des centaines de compétiteurs, ambitieux et remuans, qui d’ailleurs se voient exposés à tout perdre, si l’on se refuse à leur tout donner. Le nouveau sultan ne règne qu’à la condition de réduire de nombreux et opiniâtres soulèvemens ; c’est dans la ruine absolue et dans le sang des rebelles que s’étouffent les rébellions. Il est sans exemple que de telles collisions n’aient point duré des années entières, et pendant ces années-là le gouvernement civil est de fait complètement suspendu. Peu importent les vols, les assassinats, les vengeances particulières, les exactions de toute espèce ; c’est un compte hideux où s’accumulent les crimes les plus odieux et les plus lâches, et qui, après la victoire, se règle tout simplement par l’implacable proscription des vaincus. Les populations du Maroc se divisent alors en deux classes bien distinctes, celle des oppresseurs et celle des opprimés : d’une part, les races musulmanes qui, avec des chances diverses, se disputent la prééminence politique ; de l’autre, les renégats, les Juifs et autres parias dont le concours est repoussé par les parties belligérantes qui se ruent sur eux comme sur des ennemis communs envers lesquels on n’est pas même tenu de conserver le moindre sentiment humain. Le seul moyen de salut qui reste alors aux proscrits, c’est d’implorer un asile dans la maison de quelque Maure puissant qui les accueille avec leur famille. Si le protecteur qu’ils se sont donné est généreux et loyal, ils n’ont plus guère d’autres périls à courir que ceux auxquels il est exposé lui-même. C’est là un cas extrêmement rare ; presque toujours ils se doivent estimer fort heureux qu’on leur veuille bien laisser la vie sauve au prix de leurs terres et de leurs capitaux.

La dernière crise a duré huit ans ; c’est celle d’où Abderrahman est sorti empereur. Il n’y en a jamais eu peut-être qui ait fait mieux ressortir les perfides et féroces instincts dont se compose le caractère des Arabes du Maroc. Las de régner et désirant prévenir les catastrophes que tout changement de règne appelle sur le pays, le sultan Muley-Soliman abdiqua en faveur du plus âgé de ses fils, Muley-Ibrahim. À peine monté sur le trône, le nouveau sultan vit la tribu des Shilogs lever contre lui l’étendard de la révolte ; à la première campagne qu’il entreprit pour châtier les Shilogs, ceux-ci le prirent et le mirent à mort. On était alors vers le milieu de 1817. Muley-Soliman lui-même aurait subi un pareil sort, si, au péril de leurs jours, des serviteurs dévoués n’étaient parvenus à le soustraire aux coups de ses ennemis. Accablé sous les maux réunis du corps et de l’ame, Muley-Soliman se réfugia dans un de ses palais, ou, pour mieux dire, dans un de ses châteaux-forts, à quelques lieues de Méquinez. Il y passa deux ans, ne s’occupant que de sa sûreté personnelle, défendu par ses esclaves et par les vieux soldats de sa garde, et abandonnant l’empire aux convulsions qui le déchiraient. Vingt fois il faillit tomber entre les mains des rebelles, qui, avant de le tuer, lui auraient fait subir les plus affreux supplices. Un jour enfin son château fut pris par les meurtriers de son fils, qui de toutes parts le poursuivirent et le traquèrent avec l’ardeur particulière à la race arabe. Il dut son salut à une femme du peuple qui lui ouvrit sa cabane, l’affubla de ses vêtemens, et, lui barbouillant à la hâte la figure de cette substance avec laquelle les Marocaines se teignent en jaune les ongles et les dents, le fit passer pour sa propre mère en proie au dernier marasme de la peste. Les ennemis de Muley-Soliman, qui jusqu’a la hutte avaient suivi sa trace, n’eurent rien de plus pressé que de prendre la fuite pour échapper à la contagion.

Ainsi délaissées par leur sultan, les principales familles de Fez et de Méquinez demandèrent grace aux Shilogs. Un arrangement se conclut dans la première de ces deux villes ; Muley-Soliman fut déposé, et un autre Muley-Ibrahim, son neveu et son gendre, proclamé empereur. Muley-Ibrabim accepta la couronne et se mit en devoir de pacifier ses provinces ; mais les Shilogs, voyant qu’il se refusait à subir leurs caprices, reprirent de nouveau les armes. Muley-Ibrahim les aurait réduits peut-être, si, dans une bataille qu’il était allé leur offrir, il n’avait reçu à la jambe une blessure dont il mourut quelques jours après, à Tétuan. Pendant une semaine environ, jusqu’à ce qu’il fut en état de se saisir de la souveraine puissance, son frère Muley-Isahid ou Jézid, dont il avait fait son premier ministre, réussit à cacher la nouvelle de sa mort à l’armée et au peuple. Quand il eut bien pris toutes ses dispositions, Isahid convoqua au palais les grands de la ville, les chefs de l’armée, ceux-là dont il avait le plus à craindre les antipathies ou les ambitions, et, leur annonçant la mort de son frère, il leur signifia sans détour qu’ils eussent immédiatement à le reconnaître comme sultan, s’ils tenaient à ne pas avoir à l’heure même la tête coupée. Muley-Isahid était homme à exécuter sa menace ; c’est assez dire que d’une voix unanime on le salua empereur. Ce ne fut pas tout, pour subvenir aux frais de la guerre, Isahid leur extorqua, ainsi qu’aux riches Juifs du pays, des sommes énormes en duros et en doublons. Les plus récalcitrans furent emprisonnés, quelques-uns décapités pour l’exemple ; si jamais règne au Maroc a pu se promettre une certaine durée, c’était assurément celui d’un tel prince qui faisait un si énergique usage de la force brutale, ce droit divin des musulmans.

Quinze jours après son avénement, Muley-Isahid sortit de Tétuan, et par d’exécrables chemins de traverse se porta inopinément sur la ville de Fez, qui prise à l’improviste, se vit obligée de capituler. Il était loin pour cela d’avoir consolidé sa domination ; Tétuan, Méquinez et Fez exceptées, le Maroc entier se prononça contre lui. Cette fois enfin, le vieux Muley-Soliman se résolut à quitter sa retraite ; Soliman reparut à la tête d’une armée nombreuse, et c’est à ce moment qu’il se donna pour auxiliaire son neveu Muley-Abderrahman, aujourd’hui empereur, alors pacha de Mogador et de Tafilet. En moins d’un an, Muley-Abderrahman dompta les tribus rebelles et réduisit les deux villes de Fez et de Méquinez. Tétuan fut la dernière à se soumettre ; c’est d’elle-même cependant qu’elle ouvrit ses portes, après un long siége que lui firent subir en personne les deux princes victorieux, et quand la nouvelle lui parvint que le sultan vaincu avait pour jamais quitté le Maroc. Quarante cavaliers maures, des plus riches et des plus considérés de la ville, se rendirent à Fez, précédés de leur pacha, pour jurer fidélité à Soliman. On était en 1822 ; mais jusqu’en 1825 les soulèvemens et les convulsions publiques se prolongèrent encore : comme nous l’avons dit, c’est après une crise de huit ans qu’Abderrahman a été proclamé empereur.

On ne sait si la mort d’Isahid suivit de près sa défaite. La bizarre histoire du Maroc n’a jamais offert de plus poétiques ni de plus étranges aventures que les vicissitudes dernières de ce prince cruel et vaillant. Traqué dans sa fuite par des ennemis sans nombre, défendu avec un dévouement héroïque par une poignée de serviteurs qui se firent tuer un à un, Isahid, après des alarmes, des périls auxquels on ne peut comprendre qu’il ait échappé, se réfugia chez un de ces saints dont la maison est considérée comme un asile inviolable. Long-temps, dit-on, Isahid vécut ainsi, au milieu de populations exaspérées, de soldats à demi sauvages et acharnés à sa perte, de cadis et de pachas qui avaient à venger de mortelles injures. La demeure du xherif ayant cessé d’être une retraite sûre, le proscrit se cacha quelques jours encore dans un caveau consacré à la sépulture des saints. La haine implacable dont il était l’objet l’aurait enfin emporté sans doute sur la superstitieuse croyance qui l’avait jusque-là protégé, si, déguisé en mendiant, seul, le corps affaibli par les jeûnes forcés et les privations de toute espèce, il n’était parvenu à gagner le Grand-Désert, où se perdirent les traces de ses pas. La destinée d’Isahib n’est point sans quelque analogie, ce nous semble, avec celle de ces violens et intrépides princes de l’Europe féodale tout à coup disparus dans les batailles ou les convulsions politiques, redoutés et maudits de leur vivant comme la famine ou la peste, et dont pourtant, quand les années ont effacé le souvenir de leurs crimes, les populations opprimées et crédules invoquent le nom comme un nom de vengeur. Il n’est pas de pays au monde où la légende se forme et s’exalte aussi vite que dans cette Afrique barbare et enthousiaste. À l’heure qu’il est déjà, c’est une mémoire populaire au Maroc que la mémoire du sultan Muley-Isahid. Depuis vingt ans, le pauvre peuple a vainement demandé au désert ce qu’il sait de l’impérial fugitif ; si le désert n’a rien répondu, est-ce une raison pour croire que le fugitif a péri ? Depuis vingt ans, le peuple a souffert assez pour avoir besoin qu’une main providentielle le vienne relever de sa misère. Peu lui importe que le désert se soit obstiné à se taire : qui peut assurer qu’un jour la voix de ses houles de sable ne lui annoncera point le triomphal retour du brillant et malheureux sultan Isahid ?

Laissons là pourtant la poésie légendaire, et hâtons-nous de revenir à l’histoire, car aussi bien n’avons-nous à parler que de choses trop réelles, nous voulons dire la situation déplorable où l’avide et inintelligente administration du sultan Abderrahman a réduit un pays déjà si profondément désolé. Abderrahman et son oncle n’abusèrent pas trop de leur victoire : dans toutes les provinces, on mit à mort les chefs et les instigateurs de la révolte, mais comme, en définitive, il n’y eut pas d’exécution en masse et que des villes entières ne furent pas livrées au pillage, ils acquirent l’un et l’autre un vrai renom de clémence, qui fit la force d’Abderrahman, lorsque le vieil empereur, arrivé au dernier terme de la vieillesse, le désigna pour lui succéder après lui. À la mort de Muley-Soliman, Abderrahman fut reconnu d’une voix à peu près unanime ; les premiers qui lui vinrent jurer obéissance étaient précisément les vingt-sept fils de Soliman, et il eut d’autant plus lieu de s’en applaudir qu’ils avaient presque tous une grande autorité dans l’armée, que huit d’entre eux avaient tour a tour commandée. Il faut ajouter pourtant, et c’est là un fait dont la presse européenne a eu tort de ne point tenir compte, que les enfans de Soliman, le sultan Ibrahim excepté, étaient fils de négresses, et que de temps immémorial, au Maroc, les fils de négresse sont presque toujours exclus de la succession au trône. Aujourd’hui, trois seulement survivent, Muley-Ali, Muley-Hacen et Muley-Giaffar, et tous les trois occupent des postes importans dans l’administration ou bien encore auprès de l’empereur et de ses deux fils aînés. Le premier de ses fils, Sadi-Mohamad, est le prince à qui notre vaillante armée d’Afrique a fait essuyer tout récemment une si rude défaite. Gouverneur de Maroc quand son père réside à Fez, ou de Fez quand Abderrahman va se fixer à Maroc, Sidi-Mohamad est un homme de quarante ans environ, profondément versé, dit-on dans les lettres arabes, d’un caractère énergique et d’un esprit beaucoup plus élevé que ne l’a été jusqu’ici celui des héritiers présomptifs chez les descendans des Muza et des Almanzor. Le frère puîné de Sidi-Mohamad se nomme Muley-Ahmed ; il est aujourd’hui pacha de Rabat. Les autres enfans de l’empereur sont dispersés dans le pays ; leur éducation est confiée à de riches Maures qui en répondent sur leur vie et sur leur fortune. C’est un usage établi depuis des siècles que l’on coupe la tête au précepteur convaincu d’avoir trompé la confiance du sultan ; mais pourvu qu’il sache épeler le Koran, monter à cheval, tirer au galop des coups d’arquebuse aussi vite et aussi adroitement qu’un soldat de la garde noire, un prince au Maroc passe pour avoir reçu une éducation accomplie.

Muley-Abul-Fald-Abd-en-Rahamen (tel est le nom exact du sultan actuel) est le trente-sixième descendant direct de Fatima, fille de Mahomet, cette perle des légendes et des traditions orientales, et d’Ali, cousin du prophète. Nous avons sous les yeux sa généalogie, qu’il a fait dresser lui-même aussitôt après son avènement, et déposer chez tous les cadis. C’est à Tétuan que l’a pu copier un des proscrits qui, en 1824 parvinrent à s’enfuir de Ceuta. À dater de l’an 661 de notre ère, tous les grands noms arabes des guerres d’Égypte, du Magreb, de l’Espagne, les noms des califes Almohades, Almoravides, Fatimites, se retrouvent dans cette pièce curieuse, dont nous sommes loin, on le conçoit, de garantir la parfaite authenticité. Ce qu’il y a de certain du moins, c’est qu’Abderrahman appartient à une des branches les plus illustres de la dynastie régnante. C’était lui-même qui, dans l’ordre naturel, aurait dû prendre possession de la couronne, à la fin du dernier siècle, à l’époque où Soliman fut proclamé empereur, mais, comme alors il était encore dans l’enfance, son oncle, selon l’usage, lui fut préféré. En lui transmettant le sceptre à sa mort, Soliman a, pour ainsi dire, accompli un devoir de justice. Pourtant, en dépit de son droit, en dépit de l’illustration qui l’avait désigné au choix de son oncle, Abderrahman n’en a pas moins eu à comprimer souvent de violentes émeutes, constamment suscitées par cette indomptable tribu des Shilogs, qu’on a vue déjà, sous les précédens empereurs, à la tête de tous les soulèvemens anarchiques, et dont nous nous attacherons à faire connaître le caractère et les mœurs. Abderrahman, on en peut convenir, est parvenu à rendre l’autorité impériale un peu plus solide qu’elle ne l’a été jusqu’ici en un pays aussi fréquemment bouleversé que cette contrée à demi sauvage de l’Orient africain.

III. — population du maroc. — de l’esclavage des blancs en afrique.

L’empire du Maroc, que les Arabes, aussitôt après leur conquête, nommèrent le Mogreb-el-Aksa, ou l’Occident extrême, est de l’un à l’autre bout diagonalement coupé par l’immense cordillière de l’Atlas, qui, s’enlaçant, pour ainsi dire, dans l’Algérie même, au sud du désert d’Angad, avec les montagnes de Beni-Ammer, va çà et là se divisant en une foule de chaînes inférieures jusqu’aux promontoires de Gher et de Noun, où elle plonge dans l’Océan ses énormes pieds de granit. Non loin de ces promontoires, dans cette même Atlantique, elle relève de nouveau sa tête, au-dessus des marées presque toujours orageuses, pour former le riant et pittoresque archipel des îles Canaries. De l’Algérie au cap Noun, l’Atlas a trois versans principaux ; à ceux du nord et de l’ouest s’appuient les vingt provinces des royaumes proprement dits de Fez et de Maroc, divisées en trente pachalicks ; au midi, les provinces à peine connues des officiers même et des ministres de l’empereur, Tafilet, Ségelmesa, Dara’a, el Hharits, Adrar, les deux Sus et Tezzet, où les populations, à demi sauvages, si l’on excepte pourtant celles du Tafilet, ne reconnaissent guère que l’autorité de leurs chefs de tribu. L’empire entier embrasse un territoire de deux cent vingt lieues de longueur sur cent cinquante de largeur ; il a trois cents lieues de côtes, deux cents sur l’Océan, cent sur la Méditerranée, et une superficie de vingt-quatre mille trois cent soixante-dix-neuf lieues carrées environ. La population est répandue dans dix villes et dans une infinité de villages et de douairs nomades ; quatre de ces villes sont situées plus ou moins avant dans les terres, Méquinez, Maroc, Al-Kassar-Kebir et Fez, la seule qui aujourd’hui encore conserve quelques vestiges de la civilisation mauresque ; — trois, sur les côtes de la Méditerranée, Tanger qui n’a point de port, et dont la rade peu sûre, hérissée de rochers et de bancs de sable, contraint les vaisseaux de jeter l’ancre à une distance très considérable de la plage ; fort, près de Tanger, à l’ouest, le port de Larache, et, en vue de la ville espagnole de Ceuta, non loin des possessions françaises, le port de Tétuan ; — trois, sur l’Océan, Salé, Rabat et Mogador. C’est par Mogador que se fait la plus grande partie du commerce maritime avec la capitale de l’empire, qui s’élève à quelques lieues de distance, et avec les autres cités de l’intérieur.

Il est impossible, faute de données positives et de renseignemens statistiques, d’évaluer, même d’une façon approximative, la population du Maroc. Quelques voyageurs affirment que l’empire compte douze millions d’habitans ; mais encore que le Maroc soit plus vaste que l’Espagne, et une fois plus grand, ou peu s’en faut, que nos possessions d’Afrique ; c’est là un chiffre évidemment exagéré. Nous préférons nous en rapporter, quant à nous, à l’autorité des captifs et des proscrits qui, après avoir parcouru le pays dans toute son étendue, lui assignent une population inférieure à celle de l’Andalousie, supérieure à celle de l’Algérie et de l’Égypte, trois cent quarante neuf âmes par lieue carrée. Or, si l’on excepte dix lieues environ de sables inhabités, la superficie de l’empire étant de vingt-quatre mille trois cent soixante et dix lieues carrées, la population, à ce compte, serait de huit millions cinq cent mille habitans, inégalement répartis dans les quatre principales divisions du pays, trois millions deux cent mille dans le royaume de Maroc, trois millions six cent mille dans celui de Fez, sept cent mille dans le Tafilet et le Segelmesa, un million dans le Sus et dans les autres districts du midi. Au reste, on peut dire que depuis le XVIe siècle la population du Maroc a diminué d’un tiers, sinon de moitié. Grace aux rivières pourtant, au voisinage de la mer, aux vents qui soufflent des montagnes, le climat du pays est un des plus sains de la terre, et il est des districts entiers, comme Tétuan et la contrée dont cette ville est la capitale, où les saisons se balancent à peu près comme dans nos provinces méridionales. Mais parmi ces tribus fatalistes, les dernières pestes ont exercé d’incroyables ravages ; ce ne sont encore partout que ruines et décombres, magasins fermés, maisons sans habitans. La race arabe est depuis long-temps déchue de son aptitude, célèbre autrefois, aux sciences médicales ; les maladies ne sont plus combattues au Maroc que par des drogues toujours nuisibles ou par de simples sortilèges. Les plaies, et en général tout ce qui ressortit à la chirurgie est abandonné à la seule nature ; quand une balle est engagée dans les chairs, on essaie de l’extraire en agrandissant à tout hasard la blessure, et c’est l’unique traitement que reçoive le blessé. Contre la peste et la lèpre, les musulmans ne savent point et ne veulent point se défendre ; aux termes du Koran, ou, pour mieux dire, suivant l’interprétation que les muphtis et les docteurs maures font subir au livre du prophète, c’est un crime envers le ciel que de chercher à conjurer les malheurs et les fléaux qu’il envoie aux vrais croyans. À une si complète indifférence ajoutez les causes de mortalité qui résultent de la malpropreté hideuse des rues, des places publiques et des habitations, des excès de tout genre auxquels, à la moindre de leurs fêtes, les Maures ont coutume de se livrer, et vous concevrez sans peine que dans un pays si mal gouverné la population puisse être d’un jour à l’autre, non pas seulement décimée, mais en bien des endroits tout entière anéantie. La nature y est pourtant si favorable à la propagation de l’espèce humaine, que, si l’on y pouvait adopter les plus simples mesures d’hygiène appliquées en Europe chez les nations les moins avancées, une population vigoureuse et brillante ne tarderait point à couvrir le sol, de la mer aux derniers contreforts de l’Atlas. Et ce n’est pas tout encore : ce ne sont pas tant les pestes et les maladies contagieuses qui, dans le Maroc, déciment nécessairement l’espèce humaine, il faut signaler une coutume religieuse qui peut-être lui est plus funeste, nous voulons dire l’obligation où se trouve tout musulman d’aller, une fois au moins dans sa vie, à la Mecque, pèlerinage excessivement pénible, rigoureusement prescrit par l’empereur, qui tous les ans charge un officier de réunir une grande caravane, de la diriger à travers les sables de l’Égypte, et de la ramener, s’il se peut, au Maroc. Or, comme le voyage s’accomplit à la hâte, absolument de la même façon qu’une expédition militaire, et sans aucune des précautions que recommande la plus vulgaire prévoyance, dès les premières journées, les fatigues et les privations, les chaleurs étouffantes, tuent les pèlerins par centaines, et il est hors d’exemple que les sables n’en aient point gardé au moins une bonne moitié.

