Le Maroc d’autrefois - Les Corsaires de Salé

Le Maroc d’autrefois – Les Corsaires de Salé
Henry de Castries

Revue des Deux Mondes tome 13, 1903


LE MAROC D’AUTREFOIS

LES CORSAIRES DE SALÉ

Lorsque, dans les cercles politiques, on entend parler avec chaleur et avec une touchante sollicitude de la nécessité de respecter l’intégrité d’un État, on peut tenir pour certain que chacun escompte déjà les chances de son démembrement ou, pour rajeunir un terme qui a un peu vieilli depuis le partage de la Pologne, « de sa vivisection. » C’est le cas de l’empire du Maroc et le sujet, à n’envisager que lui seul, serait assez facile à opérer, car les parties qui le composent sont, en quelque sorte, des membres épars, disjecta membra ; le Maghreb-el-Aksa a pu même être appelé ici[1] avec justesse une « fiction créée par nos imaginations européennes. »

Empire, il y a près de quatre siècles que ce mot n’a plus de sens appliqué au Maroc. L’évolution importante qui, à cette époque lointaine, s’est accomplie dans ses destinées et qui marque un tournant de son histoire a été la substitution des dynasties chérifiennes aux dynasties nationales, substitution fatale, qui a amené la concentration dans les mêmes mains de l’autorité spirituelle et de l’autorité temporelle. Alors que les nations chrétiennes renaissaient par les lettres, par les arts, par l’activité des relations commerciales et aussi par une séparation de plus en plus accusée du pouvoir civil et du pouvoir religieux, le Maroc, après plusieurs règnes glorieux, reculait dans l’obscurantisme et dans le fanatisme. Pour s’emparer du pouvoir et pour s’y maintenir, les chérifs firent passer sur le Maghreb-el-Aksa un souffle de guerre sainte et, s’ils contribuèrent dans une certaine mesure[2] à arrêter l’invasion portugaise, ce fut pour comprimer la population berbère sous le despotisme le plus aveugle et la ruiner par la plus insatiable cupidité.

Le prestige religieux a pu seul faire accepter, malgré leur odieuse manière de gouverner, les tyrans de droit divin qu’ont été les chérifs marocains. L’esprit islamique, par l’effet d’une propagande très habilement conduite, finit par s’infiltrer dans les tribus berbères du Maghreb-el-Aksa et elles en arrivèrent, malgré l’éclat jeté par leurs dynasties nationales, à moins respecter un pouvoir qui était dépourvu de la consécration religieuse ; mieux valut à leurs yeux être mal gouvernées par un chef revêtu de l’autorité spirituelle, comme un chérif, que par des souverains, si glorieux fussent-ils, qui étaient obligés de chercher au dehors l’influence religieuse. Les missionnaires chérifiens enseignaient que l’esprit de corps (c’est ainsi qu’ils appelaient l’esprit autonomiste) était un reste de paganisme. « Dieu, disaient-ils, vous a délivrés de cette fierté qui vous dominait dans les temps antérieurs à l’islam ; il vous a ôté l’orgueil de la naissance ! » L’amoindrissement du sentiment national chez les Berbères fut le résultat de ces prédications qui étaient loin d’être désintéressées ; il permet d’expliquer la soumission du Maghreb-el-Aksa, si relative qu’elle soit, aux dynasties chérifiennes qui occupent si mal le pouvoir depuis le XIVe siècle.

Une de ces traditions qui circulent au Maroc, sans nom ni date, mais qui n’en sont pas pour cela moins caractéristiques, fera voir d’ailleurs que les sujets des chérifs sont fixés sur les vices de leur gouvernement, en même temps qu’ils reconnaissent, sans nous l’envier, la supériorité de nos institutions politiques. Un prince ayant envoyé son fils voyager en Europe et lui ayant demandé, au retour, quelle impression il rapportait de son séjour chez les chrétiens, reçut cette réponse : « Leur gouvernement est comme notre religion ; leur religion est comme notre gouvernement. » C’est-à-dire, en rétablissant les qualificatifs sous-entendus : « Leur gouvernement est aussi parfait que notre religion ; leur religion est aussi détestable que notre gouvernement. » La conclusion qu’il lui semblait inutile d’exprimer, tant elle était évidente à ses yeux, était celle-ci : « Notre part est encore la meilleure. »

Et cependant le Maroc des chérifs, si divisé et si troublé que certaines chroniques parlent « des rebelles ordinaires du Roy de Fez et Maroc, » comme l’on ferait de ses sujets ; cet empire en façade arriva à en imposer pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle à ce point que les puissances chrétiennes recherchèrent son alliance et, — fait inouï, — s’abaissèrent jusqu’à lui payer tribut. Une marine de course plus audacieuse que puissante, connue sous le nom de « Corsaires de Salé, » était alors la terreur des vaisseaux marchands dans « la mer du Ponant, » comme on appelait l’Atlantique par opposition à la Méditerranée, « la mer du Levant, » théâtre des exploits des autres corsaires barbaresques. Il fallait bien assurer aux flottes marchandes par des traités de paix et par des tributs une sécurité contre les « Salétins, » puisque la jalouse rivalité des nations chrétiennes empêchait de les détruire et que, le plus souvent, les marines de guerre dédaignaient de convoyer les vaisseaux qui allaient trafiquer. Il y avait, en outre, pour le commerce européen un intérêt de premier ordre à conserver le marché du Maroc, car, malgré les difficultés de toutes sortes dont il était entouré, le trafic d’importation et d’exportation y était la source de bénéfices considérables.

C’est l’histoire des pirates de Salé, de leur repaire, de leur origine, de leurs moyens d’action et de la politique européenne à leur égard que nous voudrions retracer. Si cette étude purement historique ne prête pas aux digressions sur les questions actuelles, elle offrira du moins l’intérêt de reconstituer la physionomie du Maroc d’autrefois sous un de ses aspects les plus curieux ; rien d’ailleurs dans le présent ne saurait évoquer ce passé, car dans ce pays où les institutions et les mœurs changent si peu, les corsaires de Salé ont disparu sans laisser la moindre trace.


I

On peut reconnaître dans l’histoire maritime du Maroc trois périodes bien caractérisées. La première correspond à la domination des dynasties berbères sur la péninsule hispanique, à la fondation du double empire de l’Afrique et de l’Espagne : les souverains Almohades, maîtres des deux côtés du détroit de Gibraltar, avaient besoin de flottes pour assurer les communications entre les deux parties de leurs Etats, ainsi que pour leurs expéditions dans la Méditerranée ; c’est la période de la marine organisée. Il y avait bien au Maroc, dès cette époque, quelques pirates ; mais ils opéraient en dehors de l’autorité des émirs berbères, qui parfois, au contraire, étaient obligés de leur donner la chasse : les descentes qu’ils opéraient sur les côtes d’Espagne, déjà au temps des Ommiades, relèvent plutôt de la razzia que de la guerre de course. Dans la seconde période, nous assistons à la revanche prise par l’Espagne et le Portugal sur leurs envahisseurs, qui est suivie de l’occupation par les chrétiens des principales villes maritimes du Maghreb-el-Aksa : c’est une période défensive pour le Maroc ; la guerre maritime se borne à des tentatives faites par les sultans Merinides pour secourir l’Espagne musulmane ; sur la côte atlantique, à la Mamora, au nord de Salé, un nid de pirates commence à être célèbre ; mais ce sont des pirates de tous pays, « et plus de chrétiens de toutes nations que de musulmans. » Enfin la troisième période de l’histoire maritime du Maroc, celle que nous nous proposons d’étudier et qui est de beaucoup la plus importante, commence après l’avènement des dynasties chérifiennes et la reprise par le Maroc de ses places maritimes ; deux événemens d’une importance capitale en marquent les débuts : la fondation de l’odjak d’Alger par les Turcs et le déplacement du commerce européen qui, à la suite des découvertes des navigateurs, abandonne de plus en plus le Levant pour se porter vers l’Occident ; le détroit de Gibraltar va devenir la grande voie commerciale. Cette période finit avec les corsaires marocains eux-mêmes qui disparaissent au XIXe siècle, plus de vingt ans avant ceux des régences barbaresques.

Deux villes sur les côtes du Maroc avaient échappé aux entreprises des Portugais et des Espagnols : Salé sur l’océan Atlantique, et Tétouan sur la Méditerranée ; elles furent le berceau des pirates marocains ; mais Tétouan n’atteignit jamais, pour les armemens en course, l’importance de Salé, qui fut, avec Tripoli, Tunis et Alger, la quatrième ville corsaire du Maghreb. Tétouan surveillé par Ceuta, qui restait à l’Espagne, avait surtout pour champ d’action la Méditerranée, tandis que les pirates de Salé, comme nous le verrons, opéraient le plus souvent sur « la mer océane. » Quant aux autres places maritimes que le Maroc venait de reconquérir sur les chrétiens, elles étaient pour la plupart ruinées et désertes ; si elles offraient aux corsaires de précieux abris, elles ne pouvaient leur servir de ports d’armemens.

