LE MAROC.

iv.
CEUTA.

De retour à Tanger, je revins à mon projet de me rendre à Ceuta par terre. Le voyage est de deux petites journées ; mais il fallait refaire cinq ou six lieues sur la route que je venais de parcourir deux fois : le chemin ne se bifurque qu’à la fontaine Aïn-Idjeda. Néanmoins je donnai suite à ma première idée. Le bacha de Tétouan m’avait refusé la licence et l’escorte nécessaires, et il m’avait renvoyé, pour avoir l’une et l’autre, au kaïd de Tanger. Celui-ci ne me les refusa pas, mais il répondit à M. Méchain, notre chargé d’affaires, qui les lui demanda pour moi officiellement, que le pays que je devais traverser appartenait bien en effet à son gouvernement, mais qu’il était en partie occupé par une tribu fort indisciplinée qui ne reconnaissait qu’à demi son autorité et qui était fort adonnée au brigandage ; qu’un soldat d’escorte ne me suffirait plus comme pour Tétouan ; qu’il me fallait pour le moins cinq ou six cavaliers ; que ce nombre même serait peut-être insuffisant pour me protéger dans le cas probable d’une mauvaise rencontre, et qu’il ne répondait pas de moi. Toutefois il m’accordait la permission, et il était prêt à faire marcher autant d’hommes que je voudrais.

Nous comprîmes bien que ce n’était là qu’une défaite. Le kaïd n’osait pas faire un refus positif au consul de France, mais au fond il ne se souciait pas que ce voyage s’exécutât. Peut-être voyait-il en moi, comme son collègue de Tétouan, quelque éclaireur suspect envoyé par les futurs conquérans pour reconnaître le pays, car depuis la prise d’Alger les Marocains tremblent au seul nom de Français, et sont vivement préoccupés de la possibilité d’une descente sur leurs côtes. Peut-être aussi le Maure, avide et rancuneux, voulait-il se venger de ce que je m’étais obstiné à ne lui point faire mon cadeau. On se souvient que je voulais le punir par là de m’avoir fait si long-temps languir au débarquement. Un de ses officiers m’avait sondé à cet égard, je lui dis qu’il n’était point d’usage en France de faire des présens aux préfets, et qu’on n’en exigerait point du kaïd quand il viendrait voyager chez nous.

Ce qu’il disait pourtant n’était pas absolument faux ; toute cette côte septentrionale, du cap Malabatte au cap Léona, est habitée par une peuplade farouche qui tient beaucoup de celles du Riff, dont elle a les mœurs. Dispersés sur le mont Angiara, un rameau du petit Atlas qui vient tomber dans le détroit de Gibraltar, ces sauvages y vivent de rapines et massacrent infailliblement les équipages que la tempête jette sur cette côte impitoyable. Ils ont une espèce de ville ou village au bord de la baie d’Al-Cassar-el-Saghir dont elle a pris le nom. Cette ville fut fondée par Jacob Almanzor, empereur des Almohades, en vue de la côte d’Europe, pour en faire une place d’observation. Elle paraît n’être plus aujourd’hui qu’un hameau misérable. C’était le pays qu’il me fallait traverser pour gagner Ceuta, et on ne le traverse guère ; la voie de mer est presque la seule qu’on emploie. La demi-douzaine de cavaliers que me proposait le kaïd n’était pas de trop ; ce n’en était pas moins un fort dur impôt que le barbare aurait levé sur moi pour se dédommager sans doute du cadeau dont il se voyait frustré. Pour le voyage de Tétouan, qui n’est que d’un jour, un seul homme d’escorte nous avait coûté quatre piastres, six hommes au même prix m’auraient donc coûté, pour deux jours, quarante-huit piastres, ou 260 francs, sans compter les mules, les muletiers et le reste ; cela devenait fort cher, et je renonçai à mon projet, sauf à passer plus tard de Gibraltar à Ceuta.