Les populations du Maroc, nous ne parlons point encore de celles qui n’y vivent que par tolérance et sous le bon plaisir des tribus primitives ou conquérantes, se divisent en deux races parfaitement distinctes, la race amazirga et la race arabe, qui elles-mêmes se subdivisent en deux branches, la race amarziga, en Amazirgas purs et en Shilogs, la race arabe en Arabes purs, Bédouins et Hameritas, et en Arabes mêlés, Maures et Ludajas ou Arabes du Grand-Désert. Plus connus sous le nom de Berbères, les Amazirgas descendent des premiers habitans de cette partie de l’Afrique septentrionale qui s’étend des bords du Nil aux promontoires de l’Atlantique. Tout à côté des vieilles dénominations de Gétules et de Melanogétules, se retrouve, plus ou moins défiguré, dans quelques historiens grecs et latins, le plus ancien nom de la race, Mezyes, Mazisgi, Macyces, Mazich. Les Amazirgas du Maroc sont les Kabyles de l’Algérie, les Zouaves de Tunis et des îles de Gelbez, les Ademsos de Tripoli, les Tuaricks du Grand-Désert. Les Amazirgas-Berbères habitent à l’est de la partie septentrionale de l’Atlas, dans la province du Riff, qui avoisine nos possessions, s’étendant à l’intérieur jusqu’à la province de Tedla, où l’on trouve leurs frères de race, les Amazirgas-Shilogs. Des environs de Méquinez aux plages de l’Océan, le long des vastes plaines d’Ummerrebick et de Temsift, les Shilogs occupent les flancs et les contreforts occidentaux de la grande chaîne. Au versant opposé, dans le Tafilet et le Segelmesa, quelques-unes de leurs tribus, et parmi celles-ci la tribu des Filelies, à laquelle appartient la dynastie régnante des Muley, sont parvenues à s’établir d’une façon à peu près fixe. En résumé, Berbères ou Shilogs, les Amazirgas possèdent les seules montagnes boisées du Maroc, ces vallées si fertiles dont les ondulations capricieuses se vont perdre dans la Méditerranée. C’est là qu’Abd-el-Kader a jusqu’ici trouvé ses partisans les plus fanatiques ; ce sont là les vastes retranchemens dans lesquels nos troupes seront obligées de le forcer, s’il est vrai qu’aux termes du traité de paix conclu avec Aberrahmann, celui-ci, variant le mot célèbre des Spartiates, ait répondu : « Viens le prendre, » à la France, qui exigeait de lui qu’il livrât le trop fameux émir. Si la guerre doit un jour de nouveau éclater, c’est sans aucun doute avec les Amazirgas qu’auront lieu les premiers engagemens, avec les Gomeres, les Masmudas, les Zénètes, les Havoras, les Cenegas, et cent autres tribus à demi sauvages qui tiennent leurs noms des guerriers et des patriarches qui les ont autrefois commandées ou des montagnes aux flancs desquelles sont établis leurs douairs.

La dénomination générale de berbère est d’origine étrangère, la première lettre de ce mot n’existant dans aucun des idiomes que parlent les tribus. Dans tous ces idiomes, amazirga signifie libre, noble, indépendant ; c’est l’équivalent du mot frank chez les anciennes races teutoniques ; il exprime l’indépendance à peu près complète où vivent les tribus du Riff vis-à-vis de l’empereur. Leurs douairs nomades n’abandonnent jamais les plus hautes et les plus âpres ravines. Les unes et les autres ne reconnaissent guère que l’autorité de leurs omzarghis ou seigneurs héréditaires et de leurs arngaris ou anciens. Les montagnards du Riff sont de taille moyenne, mais de formes athlétiques ; leur physionomie, ordinairement ouverte, contracte, quand ils s’abandonnent à toute leur colère, une expression de férocité inouie ; à leur teint blanc, à leurs cheveux blonds, on les prendrait, non certes pour des Africains, mais pour des habitans de l’Europe du nord. Grands chasseurs et dédaignant les travaux de l’agriculture, la plupart ne tirent leur principale subsistance que des troupeaux qui paissent dans les vallées inférieures de l’Atlas.

Mais les plus curieuses des tribus amazirgas, ce sont les tribus des Shilogs, race belliqueuse, tout-à-fait inconnue encore à l’Europe, et qui dans ces dernières années a pris, comme on l’a vu déjà, la plus grande part aux évènemens politiques. Si l’on en croit les lettrés du Maroc, il faut voir dans les Shilogs les débris, tombés à l’état sauvage, de la première colonie que les Portugais aient entreprise, bien des siècles avant d’avoir doublé le cap de Bonne-Espérance. On trouve même, dit-on, aux environs de Demnest, au cœur du pays des Shilogs, une église chrétienne, dont les murs sont couverts d’inscriptions latines, et que les hordes musulmanes n’ont pas osé détruire, par crainte des esprits dont elle est hantée. D’autres leur ont donné pour aïeux les Arabes purs, qui, en Espagne, ont dominé sur cent tribus rivales. Ce ne sont là que des conjectures arbitraires ; elles ne tiennent point devant le témoignage des Shilogs eux-mêmes, qui, pour frères de race, reconnaissent les Berbères, et prennent comme ceux-ci la dénomination générale d’Amazirgas. Leur constitution, pourtant, diffère beaucoup de celle des montagnards du Riff. Les Shilogs sont d’une très haute taille, leur visage est brun et comme tanné par les rayons du soleil ; rien de plus expressif que leur regard, qui, sans rien perdre de sa fixité, s’enflamme et scintille ; c’est en vain que sur leurs faces basanées, et d’un aspect qui tour à tour effraie ou repousse, on chercherait un vivant souvenir des fières et mélancoliques physionomies de ces populations sarrasines qui ont laissé en Espagne les traces d’une si grande et si brillante civilisation. Les Shilogs parlent aujourd’hui un jargon à demi sauvage, qui n’a de lointains rapports avec la vraie langue arabe que par une insupportable exagération de consonnes gutturales ; leur costume ne diffère point de celui des autres montagnards, si ce n’est cependant qu’il porte la barbe plus longue, plus hérissée, plus épaisse. Au reste, on verra plus loin à quelle simplicité primitive se réduit le costume des hommes et celui des femmes elles-mêmes dans les montagnes du Maroc. Presque toujours en guerre avec l’empereur ou avec leurs voisins, les Shilogs ne vivent que de pillage ; ils se battent à pied, à cheval, isolés ou par bandes, de toutes les façons particulières au Parthe, au Numide et au Scythe ; ils ont pour armes le poignard et l’escopette, qu’ils portent en bandoulière sur leurs épaules, à l’aide d’une corde de feuilles de palmier. Si rudes que doivent être les rencontres et les mêlées, ils ne se présentent à l’ennemi que le corps presque entièrement nu. Dans toutes leurs expéditions, dans tous les périls, ils se font accompagner de leurs femmes, armées comme eux, comme eux ne gardant du costume national que les sandales de cuir et le pagne, comme eux se battant à pied ou en croupe derrière leurs maris ou leurs amans, et plus qu’eux peut-être s’acharnant au carnage et aux déprédations. Les femmes des Shilogs n’ont de faveurs et de préférences que pour la bravoure implacable et féroce ; en temps de guerre, chacune d’elles se munit d’une sorte de vase rempli d’ocre rouge, qui lui sert à imprimer les marques de l’infamie sur les poltrons et les fuyards. Par sa stoïque sobriété, le Shilog contraste avec le Maure des plaines et surtout avec le Maure des villes, dont le principal défaut est précisément une gloutonnerie effrénée. Le Shilog ne mange point de poisson ni de viande ; il ne se nourrit que de mauvais légumes, d’herbes amères, de fruits et de racines, de fromage, et, dans les grands jours, d’un indigeste pain de maïs. Aussi profondément dépravés que le peuvent être des sauvages, les Shilogs n’ont au demeurant qu’un seul des vices de la civilisation, nous voulons dire une avarice excessive, et qui en saurait remontrer aux Juifs thésauriseurs de Salé ou de Tétuan. On aurait de la peine à supputer la richesse monnayée qui se trouve sans aucun doute enfouie dans leurs huttes misérables d’où jamais l’on ne voit sortir les sommes énormes qu’ils rapportent de leurs incessans pillages, ou que leurs menaces arrachent aux sultans et aux pachas. Le jour où la guerre devrait recommencer contre l’empereur, nous sommes convaincu qu’on pourrait lui opposer les Shilogs, en les prenant par leur faible, cet amour excessif du butin et de l’or ; parmi eux, les tribus vaillantes de Zenetta et de Sanhagia formeraient au besoin une sorte d’état indépendant, qui, en très peu de temps, isolerait le sultan du Tafilet et des autres districts du midi.

Les plaines du Maroc appartiennent aux Arabes et aux Maures ; dans quelques provinces, les deux races se sont à tel point mêlées, que l’on ne peut plus les distinguer l’une de l’autre ; tout auprès, il en est d’autres où elles se sont développées côte à côte, sans plus contracter d’alliance qu’à l’époque où elles franchirent ensemble le détroit pour conquérir l’Espagne. Maures et Arabes sont en général d’une taille élevée, d’une constitution souple et robuste, d’une agilité à l’épreuve de toutes les fatigues ; pour la conformation du visage, pour la couleur des cheveux, ils ressemblent presque de tout point aux Espagnols des provinces méridionales. Leur regard est vif, leur geste énergique. Présomptueux et fanfarons, ils sont prompts à promettre, comme les Andaloux ; mais comme les Andaloux, ils sont sujets à oublier leurs engagemens aussitôt après les avoir contractés. À Dieu ne plaise pourtant que nous assumions sur nous la responsabilité d’un tel rapprochement ! c’est aux voyageurs espagnols que nous laissons le mérite de l’observation. Quand les Maures et les Arabes s’engagent par écrit, leur premier soin est de chercher de quelle façon ils pourront fausser leur parole ; mais, en dépit de cette barbarie séculaire qui, au Maroc, va tous les jours augmentant, Maures et Arabes sont merveilleusement doués encore pour le commerce : on peut compter sur eux, du moment où l’habitude des affaires leur a révélé l’importance et les avantages du crédit. Du reste, les Maures d’Afrique sont excessivement enclins aux plaisirs de l’amour, et surtout ceux de la table ; ce n’est pas sans raison que le prophète avait interdit à ses sectateurs l’usage du vin et des liqueurs, et celui des viandes fortes et grasses. Presque partout aujourd’hui, ces prohibitions du Koran sont tombées en désuétude ; dans les villes populeuses, sur vingt Maures, il en est au moins quinze qui, chaque semaine, s’enivrent une ou deux fois, sinon plus souvent. L’autorité religieuse est assez indulgente envers les croyans qui s’adonnent à l’ivresse ; il ne faudrait pas trop cependant se fier à sa tolérance : en bien des occasions, il lui prend de si vifs scrupules, qu’elle s’empare brutalement de quiconque a ainsi transgressé la loi du prophète, et le fait fouetter jusqu’à ce qu’il ait repris l’empire de ses sens.

En général, ce sont les Maures qui habitent les villes, les Arabes originaires de l’Yémen, les Bédouins, les Arabes purs enfin, sont presque tous répandus dans les campagnes, où ils sont, comme les Berbères du Riff réduits à l’état nomade. Comme les Berbères, ils vivent sous des tentes de poil de chèvre ; comme chez les Berbères, les femmes sont parmi eux chargées des travaux pénibles ; ainsi que les clans amazirgas, les tribus arabes ne s’allient presque jamais avec les hordes voisines : elles campent cependant à peu de distance les unes des autres, au bord des fleuves ou des fontaines, non loin des tombeaux de leurs saints, et comme leurs tentes sont disposées en cercle, le camp entier prend le nom de douair qui signifie rond. Les Arabes purs ne sont point, comme les Maures, perfides ni sujets à la colère ; ainsi que les premiers patriarches, ils exercent la plus franche et la plus cordiale hospitalité. S’ils donnent leur parole on peut s’y fier, ils la tiendront. Par un étrange contraste, les Arabes purs sont peut-être les plus grands et les plus déterminés voleurs de la terre, si l’on met à part ce défaut, qui n’a rien de l’antique naïveté biblique, et leurs superstitions d’origine mahométane, on ne voit pas trop en quoi, aujourd’hui même, ils diffèrent de leurs pères, les Arabes du temps de Job.

Tout à côté, ou plutôt parmi les populations de race conquérante ou du moins indépendante, il existe au Maroc trois classes de parias, les esclaves nègres et blancs, les Juifs et les renégats. De l’un à l’autre bout de l’empire, on trouve des esclaves nègres chargés des soins domestiques et des travaux de l’agriculture. Leur position pourtant est loin d’être aussi misérable que celle des serfs en Russie et des nègres au Nouveau-Monde En aucune occasion, le maître n’a le droit de frapper son esclave, ni de lui imposer une tâche au-dessus de ses forces. L’esclave a un alcade spécial, nègre comme lui, auquel il peut porter ses plaintes. De concert avec le pacha, l’alcade noir prend les mesures nécessaires pour obliger le maître à vendre l’esclave maltraité. Aux termes du Koran, aucun sectateur de l’islam, fût-ce un pacha, un cadi, fût-ce le sultan, ne peut avoir de relations intimes avec l’esclave de sa femme, si d’abord il ne décide celle-ci à l’émanciper. Si, avant l’affranchissement, l’esclave devient enceinte, elle doit renoncer à l’espoir que sa condition puisse jamais changer, et son enfant appartient à l’épouse légitime. Quand l’esclave appartient en propre au mari, le Koran la déclare libre par le seul fait de la grossesse, et son fils ou sa fille entre dans la famille du père sur un pied d’égalité parfaite vis-à-vis des autres enfans. L’affranchissement est du reste extrêmement commun au Maroc, et il n’est presque pas de Maure, surtout s’il est de race noble, qui, avant de mourir n’émancipe lui-même la plupart de ses esclaves dans son testament. Il ne faut pas, du reste, ranger tous les noirs du Maroc dans la classe des esclaves ou des affranchis : parmi les nobles et les grands dignitaires, même parmi les pachas, on voit encore de vrais nègres, descendans directs des hordes qui du fond de la Guinée ont répondu à l’appel des premiers conquérans.

Les Marocains réservent toutes leurs rigueurs pour leurs esclaves blancs, oui, leurs esclaves blancs, de nations européennes et chrétiens, ni plus ni moins qu’à l’époque où les forbans de l’Afrique venaient croiser à la vue de nos ports, et où les laboureurs d’Andalousie se réfugiaient précipitamment dans les villes en criant : « Les Maures à la côte (hay Moros en la costa) ! » C’est un chapitre de mœurs marocaines inconnu encore à l’Europe et sur lequel nous voulons insister pour montrer que, vis-à-vis des puissances barbaresques, nous ne sommes pas si loin du moyen-âge que nous le pourrions croire. Depuis que la civilisation du christianisme a décidément prévalu sur le régime de l’islam, c’est dans le midi du Maroc, dans les districts confinant au désert, que subsiste l’esclavage des chrétiens ; on pourrait dire que cet esclavage se recrute de la façon la plus régulière au sud de Mogador, à une distance de cinq ou six jours de marche tout au plus. Les malheureux qui le subissent sont pour la plupart des marins naufragés, des pêcheurs de l’archipel des Canaries. Le nombre des captifs, il est tout-à-fait impossible qu’on le sache, les points les plus rapprochés de Mogador, Wadnoon et Lous par exemple, étant pour l’Europe entière un livre complètement fermé. C’est un devoir de religion scrupuleusement observé par les habitans de ce pays, de ne point laisser pénétrer jusqu’à eux les chrétiens, bien que des frontières du Grand-Désert ils viennent eux-mêmes trafiquer jusqu’à Mogador. Le peu qu’on sait des chrétiens qu’ils ont réduits en esclavage, on n’a pu l’apprendre que d’un très petit nombre de captifs parvenus à rompre leurs chaînes, ou dont les maîtres avares ont enfin accepté la rançon, encore ne peuvent-ils presque rien dire des compagnons d’infortune qu’ils laissent chez les barabares : les uns périssent misérablement sur les côtes, c’est la faim qui les tue ou la peste ; les autres vont se perdre, à la suite de leurs maîtres, parmi les tribus du Grand-Désert, et le Grand-Désert ne les rend jamais.