Salé, à l’embouchure de l’oued Bou-Regrag et sur la rive droite de ce fleuve, fait face à Rbat placé sur l’autre rive, et la situation de ces deux villes rappelle un peu celle de Bayonne et de Saint-Esprit à l’entrée de l’Adour. On pourrait appeler Salé et Rbat les deux villes sœurs, puisque cet euphémisme sert le plus souvent à désigner deux cités voisines et jalouses de leur prépondérance. Le groupe Salé-Rbat, ou plutôt l’embouchure du Bou-Regrag, est une position de la plus haute importance ; c’est la clef de l’empire du Maroc sur l’Atlantique au point de vue politique, économique et stratégique. La terrasse, dans laquelle le fleuve a creusé son lit, est issue d’un nœud orographique situé non loin du versant nord du haut Atlas, à l’opposite des vallées qui descendent au sud vers le Tafilelt ; ce nœud orographique comparable à notre massif central, comme centre de dispersion des eaux et comme forteresse naturelle, présente cette particularité qu’il ne peut être tourné facilement par le sud, étant presque soudé aux pentes du haut Atlas. Dans toutes les autres directions, c’est-à-dire vers l’Ouest, le Nord-Ouest, le Nord et le Nord-Est, ce nœud orographique a donné naissance à de forts soulèvemens qui s’étagent en terrasses et s’épanouissent en éventail pour s’arrêter tous vers le Nord à une ligne allant de Rbat sur l’Atlantique à Oudjda (frontière est du Maroc) par Mekinez, Fez et Taza.

Parmi ces terrasses, celle du Bou-Regrag est tout particulièrement intéressante, car elle a longtemps constitué, et l’on pourrait presque dire, constitue encore une ligne de démarcation politique. Deux centres d’hégémonie se sont créés de part et d’autre : le premier, le plus important, au nord à Fez ; le second, au sud dans la ville de Maroc. La terrasse du Bou-Regrag orientée du Sud-Est au Nord-Ouest, et qui finit en musoir sur l’Atlantique, coupe le Maroc en deux parties distinctes appelées autrefois le royaume de Fez et le royaume de Maroc (Marrakech)[3] ; elle s’oppose à toute communication directe et facile entre leurs deux capitales et les sultans eux-mêmes sont obliges de la doubler par son extrémité Nord-Ouest et de passer par Rbat dans leurs périodiques déplacemens du Nord au Sud. Ce n’est pas que l’obstacle créé par la nature soit bien considérable : le pays ne présente pas de difficultés très sérieuses ; mais il est habité par des confédérations très jalouses de leur indépendance et sur lesquelles les sultans chérifiens, malgré de nombreuses expéditions, n’ont jamais pu asseoir leur autorité d’une façon ferme et durable.

Le groupe Rbat-Salé, placé dans une situation mitoyenne entre la région de Fez et celle de Marrakech, participe de l’une et l’autre, quoique rattaché plus naturellement à Fez dont il est le véritable port. Maître de cette position, l’on peut se porter également sur l’une ou l’autre des deux capitales, comme il est loisible d’isoler les deux pays qui n’ont en réalité que ce point de contact. Ajoutons que c’est à l’embouchure du Bou-Regrag que vient aboutir sur l’Atlantique la grande voie de Tlemcen à Fez. L’importance de ce point avait été reconnue dès l’antiquité et, bien avant les Romains, les Carthaginois y avaient établi une colonie : « Chaque domination, dit Godard, s’est assise à l’embouchure du Bou-Regrag, comme sur la meilleure position de la côte <[4]. » Suivant les époques de l’histoire, le groupe Rbat-Salé a été désigné par le nom de celle des deux villes qui l’emportait en prépondérance : dans l’antiquité, il n’est question que de Salé ; à la fin du XIIe siècle, le sultan almohade Yacoub el Mansour (1184-1199) fonde Rbat et c’est le nom de cette nouvelle ville qui se rencontre le plus fréquemment dans l’histoire jusqu’aux environs du XIVe siècle. À cette époque, Salé devient prépondérante pour le commerce et pour la course ; elle s’érige en république tantôt vassale, tantôt indépendante, et son renom éclipse, pendant plus de deux siècles, celui de sa rivale restée fidèle aux souverains du Maroc. A la fin du XVIIIe siècle, la marine ayant complètement disparu, Rbat reprend le pas sur Salé, dont le nom s’efface de plus en plus de l’histoire.

Salé, placée dans une situation si avantageuse par rapport au Maroc, n’était cependant, au point de vue maritime, qu’un « havre de barre » sans profondeur ; le port était formé du chenal même du fleuve dont la berge, rocheuse du côté de Rbat, présentait, du côté de Salé, une grève de sable resserrant la passe ; les navires étaient souvent obligés de décharger leurs canons et leurs marchandises en pleine mer pour pouvoir franchir la barre. Il est à remarquer que les autres villes corsaires n’étaient pas mieux partagées : Tripoli, dans les sables, était exposée aux mauvais vents ; Tunis communiquait avec la mer par un chenal si étroit qu’une galère avait peine à y passer ; Alger n’était pas même située dans une découpure de la côte, et sa darse, constamment réparée par les esclaves chrétiens, n’offrait qu’un médiocre abri. On en peut conjecturer que ces conditions maritimes, défectueuses pour un port ordinaire, étaient au contraire favorables à l’établissement des repaires de pirates ; elles les obligeaient à avoir des bateaux plats, de formes légères, dont les vitesses étaient très supérieures à celles des vaisseaux chrétiens et qui avaient, en outre, l’avantage de se dissimuler dans les plus petites baies où ne pouvaient les atteindre nos pesans navires, contraints de mouiller au large. Salé, avec son mauvais port, était cependant la meilleure « échelle d’Occident » : l’Europe y écoulait ses produits à destination du Maroc et leur affluence était telle qu’ils se vendaient au-dessous de leur valeur. « Il serait très nécessaire, écrit un de nos consuls à Maurepas en 1699, que Votre Grandeur donnât des ordres pour diminuer le commerce de Salé de la moitié, en empêchant les bâtimens français d’y aller aussi fréquemment qu’ils font ; comptez, Monseigneur, que d’une très bonne Echelle ils en vont faire une très méchante, de manière qu’aujourd’hui les marchandises d’Europe sont à meilleur marché en Barbarie qu’en Europe même, par la quantité qu’on y a portée[5]. »


II

C’est aux Maures d’Espagne qui vinrent s’y fixer que Salé dut sa prospérité. Dès le commencement du XVIe siècle, en 1502, un premier décret d’expulsion avait fait émigrer d’Espagne au Maroc des milliers de musulmans, malgré la défense qui leur avait été faite, sous peine de mort et de confiscation, de passer en Afrique[6]. Cet exode se continua jusqu’en 1610, date de l’arrêt d’expulsion définitive rendu par Philippe III. Ce fut à Salé, à Fez et à Tétouan que les proscrits s’installèrent en plus grand nombre ; mais tandis qu’à Fez et à Tétouan les Andalos, comme on les appelait, furent assez vite absorbés par la population indigène ; ils ne se fondirent pas à Salé avec les habitans de la cité et arrivèrent à la dominer par leur nombre et par leurs richesses. Salé, dont le port comptait déjà quelques corsaires, dut attirer plus particulièrement ceux des Maures qui, ayant le goût des arméniens maritimes, virent dans la course un moyen de se venger de l’Espagne en particulier et de la chrétienté en général, tout en augmentant leurs richesses. Le sultan Abd-el-Malek (1576-1578) favorisa l’installation dans cette ville de ces familles d’Andalos qui par la suite exercèrent le double et lucratif métier d’armateur en course et de marchand, et qui devaient bientôt secouer l’autorité des souverains du Maroc.

A une époque où Arzilla, Larach et la Mamora étaient encore aux mains des chrétiens, Salé se trouvait le premier port marocain sur l’Océan pouvant surveiller le détroit de Gibraltar dont il n’était séparé que de cinquante lieues. Cette situation, remarque le Père Dan, permettait aux corsaires « d’être toujours en embuscade pour aller à la rencontre des navires marchands qui passent du Ponant en Levant et de la mer Océane en la Méditerranée. A quoy leur sert beaucoup qu’étant Espagnols originaires et renégats, ils savent la langue et le pays où ils se jettent déguisés pour épier les vaisseaux, quand ils partent des ports d’Espagne et des autres endroits. » Outre les renégats d’origine espagnole, il y avait encore parmi les émigrés de la péninsule un grand nombre de ces Moriscos baptisés par force en Espagne et qui retournaient si souvent à l’islam que les papes avaient été obligés de décider qu’on absoudrait les relaps d’origine musulmane autant de fois qu’ils auraient apostasie[7].