J’aurais bien voulu pousser jusqu’à Fez et Miquenez ; les mêmes considérations m’en empêchèrent ; c’est un voyage horriblement coûteux. D’abord, à moins d’avoir une mission spéciale de quelque gouvernement, il est très difficile d’obtenir la permission de s’avancer dans le centre de l’empire. Pour aller à Tétouan, à Azile ou même à Larache, une simple autorisation du kaïd suffit ; mais quand il s’agit de la capitale et des autres villes de l’intérieur, ce n’est plus cela : il faut une autorisation spéciale de l’empereur. Voici la marche à suivre. Débarqué à Tanger, le voyageur, quel qu’il soit, s’adresse à son consul pour obtenir, par son entremise, la licence impériale. La demande est rédigée en arabe par le taleb ; le consul l’expédie par un messager à Miquenez ou à Fez, suivant que la cour marocaine se trouve dans l’une ou l’autre de ces deux villes ; le messager met quinze jours d’ordinaire à faire le voyage. Arrivé à sa destination, il lui faut attendre le bon plaisir des ministres, car les affaires ne se dépêchent guère plus vite au Maroc qu’au ministère de l’intérieur, surtout si le porteur de la requête est venu les mains vides et sans engagemens positifs. Je dis engagemens, car il n’est prudent, dans aucun cas, d’envoyer les cadeaux d’avance ; on ne prend les Maures que par l’espérance ; promettez, mais ne donnez qu’après.

Enfin la réponse impériale est expédiée, et le messager reprend la route de Tanger ; autre quinzaine de route. Tout cela, bien entendu, voyage, séjour et cadeaux, aux frais du pétitionnaire. Si la réponse est négative, ce qui est plus que probable, il en est pour ses déboursés, et il ne lui reste plus qu’à se rembarquer. Si la réponse est favorable, voici comment les choses se passent. L’ordre est donné, par l’empereur, à toutes les tribus intermédiaires entre la capitale et Tanger, de se mettre sous les armes afin d’escorter le voyageur. Il ne s’agit plus d’une escouade de cinq ou six hommes ; c’est une armée cette fois qui l’attend au passage et qui se relève de tribu en tribu, comme des gendarmes de brigade en brigade. La comparaison est d’autant plus juste que cette garde soi-disant d’honneur borde la baie des deux côtés, sans permettre que le voyageur dévie de la ligne droite et fasse un seul pas dans la campagne ; la défiance indigène est intraitable à cet égard, et il ne serait pas prudent de l’alarmer, fût-on même l’envoyé du plus grand prince européen. Emprisonné dans son itinéraire inflexible, notre voyageur, ou plutôt notre captif, chemine comme un proscrit qu’on mène à la frontière, et, ce qui est le plus dur, c’est qu’il lui faut défrayer durant tout le voyage cette armée incommode ; il est vrai qu’en revanche elle lui brûle beaucoup de poudre sous le nez et lui tire force coups de fusil dans les oreilles. Malheur à lui si quelque tribu rebelle se trouve sur son passage, car elle obéit de mauvaise grace aux ordres du souverain ; et, le fanatisme servant de masque à la religion, ces salves d’honneur peuvent devenir meurtrières.

Le soir on dresse la tente et l’on campe pour la nuit, à moins que l’on ne se trouve à la proximité de quelque ville ou bourgade. Mais l’hospitalité qu’on y reçoit est loin d’être gratuite, car, en échange du kouskousou d’honneur, il faut faire au kaïd ou bacha qui l’envoie des présens ruineux. Quand la ville n’est pas sur l’itinéraire du voyageur, ces autorités faméliques viennent l’attendre sur le chemin pour le rançonner.

Enfin on arrive à Fez. Là, la captivité de l’Européen devient plus étroite ; il ne peut passer que par certaines rues qui lui sont assignées, et toujours entre deux rangs de soldats. C’est ainsi qu’il voit les curiosités du lieu, y compris le palais impérial, qui est la principale. Il n’est pas besoin de dire que partout il faut financer, et surtout chez l’empereur ; étant le plus puissant, il est naturellement le plus avide. Quand le terme du séjour est expiré, et il est d’ordinaire fort court, le voyageur est congédié, et il s’en retourne à Tanger de brigade en brigade, comme il en est venu, avec huit ou dix mille francs de moins dans sa bourse, pour un voyage qui n’est guère plus long, en ligne droite, que celui de Paris à Caen.