Autrefois, quand les vaisseaux européens s’aventuraient dans le canal des îles Canaries, non loin des côtes de Wadnoon, plusieurs échouaient, et les équipages avaient à choisir entre la mort et la servitude. Depuis long-temps, les navigateurs ont reconnu à quels écueils ils allaient se briser dans ces parages : ils passent maintenant à l’ouest des Canaries, et l’on a beaucoup moins de naufrages à déplorer, mais les pauvres pêcheurs des Canaries sont encore obligés d’aller chercher dans le canal leur subsistance précaire. Malheur à eux s’ils viennent à être surpris par le calme ! ils n’ont plus alors qu’à se coucher sur leurs filets jusqu’à ce qu’ils aient expiré de besoin et d’épuisement. Malheur à eux surtout si les vents violens qui brusquement s’élèvent dans ces mers capricieuses les jettent sur les côtes de Barbarie ! la mort serait préférable au sort qui les y attend. Dès que les Maures s’en sont emparés, ils affectent d’abord de compatir à leur misère, pour découvrir s’ils sont en état d’exercer un métier dont leurs hôtes, ou plutôt leurs maîtres, puissent tirer quelque profit. Si en effet ces derniers peuvent exploiter leur force ou leur adresse, c’est en fait pour la vie de leur liberté ; on les interne immédiatement dans l’Afrique, bien loin par-delà le désert. S’il sont impuissans à faire œuvre de leurs mains, on se résout quelquefois à les vendre à quelque Juif plus avide encore, qui à son tour les livre, moyennant une forte rançon, aux agens des vice-consuls de Mogador. C’est là un cas extrêmement rare ; plutôt que de les vendre, les Maures, quelle que soit leur proverbiale avarice, se donnent le plaisir de verser leur sang. À l’heure qu’il est, il existe à Wadnoon un pêcheur espagnol dont le rachat a été l’objet de longues négociations entre son maître et le vice-consul d’Angleterre, qui est aussi vice-consul d’Espagne, M. Wellshire, celui-là même que nos braves marins ont tout récemment recueilli à Mogador. M. Wellshire a eu beau faire, le Maure n’a voulu consentir à lui renvoyer le pêcheur que si on lui comptait 200 duros, c’est-à-dire la valeur de 1,000 francs, rançon énorme, que M. Wellshire, pauvre comme tous les vice-consuls, n’était pas en mesure de payer. Au reste, il faut tout dire, M. Wellshire se fût décidé à donner les 200 duros, qu’il aurait infailliblement couru l’un de ces deux risques : ou que le Maure, après avoir touché l’argent, eût refusé de lui livrer l’esclave, ou bien que le gouvernement espagnol eût fait difficulté de lui rembourser la somme. Cela s’est vu, il y a trois ans environ, à l’occasion d’un autre naufragé que M. Wellshire avait racheté de ses propres deniers. D’ailleurs, en supposant que ces malheureux mille francs se trouvent enfin et qu’on les offre au Maure qui les a exigés, est-il bien sûr qu’il n’ait pas perdu déjà toute confiance en la générosité chrétienne, et qu’il puisse rendre encore son captif ? Quoi qu’il en puisse être, il est vraiment honteux pour l’Europe qu’on se soit vu obligé d’entamer des négociations pareilles, et sans réussir à quelques journées des places fortes dont les canons chrétiens tiennent incessamment en respect la barbarie musulmane des deux côtés du détroit de Gibraltar. L’Europe se doit à elle-même de reconquérir ceux de ses enfans qui, en plein XIXe siècle, sont esclaves dans les districts méridionaux du Maroc ; c’est là une œuvre d’humanité dont l’accomplissement ne peut se faire attendre. Hélas ! jusqu’au jour où l’Europe sera parvenue à faire comprendre aux Maures les plus simples principes du droit des gens, il faut bien se résigner à traiter avec leur avarice. Dieu sait le nombre de malheureux que l’on pourrait arracher à un sort intolérable, si à Mogador s’établissait une société où seraient représentées toutes les nations chrétiennes, bien décidée à racheter, sans acception de secte ni de pays, tous ceux dont on lui viendrait demander la rançon. Il y a dix ans, un marchand de Londres, qui par miracle avait échappé aux forbans de Wadnoon, ordonna dans son testament que la moitié de sa fortune fût consacrée à briser les fers des Anglais esclaves au sud de Mogador. Cette disposition charitable n’a pas encore été mise à exécution. D’année en année, les intérêts ont grossi le capital, les exécuteurs testamentaires peuvent disposer aujourd’hui d’une somme très considérable, dont on dirait qu’ils se trouvent embarrassés, car ils ont l’intention de demander au parlement que cette somme puisse être employée à fonder une école gratuite. La pétition sera énergiquement combattue, nous le savons ; des voix éloquentes demanderont que la volonté du testateur soit scrupuleusement respectée. L’honneur anglais, celui de la chrétienté entière, ne peut souffrir qu’un tel legs soit détourné de sa première destination.

Mais quittons les parias des contrées lointaines et revenons à ceux dont on peut voir l’abjection et les misères, pour peu que, par Tanger ou Tetuan on pénètre dans l’intérieur du Maroc De tous ces derniers, sans aucun doute, ce sont les renégats qui maintenant se trouvent le plus à plaindre. Les renégats sont presque tous des condamnés aux présides espagnols, échappés de Ceuta, de Meula, d’Alhucemas, du Peñon de la Gomera. Et comme il subsiste entre le Maroc et le cabinet de Madrid un traité spécial qui stipule l’extradition des condamnés et des proscrits réfugiés chez les Maures, les malheureux, pour n’être point ramenés aux présides, se voient obligés d’abjurer leur religion et leur nationalité. La classe des renégats est assez nombreuse au Maroc ; de jour en jour, elle s’accroît, et l’on a vu des années où le chiffre des réfugiés s’est élevé à plus de trois cents ; de toutes les classes de la population, celle-ci est la plus méprisée, la plus avilie, la plus opprimée. Dans les cas de guerre civile ou de guerre étrangère, le sultan fait courir sus aux renégats pour les enrôler de vive force sous les bannières impériales ; voilà comment, à la bataille de l’Isly, il s’est trouvé des Espagnols dans les rangs des artilleurs marocains. C’est, du reste, il faut tout dire, un renégat, nommé Piloti, qui a dressé les Maures à l’exercice du canon. Comme jusque dans ces derniers temps ils ne pouvaient espérer de grace, s’ils venaient à tomber entre les mains de leurs anciens co-religionnaires, les renégats se battaient avec l’intrépidité du désespoir ; mais à aucune époque on n’a reconnu les services qu’ils ont pu rendre, et l’immense majorité, nous en sommes sûr, se fût estimée trop heureuse qu’on lui eût permis d’aller reprendre aux présides ses chaînes les plus dures. On ne se souvient au Maroc que d’un seul renégat qui soit parvenu à prendre rang parmi les pachas, et encore s’agit-il de ce fameux aventurier hollandais du nom de Ripperda, qui, après avoir été député aux états-généraux dont le concours énergique fit la force du stathouder Guillaume contre le roi Louis XIV, ambassadeur du roi Philippe V à Vienne, duc et grand d’Espagne, premier ministre de la monarchie, se réveilla tout à coup de ses rêves accomplis d’ambition et de grandeur dans un cachot de la tour de Ségovie. Ripperda s’échappa de la tour de la façon la plus étrange et la plus romanesque ; traversant le Portugal, où il était proscrit ni plus ni moins qu’en Espagne, il alla se réfugier à Londres, où le poursuivit la colère d’un roi dont il avait été le plus cher favori. Le séjour de Londres n’étant plus sûr pour lui, Ripperda s’enfuit au Maroc et embrassa l’islamisme. Ripperda était né catholique ; mais il se fit protestant en Hollande pour se frayer un chemin plus court aux honneurs : dans la catholique Espagne, il va sans dire qu’il était revenu à sa première religion. Ripperda est le vrai Bonneval de l’Espagne : il faut le dire pourtant, le général français n’était point tombé de si haut ni si bas que le ministre espagnol ; Bonneval est mort pacha à Constantinople. Disgracié par l’empereur après une expédition malheureuse qu’il avait commandée lui-même contre Ceuta à la tête de toutes les forces marocaines, Ripperda se vit obligé, pour vivre, d’exercer, comme un esclave, la profession de jardinier à Tétuan, et l’on ne sait pas même comment il est mort.

Les Juifs du Maroc ont pour ascendans directs les Juifs chassés d’Italie en 1342, des Pays-Bas en 1350, de France et d’Angleterre en 1403, d’Espagne en 1492, de Portugal en 1496. En butte aux mauvais traitemens, aux avanies, aux injures, les Juifs ne s’en sont pas moins rendus maîtres du commerce intérieur et extérieur, du pays entier, pour tout dire, par la persévérance de leur avarice, de leur souplesse et de leur cupidité. Les musulmans s’aperçoivent d’une si étrange domination : ils s’en indignent et redoublent de cruautés et de mépris ; mais que peuvent la brutalité sur l’hypocrisie et l’astuce, l’orgueil sur l’intérêt, la tyrannie besogneuse sur la servitude opulente ? Malgré qu’ils en aient, les musulmans subissent l’empire des Juifs. Dans une seule circonstance, les sectateurs de l’islam se relâchent de leurs dédains et de leurs rigueurs envers les disciples de Moïse. Quand la guerre ou la peste désole l’empire, quand on redoute une grande calamité publique, le sultan ordonne que, pour apaiser ou détourner la colère du ciel, on fasse des prières dans toutes les mosquées. Si méprisés, si détestés qu’ils soient, les Juifs sont alors, de la part des pachas et des cadis, l’objet des sollicitations les plus vives et des plus sincères prévenances ; on ne leur ordonne point, on les supplie de vouloir bien, dans leurs synagogues, prier Dieu de se montrer miséricordieux envers toute créature humaine vivant sous la loi du sultan. Couverts de cendres et les habits déchirés, exténués par les macérations et les jeûnes, Israélites et musulmans parcourent en procession les villes et les campagnes ; Maures et Juifs n’abandonnent les mosquées et les synagogues que pour vaquer aux soins indispensables de la vie ; ils passent les journées entières à gémir et à se meurtrir le front, les uns sur la tombe de leurs xherifs et de leurs santons, les autres dans les caveaux où reposent leurs sages et leurs plus illustres docteurs. Mais quand la terreur publique s’est enfin dissipée, les Juifs ont soin de se tenir cachés pendant quelques semaines ; honteux d’avoir associé à leur douleur ou à leurs larmes ces enfans dégradés de Moïse, les fiers musulmans, s’ils les rencontraient dans le premier moment de l’humiliation et de la colère, leur feraient expier chèrement d’avoir osé implorer, pour la grande famille privilégiée du prophète, la clémence d’un Dieu qui les a reprouvés.

Les Juifs du Maroc ne sont pas tous, du reste, d’origine européenne. Un très grand nombre, si l’on en croit M. Calderon, — et ceux-ci forment des tribus isolées au milieu des Amazirgas, — sont venus de l’Asie ; eux-mêmes, à l’époque où nous sommes, dit l’écrivain espagnol, se donnent encore le nom de Palestins. À quelle époque s’est accomplie cette émigration mystérieuse ? On l’ignore, et qui jamais le pourra savoir ? Don Serafin Calderon ne serait point surpris que leurs ancêtres eussent poussé jusques-là, lors des persécutions assyriennes ; mais il se hâte d’ajouter qu’il est impossible d’invoquer une preuve à l’appui d’une si hardie assertion. Nous croyons, quant à nous, que l’on peut, sans trop sacrifier à la manie du paradoxe, voir en eux les descendans des plus anciens habitans du pays, ni plus ni moins que les Amazirgas, auxquels ils ressemblent de tout point, pour les mœurs et les manières, pour quoi que ce soit enfin, la religion exceptée. Ne sait-on pas qu’avant l’invasion arabe, avant que les population de l’Atlas eussent embrassé l’islamisme, les plus hautes vallées, les plus âpres ravines, étaient remplies de tribus professant le judaïsme et qui n’avaient rien de commun, à part le culte, avec les Juifs de Syrie ? Pourquoi donc quelques-unes d’entre elles n’auraient-elles point conservé leurs pratiques religieuses dans un pays où les siècles ne peuvent altérer les moindres traditions de famille ? Si vis-à-vis des Amazirgas purs et des Shilogs elles vivent sur un pied d’égalité complète, si elles ne connaissent point l’abjection que subissent les Juifs venus d’Europe dans les villes de la plaine où la seule différence d’origine a fait de tout temps les parias, n’est-ce pas une preuve que leurs enfans sont frères de race pour les Shilogs et les Amazirgas ?

Nous avons montré l’état d’isolement, sinon même d’hostilité permanente, où vivent à l’égard les unes des autres les populations du Maroc, races primitives, races conquérantes, races proscrites. Dans les lois et les institutions de ce pays est-il une idée, un principe, qui, parvenant enfin à se dégager des excès inséparables du despotisme musulman, puisse un jour rapprocher ces races et enfanter la cohésion vigoureuse par laquelle s’enfantent ou se régénèrent les sociétés politiques ? Non, évidemment, puisqu’après tout ce sont ces institutions et ces lois qui ont déterminé, on va le voir, la dissolution de la société marocaine ; ce sont elles qui chaque jour davantage précipitent la décomposition et rendent plus difficiles les moyens d’y remédier.

IV. — gouvernement politique et municpal. — organisation militaire. — forces de terre et de mer.

L’empereur du Maroc porte deux titres officiels qui définissent exactement son autorité ; il se nomme l’Amir-el-Mumenin, prince des fidèles, ou bien le Califa-el-Haligui, vicaire de Dieu sur la terre ; sa puissance n’est limitée que par le Koran, ou, pour mieux dire, par la capricieuse et arbitraire interprétation qu’il en peut donner. Le sultan marocain n’a point, comme le grand-seigneur de Constantinople, de muphtis ni d’ulémas se réunissant en conseil et se prononçant sur toutes les questions, politiques ou religieuses. C’est par sa volonté absolue que tout se fait et se tranche ; pour mieux imprimer à son peuple le respect et la crainte de son autorité, pour la lui rendre toujours présente, l’empereur maure l’exerce lui-même ostensiblement, à toute heure ; point de ministres qui se placent entre lui et ses sujets. Parfois cependant il veut bien mander auprès de sa personne deux ou trois de ses innombrables parens, deux ou trois cadis, quelques officiers de sa garde, qui, s’asseyant en rond autour de lui, applaudissent invariablement à tous ses desseins, à toutes ses résolutions. Cette espèce de divan se nomme le mezlès ou le conseil assis ; les courtisans dont il est composé prennent le nom de moka-seni ou sajebi-udina, compagnons ou amis de notre seigneur. L’un d’entre eux remplit les fonctions de wasyr ; mais ces fonctions, jadis si importantes à la cour des anciens califes, se réduisent aujourd’hui à celle de keleb-el-amir ou de secrétaire du prince. C’est le keleb-el-amir qui, sous la constante inspiration du sultan, traite les affaires importantes avec les agens consulaires et en général avec tous les chrétiens. Après lui vient, dans la hiérarchie marocaine, le mula-el-tabaa, une sorte de garde-des-sceaux qui, en présence du sultan, appose à tous les décrets, à toutes les dépêches, le grand anneau impérial. Sur le cachet ainsi scellé, on peut lire non-seulement les noms et les titres du souverain, mais des sentences tirées du Koran. Sous les ordres du mula-el-tabaa, un intendant, qui porte le titre de mula-el-tesserad (chargé des menues dépenses), règle les dépenses du palais et y fait, à vrai dire, la police. Cet intendant et le très petit nombre de domestiques qui avec lui concourent au service du maître n’ont point d’émolumens ni de gages ; ils sont amplement dédommagés par les présens qu’ils arrachent à quiconque, Maure ou étranger, peu importe, sollicite une audience de l’empereur.

L’empereur donne ses audiences (mesxuar) quatre fois par semaine, à cheval, entouré de ses grands, sous un parasol qui est le signe de sa souveraine puissance, et que soutient derrière lui un de ses principaux caïds. C’est à cheval qu’il reçoit les ambassadeurs, les consuls, les voyageurs, les marchands étrangers, mais c’est à peine si on a le temps de lui dire pour quel motif on a souhaité d’être admis en sa présence : lui-même désigne la personne, — c’est presque toujours son secrétaire, — avec laquelle l’affaire se doit traiter. Soumis au même cérémonial que les étrangers, les Marocains eux-mêmes, et jusqu’aux plus hauts fonctionnaires, n’arrivent à l’empereur qu’en lui offrant, à lui et aux courtisans qui l’entourent, un présent proportionné à leur fortune ; les riches pachas donnent de magnifiques chevaux, des diamans, des esclaves ; les simples particuliers apportent des tapis, des pièces d’étoffe ou de poil de chèvre ; les plus pauvres eux-mêmes se gardent bien de se présenter les mains vides : si peu qu’ils offrent, du reste, un mauvais roussin, un vieux mulet, quelques œufs, quelques poules, quoi que ce soit enfin, ils sont toujours sûrs d’être admis.

Dans toutes les provinces, l’empereur est représenté par un pacha, lequel a pour lieutenant un kalifa qui, en son absence, le remplace. Du pacha et du kalifa dépendent les caïds héréditaires, qui gouvernent les tribus des plaines et celles des montagnes ; mais pour ces derniers, que l’on peut assimiler aux plus anciens chefs des clans celtiques, c’est là une dépendance purement nominale. L’empereur ne les décide à l’obéissance que par l’intermédiaire de leurs saints ou xherifs, dont nous définirons plus loin la toute-puissance. Bien que les affaires purement contentieuses et les causes criminelles soient dévolues au cadi, tout rentre, à vrai dire, dans les attributions du pacha, qui tranche les affaires comme il convient à ses caprices. Le pacha, non plus que le kalifa, n’a aucune espèce de traitement ni d’honoraires ; il est rare pourtant que l’un et l’autre tardent à s’enrichir : de toutes les causes déférées à leur juridiction, il n’en est pas une qui ne leur rapporte un profit considérable. Le pacha est chargé de répartir les contributions et de les faire entrer dans le trésor public, ainsi que les amendes dont les villes ou les sujets de l’empereur sont à chaque instant frappés. Ils ne sont pour cela soumis à aucun contrôle, et l’on comprend sans peine qu’il leur soit facile d’agrandir leurs biens et d’entasser les capitaux. Il faut tout dire cependant : depuis qu’il y a des pachas et des kalifas, il est hors d’exemple qu’ils aient tranquillement joui du fruit de leurs exactions et de leurs rapines. Presque toujours le moment arrive où, sans aucune forme de procès, l’empereur les dépouille de toutes leurs richesses, et encore doivent-ils s’estimer fort heureux qu’il ne se fasse point apporter leurs têtes en même temps que leur or.

Les questions contentieuses, les causes criminelles, les affaires civiles, sont du ressort d’un cadi, qui est aussi chargé de desservir la mosquée principale. Le cadi est arbitrairement nommé par le sultan, on n’a jamais vu, du reste, que le choix du souverain se soit arrêté sur un personnage absolument dépourvu de lumières et de considération. Le traitement du cadi est de 20 duros par mois (100 francs environ), qui se perçoivent sur les revenus des mosquées. Les grandes mosquées jouissent de biens considérables, qu’elles doivent aux libéralités du sultan et des plus riches Maures ; ces biens sont gérés par un prêtre qui, en outre, dirige les cérémonies du culte. Le cadi est tenu de rendre gratuitement la justice ; mais la corruption est si contagieuse au Maroc, que, dès les premiers jours de sa magistrature, le plus vertueux cadi devient aussi vénal, aussi avide qu’un vieux pacha. Sous les ordres immédiats du juge se trouve un officier (almotacen ou mejacten) chargé de mesurer les grains, d’estimer les fruits et toute sorte de marchandises, le blé et quelques produits d’Europe exceptés. Comme le pacha et le kalifa, le mejacten n’a point d’émolumens fixes, mais sous tous les règnes, il lui a suffi d’une année d’abondance pour s’enrichir. Autrefois, il y a trois ou quatre siècles, le peuple entier procédait à la nomination du mejacten ; — c’était là un des emprunts faits aux institutions municipales des Goths par les sectateurs de l’islam. Auourd’hui encore, c’est par l’élection que l’on procède, bien qu’en réalité ce soit le pacha qui la dirige et la détermine. Quand l’occasion se présente de nommer un mejacten, le pacha convoque les alcades des divers quartiers de la ville, et d’autres notables au nombre de cinq cents environ : après qu’il a demandé leur avis pour la forme, l’élection se fait au scrutin secret ; mais il a soin d’abord de proclamer le nom sur lequel doivent se réunir tous les suffrages, et ce nom ne manque point d’obtenir la plus ferme et la plus compacte unanimité. On concevra aisément l’intérêt que prend le pacha à la nomination du mejacten, du commencement à la fin de l’année, cet officier divise en trois parts ses profits : la première pour lui, la seconde pour le pacha, la troisième pour le secrétaire du pacha, c’est-à-dire encore pour le pacha.