Les Andalos de Salé, pris dans leur ensemble, étaient, comme on le voit, des gens ayant plus ou moins changé de croyances et chez lesquels les convictions religieuses s’étaient fortement émoussées ; les tribus du voisinage les tenaient pour de très médiocres musulmans ; rien que le fait d’avoir été sujets des chrétiens les faisait regarder avec ce sentiment de pitié méprisante que les Marocains d’aujourd’hui ont pour nos sujets algériens. Par la suite, il arriva à Salé des Turcs et des renégats de provenance méditerranéenne, tous forbans de profession, et cette population bariolée finit par ressembler à celle des autres villes corsaires. Elle était caractérisée par un esprit entreprenant et mercantile, un manque absolu de scrupules et cet endurcissement que donne la fortune gagnée dans des expéditions aventureuses. On peut dire qu’à la religion près, les populations de certaines villes chrétiennes de la Méditerranée, et en particulier celles de Gênes, Pise, Livourne et Barcelone, lui ressemblaient beaucoup. De part et d’autre l’esclavage était le principal objectif de la course ; les Génois déshonorèrent même leur commerce en trafiquant des chrétiens comme des musulmans et en faisant la traite des blanches pour approvisionner de Circassiennes les harems de l’Egypte et du Maghreb. En plein XVIIe siècle, on voyait à Gênes de riches armateurs se faisant servir par des esclaves barbaresques, et Mouette raconte qu’à la même époque un Maure de Tlemcen était esclave du cardinal d’Aragon. « Nous croyons, dit Mas Latrie, l’auteur le plus documenté sur la question, que la statistique des forfaits dont la Méditerranée a été le théâtre du XIe au XIVe siècle, s’il était possible de la dresser, mettrait à la charge des chrétiens une quotité fort lourde dans l’ensemble des pillages et des dévastations maritimes que nous rejetons trop facilement au compte des Barbares. Si les chrétiens nous paraissent avoir plus souffert de la piraterie musulmane, c’est qu’ils avaient un commerce plus considérable et des côtes moins faciles à défendre ; c’est que leur histoire générale nous est mieux connue que celle des Arabes. Les témoignages des chrétiens révèlent eux-mêmes tout le mal imputable aux pirates d’origine chrétienne. Du XIIe au XVe siècle, Grecs et Latins ont commis sur mer d’innombrables forfaits. »

La forme du gouvernement créait entre Salé et les villes corsaires de la Méditerranée, barbaresques ou chrétiennes, une autre ressemblance, car Salé arriva comme elles à se constituer en république. C’est une loi de l’histoire que toutes les grandes cités maritimes et marchandes, sur la Méditerranée comme sur les autres mers, ont toujours aspiré à l’autonomie. Elles restèrent presque toujours en dehors des partis qui se disputaient la souveraineté territoriale ; elles devaient leur puissance au commerce et à la course ; les guerres continentales leur importaient peu, car leurs intérêts étaient sur mer ; elles avaient une vie propre, des mœurs et des habitudes qui demandaient des lois spéciales ; enfin elles possédaient de grandes richesses dont elles voulaient être seules à profiter. Aussi ces cités se sont-elles détachées peu à peu des États dont elles dépendaient pour s’ériger soit en républiques vassales, soit en républiques indépendantes. Si quelques-unes, comme Marseille, La Rochelle et Saint-Malo, ne purent réaliser complètement leur rêve d’indépendance, par suite des résistances d’un pouvoir central fortement constitué, au moins arrivèrent-elles à obtenir des privilèges et des franchises qui équivalaient à une véritable autonomie.

C’est avec Alger que Salé présentait le plus d’analogie. La ville des Barberousse n’était rattachée à l’autorité du Grand Seigneur que par un faible lien de vasselage ; Salé ne payait aux sultans du Maroc qu’une redevance gracieuse ; son caïd officiel, quand elle en eut, n’avait qu’une souveraineté nominale, plus précaire encore que celle de ces chefs de la milice turque qui gouvernèrent sous les noms de pacha, d’agha et de dey. Alger était en réalité une république de janissaires[8] au milieu d’indigènes et de renégats, et ce que furent les janissaires à Alger, les Andalos le furent à Salé. Comme les premiers apportèrent à Alger la langue turque, les lois et les coutumes du Levant, les Andalos introduisirent à Salé la langue espagnole et une grande partie des lois et usages de la péninsule. Rion n’est plus suggestif à cet égard que les listes des membres du divan de Salé où nous voyons figurer des Blancos, des Squerdos, des Ozaras, etc., avec quelques noms arabes, accompagnés toujours d’un surnom ethnique : el Corloubi (de Cordoue), el Gharnathi (de Grenade). De même que les janissaires avaient concentré dans leurs mains tous les pouvoirs et n’admettaient pas qu’une parcelle d’autorité fût dévolue à un indigène, de même les Andalos pouvaient seuls faire partie du divan. Au point de vue de la religion, nous avons déjà dit ce qu’étaient les Andalos ; les forbans d’Alger n’étaient pas meilleurs musulmans. Il arrivait parfois aux uns et aux autres de capturer des navires chargés de vins d’Espagne avec lesquels ils s’enivraient, considérant que le mettre en vente eût été une transgression plus grave de la loi coranique ; le sieur d’Aranda, témoin de ces libations pendant sa captivité, note dans sa relation : « Le boire est toléré, mais non pas de le vendre. »

Salé, comme Alger, tirait ses principales ressources des prises de ses corsaires et de ses droits de douane, ce qui implique la coexistence dans une même cité de deux choses en apparence contradictoires, la piraterie et le commerce maritime. Fait singulier pour une époque qui ne soupçonnait pas les tolérances modernes du droit international, la liberté commerciale et le brigandage des corsaires existaient simultanément. Les marchands chrétiens étaient souvent entourés de soins et d’égards par les habitans des ports musulmans et restaient d’autre part exposés, en dehors des eaux d’Alger ou de Salé, à toutes les entreprises des pirates. Le commerce avec les Européens était pour les ports barbaresques une source trop grande de bénéfices pour que tous les efforts ne tendissent pas à le maintenir au-dessus des préventions religieuses et même d’actes d’hostilité répétés. Au Maroc surtout, les importations européennes étaient considérables, parce qu’elles s’étendaient aux villes de l’intérieur, tandis que dans les régences barbaresques elles étaient presque exclusivement limitées aux places de la côte. Cette liberté dont jouissaient les trafiquans chrétiens, et qui a si complètement disparu du Maroc, était en outre une nécessité pour les corsaires ; elle leur permettait d’écouler la plupart des prises faites sur les vaisseaux chrétiens, butin dont ils n’auraient pas eu le débit sur place ; les objets capturés, le plus souvent dépourvus de valeur pour les musulmans, n’avaient d’autres débouchés que Gênes, Livourne et Florence où ils étaient vendus à vils prix ; une ordonnance royale en prohibait l’achat en France, à peine de confiscation et d’amende. Il faut donc expliquer par l’intérêt l’autorisation de posséder des chapelles pour leur culte, qui fut parfois accordée aux chrétiens dans les ports barbaresques ; ce n’était pas par tolérance religieuse que les corsaires concédaient ces privilèges, mais bien parce que les marchands européens en avaient fait une condition formelle de leur venue et de leur trafic.

Un autre effet de la coexistence de la piraterie et de la liberté commerciale, qui est de nature à nous surprendre, était la présence dans la même ville de négocians chrétiens vaquant paisiblement à leurs affaires et d’autres chrétiens, — gens parfois de plus grande qualité, — chargés de chaînes, occupés aux plus durs travaux et endurant les plus cruels tourmens. Ces malheureux chrétiens avaient été pris sur les mers du Ponant ou du Levant et réduits en servitude ; ils constituaient la partie la plus importante du butin fait sur les vaisseaux européens et l’on peut presque avancer que, sans le bénéfice réalisé sur la rançon ou l’échange des captifs, il n’y aurait pas eu de pirates sur les côtes du Maghreb. La capture des esclaves était d’ailleurs l’objectif des corsaires chrétiens eux-mêmes, quand ils donnaient la chasse aux navires barbaresques ; mais la partie était loin d’être égale entre chrétiens et musulmans : les premiers, faisant par mer un commerce considérable et ayant un grand nombre de vaisseaux, étaient beaucoup plus vulnérables que les seconds qui n’armaient que pour pirater ; les musulmans qu’arrivaient à prendre les chrétiens, à l’exception de quelques pèlerins se rendant par mer à La Mecque, ne provenaient que de bateaux corsaires, tandis que les esclaves chrétiens, en très grande majorité, étaient pris sur des navires marchands. Cette course entre musulmans et chrétiens ne fut jamais complètement arrêtée par les traités internationaux. La démarcation entre le corsaire et le pirate, entre la course, acte légitime de la guerre navale, et le brigandage sur mer s’exerçant en tout temps et contre toute nation, fut très lente à s’établir en Europe, à telle enseigne que les mots corsaire et pirate y sont restés presque synonymes[9]. Cette distinction ne fut jamais acceptée complètement par les musulmans ; pour eux, le chrétien étant l’ennemi à cause de sa religion, on se trouvait dans un état permanent et légitime d’hostilité avec lui. Une telle doctrine justifiait amplement, en dehors même du droit de représailles, les entreprises de nos corsaires contre ceux du Maghreb : « On ne doit point imputer à blâme, écrit le Père Dan, les courses faites par les chrétiens contre les ennemis de la foi. »


III

La grande extension prise par la piraterie sur les côtes barbaresques a fait avancer à certains auteurs que les populations du Maghreb avaient des aptitudes à la navigation ; d’autres ont supposé qu’elles avaient été initiées à ces connaissances soit par les Normands, soit par les Grecs. Contrairement à ces opinions, nous ne pensons pas que les diverses races fixées dans le Maghreb, berbère, arabo-berbère et arabe, aient jamais formé des gens bien entreprenans sur la mer. Sans doute la conquête de l’Espagne, celle des Baléares et de la Sicile supposent l’existence de flottes ; mais ces flottes ne devaient servir qu’à transporter des troupes et il est vraisemblable que la conduite des bâtimens était confiée à des renégats, voire même à des capitaines chrétiens. Quant aux Barbaresques qui se livrèrent au commerce avec les pays chrétiens, ils le firent plutôt comme armateurs et marchands que comme capitaines de navire.