Une pareille manière de voyager a peu d’attrait, surtout quand on est seul, et ne saurait convenir qu’à des fortunes de prince. Il faudrait, pour voir le pays et pour étudier la population, prendre le parti que prit Caillié dans son voyage de Tombouctou ; il apprit la langue de manière à la parler couramment, il pénétra des cérémonies religieuses, afin de les pratiquer comme un vrai croyant, et, quittant l’habit européen pour l’habit maure, il se mit à voyager comme un indigène. Un jour M. Méchain le vit entrer chez lui dans un état affreux ; il arrivait du Soudan, et il avait traversé tout l’empire, seul, à pied, sans argent, presque en mendiant ; un si terrible voyage avait épuisé ses forces, et son imagination était frappée par les dangers de toute espèce qu’il avait courus. Le moindre soupçon éveillé contre lui dans le cœur de ces barbares eût été sa sentence de mort, et l’intrépide voyageur eût péri obscurément sur cette terre inhospitalière. Il lui fallut du temps pour se rasséréner, et il était au consulat sous la protection du pavillon français qu’il se croyait encore seul à la merci des implacables ennemis du nom chrétien. Ce courageux pèlerin de la science a écrit son voyage, et s’est acquis, par cet ouvrage sincère et attachant, une juste célébrité.

Ne pouvant marcher sur ses traces, j’attendais une occasion pour repasser en Europe. Il n’y avait pas un seul bâtiment en rade, et un vent d’ouest obstiné empêchait tous les arrivages de Gibraltar ; l’attente pouvait donc se prolonger beaucoup, et je tuais le temps comme je pouvais. J’étais logé dans une petite posada espagnole, établie pour les rares voyageurs que la curiosité attire à Tanger. De ma fenêtre, j’embrassais toute la Kassaba, dont le rude sentier était tout le jour couvert de femmes qui le descendaient et le montaient dans leur grand haïk blanc et la tête chargée pour la plupart de grandes amphores de terre qui servent à puiser l’eau. Ce tableau mouvant était pittoresque et singulier, et je passais de longues heures à ma croisée sans en pouvoir détacher mes yeux. Toutes ces femmes ressemblaient à celles du Poussin. M. Méchain, qui se montra jusqu’au bout le plus obligeant des hommes, n’avait pu me donner l’hospitalité chez lui, il bâtissait et sa maison était bouleversée de fond en comble ; mais il ne souffrit pas que je mangeasse ailleurs qu’à sa table ; et pendant tout mon séjour il mit à ma disposition un de ses chevaux et le soldat du consulat.

J’usai du premier largement, mais plus sobrement de l’autre. Dans mes longues promenades autour de la ville, j’avais remarqué, en traversant les villages et les adouars, que les femmes ne se cachaient de moi qu’à cause de lui ; il leur est assez indifférent, aux termes mêmes du Koran, de montrer leur visage à un chrétien, un infidèle n’est pas un homme ! et quand elles pouvaient échapper au regard du soldat qui galopait toujours devant moi, elles ne se faisaient aucun scrupule de lever leur voile sur mon passage. Je renonçai donc à mon incommode escorte, et je me hasardai à chevaucher seul dans la campagne. Tous les consuls eurent beau se récrier et me dire que je commettais une imprudence ; je laissai le vent emporter ces sinistres prophéties, et j’affrontai l’évènement. Je n’eus pas trop lieu de m’en repentir. Quand je tombais ainsi seul au milieu de quelque village, j’y remarquais bien un peu d’émotion : les enfans fuyaient en criant, les hommes accroupis en cercle pour deviser se taisaient tout à coup ; mais je passais vite et j’étais déjà bien loin quand les mauvaises pensées, s’ils en avaient, leur montaient au cerveau ; les plus intrépides à soutenir ma présence étaient les femmes, surtout si je les rencontrais seules. Ainsi mon but était rempli.