Dans tout quartier des villes principales, si petit qu’il soit, un Maure des plus riches et des plus considérés reçoit de l’empereur la mission expresse de veiller au maintien de l’ordre et de la paix publique. Toutes les nuits, ce Maure est obligé de faire des patrouilles dans lesquelles il est assisté par ses voisins et par tous ceux qu’il rencontre sur sa route. Dans les fêtes et les cérémonies religieuses, c’est ce magistrat qui porte la bannière du quartier, sous laquelle tous ses administrés se viennent ranger en foule. Cette institution ne vous rappelle-t-elle point celle des gonfaloniers à Florence et dans les républiques italiennes du moyen-âge ?

Souvent, quand le trésor public est à sec, le sultan décrète des impositions extraordinaires qui frappent indistinctement toutes les classes de la population. Pour faciliter le recouvrement de ces contributions, on divise la ville en cinq quartiers ; dans chacun de ces quartiers, un notable est chargé de répartir l’impôt suivant les ressources dont les chefs de famille peuvent disposer Au reste, les alcades de quartier n’exercent leur juridiction que sur les sujets de race blanche ; libres ou esclaves, les nègres ont un alcade particulier, nègre comme eux et chargé par le pacha de veiller à ce qu’ils ne soient point foulés et persécutés outre mesure. Quand un esclave a de nombreux griefs à faire valoir contre son maître, l’alcade noir les apporte aux pieds du pacha, qui les accueille ou les repousse, comme il lui convient. Presque toujours, cependant, le maître est obligé de vendre l’esclave, si celui-ci peut fournir la preuve qu’il a été bien réellement maltraité.

La loi musulmane interdit à l’autorité politique d’imposer des contributions aux vrais fidèles. Les sectateurs de l’islam sont obligés tout simplement de livrer aux officiers de l’empereur le dixième de leurs revenus ; encore, depuis on ne sait combien de siècles, ce dixième a-t-il été réduit à une contribution de deux et demi pour cent environ du revenu que l’on est censé avoir, celui des maisons formellement excepté. Mahomet exempte en outre de l’impôt tout homme dont le revenu n’excède point une valeur de 20 ducats. Ce n’est pas tout : les alcades de quartier, que l’empereur charge de répartir l’impôt, n’ont pas pour cela mission de fixer la somme que chacun est tenu de payer. C’est le contribuable qui s’impose lui-même, et déclare, selon l’impulsion de sa conscience, jusqu’à quel point il lui est possible de supporter les charges de l’état. Quand le trésor public est absolument épuisé, le sultan s’adresse directement au peuple, et fait un pathétique appel à son patriotisme ; dans chaque province ; dans chaque ville importante, le pacha convoque les plus puissans et les plus riches ; il leur expose les misères de la situation, et puis, leur montrant, au milieu du prétoire, cinq ou six grands vases de terre à moitié remplis d’eau, il les invite à mettre la somme que chacun d’eux juge convenable d’offrir à l’empereur. Les riches Maures s’approchent alors des vases, et, trempant dans l’eau leur main ferme, ils laissent tomber au fond, sans que personne puisse voir en quoi elle consiste, la contribution qu’ils veulent bien s’imposer. La nuit venue, le pacha brise les vases et envoie au sultan l’or ou l’argent qu’ils peuvent contenir. Voilà, sans aucun doute, un magnifique système, plus libéral, on en conviendra, que la plupart des lois d’impôts établies chez les peuples de la chrétienté ; il faudrait, pour l’avoir promulgué, bénir à jamais la mémoire du prophète, si, dans le chapitre même où il l’a formulé, il n’avait également décrété que l’autorité politique pourra, sans autre forme de procès, confisquer les biens des criminels et de tous les croyans infidèles qui n’observent point strictement les lois civiles et les lois religieuses. Les chroniqueurs du Maroc déclarent que les sultans ont très rarement sollicité de leurs sujets les dons volontaires dont nous venons de parler. Nous le croyons bien : qu’avaient-ils à faire de leur demander une insignifiante portion de leur fortune, lorsqu’en leur imputant des crimes imaginaires il était si facile de la leur enlever tout entière ?

Dans toutes les causes ordinaires, le cadi est juge unique. De ses sentences, on peut appeler au jugement de l’empereur ; mais presque toujours l’empereur se contente de faire examiner la cause par un second cadi, ou, si l’affaire est d’une extrême importance, par trois autres prêtres-magistrats réunis en vraie cour de justice. Presque toujours encore la procédure est verbale ; dans les causes peu graves, le cadi prononce à la simple audition des témoins. Si pourtant l’affaire présente quelque difficulté sérieuse, les parties peuvent exiger que l’on dresse une procédure écrite ; mais elles sont forcées de confier le soin de leurs intérêts à des officiers publics qui, de tout point, ressemblent aux escribanos d’Espagne, procureurs ignorans et avides dont il serait impossible de rencontrer les pareils en tout autre pays. À mesure que se poursuit la procédure, le demandeur est tenu de communiquer toutes ses pièces, tous ses moyens à son adversaire ; la communication faite, ce dernier obtient un certain délai pour préparer sa défense, après quoi plaideurs et témoins comparaissent une seconde fois devant le cadi, qui, sans quitter son siége, tranche la question. Le serment n’est jamais déféré aux témoins ; si mauvaise que soit la réputation des Arabes, il est fort rare qu’ils cherchent à surprendre la religion du cadi. Celui-ci, du reste, ne se prononce point d’après ce qu’ils disent, mais bien d’après la considération dont ils peuvent jouir, et, si l’on nous permet de parler ainsi, d’après ce qu’ils sont. Toujours disposé à s’en rapporter à la parole des croyans scrupuleux qui, pour mieux observer la loi, n’ont pu se résoudre à quitter leur pays, il ne place qu’une fort médiocre confiance en ceux qu’a pu entraîner à l’étranger le soin de leurs affaires ou leur humeur aventureuse. Quant à ceux que l’on aperçoit toute la journée dans les rues et les lieux publics, les vêtemens en désordre, ne prenant aucun souci de leur dignité personnelle, fumant ou aspirant du tabac en poudre, c’est à peine si le digne magistrat consent à les écouter. Il va sans dire qu’il fait une formelle exception pour ceux qui, les jours de fête, prendraient de telles allures, car, les jours de fête, les plus sages et les plus graves se permettent toutes les folies et tous les excès.

Dans les affaires criminelles qui peuvent aboutir à une sentence capitale, il est indispensable que la culpabilité soit établie par dix témoins, bien entendu qu’il s’agit de témoins jouissant d’une considération ordinaire. Si dans la même cause il se présentait trois de ces éminens personnages qui se nomment les sages du Koran, il suffirait de leur déposition pour former la conviction du cadi. Dans les affaires purement civiques, la justice est beaucoup plus expéditive. Un Maure est-il condamné à payer une dette, il est tenu de l’acquitter immédiatement, s’il ne veut être conduit en prison. S’il se résigne à perdre sa liberté, le créancier est obligé de le nourrir, mais seulement au pain et à l’eau. Après trois jours d’une captivité si rigoureuse, il est fort rare que les débiteurs solvables, — on ne poursuit guère que ceux-là, — ne sollicitent d’eux-mêmes un accommodement. Quand l’affaire en est venue là, le Koran leur accorde trente jours pour se libérer tout-à-fait. Si le créancier n’a, pour justifier sa demande, ni témoins ni pièces écrites, le cadi se borne à déférer le serment au défendeur. C’est là une épreuve que tout le monde redoute, même les plus considérés, même les plus honnêtes ; il s’en est rencontré souvent qui, pour ne la point subir, se sont résignés à reconnaître des prétentions évidemment mal fondées. C’est en présence du peuple, dans la mosquée principale, le visage tourné vers la Mecque, que s’accomplit la terrible formalité du serment ; mais quand arrive le jour où elle doit avoir lieu, des villes entières s’émeuvent, des familles puissantes imposent leur intervention, et presque toujours elles parviennent à concilier les parties.

Pour arriver à découvrir la vérité, pour forcer l’accusé à l’aveu du crime, les cadis marocains s’y prennent de diverses manières, en raison de leur caractère, de leurs sentimens plus ou moins humains, de leur humeur plus ou moins féroce. C’est par les coups de fouet, par le poids des plus lourdes chaînes, par la faim et la soif, que sont combattues les dénégations opiniâtres ; souvent encore, avec des câbles de fer, le malheureux qu’on torture est attaché sur des tables de marbre glacé. Si le sultan a résolu de faire main basse sur le trésor d’un pacha, on sévit contre tous les siens, femmes, enfans, esclaves, sans distinction d’âge ni de sexe ; contre tout le monde, on emploie le fouet, quelquefois le pal, le billot, le sac, où l’on coud la victime avant de la jeter à la mer. Quand la sentence est prononcée, l’application de la peine est immédiate ; on connaît au Maroc des peines de quatre degrés, la mort, l’emprisonnement temporaire ou perpétuel, la mutilation, l’amende et le fouet. À vrai dire, c’est presque toujours en vue de l’amende que le juge prononce la sentence, ou que les Arabes offensés traînent leurs adversaires devant les cadis. Si odieux que puissent être les crimes qu’on a commis, on est assuré de l’impunité, pour peu qu’on soit riche ; on est certain d’avance que la peine sera commuée. Quand on se décide à exécuter un arrêt de mort, le condamné est fusillé par derrière ; le condamné au fouet est flagellé par les rues de la ville, les mains garrottées, les épaules nues, et lui-même, de vingt pas en vingt pas est tenu de proclamer à haute voix pourquoi il est ainsi châtié. Souvent à la peine du fouet on substitue des coups de bâton sur la plante des pieds ; mais c’est là un châtiment militaire et de pure discipline, que le pacha fait arbitrairement infliger à qui lui déplaît. Au fond, si l’on excepte les époques de guerre civile et de réaction, la loi pénale du Maroc n’a d’autre but que d’assouvir la rapacité du fisc, en exaltant les vengeances et les ressentimens particuliers. Un homme est-il assassiné, son père, son fils ou son parent le plus proche, a le droit de mettre à mort le coupable, mais après la sentence du cadi, en public et sous les yeux même de la justice. Cette loi est-elle arabe, ou bien serait-elle d’origine visigothe ? Par l’exécution des assassins du général Esteller, on a pu voir tout récemment qu’en Espagne la reine elle-même n’a pas le droit de prononcer une commutation de peine, si les parens de la victime n’y ont d’abord consenti. Au Maroc pourtant, il est extrêmement rare que la famille de l’homme assassiné se montre inflexible ; huit fois sur dix, pour le moins, elle accepte une réparation pécuniaire, dont les trois quarts reviennent à l’empereur ; le condamné n’a plus ensuite à subir qu’une année de prison. Aux époques de paix et de calme, il est presque hors d’exemple qu’on applique la peine capitale ; la paix intérieure vient-elle à être le moins du monde troublée, se voit-on menacé d’une guerre civile ou d’une guerre étrangère, c’est par centaines que l’on coupe les têtes, celles des pauvres et des riches, des plus petits comme des plus puissans. Pour prévenir les mouvemens populaires ou pour les réprimer, dans toutes les villes les pachas ne peuvent souvent disposer que du petit nombre de troupes qui forment la garnison sédentaire. C’est par la terreur, par la promptitude et l’énergie avec laquelle ils la répandent, qu’ils essaient de suppléer à la force que ne peuvent leur donner les institutions.

De tous les crimes qui se commettent dans les états barbaresques, c’est le vol qui est l’objet de la répression la plus sévère ; jamais le voleur ne doit s’attendre à la moindre indulgence, jamais il n’est admis à la réparation purement pécuniaire ; le voleur est plus durement traité que le meurtrier, le sacrilège ou le conspirateur. À peine convaincu, c’est-à-dire à peine conduit devant le cadi, le voleur est flagellé jusqu’à ce que son corps ne soit plus qu’une plaie hideuse et sanglante ; à sa première récidive, on lui coupe une main ; à la seconde, la main qui lui reste ; à la troisième, le pied droit ; à la quatrième, le pied gauche ; au cinquième délit, on le fusille impitoyablement par derrière. C’est ainsi qu’on parvient à contenir ce penchant naturel au vol, qui, pour les Maures d’Afrique, est souvent une véritable et irrésistible passion. Un vol a-t-il lieu sur un chemin public ou dans tout autre endroit inhabité, l’empereur, si l’on ne peut saisir le coupable, prononce une forte amende contre la principale autorité de la ville ou du village sur le territoire duquel le vol a été commis. En promulguant cette loi, Mahomet s’était proposé uniquement d’assurer un peu de sécurité aux marchands et aux voyageurs ; mais, dans un pays d’absolutisme, le législateur ne peut avoir une seule bonne intention qui, à la longue, ne fournisse un prétexte à des abus intolérables : quand il ordonne, ou plutôt quand il provoque de pareilles enquêtes, l’empereur n’a aujourd’hui d’autre but que de tourmenter ses pachas et de les dépouiller.

Si grande que soit au Maroc la férocité des mœurs publiques, il ne faut pas s’imaginer cependant que l’on y voie à tout propos se produire les rixes violentes ; au Maroc, tout le monde a le droit de sortir en armes ; jeunes et vieux, riches et pauvres, Maures, Juifs, chrétiens, esclaves même, tout le monde, dans l’intérieur des villes, porte un couteau, un poignard, une épée ; personne ne s’aventure dans les champs sans se munir d’une escopette ou d’une paire de pistolets. On a prétendu que rien n’est si cher à l’Arabe que sa vigoureuse et rapide cavale ; on s’est trompé : c’est à ses armes qu’il s’attache par-dessus tout. Pour se mettre en état d’acheter un sabre ou une arquebuse, un Arabe se résignerait volontiers au jeûne le plus rigoureux. C’est là précisément ce qui en grande partie prévient les querelles sanglantes ; quand chacun est prêt à la défense, il est évident que chacun doit être moins prompt à l’agression. Nous ne parlons point ici de ces époques terribles où les guerres de succession et le défaut absolu de gouvernement provoquent tous les excès et tous les crimes ; mais, si grands que soient ces crimes et ces excès, ils ne peuvent présenter un aussi affreux spectacle que les violences du compétiteur qui enfin triomphe. Pour rétablir l’ordre, pour faire sentir son autorité long-temps méconnue, le sultan vainqueur a recours à tous les genres de supplice ; c’est un luxe de répression qui seul donnerait à l’Europe le droit d’aller substituer ses mœurs et ses lois aux lois et aux mœurs qui prescrivent ou autorisent une si complète barbarie. C’est alors que la mer et les fleuves engloutissent par centaines les condamnés cousus dans des sacs ; c’est alors que sur les places publiques meurent lentement et dans d’inexprimables angoisses les patiens empalés ; c’est alors que, pour le moindre motif et souvent sans raison, on coupe les pieds, les mains, les seins, les oreilles. Frottés de miel ou d’huile, des malheureux, enchaînés dos à dos, sont exposés, jusqu’au dernier soupir, aux piqûres venimeuses des insectes ; quelquefois pourtant, pour abréger leurs souffrances, on leur remplit le nez et la bouche de paquets de poudre qui, venant à faire explosion, font voler la tête en éclats ; quelquefois encore, on les brûle à petit feu, on les scie, on les coupe en morceaux palpitans sous l’acier ; on les enterre vifs, la tête exceptée, sur laquelle s’acharne la rage inventive des plus cruels et des plus ingénieux bourreaux du monde, les soldats noirs de l’empereur. Ces abominables supplices, Maures, Arabes, Bédouins, Berbères, tous, au Maroc, jusques aux Juifs, les endurent avec une sombre résignation de sauvage. Il n’est pas rare de les voir, sur les places ou dans les marchés, quand on veut bien ne pas leur prendre la vie, cloués au poteau par la main ou l’oreille, fumer leur pipe aussi tranquillement que s’ils assistaient à une fête publique, ou bien encore, si après la mutilation on consent à les laisser libres, ramasser d’un air insouciant leur main ou leur oreille, et s’éloigner d’un pas lent et délibéré. On a remarqué pourtant que ce sont les proscrits, les victimes de l’oppression politique, et non point les criminels ordinaires qui, par un tel courage, par une telle constance, savent narguer et pour ainsi dire défier leurs bourreaux.

À l’abri de toute agression extérieure, le sultan n’avait eu d’armée jusqu’à ce jour que pour maintenir la paix publique et pour lever les impôts. L’armée marocaine se divise en troupes de l’empereur qui se nomment l’almagasen, et en troupes de pachas, dont le service est irrégulier. Les premières sont directement payées par l’empereur, les secondes par les villes de leurs districts, qui presque toujours leur abandonnent des terres, comme Sylla à ses vétérans. L’almagasen, qui, en 1789, sous Sidi-Mohamad, était de trente-deux mille hommes, n’est plus aujourd’hui que de seize mille, huit mille fantassins et huit mille cavaliers. Outre la milice du pacha, toute ville importante a une espèce de garde nationale dont fait partie, si l’on excepte les Juifs et les esclaves, quiconque est en état de porter les armes. Cette garde n’est tenue de faire le service que dans les limites de son district. Les soldats de l’almagasen reçoivent tous les ans deux chemises, deux turbans, deux paires de chaussures, un cafetan de drap rouge. Équipés et armés aux frais du sultan, ils ont de plus une paie d’environ un quart de duro par jour (un franc vingt cinq centimes). Ce n’est pas tout, le sultan, dont ils font la vraie force, leur procure toujours des profits considérables, en les chargeant d’escorter les ambassadeurs, les consuls, les voyageurs, les riches marchands. Souvent, quand il est content d’eux, il envoie des présens à leurs femmes, et, pour que l’attention leur paraisse plus délicate, il choisit le jour où ils font circoncire leurs petits garçons. Aussi l’empereur peut-il compter sur le dévouement de l’almagasen ; de mémoire d’homme on ne l’a vu tourner ses armes contre le sultan.