Il faut repousser également toute assimilation des Arabes du Maghreb avec ceux qui, de temps immémorial, ont navigué sur la Mer-Rouge, le golfe Persique et la mer des Indes. Les tribus arabes adonnées à la navigation sont celles fixées sur le littoral sud de la péninsule ; elles constituent une exception en Arabie. La véritable Arabie, celle des tribus pastorales, celle du Prophète, celle de La Mecque et de Médine, est le plateau sur lequel on s’élève brusquement après avoir quitté les côtes. C’est de cette contrée si peu faite pour former des hommes de mer que venaient les tribus arabes qui se sont établies dans le Maghreb. Le sultan Moulay Ismaïl lui-même, dans une lettre pleine de superbe adressée à Louis XIV, reconnaissait que « Dieu avait donné aux musulmans l’empire des terres, laissant aux païens celui de la mer. » — « Par Dieu, écrit Ben Aâïcha, le capitaine de la mer, le grand amiral de Salé, à son ami Pontchartrain, si les Arabes étaient gens à faire la guerre par mer et à monter les vaisseaux et les galères, nous ne laisserions pas passer un seul corsaire anglais dans le détroit de Gibraltar ; mais c’est que les Arabes ne connaissent que le dos de leurs chevaux[10]. »

On est donc autorisé à avancer que les pirates de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Salé, pour ne citer que leurs principales villes, ne se recrutaient généralement pas parmi les indigènes du Maghreb, et nous ajoutons : pas davantage parmi les Turcs, car ceux auxquels on donne ce nom étaient, pour la plupart, des renégats ou des descendans de renégats. Le nombre des chrétiens ayant renié leur foi et fixés soit en Turquie, soit dans les États barbaresques, impossible à évaluer même approximativement, dépasse toutes les suppositions. Les chérifs du Maroc, avant la création de leur milice noire, avaient pour leur garde personnelle un corps de renégats et ce fut cette troupe, rapporte Treillant, qui, à la bataille de Tagouat (30 août 1595), décida la victoire et « gaigna le prix sur tous. » D’après un autre témoignage, celui du P. François d’Angers, capucin envoyé en mission au Maroc par le Père Joseph en 1626, « les côtes du Ponant étaient dégarnies de matelots, mais les renégats y étaient communs. » Sur 35 galères recensées à Alger en 1588, il y en avait 23 commandées par des renégats. Dans la régence de Tunis, à « la Mahomette, » place voisine de Porto Farina, le chevalier de Vintimille constate, en 1606, qu’il y avait « autant de chrétiens reniés qu’il en faudrait pour faire la guerre[11]. » Renégats étaient les frères Barberousse, les fondateurs de l’Odjak d’Alger, qui avaient vu le jour à Metelin ; renégat, le fameux corsaire Mohammed Kuprili, issu de la famille des Mastaï Ferretti, qui devait plus tard donner à l’Église le pape Pie IX ; renégat, né dans l’Anatolie, le terrible Dragouth, qui brava si souvent les flottes de Doria et fonda la régence de Tripoli ; renégat, cet autre pirate que les chroniques du XVIe siècle appellent Louchaly, ou Ulluch-Ali, et dont le vrai nom devait être el Euldj Ali (le renégat Ali) ; il était né dans la Calabre et, au dire de Brantôme, « il avait pris le turban pour cacher sa teigne. » Le spectacle de la Barbarie remplie de « Grecs, Russiens, Portugais, Espagnols, Flamands, Allemands et autres qui avaient abandonné le culte du vrai Dieu pour sacrifier au diable, » excitait l’indignation du P. Dan : « Que s’il me fallait, écrivait-il, faire un parallèle d’une si malheureuse contrée où les crimes les plus noirs font leur demeure et sont dans leur élément, je ne la pourrais mieux comparer qu’à cette paillarde de l’Apocalypse qui, montée sur la bête à plusieurs têtes et tenant une coupe à la main, enivre par la douceur de ses charmes tous les peuples de la terre. »

Il y eut bien quelques indigènes de la Barbarie qui se formèrent au métier de raïs, capitaines de navires ; mais leurs connaissances nautiques furent toujours très insuffisantes. « Combien, écrit dans sa relation de captivité un capitaine marchand qui était tombé entre leurs mains, combien ne seraient-ils pas dans le cas d’interrompre notre commerce s’ils connaissaient la navigation ! Le corsaire qui me prit était perdu sans ressources s’il ne nous avait rencontrés. Je fus forcé, le pistolet sur la gorge, de les piloter jusqu’à leurs côtes. » La plupart des raïs des galères turques elles-mêmes étaient des renégats ; il en était de même des pilotes. « Les Turcs, écrit le sieur de Rocqueville, sont gens fainéans et peu accoutumés à travailler. Quand ils sont en mer, ils ne font aucune chose que de prendre du tabac et dormir… Sans les renégats, ils ne pourraient faire la navigation ni la course[12]. » Telle était l’inhabileté de leurs équipages que l’on était parfois contraint « de déferrer quelques esclaves chrétiens » pour aider à la manœuvre[13].

Ce recrutement des raïs et des pilotes parmi les renégats, qui était déjà une nécessité dans la Méditerranée avec la navigation facile de la galère et de ses dérivés, s’imposait bien davantage à Salé où les bâtimens longs et exclusivement à rames, ne possédant pas des qualités nautiques suffisantes pour affronter les tempêtes de l’Atlantique, furent remplacés soit par des caravelles, soit par des pinasses légères bordant des avirons et dans la suite par des vaisseaux ronds, quand le type de ce bâtiment se généralisa au XVIIe siècle.

Les bâtimens salétins, à quelque type qu’ils appartinssent, calaient fort peu d’eau en raison du manque de fond de leur port ; ils avaient une voilure énorme ; leur armement en hommes et en artillerie était, à tonnage égal, très supérieur à celui des navires européens. Tout était sacrifié à la vitesse et à la puissance offensive. En dehors des équipages, les hommes embarqués se composaient de tous ceux qu’attirait le pillage et parmi eux se trouvaient des indigènes, car si les races du Maghreb, comme nous l’avons dit, n’étaient pas des races de marins, elles avaient toutes les mêmes dispositions pour le brigandage, et la razzia les attirait sur mer comme sur terre. On distinguait donc à bord d’un corsaire : en premier lieu, l’état-major composé du raïs, du lieutenant, du pilote et de quelques autres professionnels de la mer ; ils étaient tous des renégats ; en second lieu, les hommes d’armes recrutés, à Alger parmi les Turcs, à Salé parmi les Andalos ; à eux venaient se joindre des indigènes des tribus voisines attirés par le pillage et quelquefois par une exemption de l’impôt, comme cela avait lieu au Maroc ; enfin venait, en troisième lieu, l’équipage formé d’esclaves chrétiens, manœuvrant les voiles ou attachés au terrible banc des rameurs ; ils ne pouvaient, sous peine de bastonnade, s’approcher du gouvernail et de la boussole ; on les enchaînait tous au moment du combat. En Méditerranée, où les pirates d’Alger conservèrent longtemps l’usage exclusif de la galère, les équipages chrétiens, divisés en chiourmes de rameurs, étaient beaucoup plus nombreux que sur les bâtimens salétins marchant à la voile ; cependant les corsaires de Salé, même après l’adoption des vaisseaux ronds, ne supprimèrent jamais les avirons, ce qui leur permettait de manœuvrer par les calmes, et leur donnait, de ce chef, une telle supériorité que Seignelay dut prescrire, en 1680, de donner à l’avenir des rames aux vaisseaux de Sa Majesté qui seraient armés contre les corsaires de Salé. Cette détermination fut prise à la suite d’un engagement que l’Hercule, la Mutine et l’Eveillé avaient eu, le 21 mai 1680, avec ces pirates, près de la rivière de Lisbonne : les trois Français avaient serré de près les corsaires et les auraient infailliblement pris sans le calme qui donna à ces derniers le moyen de se sauver à force de rames. « Le sieur de Langeron, qui commandait l’Hercule, ne doute pas qu’il eût pu joindre celui à qui il donnait la chasse, si on l’avait pourvu de rames à Brest[14]. »