Un jour m’étant aventuré jusque près du village d’Ez-Zeitun au pied du Gebel-Kebir (mont grand), je me trouvai dans un pâturage solitaire ; un troupeau de brebis y paissait sous la garde de deux jeunes filles assises au bord d’un puits ; elles étaient seules ; je mis mon cheval au galop, et je les eus bientôt rejointes. La curiosité fut plus forte chez elles que la peur ; elles m’attendirent, et ma vue ne les déconcerta pas trop ; elles avaient bien ramené d’abord leur haïk sur leur visage, mais ce premier mouvement ne se soutint pas ; et quand elles se furent bien assurées que le désert régnait autour de nous et que nous n’étions vus de personne, elles ne firent aucune difficulté pour se dévoiler. Elles savaient qu’elles étaient jolies, et cette conviction acheva de vaincre leurs scrupules ; la vanité féminine fut plus forte que la crainte d’Éblis. Elles étaient jolies en effet, une surtout, avec de grands yeux noirs, des dents blanches, et un teint remarquablement beau ; je jugeai à leur fraîcheur qu’elles n’avaient pas plus de quinze à seize ans ; il est probable que dans deux ou trois ans elles seront méconnaissables, et à vingt-cinq ans elles en auront cinquante. Quelque chose pourtant gâtait leur figure ; elles avaient le tour des sourcils et des yeux peint en bleu foncé, et ce triste ornement donnait à leur physionomie juvénile une expression de dureté qui n’était pas dans leurs traits ; avec cela, la grace de leur taille était perdue dans les vastes plis du haïk. Mes deux intrépides pastourelles se familiarisant de plus en plus, je mis pied à terre, et je m’assis auprès d’elles. Elles s’aguerrirent alors jusqu’à toucher les boutons de mon habit, qui paraissaient les étonner beaucoup, et qu’elles croyaient sans doute d’or. J’en détachai deux que je leur donnai ; elles poussèrent un cri de joie. Je ne dirai pas que la conversation fût très animée, mais le geste suffisait à ce que nous avions à nous dire ; je leur fis signe que moi et mon cheval avions grand’soif : elles se mirent aussitôt à puiser de l’eau dans la peau de chèvre qui leur servait de seau, et me la présentèrent avec beaucoup de gentillesse. Mon cheval eut son tour ensuite. Je lisais là, pour ainsi dire, une page de la Genèse à l’endroit où les filles de Laban abreuvent les troupeaux de Jacob en voyage.

Un grand cri jeté derrière nous troubla la rencontre, et le livre se ferma tout d’un coup. Les jeunes filles se retournèrent avec effroi en se revoilant le visage, et un paysan basané et à peine vêtu, un vrai sauvage, tomba en tiers au milieu de nous. Je ne sais par quels liens il leur appartenait, mais il s’éleva entre eux une discussion fort vive à laquelle je ne compris pas un mot ; le rustre gesticulait fort, et des sons gutturaux s’échappaient convulsivement de sa gorge enflée par la colère ; il leur reprochait sans doute leur impiété sacrilège, il les menaçait de la colère du prophète, et me chargeait moi-même d’imprécations. Il ne se permit cependant aucune démonstration violente, quoiqu’il fût armé d’un gros bâton et que je n’eusse que ma cravache en main ; je remontai à cheval au milieu de ses vociférations, et, saluant du geste les deux jeunes filles, je repris la route de Tanger.

Une autre fois, je tombai au milieu d’un groupe de jeunes négresses accroupies au bord d’un champ ; les noires filles du Soudan firent encore moins de difficultés pour se laisser voir que les deux jeunes Moresques d’Ez-Zeitun ; leur curiosité prévint la mienne, et elle alla bientôt jusqu’à l’indiscrétion. Je venais de lire une page de la Genèse, je me trouvais maintenant à Tombouctou.

Il était rare, quand je sortais seul, que mes promenades ne m’offrissent pas quelque incident de ce genre, et puis, faites ainsi, elles avaient une pointe d’aventure et même de danger qui ne me déplaisait pas. Allant au hasard, j’avais toujours devant moi l’inconnu, et je faisais des découvertes ; tantôt je me retrouvais, après mille détours, au milieu de sites déjà visités ; tantôt des horizons nouveaux s’ouvraient devant moi ; ici, c’était un adouar bâti au sommet d’une colline ombragée d’oliviers ; là, une lande aride et déserte ; ailleurs, une montagne agreste, partout l’imprévu.