L’empereur entre-t-il en campagne, il mande auprès de lui les soldats des pachas ; chacun de ces soldats reçoit, si longue que soit la campagne, vingt duros pour lui-même et trois pour sa femme. Chaque pacha mobilise la garde nationale de ses villes et prévient les caïds des tribus qu’ils aient à fournir leur contingent, un homme par dix tentes, quand le sultan ne juge pas à propos de faire un appel général. Du moment où les troupes sont en campagne, régulières ou irrégulières, peu importe, toutes, jusqu’à la garde du sultan, vivent aux frais de la province qu’elles occupent. Rien de plus simple que la hiérarchie militaire ; après les pachas et leurs kalifas, les mocademes, qui sont de vrais colonels ; après les mocademes, des alcaïdes qui ont sous leurs ordres jusqu’à cinq cents hommes ; puis des alcaïdes inférieurs qui n’en ont guère que vingt-cinq ou trente. Le sultan lui-même se met d’ordinaire à la tête de ses troupes ; s’il se fait remplacer, c’est toujours par un de ses fils ou du moins par un de ses parens.

Bien traité par ses chefs, bien nourri, bien payé, le soldat marocain est soumis, intrépide, plein d’ardeur et de bonne volonté. À pied comme à cheval, il tire son coup d’arquebuse, comme autrefois le Numide sa flèche, avec une adresse, une précision incroyable ; c’est encore le cavalier des Juba et des Massinissa. Dans cet exercice militaire de l’équitation, c’est surtout le Shilog qui excelle. Quant à l’ordre de bataille, le glorieux bulletin de l’Isly l’a déjà fait connaître à l’Europe : la cavalerie se divise en deux parties égales, et forme les deux ailes ; elle se déploie comme un grand croissant, au centre duquel se placent les fantassins. Un moment avant l’attaque, chacun récite un verset du Koran ; puis, jetant d’une voix terrible son cri de guerre : La ilah, ela ilah ! l’armée entière se précipite sur l’ennemi. Que celui-ci soutienne son premier choc, et il est sûr de la victoire ; mocademes et alcaïdes essaient en vain de reformer les rangs de leurs troupes pour les ramener à la charge : rien ne peut retenir ces soldats fatalistes qui, dans leur moindre revers, voient un signe manifeste qu’Allah a résolu de ne leur point accorder la victoire. Dans toutes leurs rencontres avec les troupes européennes, c’est principalement le défaut d’artillerie qui assurera leur défaite. Il y a cependant au Maroc deux mille artilleurs environ, presque tous renégats et disséminés dans vingt-cinq forteresses, à Fez, à Méquinez, à Maroc, à l’entrée des plus périlleux défilés, à Tanger, à Salé, à Larache, le long des côtes enfin de la Méditerranée et de l’Océan. Bien qu’elles soient hors d’état de soutenir une attaque habilement dirigée, les forteresses de la côte sont pourtant les moins délabrées, les mieux pourvues de canons. Mal montées, mal construites, les batteries marocaines sont composées de pièces de fer ou de bronze, d’un calibre variant entre huit et vingt-quatre ; Tanger a quelques mortiers de dimensions inégales ; quant à l’usage de l’obusier, il est encore inconnu dans tout le Maroc. Nous ne parlons point des artilleurs : la bataille d’Isly a montré ce qu’ils savent faire ; si l’on excepte un très petit nombre de renégats, ils sont à peine capables de manier le levier et l’écouvillon.

Dans l’almagasen, le métier de soldat est héréditaire et réputé noble ; c’est un privilége que l’empereur lui-même se réserve de conférer, quand vient à s’éteindre une famille qui en est investie. Qu’ils appartiennent aux troupes régulières ou aux troupes irrégulières, tous les soldats sont tenus d’exécuter aveuglément les sentences prononcées par les pachas et les cadis, si ce n’est pourtant celles qui entraînent la mutilation des membres ou la perte de la vie. C’est l’empereur qui fait exécuter par les nègres de sa garde les mutilations et les arrêts de mort. On s’étonne, au premier aspect, que des soldats nobles soient ainsi convertis en bourreaux ; mais on sait que, dans tout l’Orient, ce nom de bourreau ne soulève aucun sentiment d’horreur ni de réprobation.

Si peu nombreuse, si mal disciplinée que soit aujourd’hui l’armée régulière, on ne peut s’empêcher pourtant de trouver son organisation admirable, si on la compare à celle de la marine, dont l’administration d’Abderrahamn a précipité et consommé la décadence. En 1793, quand Muley-Soliman monta sur le trône, sa flotte se composait de dix frégates, de quatre brigantins, de quatorze galères, de dix-neuf barques canonnières, montées par six mille marins exercés ; celle d’Abderrahman n’est plus maintenant que de trois brigantines qui à peine porteraient quarante canons, et de treize grandes barques, tant bien que mal embossées à l’embouchure du Buregreg, du Lucos et du Martil. Ce dernier fleuve est celui qui baigne les remparts à demi écroulés de Tetuan. Barques et brigantines sont montées par quinze cents hommes tout au plus ; dans ce nombre, il faut compter, non-seulement les officiers de marine et leurs soldats, mais les ouvriers des ports. Ces ouvriers sont, dit-on, des charpentiers assez habiles ; quant aux officiers et à leurs soldats, ce sont, on le conçoit, les plus ignorans de tous les marins de la terre. Sur les côtes même d’Andalousie, il n’est pas un pêcheur qui, en fait de sciences exactes et de tactique navale, ne fût capable de leur en remontrer. Point de chantiers ni d’arsenaux, si ce n’est à Salé ; et encore, à Salé même, les travaux ont-ils été abandonnés, ou peu s’en faut, depuis l’époque où Abderraman eut la malheureuse idée de faire construire une grande corvette qui, achevée complètement, armée de tous ses canons et de toutes ses voiles, ne put pas même être lancée à la mer.

V. — production du sol. — état présent de l’agriculture, de l’industrie et du commerce.

À ce gouvernement brutal et inintelligent, qui ne sait ni se constituer, ni organiser ses moyens de conservation et de défense, le ciel a livré pourtant un des plus beaux et des plus fertiles pays de la terre. À l’exception des hautes cimes de l’Atlas, les collines, les vallées, les plaines, sont partout recouvertes d’une terre végétale extrêmement féconde : ce ne sont que débris d’ocre, lits de marne et de plâtre, heureusement combinés avec le silex et le détritus des forêts. Nulle part on n’aperçoit les traces de convulsions souterraines et d’éruptions volcaniques. Comme dans le reste de l’Afrique, les montagnes sont à peu près déjà dépouillées d’arbres ; les genêts, les buis, les lentisques y forment d’épais fourrés, qu’il faudrait s’attacher à détruire avant d’y entreprendre les grandes plantations. Loin des villes pourtant s’élèvent encore de magnifiques taillis de chênes, de hêtres, de yeuses, de genévriers, et d’autres arbres d’un bois dur et solide ; mais, si on ne se hâte d’arracher le pays à la barbarie qui le désole, avant un demi-siècle ces forêts auront disparu. C’est là que durant les guerres civiles se réfugient les proscrits et les partis vaincus, et, pour les en chasser, on n’imagine point de meilleur moyen que d’y porter la dévastation et le feu.

Dans un espace formant une circonférence de plusieurs lieues, chaque ville importante est entourée de huertas, prairies, champs et jardins, que séparent les uns des autres de superbes haies de lentisques. Aussi loin que le regard peut s’étendre, ce ne sont dans les huertas bien cultivées que bosquets d’orangers, de citronniers, de mûriers, çà et là coupés par des treilles appuyées à l’érable, comme dans le midi de la France, et par toute espèce d’arbres fruitiers. Vous diriez du midi de l’Espagne, si ce n’est pourtant que les rivières du Maroc sont plus abondantes, plus limpides, plus poissonneuses, que les canaux, plantés de roseaux gigantesques et de peupliers élancés, y sont mieux entretenus qu’à Murcie même ou Valence, que la végétation y est plus rayonnante et plus vigoureuse, les fruits plus gros, plus savoureux et d’un arome plus pénétrant. À vrai dire, il n’y a de bien entretenu au Maroc que les canaux d’irrigation, qui sont l’objet d’un chapitre spécial du Koran. La plupart des huertas sont si mal cultivées, qu’au bout d’un certain temps les jardins se convertissent tout natuellement en prairies ; les hautes herbes y étouffent les orangers et les autres arbustes : rosiers, grenadiers, et toutes les fleurs rares qui au Maroc revêtent des couleurs splendides, disparaissent à la longue sous les mauves, les orties blanches et rouges, les rudes scabieuses et les autres filles vigoureuses de la flore champêtre et sauvage, qui en Afrique se reproduisent et se développent plus promptement et plus énergiquement encore que dans notre midi.

Pour faire la fortune du Maroc, il suffirait des potagers qui entourent les villes, où croîtraient aisément toutes nos plantes légumineuses, mais qu’une culture paresseuse et inintelligente réduit à n’être que d’arides pelouses et des halliers épineux, où rampent, s’agitent, bavent et sifflent incessamment, sur les bleues et blanches ardoises que fait resplendir le soleil, des républiques entières de lézards et de serpens. La nature a tout fait pour l’homme dans ce pays, où il suffit de dégager le sol et de l’entr’ouvrir pour développer les germes féconds ; mais l’homme s’y est fait une telle habitude de l’abjection et de la misère, que, s’il lui en doit coûter la moindre fatigue, la pensée ne lui viendra pas d’en sortir. C’est au hasard que l’on y sème le blé, le maïs, l’avoine et les autres céréales ; c’est au hasard qu’on les recueille avec une multitude de graines mauvaises qui semblent être l’objet principal de la culture et de la moisson. Point d’engrais, pas le moindre aménagement pour les terrains qu’on épuise, tandis que tout à côté s’étendent de vastes plaines incultes où errent, parmi les broussailles, les taureaux à demi sauvages et les chevaux indomptés. La moisson se fait à l’aide de faucilles extrêmement petites qui rendent la besogne si longue, qu’on se rebute avant d’en être venu à bout ; le blé se coupe à mi-tige, ou, pour mieux dire, on se borne à couper les épis qui dépassent les herbes mauvaises ; et, comme on n’entreprend l’œuvre qu’à la dernière extrémité, au moment où les épis, trop mûrs et gonflés outre mesure, laissent de toutes part échapper le grain, presque tous déjà sont à demi vides quand on les entasse sur les chariots qui les doivent transporter au village. En dépit d’une si stupide négligence, les céréales du Maroc sont d’une qualité supérieure ; mais on connaît si peu les moyens de les conserver, qu’avant l’exportation ou la consommation qui s’en fait sur place, elles finissent presque toujours par subir une avarie complète : ce n’est que dans les villes ou dans les villages situés aux environs des villes qu’on les enferme en des chambres bien closes. Les plus prévoyans les enterrent dans de grands paniers d’osier ou de paille ; c’est le seul moyen de les soustraire à l’avidité des pachas, quand pour l’entretien de la maison du sultan, pour la nourriture des troupes, et sous vingt autres prétextes, les pachas font exécuter des razzias générales qui, d’un seul coup, ruinent les populations.

De toutes les productions naturelles à l’Afrique et à l’Europe, il n’en est pas une seule qui ne puisse prospérer au Maroc ; le lin, le chanvre, la vigne, l’olivier, le tabac, tout enfin y deviendrait d’une ressource inépuisable, si par la même indifférence on ne semblait prendre à tâche de contrarier la nature qui sous ce beau soleil, au bord de ces grandes rivières, dans ces plaines toujours vertes, prodigue en pure perte ses plus riches trésors. La culture du tabac, il est vrai, y est moins négligée que celle de l’olivier ou de la vigne ; mais le tabac du Maroc est trop capiteux, son odeur extrêmement désagréable, et l’on aurait beaucoup de peine à le faire accepter aux plus misérables presidarios d’Alhucemas et de Ceuta. Aujourd’hui encore, on rencontre çà et là dans les plaines quelques débris des vastes plantations d’oliviers dont parlent les anciens chroniqueurs ; mais le gracieux arbuste n’y croît plus qu’à l’état sauvage. Rabougri et noué, il ne porte plus que des fruits insipides. Les Marocains en sont réduits à faire de l’huile avec la baie amère des lentisques. Pour assaisonner leurs alimens, les pauvres gens se servent de cette huile, qui est d’un goût détestable ; appliquée à l’éclairage, elle projette au loin d’éclatantes lueurs. La vigne a disparu des collines et des terrains qui lui sont le plus favorables ; on ne la voit plus que dans les bas-fonds, à une médiocre distance des villes, et les raisins peu savoureux qu’elle donne ne sont jamais convertis en vin : le gouvernement marocain, qui maintenant tolère qu’on s’enivre avec les vins d’Espagne, s’y oppose de la plus formelle façon. De riches propriétaires font pourtant écraser et piler leurs raisin en cachette ; avant même que le moût ait fermenté, ils boivent avidement la liqueur hideuse qui en découle et tombent presque aussitôt dans une lourde et stupide ivresse, de laquelle ils ne se relèvent que malades et pour long-temps affaiblis. Il y a quelques années, les Juifs avaient obtenu du sultan l’autorisation de faire un peu de vin qu’ils préparaient selon les procédés usités dans les provinces méridionales de l’Espagne, et ce vin était, dit-on, aussi bon, sinon meilleur que celui d’Alicante et de Malaga ; mais l’empereur ayant découvert que les Juifs n’en gardaient pas pour eux une seule goutte et le vendaient tout entier aux Maures, l’autorisation fut immédiatement retirée. Aujourd’hui les Juifs ne fabriquent plus, — et encore sont-ils forcés de le faire en cachette et par contrebande, — qu’une espèce d’eau-de-vie, provenant de grappes de raisin, de figues, de poires, de dattes et d’une foule d’autres fruits pilés et mêlés, qui après avoir long-temps fermenté, finissent par donner une liqueur extrêmement forte dont on essaie, mais en pure perte, de corriger la saveur détestable en y trempant des herbes aromatiques pendant une semaine environ. Depuis l’époque où nous avons entrepris de coloniser l’Afrique, les Marocains ont voulu naturaliser chez eux la pomme de terre ; après le premier essai, les plus résolus se sont rebutés, et de long-temps sans doute on ne recommencera l’expérience. Nous en dirons autant de l’industrie cotonnière qui, sans être abandonnée pourtant, ne peut plus compter aujourd’hui parmi les ressources de ce pays. La seule récolte abondante qui se fasse régulièrement au Maroc, la seule à peu près qui jamais ne manque et puisse être considérée comme la vraie richesse des populations montagnardes, c’est la récolte du kermès, que les Amazirgas et les Shilogs vont vendre dans les villes, et dont les teinturiers marocains savent extraire une couleur rouge d’une qualité à l’épreuve des ans. Il y faut joindre la récolte du miel et de la cire, qui est encore plus précieuse et plus générale, par la raison toute simple que, pour avoir la cire et le miel, il suffit de fixer les abeilles, dont l’armée entière du Maroc serait d’ailleurs impuissante à détruire les innombrables essaims. Il en est des mûriers comme des abeilles, on a beau en négliger la culture, on a beau les arracher, ou laisser croître à l’entour en toute liberté les halliers qui aspirent à les étouffer : dans la plupart des campagnes s’élève encore verdoyant et vivace l’arbre magnifique où le ver à soie forme et dépose ses riches cocons. Depuis long-temps il ne se fait guère plus de soie au Maroc ; le peu que l’on en récolte est de beaucoup préférable à celle qui se recueille dans les huertas espagnoles. On pourra, quand on le voudra, faire de la soie une des branches les plus importantes du commerce africain.

Si l’agriculture languit au Maroc, les pâturages y abondent et les bestiaux y sont peut-être les plus beaux, les plus sains de la terre. Le Marocain pourrait dès aujourd’hui exporter de grandes cargaisons de beurre, de fromage et de viande ; déjà il alimente les soldats anglais et les habitans de Gibraltar. Les taureaux du Maroc n’ont pas ces vives allures et cette mine hautaine qui font dire aux toreros de Cadix et de Séville que les taureaux d’Andalousie sont de vrais hidalgos ; pour peu cependant que l’on s’occupât, avec une intelligente sollicitude, d’améliorer la race africaine, on ne tarderait pas à la rendre plus vigoureuse et plus fière que les vichos et les novillos andaloux. Les mules marocaines sont préférables aux mules d’Espagne ; moins inquiètes, moins capricieuses, moins têtues, elles sont plus rudes à la marche et aux fatigues des longs voyages, et on peut comparer leur sobriété à celle du chameau. Les mules au Maroc se vendent d’ordinaire à très bas prix ; quelquefois pourtant il s’en est trouvé de si belles, que les Anglais de Gibraltar en ont donné jusqu’à 300 duros, 1,500 francs environ. Cela ne peut être pour nous l’objet de la moindre surprise, car, dans nos Pyrénées françaises, nous en avons vu souvent, que pour notre compte nous aurions préférées aux plus souples et aux plus ardens chevaux. Du reste, les chevaux du Maroc soutiennent dignement la concurrence ; à la rapidité de leur course, à leur agilité merveilleuse, à la force de leurs muscles, à l’incomparable beauté de leurs membres, à leur élégante fierté, qui toujours s’allie à la docilité, on ne peut s’empêcher de reconnaître en eux la noblesse et la pureté du sang, et de les proclamer les chefs de la race d’élite à laquelle appartiennent les chevaux andaloux. La mule et le cheval, voilà les vrais serviteurs de l’Arabe marocain, et non point le chameau, qui rarement se rencontre dans les provinces du nord ; le chameau ne respire à l’aise que si le désert lui envoie son haleine embrasée ; il n’aborde au Maroc que dans les districts lointains qui avoisinent la solitude immense des sables. À la mule et au cheval, il faut joindre une excellente espèce d’ânes, accorte, éveillée, vigoureuse et rapide comme le cerf. Nous ne nous étendrons pas davantage sur les richesses que la nature a prodiguées au Maroc, nous ajouterons seulement que de leurs plages méditerranéennes, ou bien encore à Rabat, à Salé, et des autres ports des côtes de l’Océan, les Maures pourraient faire des pêches aussi abondantes que celles qui se font à Gibraltar ou à Ceuta, si au lieu de harpons incommodes ils savaient employer cet ingénieux système de filets dont se servent les pêcheurs européens. Les Marocains songent si peu à tirer parti de leurs poissons de mer, qu’ils ne salent pas même et laissent toujours s’avarier les légions de sardines que leur jettent pour ainsi dire la Méditerranée et l’Océan. Dans les rivières de l’intérieur foisonnent les anguilles, les tanches, les tortues, et en général, les meilleurs poissons des rivières d’Europe ; mais les Arabes du Maroc descendraient en ligne directe des anciens habitans de l’Inde ou de l’Égypte, qui regardaient chaque poisson comme un être divin et chaque fleuve comme un temple qu’ils n’auraient pas une plus grande répugnance pour la pêche de rivière : leurs poissons mourraient de vieillesse, et se multiplieraient au point d’obstruer jusqu’aux canaux d’irrigation, n’étaient les chrétiens et les juifs qui en prennent des quantités prodigieuses, et dans plusieurs provinces en font leur principal aliment.