IV

Les navires de Salé, comme la plupart de ceux des autres pirates barbaresques, n’étaient pas construits dans les ports du Maghreb. « Malgré toutes leurs voleries, les Barbaresques ne pourraient jamais achever une galère si ce n’est par la faveur et intelligence qu’ils ont avec leurs pensionnaires, confédérés et associés qui leur envoient le bois, les charpentiers, les mâts, les avirons, les chaînes toutes faites pour enferrer les chrétiens[15]. » Ces pensionnaires, confédérés et associés, étaient les Hollandais. La Hollande qui, au XIVe et au XVIIe siècle, possédait la marine de commerce la plus active et la plus riche, était le véritable arsenal de la Barbarie et de Salé en particulier ; elle fournissait aux corsaires tous les matériaux nécessaires à la construction de leurs navires, ou leur livrait des bâtimens tout armés. Le temps était passé où les rescrits des papes interdisaient de transporter en pays musulman des armes, des munitions et tout ce qui pouvait servir à faire la guerre sur terre et sur mer. Même parmi les nations catholiques, la France était à peu près la seule à tenir compte de ces prohibitions que les rois avaient d’ailleurs renouvelées dans leurs ordonnances. Aussi, alors que les autres puissances se livraient plus ou moins clandestinement à ce commerce, voyait-on le brave chevalier François de Vintimille épuisé par la fatigue et la maladie refuser de traiter de sa rançon avec des négocians chrétiens qui voulaient en faire le prix avec de la poudre : « Deux ou trois marchands de Marseille lui présentèrent sept ou huit cents quintaux de poudre, luy donnant pouvoir de s’en servir pour son rachat ; lesquels il remercia, leur disant qu’il aimait beaucoup mieux mourir en esclavage que de se servir de ces poudres, scachant par la règle des consciences que ceux qui donnent aux infidelles semblables commoditez, sont excommuniez et blessent infidellement la volonté des Roys[16]. » La Hollande, beaucoup plus préoccupée des intérêts de son commerce que de ceux de la chrétienté, apportait dans ses relations avec le Maroc et avec Salé un esprit particulariste et un manque de scrupule dont les corsaires surent profiter. L’incident arrivé en 1658 au navire le Prophète Daniel, du port de Lubeck, en donne la mesure. Le Prophète Daniel s’était emparé d’un corsaire de Salé, avait capturé l’équipage et mis le feu au navire, après l’avoir pillé. Un bâtiment hollandais survint trois jours après et prétendit que le corsaire n’était pas de bonne prise, ayant été capturé à la vue des Hollandais qui étaient en paix avec Salé. Eh conséquence ils conduisirent de force à Rotterdam le Prophète Daniel et le firent vendre en 1659 pour acheter aux Salétins un bateau de même tonnage qu’ils convoyèrent à Salé[17].

Le champ le plus habituel des opérations des Salétins était l’Atlantique, où ils croisaient depuis les Canaries jusqu’aux environs de Brest. C’est dans cette partie de l’Océan que furent capturés tant de vaisseaux marchands des ports de Bayonne, de Bordeaux, de La Rochelle, de Nantes, du Havre, de Dieppe et de Dunkerque, — pour ne parler que des Français — qui allaient négocier sur les côtes du Portugal, acheter des vins à Madère, ou qui faisaient route vers « les Iles » sans être convoyés. Le retour annuel de la flotte du Brésil était souvent pour les corsaires l’occasion de prises importantes, aussi l’escorte des galions redoublait de surveillance à l’approche de Lisbonne ; le roi faisait garder les côtes par des frégates de guerre. Toutes ces précautions n’arrivaient pas à déjouer la ruse et l’audace des Barbaresques : à la fin de septembre 1676, à l’époque du retour de la flotte du Brésil, trois corsaires venaient mouiller à l’embouchure du Tage ; des pêcheurs de la côte, trompés par le pavillon portugais que les pirates avaient arboré et croyant que ces vaisseaux avaient devancé la flotte attendue, détachèrent leurs barques et s’approchèrent des navires pour les introduire dans le port ; ils furent capturés au nombre de cent et les corsaires, en s’enfuyant avec leur prise, saisirent encore une caravelle qui revenait de Terceïra[18]. Les Salétins franchissaient rarement le détroit de Gibraltar pour pénétrer dans la Méditerranée où les corsaires d’Alger s’opposèrent longtemps à leur présence, prétendant s’y réserver le monopole de la course ; ils préféraient écumer l’Atlantique. Quelques-uns plus aventureux, montés sur des chebecs, vaisseaux de plus grand tonnage, abandonnaient les côtes, se risquaient en haute mer, et allaient croiser dans les eaux britanniques. Il y eut même des corsaires marocains, raconte le Père François d’Angers, qui s’avancèrent jusqu’à Terre-Neuve et sur le Grand Banc « où ils firent des ravages si étranges que du Havre de Grâce seul, ils amenèrent bu coulèrent à fond plus de quarante vaisseaux qui allaient au poisson, et ce dans l’espace de deux ans. Il en fut aussi pris des autres villes maritimes dont le nombre n’est pas aisé à dire. »

Quand le butin leur manquait sur mer, les pirates effectuaient d’audacieuses descentes sur les côtes ; les pêcheurs vivaient dans des alertes continuelles et plus d’un, dit Cervantes, « avait vu coucher le soleil en Espagne qui le voyait se lever à Tétouan. » Lorsqu’ils étaient en nombre, les Barbaresques s’aventuraient dans l’intérieur des terres, faisaient irruption dans un village endormi et enlevaient les habitans de tout sexe et de tout âge. Parfois au milieu des divertissemens, des dîners sur l’herbe, on voyait apparaître tout à coup « des gens en culotte rouge et en cape blanche » qui criaient : « Chiens, rendez-vous à ceux de Salé. » C’est parce qu’il arrivait de pareilles aventures sur les côtes de France que Molière put, sans trop d’invraisemblance, introduire dans les Fourberies de Scapin l’explication de la galère enlevant le fils de Géronte. Cyrano de Bergerac, le véritable auteur de cette scène bouffonne, faisait enlever le fils du « Pédant » par les corsaires, entre la porte de Nesles et le quai du Louvre. « Hé, de par le cornet retors de Triton, dieu marin ! s’écriait le Pédant, qui jamais ouit parler que la mer fut à Saint-Cloud ? qu’il y eut là des galères, des pirates et des écueils ? » On voudrait croire, pour l’honneur de l’Europe, que ces descentes de corsaires barbaresques ne furent que des faits exceptionnels et cessèrent bien avant leurs exploits sur mer. Il n’en est malheureusement rien. En 1816, lord Exmouth, commandant les forces britanniques dans la Méditerranée, rencontra un corsaire algérien qui lui demanda des vivres pour deux cents esclaves chrétiens qu’il avait pris sur les côtes de la Pouille et de la marche d’Ancône, en menaçant de les jeter à la mer, si l’amiral refusait des vivres ; les vivres furent accordés.


V

La manière d’opérer des corsaires de Salé ne différait pas de celle employée habituellement par les autres Barbaresques. Leurs exploits étaient dus aux qualités de vitesse de leurs bateaux, aux bandits armés qui y étaient entassés par centaines, à leur puissante artillerie, mais par-dessus tout à leurs ruses et à leurs procédés d’intimidation. Quant à de véritables engagemens, ils n’en eurent presque jamais et ils les évitaient, préférant de beaucoup une proie désarmée et pacifique à la chance glorieuse d’un combat ; la razzia[19] est sur terre l’exacte image de ces expéditions maritimes, et, dans les deux cas, on s’enfuit en hâte, si l’ennemi est en force ou fait bonne garde, car la surprise est le premier facteur du succès. L’audace des pirates était donc assez relative ; on peut dire qu’ils n’attaquaient qu’à coup sûr : « A la découverte d’une voile, ils s’appliquent à connaître si le vaisseau est grand ou petit, s’il est navire du Roi ou marchand, et demandent aux renégats des nouvelles positives de leur découverte, car la crainte et la peur s’emparent facilement de leurs cœurs et ils balancent longtemps sur l’incertitude de prendre ou d’être pris[20]. » Ces détails donnés par un captif pris par des Salétins sont d’une observation très juste, et cette psychologie du corsaire qui aperçoit une voile est celle du rezzon qui, après une nuit de marche, découvre le matin à l’horizon la fumée des douars qu’il vient razzier.

La ruse la plus fréquemment employée par les Barbaresques était d’arborer de faux pavillons et elle réussissait d’autant mieux qu’ayant à leurs bords des renégats parlant toutes les langues de l’Europe, il leur était facile de se donner pour Italiens, Espagnols, Flamands, Français ou Anglais. Lorsque Salé et Alger, réconciliées par l’Angleterre, après la prise de Gibraltar, vécurent en bonne intelligence, les corsaires de ces deux villes s’entendirent pour échanger leurs couleurs ; ils trompaient ainsi les équipages des bâtimens de commerce auxquels ils donnaient la chasse, car, s’il était relativement facile de distinguer de près un corsaire barbaresque d’un croiseur européen, il devenait beaucoup plus difficile de reconnaître « si le pèlerin était d’Alger ou de Salé, » et cependant cette distinction avait aussi son importance, puisque les navires marchands n’avaient à se précautionner que contre celle de ces deux villes qui, ayant rompu sa paix avec l’Europe, pouvait seule régulièrement exercer les droits d’un belligérant. Une voile était-elle signalée à un raïs, il lui courait sus et, se gardant de toute démonstration hostile, procédait aux formalités prescrites pour l’application du droit de visite. C’était pour lui la meilleure manière de se renseigner sur la force du navire chrétien ainsi que sur l’importance de sa cargaison, et d’ailleurs elle l’exposait fort peu, car, par sa vitesse et son armement, le corsaire restait toujours maître de la situation. Le Barbaresque, Algérien ou Salétin, tirait donc le coup de canon appelé coup de semonce, en hissant un faux pavillon et en se mettant en panne à portée de canon ou à moindre distance si on le laissait approcher ; le navire marchand, dont la défiance n’était pas éveillée, qui d’ailleurs n’avait souvent à bord que le nombre d’hommes nécessaire à la manœuvre, répondait à la semonce en hissant ses couleurs et « brouillant ses voiles. » Un dialogue s’engageait de bord à bord : où allait-on ? d’où venait-on ? Le point le plus délicat était l’exhibition des papiers ; le droit maritime ne spécifiait pas qui, du corsaire ou du marchand, devait aller au bord de l’autre, elle raïs commençait toujours par exiger la production des papiers à son bord. Que le capitaine chrétien mis en soupçon refusât « de mettre l’esquif à la mer, » pour aller sur le corsaire faire examiner ses passeports, ou qu’il acceptât de s’y rendre, les choses changeaient peu, si l’on avait reconnu qu’il ne pouvait opposer de résistance : les pirates armés jusqu’aux dents et dans des accoutremens terrifiques faisaient irruption sur le bateau marchand en poussant des cris sauvages ; les renégats vociféraient dans toutes les langues ; la scène avait un aspect diabolique ; on dépouillait à nu les passagers et l’équipage ; tout le monde était mis aux fers.