Un des points les plus frappans des environs de Tanger est le jardin d’Amérique, situé sur une montagne dont la base et les flancs sont d’une aridité désolante. L’ascension en est très pénible, le raide sentier est tout hérissé de rochers bruts, où le pied des chevaux glisse et s’embarrasse ; mais arrivé au sommet, on est bien dédommagé de la fatigue. Autant le pied de la montagne est sec et nu, autant la cime en est boisée ; c’est un paradis de verdure et de fraîcheur ; les chênes verts, les liéges, les caroubiers, et autres arbres vivaces, s’entrelacent étroitement les uns dans les autres, et forment d’épais massifs et des berceaux impénétrables ; le genévrier odoriférant distille au soleil ses parfums fortement aromatiques, et l’on respire là je ne sais quel air suave à la fois et robuste qui reporte aux forêts vierges des régions primitives. Le tombeau d’un santon, surmonté d’un drapeau rouge, est bâti au milieu de ces solitaires ombrages, et l’approche de ces hauteurs consacrées fut long-temps interdite aux chrétiens ; mais aujourd’hui la consigne est levée, et le sanctuaire est accessible aux infidèles. Un consul d’Amérique a même construit tout auprès une villa qui est le séjour le plus pittoresque et le plus poétique qu’il soit possible de choisir ; elle est inhabitée cependant : si le fanatisme dort le brigandage veille ; les Riffains n’auraient qu’à savoir que le lieu est habité pour y apporter aussitôt le meurtre et le pillage. Ce danger est si grand, que pas un des consuls n’oserait passer la nuit dans ses jardins, quoiqu’ils soient à la porte de la ville. La villa d’Amérique, la plus éloignée de toutes, et de beaucoup, est abandonnée et commence même à se dégrader. On n’y va plus qu’en promenade. Un vieux jardinier maure et une juive renégate, sa femme, sont les seuls habitans de ce ravissant désert.

Il est dommage que cet Éden soit condamné à la solitude, car on ne saurait imaginer nulle part une vue plus admirable. On domine, du haut de ce belvédère périlleux et sacré, toute la campagne de Tanger et tout le détroit de Gibraltar, fermé au nord par les magnifiques montagnes de la côte espagnole. Du côté opposé s’étendent à perte de vue de vastes bruyères tristes, monotones, solitaires, digne vestibule des déserts africains.

Une excursion qu’il ne faut pas non plus manquer de faire est celle du cap Spartel. Celle-là est un peu plus longue, le cap est à dix ou douze milles de Tanger. La route, ou plutôt le sentier qui y mène, est à peine battu ; il faut le chercher et souvent le tracer soi-même à travers les prairies, les landes et les taillis ; on côtoie d’assez près d’abord le pied du Gébel-Kébir, laissant à droite quelques hameaux perdus aux flancs de la montagne ; on entre ensuite dans une vaste plaine toute couverte de halliers. Le cap est au bout. Il forme l’extrémité septentrionale d’une branche du petit Atlas, détachée du tronc principal aux environs de Teza, et qui vient mourir ici, tandis que la grande chaîne poursuit son cours vers l’orient et s’en va longer la Méditerranée. Le cap Spartel tombe dans l’Océan, ou mer des ténèbres, Bahr-Ed-Dholma, comme l’appellent les Maures ; ils la nomment encore Bahr-En-Kébir, mer grande, pour la distinguer de la Méditerranée, qui est pour eux la petite mer, Bahr-Es-Saghir. C’est un haut promontoire, comme celui de Sumium, taillé à pic de tous les côtés et jeté en éperon dans les flots. Les anciens l’appelaient Ampelusium. La vague a creusé dessous plusieurs cavernes, dont une, plus spacieuse que les autres, était consacrée à Hercule, le patron païen du détroit. Aujourd’hui elle est toute percée à jour. Les habitans en extraient des meules qu’ils détachent des parois après les avoir taillées sur place, de manière que la grotte se trouve criblée d’une énorme quantité de trous ronds à travers lesquels on voit le bleu du ciel de la mer. Quelques manœuvres demi-nus et noircis du soleil travaillaient au fond de l’antre ; vus d’en haut, ils avaient l’air de véritables cyclopes.