Malheureusement le despotisme marocain gouverne le climat et le sol, comme il gouverne les populations. D’un district à l’autre, d’une ville à l’autre, les communications demeurent interrompues pendant des années entières ; le gouvernement lui-même s’attache à rendre extrêmement difficiles les correspondances particulières ou plutôt à les supprimer. On ne peut envoyer ni recevoir le plus simple message si d’abord on n’en donne pleine connaissance à l’empereur ou aux dépositaires de sa terrible puissance, pachas, kalifas et cadis. S’il ne veut tomber entre les mains des brigands, l’Européen qui s’aventure un peu au-delà des villes maritimes ne doit voyager qu’avec une forte et coûteuse escorte : quatre cavaliers montés à la légère prennent les devans pour reconnaître les vallées et les plaines ; quand le pays n’est point découvert, ils attendent, cachés parmi les aloës et les lentisques, à tous les endroits périlleux, que leurs compagnons les aient pu rejoindre. Jusqu’à ce qu’on soit arrivé au terme du voyage on se garderait bien de négliger une pareille précaution. Point de chemins, si ce n’est d’affreux sentiers que les intempéries des saisons dégradent chaque jour davantage ; point de pont sur les fleuves ni sur les plus petites rivières ; s’il survient une pluie abondante, un débordement, un orage, les relations entre les deux rives sont brusquement interrompues, à moins qu’au péril de la vie on ne risque la traversée a l’aide d’outres gonflées de vent. Point de chars ni de voitures ; ce sont les hommes ou pour mieux dire les femmes qui se chargent de transporter les plus lourds fardeaux, partout où ne peuvent librement cheminer les bêtes de somme, et Dieu sait si même dans les plaines le transport est facile à dos de chameau, de cheval, d’âne ou de mulet. Point de commerce, à vrai dire, et, pour justifier une assertion au premier abord si absolue, il nous suffira de faire observer que chaque branche du négoce, intérieur ou extérieur, peu importe, est un monopole que l’empereur afferme à des Juifs, aux conditions les plus onéreuses. Les traitans se verraient infailliblement écrasés si, à leur tour, ils ne s’efforçaient d’exploiter et de ruiner les populations, en leur achetant presque pour rien les denrées indigènes, en leur vendant à des prix exorbitans les produits de l’étranger. Au bout de toutes leurs fraudes, de leurs opérations déloyales, de leurs manœuvres infames, les traitans eux-mêmes n’ont d’autre perspective qu’une misère à peu près complète. Presque jamais ils ne parviennent à se soustraire aux confiscations, aux exactions impériales, et cette fois, chose étrange, ce sont là des avanies qui ont une apparence de justice : puisqu’ils ne peuvent remplir les obligations qu’en acceptant le monopole ils ont contractées envers le sultan, ne semble-t-il pas naturel que le sultan se paie lui-même en s’emparant de leurs biens ? Il n’est peut-être pas un seul négociant au Maroc qui vis-à-vis du souverain ne se trouve complètement obéré. Hier encore, à la veille du brillant fait d’armes accompli par nos marins devant Mogador, un des principaux marchands de la ville n’était-il pas, malgré son titre de vice-consul, retenu par les autorités marocaines pour une dette énorme qu’il se trouvait hors d’état de payer ? Un tel fait devrait décider l’Europe à se préoccuper un peu plus de sa dignité vis-à-vis de ces populations barbares. Il y a trente ans à peine, le mal était beaucoup moindre ; nos consuls pouvaient résider encore à Tétuan, sinon même dans des villes plus rapprochées de la capitale ; mais, comme à tout propos leur présence inquiétait et irritait le fanatisme musulman, l’empereur ordonna brusquement leur translation à Tanger. En dehors de cette ville les puissances chrétiennes sont représentées par des vice-consuls de race juive ou de race maure ; la Grande-Bretagne seule ne confie qu’à ses nationaux de si importantes fonctions. Les vice-consuls ne reçoivent de leurs gouvernemens respectifs qu’un traitement extrêmement modique ; ils y suppléent par les exactions qu’ils font subir aux marchands forcés de réclamer leur appui.

Qu’elles s’importent ou s’exportent, toutes les marchandises paient des droits excessifs à la douane de Tanger, de Tétuan et des autres villes de la côte. Ce sont les droits de douane qui forment les principales ressources de l’empire avec le djazia (contribution de vassal) que paient les Juifs depuis les premiers temps de l’invasion arabe, et le naiba (contribution directe), espèce d’exaction que l’on fait subir aux tribus nomades quand l’autorité du sultan les peut atteindre. M. Serafin Calderon évalue à deux millions de duros (le duro vaut cinq francs) la moyenne du revenu total de l’empire, et à neuf cent quatre-vingt-dix mille celle des dépenses de tout genre auxquelles le sultan est obligé de subvenir. On voit quelle somme énorme entre tous les ans dans le trésor impérial enfoui à Méquinez. Ce trésor, renfermé dans une forteresse à triples remparts et recouverte de fer, qui se nomme le Beitulmel (le palais des richesses), doit être considéré comme la propriété particulière de l’empereur. C’est un corps spécial de deux mille nègres qui se charge de veiller à l’entour. L’intérieur du fort est divisé en chambres remplies de monnaies d’argent, et en cellules remplies de monnaies d’or. Pour arriver à chacune de ces chambres et de ces cellules, il faut se faire ouvrir cinq portes bardées de fer et fermées avec d’énormes serrures dont le sultan garde les clés. Rien de mystérieux comme l’intérieur de ce formidable Beitulmel, même pour les wasyrs et les favoris de l’empereur. Autrefois, avant de subir leur supplice, les condamnés à mort y allaient déposer les trésors amassés à Maroc, à Tétuan et sur les autres points de l’empire ; c’est Abderrahman qui, le premier, a négligé de prendre une si barbare précaution.

Nous avons sous les yeux les divers tarifs de cette douane qui donne au sultan ses revenus les plus sûrs ; nous sommes étonné, pour notre compte, que le commerce y puisse tenir. Il n’est presque pas d’objets dont les droits d’entrée ou de sortie n’absorbent la valeur. Aussi le gouvernement est-il obligé de consentir à des concessions envers quiconque les réclame, et il existe autant de tarifs qu’il peut y avoir de négocians. Ce ne sont pas, du reste, les marchandises seulement qui acquittent les droits de douane ; il est une classe de personnes qui, à l’entrée et à la sortie, est estimée ni plus ni moins que les tissus et les huiles : nous voulons parler des Juifs, qui paient en raison de leur âge, de leur santé, de leur sexe. Si les vieillards et les femmes sur le retour sont très faiblement taxés, en revanche les hommes vigoureux, les enfans, les jeunes gens, les jeunes femmes, sont soumis à des droits exorbitans. On conçoit qu’avec un pareil système de commerce et d’économie sociale, la contrebande prenne chaque jour des proportions effrayantes ; et comme le commerce est pour le sultan la plus claire source des revenus publics, on conçoit aussi que la contrebande soit très sévèrement réprimée. Outre la confiscation des marchandises, le contrebandier est roué de coups de bâton s’il est pauvre ; s’il est riche, on l’emprisonne, on le charge de chaînes, on le ruine à peu près complètement en amendes. En dépit de ces lois impitoyables, la contrebande se fait sur tous les points et presqu’au grand jour, surtout en ce qui concerne les monnaies étrangères, le duro espagnol excepté. Pour empêcher que le duro ne circulât en fraude, le sultan fut obligé de décréter que, dans tout le Maroc, il aurait la même valeur qu’en Espagne ; il avait jusque-là valu, au lieu de cinq pesetas, sept et demie, c’est-à-dire sept francs et demi environ. Quant aux autres monnaies et, en général, quant aux marchandises étrangères, Abderrahman a trouvé un sûr moyen de ne point trop perdre aux entreprises des fraudeurs, et c’est tout simplement de s’y associer. Les contrebandiers du Maroc se divisent en deux classes bien distinctes : ceux qui, pour leur compte exclusif, s’exposent aux coups de feu des soldats du pacha, à la prison, à la bastonnade, et ceux dont le sultan est en secret le complice. Le temps viendra où Abderrahman s’enrichira par la fraude qu’il se fait à lui-même bien plutôt que par sa douane et par les exactions de son fisc.

Chaque ville maritime a sa douane, dirigée par un amin (administrateur des rentes) ; presque partout aujourd’hui ce sont les pachas eux-mêmes qui remplissent les fonctions d’amin. Tous les jours, dans les villes des côtes de l’Océan et de la Méditerranée, le pacha lui-même, de neuf heures du matin à trois heures de l’après-midi, se rend à sa douane, assisté de deux secrétaires, d’un jaugeur et de vingt-deux soldats. Le jaugeur est un des principaux habitans de la ville, et comme le pacha, il exerce des fonctions gratuites, mais on sait comment se paient de leurs services les officiers et les employés marocains ; les deux secrétaires jouissent d’un traitement mensuel de cinq duros[4]. Les douanes du Maroc se distinguent fort peu, du reste, par leur magnificence ; ce ne sont pour la plupart que des édifices délabrés et croulans où l’on pratique une pièce étroite, obscure, incommode, pour le pacha, le jaugeur et les soldats. Dans quelques villes c’est en plein air, entre quatre murailles formant une cour carrée, que s’installent les fonctionnaires arabes. Gravement assis sur le sol et les jambes croisées, le pacha fume sa pipe tandis que le jaugeur estime au hasard les marchandises, que les secrétaires les inscrivent sur de mauvais registres, et que les soldats perçoivent les droits, dont pacha, jaugeur, secrétaires et soldats s’approprient au moins une bonne moitié.

Le commerce maritime du Maroc est d’environ 250,000,000 de réaux, ou de 50 millions de francs. C’est l’Angleterre qui, par Gibraltar, en fait les deux tiers ; le tiers restant se répartit d’une façon inégale entre les autres puissances chrétiennes et les deux régences de Tunis et de Tripoli. Dans ces derniers temps, le port de Marseille a établi avec le Maroc des relations suivies et fréquentes, et l’on affirme qu’en 1843 ces relations ont représenté une somme de six à sept millions. Quant au commerce du continent africain, il se fait encore au Maroc par caravanes. Tous les ans, le Sahara est traversé par six grandes caravanes qui d’ordinaire emploient de deux mille cinq cents à trois mille chameaux, portant du littoral aux pays lointains de l’intérieur de l’Afrique les marchandises et les produits de l’Europe, et ceux de l’Afrique aux villes du littoral. La plus nombreuse est sans aucun doute celle du Maroc qui, avant notre conquête, côtoyait de l’ouest à l’est les versans de l’Atlas et les frontières du désert, traversait l’Algérie par la gorge des Ouanascherichs et la vallée de Sétif, s’engageait, pour aboutir à Constantine et puis à Tunis, dans le fameux défilé des Portes-de-Fer, suivait jusqu’à Tripoli les bords du golfe de Kabès, et de là pénétrait enfin par les sables de Barca dans les immenses déserts de la Libye. Arrivées là, les six caravanes, venues par divers chemins de tous les pays musulmans, formaient une sorte d’armée tumultueuse de quatre à cinq mille personnes de tout âge et de tout sexe. Depuis que nous avons pris possession de l’Algérie, les caravanes du Maroc ont changé leur itinéraire ; aujourd’hui, c’est par mer qu’elles se rendent au point indiqué pour le rendez-vous général. Les grandes caravanes pénètrent dans le Soudan jusqu’à Tombouctou, Kanou et Noufi, qui sont les trois marchés principaux du pays des noirs ; elles en rapportent des nègres, de la poudre d’or, des noix de gourou, des plumes d’autruche, des peaux de buffle, des dents d’éléphant, une espèce de toile verte fabriquée par les noirs, du séné, du natron, des cornes de rhinocéros, de l’encens, de l’indigo, des diamans et un parfum très recherché qui se nomme le bhour noir ou la gomme du Soudan. Un officier du génie, membre de la commission scientifique de l’Algérie, M. E. Carette, qui dans un récent écrit a très nettement tracé l’itinéraire que suivent non-seulement les grandes caravanes du Maroc, mais celles de l’Algérie et de la régence de Tunis, paraît croire qu’elles ne franchissent point le Niger. Il est possible, en effet, qu’elles s’arrêtent à la rive gauche du fleuve, mais faut-il en conclure qu’elles n’ont aucunes relations avec les sauvages populations de la rive droite. Nous pensons le contraire, et dans le livre de don Serafin Calderon nous trouvons un fait bizarre qui de tout point autorise notre opinion. M. Calderon raconte que les Maures ou les Arabes, quand ils sont arrivés à la rive gauche du Niger, déposent sur une colline des marchandises qu’ils désirent vendre aux nègres établis par delà le fleuve. En leur absence, les nègres viennent examiner les marchandises, ils placent à côté la quantité de poudre d’or qu’ils en veulent donner et rentrent dans leurs canots. Si les Maures trouvent qu’on leur offre un prix convenable, ils emportent la poudre d’or ; dans le cas contraire, ils reprennent leurs marchandises. Durant trois jours, vendeurs et acheteurs répètent ce curieux manége, et il est rare qu’avant la fin ils ne parviennent point à s’accorder.

À les voir ainsi ces rares maures et arabes, s’aventurer au fond de l’Afrique pour opérer de simples échanges, en dépit des périls et des fatigues qui les déciment, on comprend bien qu’il ne faut point désespérer de leur avenir. À quel degré de prospérité ne seraient-elles pas capables d’arriver encore, si la civilisation européenne pouvait librement développer chez elles ces énergiques instincts sociaux dont une barbarie séculaire, un despotisme énervant et oppressif n’ont pas eu tout-à-fait raison ? C’est l’esprit, ou pour mieux dire l’ardeur du négoce, et non plus le fanatisme religieux, qui aujourd’hui les pousse en dehors de ce pays ; ce fanatisme, qui aujourd’hui s’endort, ou, par intervalles, s’agite convulsivement en des superstitions dont à aucune époque les autres sociétés musulmanes n’ont offert le spectacle, nous allons montrer qu’il ne peut plus leur inspirer l’idée des grandes et lointaines entreprises ; ni leur donner la force de les accomplir.

VI. — croyances religieuses. — mœurs et coutumes. — arts et métiers. — instruction publique.

On le sait, les musulmans du Maroc se piquent d’être les plus fidèles disciples du prophète ; les Marocains appartiennent à la secte des sunnites, ils n’ont que du mépris et de la haine pour les disciples d’Ali ; mais bien qu’à leurs yeux Turcs, Égyptiens, et jusqu’aux Arabes de l’Afrique française, ne soient que des hérétiques, leur croyance religieuse ne diffère pourtant pas essentiellement de celle des autres peuples soumis à l’islamisme. Si donc ils se distinguent de ces derniers, ce n’est point par les dogmes, ni même par l’enseignement moral, mais par un certain nombre de coutumes et de superstitieuses extravagances que nous allons décrire, pour que l’on puisse bien apprécier le fanatisme marocain. Dans chaque province de l’empire, il existe deux familles toutes-puissantes de xherifs ou de saints, qui prétendent remonter en droite ligne, l’une à Mahomet, l’autre à Ismaël ; toutes les deux sont l’objet d’une vénération égale à celle dont jouit le sultan lui-même, et leur maison est pour tous les criminels un lieu d’asile que les officiers de l’empereur se garderaient bien de violer. Dans les contrées montueuses et reculées, ces familles privilégiées ont le monopole des enchantemens et des sortiléges ; à vingt lieues environ de Ceuta, aux portes même de Tétuan, une des villes les plus considérables du Maroc, quelques-unes d’entre elles sont retournées à l’état sauvage, sans rien perdre de leur prestige ni de leur puissance ; on imagine aisément à quels excès les enhardit l’impunité que leur assurent les invincibles préjugés des populations. Aujourd’hui même elles forment des hordes nombreuses, réduites à la vie nomade, parcourant aux cris furieux de Allah ! Allah ! cités, villages et douairs. La plus dangereuse, la plus barbare de ces tribus porte le nom d’Eisaquas ; elle ne se montre guère qu’une fois par an dans les villes, le jour où se célèbre la Paque de la troisième lune ; mais ce jour-là seulement elle commet plus de cruautés et de violences que n’en pourraient commettre toutes les autres en deux ans. C’est une croyance répandue au Maroc que, pour se rendre le ciel favorable, il est absolument nécessaire d’offrir aux Eisaquas des festins magnifiques ; les Eisaquas préludent aux banquets en s’enivrant avec un philtre composé d’herbes sauvages qui bientôt leur enlève jusqu’aux moindres sentimens humains. Le repas achevé, ils se répandent par les rues et les places publiques, renversant, égorgeant tout ce qui se rencontre sur leur passage, hommes, femmes, enfans, animaux, et contrefaisant, au moment où le sang coule, celui-ci le rugissement du lion ou du tigre, celui-là le cri lugubre de l’orfraie, tel autre le cri strident de l’aigle ou du chacal. Pour ce jour-là d’ailleurs, chacun prend le nom de la bête féroce ou de l’oiseau de proie dont il s’attache à imiter les cruels instincts. Pour peu que dure l’horrible fête, les uns et les autres en viennent à un tel état de furie qu’ils finissent par se déchirer eux-mêmes et par s’entre-tuer.

Les cérémonies du culte sont peu compliquées, bien qu’aux diverses phases de la journée les sectateurs du Koran soient tenus d’interrompre leurs occupations, leurs affaires, pour réciter des prières ou remplir certains devoirs religieux. Ce qui leur rend la pratique de la religion moins incommode qu’on ne le pense communément en Europe, c’est que leurs obligations se peuvent accomplir en quelque lieu qu’ils se trouvent, dans leurs maisons, dans les rues de la ville, sur les places et jusque dans les bains publics. Tout musulman est tenu de se mettre en prières au lever du soleil, au milieu du jour, à trois ou quatre heures de l’après-midi ; à sept heures du soir en hiver, à neuf heures en été. À chacune de ces heures, un Maure, — c’est presque toujours un vieillard ou un enfant, — donne le signal en chantant des hymnes sur la tour principale de la grande mosquée, au haut de laquelle il hisse une bannière blanche. L’instant d’après, le même signal est répété sur toutes les tours des mosquées inférieures ; pendant une minute environ, on ne voit par-dessus les noires maisons des villes que des vieillards et enfans entonnant des hymnes ou agitant des drapeaux blancs. Comme le christianisme et le judaïsme, l’islam a sa fête hebdomadaire, qui se célèbre le vendredi. Ce jour-là, les prières redoublent ; entre midi et une heure il se prononce, dans toutes les mosquées, de véritables homélies que chaque musulman est tenu d’aller entendre avec sa famille ou sa tribu. Le travail manuel n’est jamais interdit au Maroc, pas plus le vendredi que durant les autres fêtes de l’année ; riches et pauvres pourtant consacrent la journée entière du vendredi à se reposer et à se réjouir, depuis les premiers coups de canon qui, au lever du soleil, annoncent que la fête commence, jusqu’à la salve d’artillerie qui, le soir également, avertit que la solennité a pris fin.