Parmi les nombreux récits où sont racontés les détails de ces drames maritimes, la relation du sieur Emmanuel d’Aranda est particulièrement intéressante par son air de sincérité et par l’humour que ce Flamand savait conserver dans les circonstances les plus critiques. Le sieur d’Aranda voyageant dans le sud de l’Espagne en 1640 et, désirant retourner en Flandre, alla s’embarquer à Saint-Sébastien sur un vaisseau anglais, « pour éviter tant de mer et principalement le danger des Turcs qui tiennent la côte d’Andalousie et de Portugal. » Mal lui en prit, car à hauteur de La Rochelle, on rencontra un navire qui arrivait voiles tendues : « il fut presque sous le canon sans mettre aucun pavillon, par où il fut aisé à juger que ce navire était quelque pirate ou corsaire. » C’en était un, en effet, qui fut bientôt rejoint par deux autres. « Alors en un moment, ils nous gagnèrent le flanc à pleines voiles, à la portée d’un mousquet. Il y avait sur la poupe du plus grand navire un Turc qui tenait une banderole brouillée entre ses bras avec un esclave chrétien qui cria en flamand : « Rendez-vous pour Alger. » Après ce cri, celui qui tenait la banderole l’abandonna au vent. Elle était de couleur verte, semée de demi-lunes d’argent entrelacées. Il est aisé de conjecturer combien nous fut agréable cette banderole et de se voir emmener à Alger. » On parlementa peu et, les corsaires ayant promis de « faire bon quartier, » le capitaine anglais mit l’esquif à la mer pour se rendre entre les mains de ses ennemis.

Alors les soldats turcs désireux de piller vinrent à bord du navire chrétien au nombre de douze ; d’Aranda pris par un renégat anglais ne fut pas trop maltraité. « Je lui donnai l’argent que j’avais sur moi, et en même temps un autre Turc mit sa main dans ma poche, prenant mon étui, mon mouchoir, mon chapelet et mes Heures, lesquelles il me rendit avec le mouchoir ; mais il retint le rosaire avec l’étui, à cause de quoi il disait que j’étais chirurgien. » Le pillage des passagers et de l’équipage constituait la part de prise des hommes d’armes embarqués sur le corsaire, car la cargaison et les esclaves étaient l’objet de répartitions ultérieures entre le sultan du Maroc (ou bien le dey d’Alger), les armateurs et le raïs, répartitions dans lesquelles ils étaient le plus souvent oubliés. D’Aranda, transporté avec ses compagnons à bord du corsaire, croyait rêver : « J’étais jusqu’ici comme dans un sommeil où l’on voit d’étranges fantômes, qui causent de la crainte, de l’admiration et de la curiosité ; prenant garde aux diverses langues (car on parlait turc, arabe, franco, espagnol, flamand, français et anglais) ; aux habitudes étranges et aux armes différentes avec les cérémonies ridicules, quand ils font leurs prières, vous assurant que tout ceci me donnait matière pour spéculer. »

De pareils coups de main étaient faciles, comme on le voit, et se terminaient généralement sans mort d’hommes. Cependant il arrivait que des navires chrétiens faisaient résistance jusqu’à la dernière extrémité ; ce fut le cas du capitaine anglais Bellami qui, allant de Londres à Livourne en 1683, fut rencontré par Venetia, fameux corsaire de Salé ; Bellami riposta décharge pour décharge, et lorsqu’il se rendit n’ayant plus de poudre, les Salé-tins avaient trente hommes tués ou blessés. Par centre, la capture de certains navires ne coûtait même pas aux corsaires une démonstration ; il y avait des capitaines qui, spéculant sur les assurances maritimes et faisant acte de baraterie, livraient leurs propres navires aux Barbaresques. Il en arriva ainsi à la Royale, frégate de soixante tonneaux et armée de six pièces de canon ; elle fut livrée avec son équipage, ses passagers et sa cargaison à un corsaire de Salé, le 16 septembre 1670. Son capitaine, Isaac Beliart, de Dieppe, « avait, raconte Mouette, pris de grandes assurances pour son vaisseau, en sorte qu’il se faisait riche par sa perte. » Une exception à signaler dans cet écumage des mers par les pirates barbaresques est celle dont jouissaient les bâtimens ayant à bord des religieux, Trinitaires ou Mercédaires, allant en rédemption et porteurs de sommes destinées aux rachats de captifs : ordre était donné aux raïs de les respecter, et les missionnaires recevaient, avant de s’embarquer, des sauf-conduits envoyés par les divans d’Alger et de Salé, voire par le sultan du Maroc. La raison de ce privilège ne doit pas être cherchée dans un sentiment de pitié pour le dévouement héroïque des « rédempteurs, » mais dans la propre cupidité des corsaires qui avaient intérêt à ne pas tarir la source du principal bénéfice de la course, celui que procurait la rançon des esclaves chrétiens.


VI

Il est difficile de se faire aujourd’hui une idée même approchée de la terreur inspirée par les corsaires barbaresques, et surtout par ceux de Salé, les plus redoutés sur les mers. Tous les autres périls de la navigation disparaissaient devant « ces épouvantails qui glaçaient d’effroi les marins les plus intrépides. » La perspective de l’esclavage, « plus horrible que celle de la mort, » justifiait en partie ces alarmes auxquelles se mêlait une frayeur superstitieuse, car plus d’un parmi les marins tenait les Barbaresques pour des êtres diaboliques ou tout au moins pour des sorciers et des enchanteurs. Les crédules populations de la mer acceptaient les légendes les plus invraisemblables qui circulaient sur les artifices et les maléfices de ces Turcs dont les prières passaient pour des incantations. Le chroniqueur du « Victorial » raconte qu’il fut témoin sur les côtes d’Espagne de ce fait extraordinaire : « C’est que, lorsque les galères longeaient la côte en ramant à deux milles environ de Malaga, la mer étant calme, le ciel serein, le soleil au Sud-Ouest, le mois de mai en son milieu, il s’éleva tout à coup un brouillard très épais qui, venant du côté de la ville, enveloppa les galères d’une obscurité telle que, de l’une à l’autre, on ne se voyait plus, quoiqu’elles fussent très rapprochées. Et quelques marins qui avaient été déjà témoins de cela d’autres fois, dirent que les Mores produisaient de pareils effets au moyen de charmes et qu’ils le faisaient pour que les galères se perdissent ; mais qu’il fallait délier les rameurs pour le cas où l’on donnerait sur quelque rocher et faire tous ensemble le signe, de la croix en adressant à Dieu des prières pour qu’il les délivrât de ce sortilège qui ne durerait pas, mais disparaîtrait tout de suite. De fait, aussitôt que la prière fut dite, le brouillard disparut tout d’un coup et fut tourné à néant ; le ciel redevint clair[21]. » Quand le fameux Dragouth, tenu étroitement bloqué par Doria, arrive à s’échapper, après avoir fait transporter ses galères par terre, et reparaît sur la mer, cela passe pour « une œuvre diabolique et infernale à laquelle les Romains, forceurs de la nature, n’eussent pu approcher[22]. »

La France était, au XVIIIe siècle, une des nations les plus éprouvées par la piraterie de Salé : les corsaires du Maroc étaient journellement sur nos côtes, prenant un très grand nombre de vaisseaux marchands et « gâtant notre trafic. » Lorsque parvenait dans nos ports la nouvelle de quelque capture importante opérée par les Salétins, le prix du fret montait aussitôt, le taux des assurances maritimes s’élevait à des chiffres prohibitifs ; on ne trouvait plus de matelots pour embarquer. Un marin au patriotisme éclairé et qui était des mieux informés sur le Maroc, le chevalier de Razilly, signalait au cardinal de Richelieu, superintendant de la marine et du commerce de France, la gravité de cette situation dans un mémoire qu’il lui adressait le 26 novembre 1626 et que cet homme de mer, rude et modeste, appelait « un grossier discours de matelot. » « Il est constant, écrivait-il, que tous les corsaires ne vivent que de ce qu’ils piratent sur les Français, et les appellent les sardines et les poissons volans de la mer. C’est pourquoi les habilans de Salé demandaient un million de livres et cent pièces de canon pour ne prendre plus de marchands français, d’autant qu’ils disaient que c’étaient leurs revenus ordinaires et ne pouvaient vivre sans cela. » Razilly ajoutait que les corsaires de Salé, qui n’étaient encore qu’à leurs débuts, avaient pris en huit années « plus de 6 000 chrétiens et 15 millions de livres dont la France en a souffert les deux parts de la perte »