Au nord s’élèvent les dernières crêtes du Gébel-Kébir ; au midi, l’œil plane à perte de vue sur une plage inculte et nue, qui était alors couverte de troupeaux noirs. Cette plage s’étend de la baie de Gérémie, qui s’ouvre au-dessous du cap, jusqu’à Azile, chétive bourgade, près de laquelle débarqua, en 1578, l’armée portugaise de ce chevaleresque don Sébastien, qui venait à la conquête du Maroc. Il s’avança en vainqueur jusque auprès d’Al-Kassar-Kébir, où l’attendait l’armée marocaine, là son étoile pâlit, il perdit la bataille et la vie, et avec lui périrent deux princes maures, ce qui fit appeler cette rencontre sanglante le combat des trois rois[1]. Plus au midi d’Azile est la ville de Larache, ou El A’raisce, aux environs de laquelle les géographes placent le fameux jardin des Hespérides. La grande abondance d’orangers qui croissent autour de cette ville semble justifier l’hypothèse et les innombrables sinuosités du fleuve Luccos, qui en baigne les campagnes, figurent les replis du dragon qui gardait le jardin fabuleux. Ici, comme en tant d’autres lieux, le mythe n’aurait été que la personnification poétique d’un fait naturel.

En face du cap Spartel s’élève sur la côte d’Europe le cap Trafalgar, dont un grand fait militaire a immortalisé le nom. Les deux promontoires sont en présence, comme deux ennemis qui se mesurent de l’œil, et ils représentent, par leur éternel éloignement, celui des deux mondes dont ils forment l’extrême limite. Les abîmes que la mer creuse entre les deux caps sont moins profonds que ceux que la nature, la religion, les civilisations respectives, ont creusés depuis tant de siècles entre le peuple européen et le peuple africain ; je dis peuple, car aussitôt qu’on a quitté l’Europe la nationalité disparaît, ou plutôt s’étend ; en Afrique, on n’est plus Français, Anglais, Allemand ou Espagnol, on est Européen. La question de l’avenir n’est plus guère, ce me semble, entre les nations européennes ; leurs rapports doivent se modifier sans doute, et, d’artificiels et hostiles, devenir rationnels et bienveillans ; Cette révolution est la première à accomplir ; mais, à voir les choses de haut, elle n’est pas la plus difficile. Malgré les dissidences actuelles, les nations européennes ont une même origine ; elles sont sorties du même berceau. Trempées toutes aux sources du christianisme, elles ont un fonds commun d’idées, de croyances, de mœurs, de préjugés même, qui opérera leur union dans un avenir qu’on peut dès aujourd’hui regarder comme prochain. Mais la grande question, la question difficile, est entre l’Europe et l’Afrique d’une part, et l’Europe et l’Asie de l’autre. Comment ralliera-t-on la vie européenne des races si dissemblables par leur nature et imbues de croyances si diverses, si étrangères, si haineuses ? Réussira-t-on jamais à fondre dans la religion occidentale le fanatique islamisme de l’Afrique et les vieilles traditions de l’Inde et de la Chine ? Et si cette fusion ne s’opère pas, si chaque peuple fait secte à part et adore son dieu particulier, pourra-t-on dire l’unité fondée moralement ? Or, sans l’unité morale et religieuse, que devient l’unité politique ? Peut-elle exister ? Tels sont les problèmes immenses, nécessaires, que le présent propose à l’avenir, et dont la solution est réservée à des générations moins sceptiques que les nôtres et plus heureuses.

Quand je n’étais pas en course, je passais mon temps avec les consuls, dont quelques-uns connaissent bien l’empire, grace à un long séjour et à des études spéciales. La plupart des nations maritimes de l’Europe payaient autrefois au gouvernement marocain un tribut ou subside, dont toutes, excepté deux, se sont successivement affranchies. Les deux cours demeurées tributaires sont le Danemark et la Suède. Le premier paie 25,000 thalers par an, et l’autre seulement 20,000. Cette condition humiliante place les consuls de ces deux puissances dans une position délicate vis-à-vis de leurs collègues. En revanche, ils ont les deux plus beaux jardins qui soient à la porte de Tanger ; celui de Danemark est une véritable villa italienne pour l’étendue, l’arrangement et la beauté des ombrages. Le jardin de Suède est plus près de la ville ; il touche au cimetière chrétien, et communique même avec lui. Ce voisinage lui donne quelque chose de triste et de sévère que n’ont pas les autres.

Il n’y a pas de pire oisiveté que celle qui est produite par l’attente ; on n’a l’esprit à rien, et l’on ne saurait rien entreprendre de suivi. C’était mon cas à Tanger ; j’attendais d’un instant à l’autre quelque arrivage, et je passais de longues heures sur les terrasses des consulats, la lunette braquée sur le détroit. C’est là, du reste, l’occupation la plus importante de bien des consuls. Je vis passer devant moi beaucoup de bâtimens, qui, de l’Océan, entraient à pleines voiles dans la Méditerranée ; mais aucun ne touchait à Tanger, ni à Gibraltar. On ne peut rien imaginer de plus gracieux et de plus poétique que le passage rapide de ces navires à travers le détroit ; on dirait des oiseaux de mer rasant les flots.