Toutes les fois qu’il se propose d’entrer dans une mosquée, toutes les fois qu’il vient d’accomplir un acte nécessaire à la vie, si insignifiant d’ailleurs qu’il puisse être, le musulman du Maroc est tenu de se purifier par une ablution. Selon que l’acte est plus ou moins important, l’ablution est plus ou moins longue ; si, faute d’eau, elle ne peut se faire, ou bien encore dans les cas de maladie où elle serait infailliblement nuisible à la santé du corps, la loi permet d’y suppléer en se frictionnant les mains et le front, avec un peu de terre ou une pierre que le cadi, en sa qualité de prêtre, a eu soin de bénir. Indépendamment des fêtes hebdomadaires, les Marocains ont dans l’année quatre solennités plus ou moins longues, trois pâques, et le fameux ramadan. Le ramadan est un jeûne de trente jours, pendant lesquels on ne peut prendre ni opium ni tabac. Aux premières heures du jour, une salve d’artillerie avertit les croyans que le jeûne commence ; aussitôt vingt trompettes emplissent la ville de leurs fanfares ; c’est le moment où les bannières blanches se hissent au haut de toutes les mosquées. Au coucher du soleil, le même bruit, la même cérémonie, annoncent que l’on peut prendre quelques alimens. Cinq jours avant la fin du ramadan, on célèbre pendant la nuit, non pas dans le monde tout entier de l’islamisme, mais au Maroc seulement, une fête bruyante qui est une vraie saturnale. La population se presse dans les mosquées, qui tout à coup s’illuminent d’une façon éblouissante ; chacun s’agite, tout le monde s’embrasse, criant ou chantant sans se concerter ni s’entendre ; dans toutes les maisons, dans les rues, sur les places publiques, sur le seuil même des temples, on s’abandonne aux plus hideux excès de l’intempérance. On comprend sans peine qu’il en soit ainsi après vingt-cinq jours d’un jeûne insensé, qui, en affaiblissant le corps, déprave l’ame et la livre sans défense à toutes les tentations du vice. Jusqu’au matin, on ne rencontre par la ville que des bandes repoussantes d’hommes ivres et de prostituées. Cette nuit-là, chrétiens et juifs s’enferment chez eux dès cinq heures et s’y barricadent soigneusement. S’ils se hasardaient à faire un seul pas en dehors de leurs demeures, ils s’exposeraient à une mort cruelle et à des traitemens pires que la mort. Par une bizarrerie qui du reste se reproduit assez fréquemment parmi ces population à demi sauvages, cette même nuit, où les passions musulmanes se donnent librement carrière, est la seule époque de l’année où l’on ne fasse pas un crime aux chrétiens et aux juifs de repousser la force par la force, si l’on essaie de violer l’entrée de leurs maisons.

Le jour qui suit le ramadan commence la première pâque ; c’est une solennité de huit jours, pendant lesquels se font des courses de chevaux. À vrai dire, c’est la saturnale de la vingt-cinquième nuit du ramadan qui se poursuit ; on continue à se vautrer dans de tels excès, que, bien avant le huitième jour, il se déclare de toutes parts des fièvres, des gastrites, des maladies hideuses, qui par centaines enlèvent les dissolus sectateurs du prophète. Dans la matinée même où commence la première pâque, le pacha et le cadi, précédés de trompettes qui exécutent d’assourdissantes fanfares, suivis de la garnison, des ministres grands et petits qui desservent les mosquées, de tous les habitans que conduisent les alcades des divers quartiers, portant de gigantesques bannières, sortent de la ville par la porte principale. Tous ensemble se rendent en pleins champs à l’entour d’un énorme échafaudage en maçonnerie grossière dont les deux plus larges façades regardent le levant et le couchant. Au centre est pratiqué un colossal escalier de bois, qui permet aux ministres inférieurs de l’islam d’aller tout au haut chanter des hymnes ou stimuler, par de continuels reproches, la dévotion populaire. À droite et à gauche s’ouvrent deux fenêtres où se placent le pacha et le cadi, le cadi au midi, le pacha au nord. À un moment donné, il se fait tout à coup silence, et le cadi prononce, ou, pour mieux dire, psalmodie d’une voix nazillarde une homélie qui dure une heure environ. C’est presque toujours un lieu-commun de morale, bourré de maximes et de sentences, qui, depuis des siècles, est dans toutes les mémoires. À peine descendu de sa fenêtre, le cadi reçoit pour sa peine quatre duros, c’est-à-dire la valeur de vingt francs. Immédiatement après, l’étrange cortége se remet en marche, et rentre dans la ville. Arrivé sur la place principale, le pacha se fait majestueusement saluer par quatre ou cinq coups de canon. À ce signal, prêtres, soldats, marchands, hommes et femmes, tout le monde se disperse, et chacun de son côté est libre de s’en aller célébrer la fête comme il l’entend.

La seconde pâque est fixée au premier jour de la douzième lune. On sait que le calendrier de l’islam se divise, selon le cours de la lune, en six mois ou lunes de trente jours, et six de vingt-neuf. Cette pâque ne se distinguerait en aucune façon de la première, n’était une coutume dont la bizarrerie surpasse tout ce que nous avons raconté déjà. Accompagnés du cortége que nous venons de décrire, cadi et pacha sortent encore de la ville ; mais, arrivé en pleins champs, le cadi, au lieu de réciter son éternel sermon, saisit vivement un mouton, le frappe au hasard d’un grand coup de poignard et le place sur un cheval, qui, aussitôt pressé par le fouet et le bâton, prend au galop le chemin de la maison du cadi. Si au moment où le cheval s’arrête devant la porte, le mouton est encore vivant, l’année sera des meilleures, la récolte des plus abondantes ; si le mouton est mort, il faut s’attendre à une affreuse disette. Les bons croyans se séparent en poussant des cris lamentables, auxquels pourtant succèdent bientôt les clameurs du plaisir et de l’ivresse.

La troisième pâque rappelle la naissance du prophète ; elle se célèbre d’une façon moins bruyante. Rien n’y manque cependant, banquets dans les maisons et dans les jardins, processions, sermons, prières, salves d’artillerie. Une chose vraiment singulière, c’est que la veille de la saint Jean soit, au Maroc comme en Espagne et dans le midi de la France, fêtée par des feux de joie et par de publiques réjouissances. C’est le seul jour de la troisième pâque où se commettent des excès et des extravagances. Sur les bords des fleuves et des rivières, sur les côtes de la mer, les populations accourent en foule et se mêlent confusément. Les autorités du Maroc ne se piquent point envers leurs administrés d’une très grande sollicitude ; ce soir-là, du reste, elles auraient beau faire, elles ne pourraient empêcher qu’à la suite de la troisième pâque un grand nombre de familles ne se voient obligées de prendre le deuil.

La loi de Mahomet, qui prescrit si rigoureusement la circoncision, n’a pourtant pas indiqué l’âge où elle se doit opérer. Au Maroc, les jeunes garçons ne la subissent qu’après avoir dépassé sept ans, à l’anniversaire de la naissance du prophète. La cérémonie s’accomplit en secret dans une mosquée ; c’est une fête de famille qui s’achève chez le père par un long banquet ou tous les parens viennent s’asseoir. Il y a quelques années, les sectateurs de l’islam professaient une telle indifférence à l’égard du précepte le plus impérieux, le plus précis de leur loi religieuse, qu’il se trouve aujourd’hui au Maroc une foule de musulmans incirconcis ; mais l’Orient africain est un pays de violentes passions et de réactions fougueuses. Il y a deux ans, la ferveur mahométane se ralluma un instant d’une si énergique façon, que l’on vit de pieux croyans pénétrer de vive force dans les maisons des plus puissans, s’emparer brutalement des jeunes garçons incirconcis, les traîner à la mosquée, où des chirurgiens improvisés se chargeaient de les faire immédiatement rentrer dans les conditions rigoureuses de l’orthodoxie musulmane.

Nous avons, avec une scrupuleuse exactitude, raconté bien des folies, bien des misères ignorées des nations européennes, même de celles qui avoisinent le Maroc. Il ne faut pas s’imaginer cependant que le mahométisme africain ne se soit pas le moins du monde relâché de sa vieille intolérance, et puis, d’ailleurs, on ne doit pas oublier, si dégénérés que soient les Arabes du Maroc, qu’ils sont les descendans directs de ces Maures d’Espagne qui, par leur habile et humaine politique autant que par leur courage, se sont pendant plus de trois cents ans maintenus au-delà du détroit. À Fez, à Méquinez, dans tout l’empire, en dépit de leur abjection sociale, les Juifs peuvent librement, si l’on excepte les jours de fête, où les excès de la débauche raniment et exaltent l’aveugle haine de l’étranger, se livrer à toutes les pratiques de leur culte ; il en est absolument de même des chrétiens, s’ils se soumettent aux lois du pays. Le Maroc est la seule contrée musulmane où, même durant les trois derniers siècles, juifs et chrétiens eussent le droit d’acquérir des maisons et des terres, la seule où, les jours de fête toujours exceptés, il leur fût possible de circuler parmi les populations sans trop avoir à craindre les exactions et les avanies. On ne doutera point enfin de la tolérance marocaine à l’égard des croyances et des religions étrangères, si l’on se rappelle ces couvens, dont nous avons déjà parlé, fondés par le roi Charles III à Tanger, à Méquinez, à Tétuan. De tous ces couvens, un seul existe encore à Tanger, un couvent espagnol de franciscains, qui a bravement survécu à la destruction de son ordre. Les franciscains de Tanger, dont aucun voyageur n’a contesté les vertus ni le mérite, sont tombés, depuis les massacres de Madrid, de Murcie et de Valence, dans un profond dénuement. Ces pauvres moines d’Afrique, dont l’existence même est ignorée aujourd’hui en Europe, n’ont jamais connu l’opulence, ni par conséquent la corruption de leurs frères d’Espagne ; jusqu’à la fin, ils se sont consacrés au rachat des captifs et au soulagement de leurs misères. Parmi eux, d’ailleurs, la diplomatie européenne pourrait trouver d’excellens interprètes, et cette seule considération mériterait bien, ce nous semble, qu’on s’occupât sérieusement d’améliorer leur sort.

La musique instrumentale des Marocains se compose, aujourd’hui encore, comme à l’époque où les Arabes occupaient Cordoue ou Grenade, de l’étroite mandoline au son perçant, du violon à deux cordes, du tambour et de la flûte ; c’est surtout durant les pâques et les autres fêtes de l’islamisme que la jeunesse, d’une voix souvent très belle, très étendue, très expressive, chante ses interminables chansons de guerre ou d’amour. Rien de plus mélancolique en général ni de plus traînant que ces chansons marocaines, dont le rhythme est d’ailleurs absolument le même que celui des jacaras ou des romances d’Andalousie. C’est durant les pâques encore que les hommes daignent prendre part aux danses publiques, qui ne différeraient guère de la cachucha ni du fandango, n’étaient des contorsions, des convulsions, des sauts périlleux à défier l’adresse et l’agilité de nos saltimbanques, des gestes lubriques, d’épouvantables grimaces qui, à la fin, dénaturent complètement ces ardens ou gracieux ballets populaires de Valence, de Séville ou de Jaën. Pendant le reste de l’année, ce sont les seules Marocaines qui dansent entre elles, isolées ou par couples. Nous ne parlons ici que des Juifs et des Maures, car les nègres du Maroc sont aussi passionnés pour le bal que peuvent l’être leurs frères d’Amérique. Tous les vendredis, les nègres, libres ou esclaves, peu importe, se réunissent pour danser en présence de leur alcade, qui ouvre le bal. Le temps qu’ils ne consacrent pas aux affaires de commerce et aux pratiques de la religion, les Maures l’emploient aux exercices de l’équitation et aux jeux militaires, qui souvent rappellent les joutes célèbres du moyen-âge arabe en Espagne, ou bien encore à jouer dans les cafés publics aux échecs et aux dames, et à dormir sous les arbres de leurs huertas. Encore n’est-ce que dans le voisinage des ports, ou bien quand on se dispose à faire le grand pèlerinage, que l’on se livre habituellement à des affaires de négoce ; à toutes les autres époques de l’année, Maures et Arabes demeurent à peu près complètement oisifs. Arbitrairement frappée de lourdes patentes, l’industrie marocaine est fort retardée, on le conçoit, et l’on peut dire qu’en ce moment elle est à peu près nulle, si l’on met à part la fabrication des objets de stricte nécessité, celle des papiers, des faïences, des soies communes, et surtout celle de ce cuir fameux qui, après avoir commencé à Cordoue, sous les Arabes d’Espagne, a pris son nom de ce pays de Maroc, où les Arabes se sont réfugiés. Pour ce qui est de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, de tous les arts enfin qui, en Espagne également, ont donné tant d’éclat à la civilisation musulmane, il est inutile que l’on aille au Maroc en chercher les vestiges ; les obscures mosquées, leurs tours massives, les trois immenses palais de l’empereur, les maisons des pachas et des grands, celles de quelques Juifs opulens, ne se recommandent que par la solidité de la construction. C’est à peine si dans l’intérieur des mosquées, à l’entour de la source abondante et vive qui fournit l’eau aux ablutions, quelques légères colonnes rappellent que là viennent se préparer à la prière les descendans directs de cette race admirable qui a bâti l’Alhambra. Dans tout l’empire, la population pauvre, celle qui ne vit point dans les douairs, s’entasse sous des toits de chaume appuyés sur une muraille de trois pieds de haut tout au plus. Dans sa misérable demeure chaque famille ne pénètre qu’en rampant, pour ainsi dire, par une étroite ouverture qui regarde l’orient. Là vivent pêle-mêle avec les animaux domestiques hommes et femmes, enfans et vieillards, accroupis ou couchés, demi-nus. Rien ne prouve la dégradation morale d’un peuple comme la dégradation du costume. À l’Alhambra de Grenade, dans la seule peinture arabe qui représente des figures humaines, on aperçoit les membres du divan combinant avec leur émir quelques beaux projets d’algarade. On admire en même temps que leur mine résolue et hautaine la singulière et capricieuse élégance de leurs vêtemens, leur jaquette fermée comme une cotte d’armes, leur cafetan que serre au milieu du corps une ceinture rouge à glands d’or, leur burnous dont le capuchon retombe sur l’épaule avec une si gracieuse négligence, leur turban retenu aux tempes par une foule de bandelettes de mousseline ou de laine cramoisie. Leur costume s’est maintenu au Maroc, mais seulement à la cour, dans les villes principales, dans les plus grandes maisons. Partout ailleurs la sandale d’un cuir lustré est remplacée par la babouche, le turban par le bonnet rond, le burnous par le kaïk, une grande pièce de laine où l’on s’enveloppe. Dans les plus hautes vallées de l’Atlas, on renonce même au bonnet et à la babouche, les montagnards ont presque toujours la tête nue et rasée, ou, pour mieux dire, ils se coupent les cheveux avec le tranchant de leurs poignards, abandonnant au vent une mèche qui, au milieu de la tête, atteint sa longueur naturelle. Ils ne revêtent le kaïk que dans les grands jours, quand ils vont à la guerre, ou bien encore quand leurs affaires les appellent dans les villes de la plaine. Dans les villages ou plutôt dans les douairs, le costume se réduit au pagne ou au caleçon. Aussi, une semaine environ après leur naissance les enfans sont-ils exposés au soleil, dans des paniers d’osier ou de paille, jusqu’à ce que leur peau soit brunie, hâlée, durcie, jusqu’à ce qu’ils puissent affronter les intempéries des saisons, et au besoin dédaigner l’usage des vêtemens.

Le costume des femmes ne s’est pas moins altéré que celui des hommes ; il s’est dégradé, comme avant la vieillesse se dégrade leur mélancolique ou ardente beauté. Les femmes du Maroc sont presque toutes de taille moyenne ; presque toutes ont le teint brun, les yeux noirs, grands, expressifs, les cheveux noirs, les traits doux et réguliers, la physionomie ouverte, la main délicate et nerveuse, le pied petit ; mais, comme dans l’intérieur des maisons, où elles se livrent aux plus rudes travaux domestiques, elles ne portent jamais de chaussures, elles ont bientôt le pied déformé, rugueux, aplati. Leur chevelure même, la plus belle peut-être que type féminin ait portée, ne demeure que fort peu d’années noire, lustrée, chatoyante. Arrivées à une certaine époque de leur vie, qui est précisément le plein développement de leur beauté et de leur jeunesse, les femmes du Maroc teignent leurs cheveux de couleurs diverses, formées de substances corrosives, qui les brûlent, les roussissent et les font enfin complètement disparaître.

Ce brillant costume des odalisques, dont le théâtre européen a si souvent montré les magnificences, les riches Marocaines ne le portent que dans les cérémonies solennelles, dans ces grands jours où elles font scintiller et ruisseler sur elles toute sorte de diamans et de perles, et se chargent, plutôt qu’elles ne se parent, de cordons d’argent ou d’or, de pendans d’oreilles, de bagues, de bracelets, de colliers. La dernière heure de la fête vient-elle à sonner, adieu les bijoux, les vêtemens précieux, les luxueuses parures ; riches et pauvres s’enveloppent en public d’une grande pièce de laine qui, de leur visage, ne laisse entrevoir que le regard ; chez elles, elles portent une simple tunique de cuir ou de lin, qui ne se recommande guère par l’élégance, ni même par la plus vulgaire propreté. Les femmes du peuple et surtout les femmes des paysans se coiffent en plein air d’un grand chapeau de paille, qui leur donne un aspect repoussant. Les unes et les autres se teignent non-seulement les cheveux et les ongles ; avec le suc de certaines herbes sauvages, elles se font tracer comme des tatouages sur les mains, les bras et les pieds. Mêlant et pilant ensemble le brou des noix encore vertes avec l’écorce de la racine même du noyer, quelques-unes composent une liqueur jaunâtre qui imprime à leurs dents et à leurs lèvres la couleur éclatante du safran.