Richelieu, qui avait à cœur de détruire la piraterie, avait eu déjà recours à l’intervention de la Porte pour obliger les Barbaresques à cesser leurs courses contre la France ; mais cette intervention, d’ailleurs peu efficace vis-à-vis des corsaires d’Alger, de Tunis et de Tripoli, ne pouvait être employée contre les pirates salétins sur lesquels le sultan de Constantinople n’avait aucune autorité. Le cardinal adhéra donc à l’une des propositions de Razilly qui demandait l’organisation d’une croisière contre les pirates salétins[23]. Le chevalier qui en eut le commandement partit avec quelques vaisseaux ayant pour mission de bloquer le port de Salé, de racheter les captifs chrétiens et de signer un traité avec les habitans de cette ville et avec le roi de Maroc, leur suzerain. Il ne fut pas donné suite à l’autre partie de son projet dont les conséquences eussent été de tout autre importance ; Razilly proposait, en effet, au cardinal d’occuper l’île de Mogador et d’y laisser cent hommes et six pièces de canon ; il voulait y créer à la fois un port de commerce et ce que nous appellerions aujourd’hui un point d’appui de la flotte : « Ce serait, disait-il, avoir un pied dans l’Afrique pour aller s’étendre plus loin. » L’idée de Razilly est d’autant plus digne de remarque que la ville de Mogador n’existait pas encore à l’époque où il écrivait son mémoire, cette ville n’ayant été fondée qu’un siècle et demi plus tard, en 1770, par le sultan Mohammed. La croisière de Razilly et le blocus de Salé amenèrent la conclusion d’un traité, mais furent sans résultat pour la cessation de la piraterie.


VII

Il en fut ainsi de toutes les expéditions entreprises et de tous les traités signés pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle avec l’illusion de détruire les corsaires de Salé. La France prit le plus souvent l’initiative de ces répressions et les Archives de la marine comme celles des Affaires étrangères renferment divers mémoires et projets relatifs à des arméniens contre les Salétins qui témoignent que cette question était une des préoccupations constantes de notre marine. Mais il faut reconnaître les difficultés que présentaient ces expéditions : il était impossible de songer à prendre les Salétins à la course à cause de leur voilure : « Un vaisseau de vingt canons en a autant que ceux du Roi de quarante. » Sur nos frégates les plus légères, les officiers de la marine royale, habitués à leurs aises, emportaient des vivres et des meubles en quantité considérable, ce qui était un embarras pour ces vaisseaux et les plaçait dans une condition d’infériorité par rapport aux « pinques » de Salé, où toute la place était occupée par des gens de guerre, où les officiers vivaient de la même vie que leurs équipages et où l’âpreté au gain était d’autant plus grande que chacun savait qu’en cas d’insuccès, il ne serait pas payé. Dans un projet daté de 1683 et intitulé : « Projet pour armer des barques et tartanes bien armées pour faire la guerre aux corsaires de Salé[24], » on préconise l’emploi de navires marchands de faible tonnage portant cinquante soldats et cinquante matelots ; ces navires, qui n’auraient pas éveillé la défiance des corsaires et pouvaient au besoin mouiller dans leurs rades, devaient se faire poursuivre par les pinques marocaines et l’on espérait que dans un combat d’abordage, nous reprendrions nos avantages. Le « Mémoire sur la guerre contre les corsaires de Salé, » daté de 1687, demande l’envoi de six frégates choisies parmi les meilleures voilières ; elles devront avoir des avirons, et emporter des vivres pour deux mois ; les équipages seront nombreux ; mais il y aura peu d’officiers « à cause de la grande quantité de vivres et de meubles qu’il leur faut, ce qui embarrasse considérablement ces petits vaisseaux : » les capitaines devront être bons manœuvriers et gens « qui n’aiment point la terre ; » cette escadre aurait croisé des îles Berlingues à Salé. Notre consul Estelle, en 1698, revenait à la charge et réclamait l’envoi de huit frégates sur la côte ouest du Maroc. Pointis, en 1702, proposait d’occuper Salé et la Mamora ; Salé, d’après ses renseignemens, pourrait tout au plus tirer dix ou douze coups de canon et « l’on ne saurait faire d’entreprise où il y ait moins à craindre. » Ce n’était pas le danger qui arrêtait l’exécution de ces plans, mais les dépenses considérables qu’eût exigées leur réalisation pour un résultat aléatoire. C’est pourquoi, en 1732, Nadal, capitaine de vaisseau marchand, proposait à Louis XV d’affecter le produit d’une loterie à un armement contre les corsaires marocains. C’était le moment d’une de nos ruptures avec Salé et notre marine marchande tombée en discrédit ne trouvait plus de fret en Italie, en Espagne, en Portugal et en Hollande où l’on préférait les bâtimens anglais qui n’étaient pas exposés aux risques des corsaires, l’Angleterre se trouvant en paix avec le Maroc.

Les expéditions organisées contre les corsaires de Salé, croisières, blocus, bombardement, furent, au point de vue de la répression durable de la piraterie, des demi-mesures plus pernicieuses qu’utiles, et l’on peut en dire autant de celles entreprises contre les autres Barbaresques. Quant aux divers traités qui intervenaient à la suite de ces opérations, ils furent la honte de l’Europe. Ce que Depping dit des relations des puissances chrétiennes avec les souverains musulmans de l’Orient, s’applique très exactement à leurs rapports avec les États Barbaresques. « En Europe on déclamait, on écrivait contre leur perfidie ; mais sur place on redevenait humble pour obtenir des libertés de commerce. » Si sévère qu’eût été le châtiment infligé aux corsaires, comme on savait trop par expérience qu’il n’empêcherait pas la course de recommencer, on se préoccupait d’assurer pour l’avenir le meilleur modus vivendi ; on négociait en marchand au lieu d’agir en vainqueur et au nom des intérêts de l’humanité ; on acceptait même de discuter la rançon des captifs avec des pirates, ce qui était les encourager à en faire de nouveaux. Quant à la liberté des mers, chaque puissance, traitant isolément avec le sultan du Maroc, était jalouse de l’obtenir pour elle seule et il y eut des nations qui, pour soustraire leurs vaisseaux marchands à ta course des corsaires, consentirent à certains amoindrissemens dans le cérémonial de réception de leurs ambassadeurs, au maintien de certaines formules employées par les chérifs et flatteuses pour l’orgueil musulman ; elles s’abaissèrent même jusqu’à donner au sultan une redevance annuelle. Ces concessions serviles furent de fâcheux précédens qui peu à peu s’introduisirent dans les protocoles et s’y sont maintenus jusqu’à nos jours ; elles sont l’origine de ces remises de présens que font avec solennité les ambassadeurs chrétiens en mission auprès du sultan. Pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle, la plupart des États européens achetaient la vaine promesse de la sécurité sur les mers en payant annuellement au Maroc un tribut en argent, et les chérifs, parlant des nations chrétiennes, les qualifiaient hautement de « tributaires ; » c’était, aux yeux de leurs coreligionnaires, se conformer au précepte musulman qui prescrit d’imposer une contribution aux peuples juifs et chrétiens. A l’époque où Salé s’était affranchie de l’autorité chérifienne, il y eut plusieurs traités qui furent conclus directement avec le divan de cette ville, de même qu’on avait pris l’habitude en Europe de négocier avec Alger sans recourir à l’intervention de la Porte ; ces incorrections diplomatiques justifiées par les circonstances eurent pour conséquence de reconnaître aux corsaires pendant deux siècles une existence légale et quasi officielle.

L’esprit particulariste et étroitement mercantile apporté par les États européens dans leurs négociations avec le Maroc ne leur réussissait guère, et les promesses d’immunité pour leurs navires inscrites dans les traités restaient purement illusoires. Il ne pouvait en être autrement ; si de telles clauses eussent été observées, si une puissance eût obtenu pour sa marine marchande une immunité complète, elle aurait ipso facto accaparé tout le trafic européen ; la course eût disparu, faute de navires à capturer, et les corsaires n’étaient pas gens à se détruire eux-mêmes. Nous avons vu d’ailleurs que le subterfuge du faux pavillon leur permettait de s’attaquer aux vaisseaux d’une nation amie ; enfin, ils avaient toujours la ressource, pour ne pas donner l’éveil, d’en massacrer l’équipage, de transporter la cargaison à leur bord et de faire couler le navire. Ce manque de solidarité des États européens, divisés par les intérêts politiques et commerciaux, se manifestait non seulement dans les traités que les puissances se ménageaient isolément avec le Maroc, mais encore dans certaines occasions où les marines de ces puissances devenaient la sauvegarde de ces pirates. Nous avons cité plus haut le fait inouï des États Généraux de Hollande obligeant les armateurs de Lubeck à faire les frais d’un vaisseau neuf pour être remis aux pirates de Salé, en remplacement de celui qui avait été coulé par le Prophète-Daniel. En 1681, le 15 juillet, Jean Bart, avec deux frégates de dix-huit canons, donnait la chasse sur les côtes de Portugal à deux corsaires salétins et il allait s’emparer de l’un d’eux, lorsque celui-ci, pour se sauver, alla se mêler à une flotte de vaisseaux anglais, « à cause que cette nation était en paix avec ceux de Salé[25]. » Au milieu de ces tristes exemples de défection, Malte seule, fidèle aux statuts de son ordre qui lui interdisaient de traiter avec les musulmans, donnait sans relâche la chasse aux Barbaresques ; mais les chevaliers, sur lesquels l’Europe semblait se reposer de ce soin, ne pouvaient armer de forces suffisantes pour détruire la piraterie.

Il eût fallu, pour l’anéantir, une action combinée des nations chrétiennes qui permît l’occupation des villes corsaires d’une façon solide et durable. Le sieur de Brèves, qui avait longtemps représenté la France à Constantinople, et qui avait été envoyé en mission dans les États Barbaresques, rêvait cette action combinée pour la destruction des Ottomans. « Le Turc, exposait-il dans un mémoire adressé au roi Louis XIII, ne se doit pas attaquer avec une petite puissance ; mais j’assurerais, si les princes chrétiens se voulaient résoudre à une union générale, que, dès la première année ils le bouleverseraient par mer et par terre. » C’est cette union générale qu’il était téméraire d’espérer entre « princes tant de l’une que de l’autre créance » et toujours prêts à entrer en conflit les uns avec les autres « sur la démarche de la précédence. » Une autre difficulté était à prévoir, et Brèves y songeait. Que ferait-on de la conquête ? « Il serait nécessaire, ajoutait-il, si cela était agréé desdits princes, qu’il se fît un projet de partage afin que, Dieu permettant la victoire, l’on évitât les débats qui pourraient, pour cet égard, avoir lieu entre eux[26]. » Dans un langage moins simple et qui sent son philosophe du XVIIIe siècle, Raynal, en 1770, préconisait la formation d’une « ligue universelle » pour la destruction des pirates barbaresques. « Aucune nation, écrivait-il, ne peut la tenter seule et, si elle l’osait, peut-être la jalousie de toutes les autres y mettrait-elle des obstacles secrets et publics. Ce doit être l’ouvrage d’une ligue universelle. Il faut que toutes les puissances maritimes concourent à l’exécution d’un dessein qui les intéresse toutes également. » Raynal supposait avec raison, comme le sieur de Brèves, que la réalisation de son plan entraînerait l’occupation des États Barbaresques et il traçait de la future conquête un tableau enchanteur qui fera sourire ceux qui se rappelleront toutes les difficultés qu’a rencontrées notre établissement en Algérie. « Les pays subjugués resteraient aux conquérans, et chacun des alliés aurait des possessions proportionnées aux moyens qu’il aurait fournis à la cause commune. Ces peuples de pirates, ces monstres de la mer seraient changés en hommes par de bonnes lois et des exemples d’humanité. Elevés insensiblement jusqu’à nous par la communication de nos lumières, ils abjureraient avec le temps un fanatisme que l’ignorance et la misère ont nourri dans leurs âmes ; ils se souviendraient toujours avec attendrissement de l’époque mémorable qui nous aurait amenés sur leurs rivages[27]. »

L’Europe, dont l’unité morale avait été brisée par la Réforme et que la politique d’intérêts divisait autant que la variété de « créance, » resta sous le régime honteux de traités qui la faisaient vassale et tributaire de la piraterie ; elle se refusa toujours à une entente pour la destruction des corsaires. La question soulevée au Congrès de Vienne fut écartée par des diplomates qui abolirent la traite des noirs, avant d’avoir songé à réprimer l’esclavage des blancs. Les pirates barbaresques infestaient encore en 1816 les côtes des États de l’Église, de la Sardaigne et du royaume des Deux-Siciles. Lord Exmouth, envoyé pour les châtier une fois de plus, bombardait Alger et donnait encore l’exemple de ces négociations égoïstes qui avaient fait la force des corsaires, en faisant signer au dey un traité dans lequel aucune stipulation n’était inscrite pour la liberté générale des mers. Il fallut la conquête de l’Algérie, pour permettre aux nations chrétiennes de s’affranchir des tributs qu’elles payaient au Maroc et aux régences barbaresques. Mais il serait aussi téméraire de compter sur la reconnaissance de l’Europe pour le service que lui a rendu notre établissement en Algérie, qu’il serait naïf de prétendre à celle des populations indigènes se rappelant avec attendrissement, comme l’aurait voulu l’abbé Raynal, la date de notre débarquement à Sidi Ferruch.


COMTE HENRY DE CASTRIES.


  1. Le Maroc et les puissances européennes, par M. René Pinon. Voyez la Revue du 15 février 1902.
  2. Cette restriction est nécessaire, car la principale cause qui vint détourner le Portugal de son plan d’occupation du Maroc fut la conquête et l’exploitation du Brésil.
  3. Il semble qu’il soit temps de restituer à cette ville son véritable nom de Marrakech ; celui de Maroc donné à la fois à une ville et à un État entraine de nombreuses confusions ; c’est ainsi que les expressions royaume de Maroc et royaume du Maroc sont loin d’être synonymes.
  4. Pour les différens auteurs cités sans indication de référence, on peut consulter : A Bibliography of Empire of Morocco from the earliest times to the end of 1891 by Lieut. -Col. Sir. H. Lambert Playfair and Dr Robert Crown 1893, London.
  5. Affaires étrangères. Mémoires et Documens. Maroc 3, f° 187.
  6. Décret du 12 février 1502. On laissait aux Maures la faculté de disposer de leurs biens et on leur assignait la Turquie pour séjour.
  7. Bulle du 12 décembre 1530. Quelques-uns de ces Moriscos expulsés n’avaient pas renoncé à la religion chrétienne et ce fut, en partie, pour eux que le Père Joseph du Tremblay envoya au Maroc sa mission de capucins de la province de Touraine. Ex relationibus P. P. Leonardi et Josephi Paris., annotare libuit… duos missionarios captivos in Marochio obtinuisse a Rege ut ministrare possent sacramenta captivis catholicis numero tria millia idemque præstare Mauris fidelibus qui ex Rispania ejecti in fide catholica ibi permanserunt. Acta S. C. De Propaganda Fide, 22 fév. 1627, p. 191, verso.
  8. Les janissaires eux-mêmes étaient recrutés en grande partie parmi les sujets chrétiens de la Turquie qui étaient astreints à fournir, au fur et à mesure des besoins, un millier de jeunes gens chaque année : ceux-ci, enlevés à leurs familles, étaient envoyés à Brousse pour y recevoir une éducation musulmane et militaire.
  9. La lettre de marque délivrée aux corsaires autorisés les distinguait des pirates ; mais, comme le dit le député Lasource à l’Assemblée législative, le 1er juin 1792, « on devient bientôt brigand insigne, quand on est voleur patenté. »
  10. Affaires étrangères. Maroc. Correspondance, I, f° 120. — Ben Aâïcha avait été envoyé en ambassade par Moulay Ismaïl auprès de Louis XPV ; son esprit fut très goûté à la cour, et le Mercure de France est rempli de ses bons mots. Il est généralement appelé Ben Aïssa.
  11. L’Esclavage du brave chevalier François de Vintimille, par Henry du Lisdam, Lyon, 1608.
  12. Rocqueville, Relation des mœurs et du gouvernement des Turcs d’Alger. Paris, 1675.
  13. Voïage de Levant fait par le commandement du Roy en l’année 1621, par le Sr D. C. (des Hayes, baron de Courmesoin), in-4o. Paris, 1624.
  14. Lettre du comte d’Estrées à Seignelay.
  15. Mémoires portant sur plusieurs avertissemens présentez au roy par le capitaine Foucques. Paris, 1609.
  16. L’Esclavage du brave chevalier François de Vintimille, p. 104.
  17. Aff. étr. Maroc. Mémoires et Documens, 2, f° 86.
  18. Gazette de France, octobre 1676.
  19. Le mot arabe ghâzia, que nous avons francisé sous la forme razzia, s’applique, d’ailleurs, à la course sur mer aussi bien qu’à une expédition sur terre.
  20. Histoire d’un captif racheté à Maroc, s. l. n. d. 8e pièce.
  21. Le Victorial, Chronique de Don Pedro Nino, comte de Buelna, par Gutierre Diaz de Ganiez (1379-1449).
  22. Brantôme, Vie des grands capitaines étrangers.
  23. Le mémoire de Razilly existe à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Ms. 2 036 ; il a été imprimé dans la Revue de Géographie, 1886, t. XIX. Le Père Joseph du Tremblay fut l’instigateur de cette expédition à laquelle il adjoignit quatre capucins de la province de Touraine. — Cf. Richard, Histoire du Père Joseph, t. I, p. 323 et Rocco da Cesinale, Storia delle Missioni dei Cappuccini, t. III, Roma, 1873.
  24. Aff. étr. Maroc. Mémoires et Documens, 2, f° 128.
  25. Gazette de France, 1681.
  26. François Savary, marquis de Maulevrier, sieur de Brèves, qui avait quitté en 1606 l’ambassade de Constantinople, dut composer son mémoire à l’époque où le Père Joseph agitait son projet de croisade contre les Turcs ; il a été imprimé sous le titre Discours abrégé des asseurez moyens d’anéantir et ruiner la monarchie des princes ottomans, s. l. n. d.
  27. Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans l’Afrique septentrionale. » Ouvrage posthume de l’abbé Raynal. Paris, 1826, 2 vol. in-8o.