Pour les Marocaines des villes, c’est le dernier degré de l’éducation que de savoir broder à la soie ou à l’or des emblèmes et des devises qu’elles réservent pour leurs maris ou pour leurs amans. Presque toutes n’ont d’autre occupation que de filer au rouet. Bien loin, dans l’intérieur de l’Afrique, jusque par-delà le désert, on vante beaucoup la délicatesse de leur fil de laine ou d’estame. Les femmes pauvres passent leur vie aux champs, à cultiver la terre, à garder les troupeaux, à cueillir des herbes ou des racines, à ramasser du bois mort, qu’elles viennent vendre à la porte des mosquées. Dans aucune famille, pas même dans les plus puissantes maisons, on ne se met en devoir de leur apprendre à lire ou à écrire, ni rien enfin de ce qui leur pourrait élever et former l’esprit. On croit faire assez pour leur éducation morale et religieuse, quand on les empêche, non par des considérations de vertu ou d’honneur, mais par la terreur et les mauvais traitemens de manquer à leurs devoirs d’épouses. La condition des femmes au Maroc est la plus odieuse qui se puisse imaginer ; l’adultère est puni de mort, et jusqu’au moindre soupçon d’adultère ; aux termes de la loi, le mari peut répudier sa femme, en exposant au cadi ses motifs et même sans se donner la peine de s’expliquer. Les musulmans d’Afrique se sont plus scrupuleusement conformés que ceux d’Asie, il faut le reconnaître, au conseil du prophète qui engage les croyans à ne pas épouser plus de quatre femmes. Il y a plus, aujourd’hui même, sauf l’empereur, les pachas, les grands personnages, on trouvera fort peu de polygames au Maroc ; mais tout le monde y prend des concubines qui, dans la famille, occupent à peu près la même position que la femme légitime. Dès les premiers jours de leur précoce vieillesse, ces concubines sont abandonnées, comme si jamais on n’avait éprouvé pour elles le moindre sentiment de tendresse ; c’est à peine si leurs propres enfans leur conservent encore, non pas du respect, non pas de l’amour, mais seulement un peu de pitié. C’est alors un hideux spectacle que de voir ces pauvres créatures, rebutées et dégradées, exagérer tous les vices de la nature féminine, inquiètes et gloutonnes, s’adonnant sans réserve à la luxure cynique, à celle qui ne se peut nommer, ne s’occupant guère que de désunir par de continuelles médisances et d’armer les uns contre les autres leurs parens ou leurs amis. Parmi ces femmes déjà un peu avancées en âge et délaissées par leurs maris ou leurs amans, se recrutent pour la plupart les prostituées du Maroc. Il n’en est pas sous ce rapport du Maroc comme les autres pays musulmans ; la prostitution y est, moyennant tribut, non-seulement tolérée, mais autorisée. Pour en finir avec ce triste chapitre, nous ajouterons que les femmes perdues du Maroc, même quand elles sont arrivées au dernier degré de la corruption et du vice, refusent obstinément de se livrer aux chrétiens, aux juifs, à tous les étrangers enfin. Parfois pourtant d’elles-mêmes elles s’efforcent de les attirer dans leurs repaires, mais ce n’est que pour les abandonner au rebut de la société maure, et les malheureux y ont presque toujours laissé leur vie.

L’éducation des hommes n’est guère moins négligée que celle des femmes. Il est vrai que dans toutes les mosquées il existe une sorte d’enseignement mutuel présidé par un prêtre ; mais ce prêtre s’imagine avoir accompli sa tâche, quand, à force de cris et de coups de bâton, il est parvenu à graver dans la mémoire des écoliers une centaine de versets du Koran, que lui-même souvent serait hors d’état d’expliquer. On n’apprend à écrire et à calculer qu’à ceux qui se destinent à la cléricature et aux charges de cadi, de notaire ou de secrétaire du cadi. D’aucune façon, le gouvernement ne se préoccupe de l’éducation publique : il y a quelques années, des commerçans européens fondèrent à Tétuan un collége où ils admirent les enfans des Juifs et des Maures ; mais la cour de Fez ne tarda point à prendre l’alarme, et le collége fut supprimé. Les actes officiels sont rédigés en arabe littéral, ou, si l’on veut, dans la langue du Koran ; pourtant c’est à peine si quelques personnages, connus sous les noms de fekis, de tolbas, de sages du Koran, sont capables de parler et d’écrire cette langue ; le peuple entier ne parle que les dialectes barbaresques aux sons gutturaux, aux rudes, et criardes syllabes. L’usage de l’imprimerie n’ayant point encore pénétré dans une seule des villes de l’empire, tout s’écrit à la main, mais de la façon la plus nette du monde et sur du papier excellent. Si jamais ce pays est pleinement ouvert à l’Europe, la médecine, la philosophie, l’histoire, les sciences diverses, y feront de précieuses conquêtes, car dans toutes les mosquées, dans presque toutes les maisons, dans presque toutes les familles maures habitant les villes, on trouvera un nombre infini de manuscrits qui remontent aux plus belles époques de la civilisation musulmane. On sait combien, jusque vers le commencement du XVIIe siècle, les Arabes tenaient à leurs richesses intellectuelles ; on sait quelles sommes énormes les sultans de Fez et de Maroc offraient aux rois d’Espagne pour les livres que leurs ancêtres avaient été forcés d’abandonner à Grenade. Venue des sables lointains du Tafilet, où jamais n’a pénétré la civilisation orientale, la dynastie actuelle a porté le dernier coup aux lettres arabes et aux sciences. Il y a quelques années à peine, il y avait dans la mosquée de Carubin une grande bibliothèque renfermant les plus précieux trésors de cette civilisation. Sous Soliman, sous Abderrahman lui-même, livres de poésie, de philosophie, d’histoire, livres de théologie, livres de médecine, tout a été, non détruit, mais dispersé dans le pays, chez les tolbas et chez les cadis. Plus que leurs sultans, les populations qui ne sont pas de race nomade ont conservé le souvenir de l’ancienne splendeur arabe ; c’est une tradition qui, à mesure qu’elle est allée s’effaçant, s’est convertie chez elles en une sorte d’instinct. Aujourd’hui encore, le Marocain, qui ne comprend pas la première lettre de ses manuscrits, refuse obstinément de s’en dessaisir ; l’étranger ne peut pas même obtenir qu’il lui veuille bien montrer les antiques parchemins dont ils sont recouverts.

Voilà comment s’est évanoui le dernier rayon de la civilisation arabe dans ce pays qui, après la conquête de Grenade, et après l’expulsion des Maurisques, en avait recueilli pourtant les débris les plus précieux. Il n’est pas de contrée musulmane qui, depuis lors, se soit tenue aussi obstinément à l’écart de toute influence européenne. Sans autorité, sans crédit et presque toujours sans lumières, les renégats s’estimaient trop heureux de conserver une vie misérable au prix de leur religion et de leur nationalité. Quelle influence auraient-ils pu exercer sur des populations qui les traitaient en parias ? De leurs voisins d’Espagne, les Maures repoussaient tout, même les médecins de Malaga et d’Alicante, qui venaient se proposer pour les guérir de la lèpre ou de la peste, et quant aux marchands de Gibraltar, ils se préoccupaient trop exclusivement des progrès de leur commerce, pour se dévouer à la propagation des idées qui régénèrent. Habitué à voir l’Europe plier devant lui, dans la personne de ses agens consulaires, et à remplir de son or le Beitul-mel de Méquinez, le sultan marocain, avant notre dernière campagne, n’avait compris qu’une seule fois la puissance de l’Occident : ce fut lorsque nos armes prenaient possession de l’Égypte. Au moment où Bonaparte rentrait en France, l’oncle du sultan actuel, Muley-Soliman, venait de promettre à Mourad-Bey de lui prêter assistance avec l’élite de son almagasen. Plus tard, quand Napoléon envoya ses troupes en Espagne, Soliman se souvenait encore des terreurs que lui avaient fait éprouver les victoires du jeune général de la république ; pour la première fois, dans l’esprit du Maure, les haines de race fléchirent ; Soliman fit offrir son alliance aux cortès de Cadix.

Abandonné complètement à lui-même, l’islamisme s’est perdu au Maroc par ses propres excès, par le seul vice de son principe : opérant une confusion absolue entre les deux ordres, l’ordre religieux et l’ordre politique, proclamant dans celui-ci le plus pur despotisme, dans celui-là le dogme étouffant de la fatalité, ce principe devait à la longue les bouleverser infailliblement l’un et l’autre ; il devait infailliblement relâcher tous les liens de la société civile, et jusqu’aux liens de famille, dépraver les mœurs, énerver les volontés, affaiblir les intelligences, séparer les races que Mahomet et ses lieutenans avaient réunies sous le même drapeau et dans le même symbole, briser enfin l’unité sociale que le génie du prophète avait eu tant de peine à fonder. Évidemment, un principe qui, à un tel point, se dégrade et abdique sa force est impuissant à se relever de lui-même. L’homme qui aujourd’hui le représente au Maroc aurait la pensée d’entreprendre, ce qui n’est pas et ne peut pas être, l’œuvre malheureuse tentée par le sultan Mahmoud à Constantinople, qu’il succomberait, sans aucun doute, à la lutte ; sans aucun doute il y perdrait le pouvoir, et peut-être la vie. C’est par la civilisation européenne que doivent se régénérer ces petites sociétés maures et arabes ; c’est la civilisation européenne qui, les attirant, ou, pour mieux dire, allant à elles et les pénétrant chaque jour davantage, doit parvenir à les reconstituer.

Il n’est pas de peuple au monde qui, plus facilement, s’assimile une civilisation étrangère que l’Arabe ou le Maure, du moment où ses préventions fléchissent, du moment où il se décide à s’y plier. À la fin du dernier siècle, un Maure de Maroc, de cette ville où se sont le plus conservés profonds et vivaces les vieux préjugés du mahométisme, El-Ghazal, fut chargé par le sultan d’aller en Espagne régler quelques affaires commerciales. Les négociations traînant en longueur, El-Ghazal séjourna quatre ans à Madrid. À son arrivée, El-Ghazal était un vrai musulman des temps de barbarie et d’ignorance, superstitieux comme un tolba, fanatique ni plus ni moins qu’un soldat de l’almagasen. À son départ, on l’eût à peine distingué, pour les manières et le savoir-vivre, des plus élégans seigneurs de la cour de Madrid. Pendant son séjour dans la péninsule, Ahmad-Bel-el-Mohedi-el-Ghazal composa, sur les mœurs de l’Espagne et sur les opinions qui alors y dominaient, un livre plein de judicieuse malice. Admirateur enthousiaste du génie de Montesquieu, El-Ghazal adopta le plan des Lettres Persanes ; son livre, qu’il écrivit en arabe et en espagnol, et qui du reste est demeuré inédit, a pour titre les Lettres d’un Marocain. Le texte espagnol s’est perdu ; mais le texte arabe subsiste : c’est le Musée britannique de Londres qui possède le manuscrit d’El-Ghazal. Un consciencieux écrivain de Madrid, qui en a pris une copie exacte, le traduit en ce moment ; on saura bientôt, nous l’espérons, comment, sans renoncer à l’originalité primitive de son caractère, un Arabe du Maroc peut devenir Européen. M. Calderon a la conviction qu’aujourd’hui même dans ce pays plus d’une intelligence élevée, plus d’un cœur généreux, ne tarderaient point à se produire, si les Maures des principales familles, pachas, cadis, wazyrs, docteurs de la loi, pouvaient être, comme El-Ghazal, initiés aux mœurs et aux idées de l’Europe. Par là, ce nous semble, il est facile de voir quels moyens on peut employer afin que ces idées et ces mœurs prennent elles-mêmes possession du pays maure. Pour les y installer, il n’est pas nécessaire de recourir à l’occupation armée, qui, durant des siècles peut-être, soulèverait contre nous les populations, et entre les puissances européennes pourrait provoquer des divisions interminables. Il suffirait de conventions nettes et précises qui, au profit de toutes les nations, et au profit du Maroc surtout, livreraient l’empire au commerce du monde par la Méditerranée, par l’Océan, par les gorges algériennes de l’Atlas. Il faut abattre enfin ces barrières que nous opposent les douanes des villes maritimes ; ces tarifs arbitraires, établis, depuis le temps où l’Afrique musulmane se complaisait à humilier et à rançonner les princes chrétiens, ne peuvent plus se maintenir. Il faut substituer des droits modérés qui, décourageant la fraude et attirant tous les grands peuples de la terre, prouveraient à l’empereur que son trésor peut mieux se trouver des progrès de la civilisation européenne que des exactions et des avanies épuisantes de la barbarie ; il faut détruire le monopole qui ruine les populations par les traitans juifs, les juifs par les pachas, les pachas par le sultan ; à cette civilisation il faut ménager l’accès de Fez, de Maroc, de Méquinez et de toutes les autres villes de l’intérieur, d’où elle puisse rayonner à son aise et s’étendre jusqu’aux plus hautes vallées des Shilogs et des Amazirgas, jusqu’aux douairs reculés de Sus et de Wadnoon. Le commerce y importera nos mœurs ; nos mœurs y introduiront nos idées et nos principes ; nos idées, à leur tour, se chargeront d’y réformer les institutions. Pourquoi ne pas espérer qu’un jour races dominantes, races nomades, races proscrites, en ce moment divisées par des antipathies séculaires, finiront par se fixer, par se rapprocher et s’entendre ? Si du Maroc ouvert à l’influence européenne on regarde au loin à travers l’Afrique centrale, quels horizons magnifiques se laissent entrevoir, et de proche en proche s’agrandissent pour la civilisation ! Du fond de leurs solitudes orientales, les Arabes se sentirent autrefois invinciblement attirés vers le fécond Magreb-el-Aksa, comme nous-mêmes aujourd’hui de nos régions du nord. Ils en firent un boulevard pour leurs conquêtes passées, un quartier-général d’où ils devaient s’élancer aux conquêtes futures. Puisqu’un tel point d’appui leur a donné la force d’envahir les plus belles contrées de l’Europe méridionale, où ils ont tant amoncelé de ruines, pourquoi l’Europe ne s’en servirait-elle point, à son tour, pour pénétrer plus avant dans cet Orient mystérieux, où il en faut tant relever ?

Peut-on dire qu’on s’est proposé un tel but, en signant si précipitamment la paix avec le Maroc ? Pour la France comme pour l’Europe, cette paix ne stipule aucun avantage réel ; elle ne modifie point, elle ne rend ni meilleures ni plus sûres nos relations avec le pays maure ; elle nous replace à peu près dans la situation où nous étions vis-à-vis du sultan africain, non-seulement avant le bombardement de Tanger, non-seulement avant l’occupation de l’Algérie, mais à la fin du dernier siècle, à l’époque où les premières conventions ont été arrêtées entre la France et le Maroc. En cette question, pas plus qu’en toutes celles qui s’agitent dans le monde et qui sollicitent la France à une noble initiative, on ne s’est inquiété ni de grands résultats politiques, ni de conquêtes commerciales. Pourtant, après nos succès de Tanger, de l’Isly, de Mogador, l’occasion était belle de réparer les échecs qu’a subis la politique extérieure de la France en ces dernières années. En livrant le Maroc au commerce européen, en stipulant pour toutes les nations chrétiennes, on pouvait peut-être entraîner l’Angleterre à sa suite. Mais on a manqué de la prévoyance de l’homme d’état avant comme après la lutte, on n’a vu que les petites difficultés du moment, et, pour s’être volontairement engagé à n’occuper aucun point du territoire marocain, on s’est privé des moyens de tirer parti d’une situation qui ne se retrouvera plus. Il n’y a cependant que deux puissances au monde, la France et l’Angleterre, capables d’ouvrir le Maroc ; on peut être sûr que la Grande-Bretagne ne s’exposera plus à être devancée. Elle-même n’interprétera-t-elle pas notre prompte retraite comme un abandon non-seulement des marchés maures et arabes, mais de ceux de l’Afrique centrale, qui sont d’une si haute importance pour l’avenir de nos possessions algériennes ? N’est-on l’intime allié de l’Angleterre qu’à la condition de ne pas la suivre dans ses grandes résolutions ? Préfère-t-on imiter l’Espagne, qui, en négligeant Ceuta et ses autres établissemens des côtes méditerranéennes, se désintéresse trop facilement aussi dans ce beau pays où elle a autrefois dominé ? On ne comprend pas, en effet, l’incurie de l’Espagne, quand on pense que Ceuta est située presque en face de Gibraltar ; du jour où les Anglais seront entrés dans Ceuta, Gibraltar deviendra pour jamais inexpugnable ; le blocus maritime, qui à la longue le réduirait par famine, sera dès-lors tout-à-fait impossible. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que l’Espagne, qui d’aucune façon ne cherche à conjurer ces éventualités menaçantes, voit pourtant le péril ; c’est un de ces écrivains, don Serafin Calderon, qui nous montre combien il est grand, combien il est proche ; c’est M. Calderon qui se charge de nous dire dans quelles vues l’Angleterre se proposait, il y a vingt-cinq ans, de jeter une colonie d’Irlandais entre Tétuan et Ceuta. Depuis vingt-cinq ans, c’est encore M. Calderon qui l’affirme, l’Angleterre n’a pas cessé un instant de songer à la réalisation d’un tel projet, et il est évident qu’aujourd’hui elle doit être moins que jamais d’humeur à y renoncer. Par la réelle importance que la race irlandaise s’est acquise aux États-Unis, on sait combien elle est prompte à se naturaliser, à se créer des intérêts nombreux et vivaces partout où l’on veut bien lui accorder sa part du sol. Il y a mieux encore : l’Irlandais est catholique ; soyez certains qu’en Afrique, il se sera bientôt lié par des relations étroites, dont l’Angleterre fera son profit, avec les habitans de Ceuta qui, vis-à-vis de leur métropole, se considèrent, ou peu s’en faut, comme des étrangers. Que les hommes d’état et les publicistes de Madrid y pensent bien : dans leurs journaux, dans leurs livres, à la tribune de leurs cortès, ils rappellent avec orgueil que, sous la domination romaine, le Maroc a porté le nom d’Espagne transfrétane ; ils rappellent que les Wisigoths, leurs ancêtres, ont possédé Fez, Méquinez et la plupart des villes de l’intérieur. Assurément, c’est là un orgueil fort légitime ; ils feraient mieux, cependant, de ne pas remonter si haut dans leur histoire : qu’ils se souviennent seulement qu’en 1704 les Anglais leur ont enlevé Gibraltar. Malheureusement il est à craindre que la solution incomplète donnée par la France à la question du Maroc n’encourage l’Angleterre à poursuivre ses plans, — sans réveiller l’esprit politique de l’Espagne sur ses intérêts africains.


Xavier Durrieu.
  1. Le Maroc et la Question d’Alger, livraion du 15 décembre 1840.
  2. Tableau géographique, statistique, historique, politique et militaire de l’empire de Maroc ; Madrid, 1844.
  3. Aux termes des arrangemens récemment conclus avec l’Espagne, le sultan avait promis de restituer une partie de ce territoire. Aujourd’hui, nous apprenons qu’Abderrahman ne paraît guère disposé à remplir ses engagemens, et qu’il soulève de nombreuses difficultés.
  4. Depuis que, par nos conquêtes d’Afrique, nous sommes arrivés aux frontières de l’empire, Abderrahman a cherché à répandre sa monnaie dans nos possessions ; il n’est donc point sans à-propos de faire connaître le rapport exact de cette monnaie avec la nôtre et avec celle d’Espagne. Le bandqui d’or vaut 2 duros ou 10 fr. ; le bandqui d’argent, 13 réaux de veillou ou 2 francs 1 cent. environ ; le flous de cuivre, 4 maravédis, ou un peu moins de 8 deniers. Il existe en outre au Maroc des monnaies imaginaires, comme le blanquio, qui vaut 12 maravédis, et le demi-blanquio, qui en vaut 6. Les monnaies de métal sont grossièrement frappées ; rien de plus facile que de les altérer ou de les contrefaire ; toutes d’ailleurs sont bien au-dessous de leur valeur nominale. À Tetuan, à Tanger et dans les autres villes, les négocians eux-mêmes fabriquent la monnaie de cuivre, sous le bon plaisir de l’empereur, qui se réserve la fabrication des monnaies d’or et d’argent.