Cependant le vent d’ouest avait cédé ; une corvette anglaise, the Scount, était arrivé de Gibraltar, ramenant à Tanger une partie de la famille du consul britannique. L’occasion était bonne pour repasser en Europe ; le capitaine voulut bien me prendre à son bord, et, le vent étant revenu de l’est à l’ouest, la corvette remit à la voile pour Gibraltar. Comme je gagnais le môle, ou plutôt les ruines du môle, détruit par les Anglais, pour monter dans la chaloupe, deux ou trois soldats maures vinrent rôder autour de moi d’un air méfiant ; c’était le capitaine du port qui les envoyait, afin de s’assurer que je n’embarquais rien de prohibé. J’avais acheté divers objets, quelques armes entre autres, que je fus obligé de cacher dans mon manteau, afin de les pouvoir emporter : celles qui ne purent être cachées, à cause de leur volume, restèrent à Tanger, afin d’être expédiées plus tard par contrebande. Entre toutes les choses dont l’exportation est interdite, les armes sont l’objet d’une surveillance particulière ; l’empereur en est si jaloux, qu’il aimerait autant, je crois, laisser sortir ses femmes que ses escopettes. Les préposés de la douane africaine ne s’émancipèrent pas cependant jusqu’à la visite ; les choses se passèrent comme au débarquement, oculis non manibus. Aussi le capitaine du port ne manqua-t-il pas de me faire demander la bonne main, sans plus de cérémonie qu’un cicérone italien. Le mot de Jugurtha sur les Romains de son temps peut être aujourd’hui rétorqué contre ses descendans avec la même énergie et la même vérité.

Toutes les formalités accomplies, on leva l’ancre enfin au son du violon, qui marquait la mesure, et l’on mit à la voile. La navigation du détroit de Gibraltar est fort délicate et même périlleuse, à raison des courans sous-marins dont il est sillonné ; les uns portent à la Méditerranée, les autres à l’Océan ; quelques-uns sont si forts, qu’ils triomphent des vents les plus contraires, et exposent souvent les pilotes inhabiles à de cruelles mésaventures. Le trajet n’est que de quelques heures ; mais si on se laisse gagner par le mauvais temps dans le détroit, on risque d’y être ballotté des semaines entières sans pouvoir prendre terre ni d’un côté ni de l’autre. Pendant que j’étais dans ces parages, un bâtiment français, parti de Gibraltar pour Tanger, par un temps passable, fut vingt-trois jours en mer dans l’état le plus déplorable, avant de pouvoir parvenir à sa destination. Quant à nous, nous fûmes plus heureux ; le temps était superbe, le vent favorable, et le ciel n’avait pas un nuage. Cette traversée, par un beau temps, est une partie de plaisir. Pour peu que l’atmosphère soit claire, on distingue les deux bords dans les moindres détails et ce double panorama est le plus magnifique spectacle qu’on puisse contempler. Des deux côtés, les montagnes ont un caractère imposant et sévère, et l’idée qu’on est là sur les confins de deux civilisations, de deux mondes, ajoute les prestiges de l’histoire à la grandeur du paysage. Les eaux du détroit sont d’un bleu ravissant, et la corvette, légère et fine voilière, fendait l’abîme sans presque faire un mouvement

À peine était-elle en mer qu’une nuée de petits caboteurs s’étaient venus ranger sous l’ombre de son pavillon ; ils la suivaient à distance, réglant leur marche sur la sienne, et arborant eux-mêmes les couleurs britanniques. C’étaient des contrebandiers qui se mettaient ainsi à l’abri de la poursuite, en ce cas pourtant fort légitime, des douaniers espagnols. Gibraltar est, pour les Anglais, un poste commercial bien plus qu’un poste militaire, et les escadres qu’ils entretiennent dans ces parages n’ont, au fond, d’autre mission que de protéger la contrebande, et par elle, l’importation illicite en Espagne des produits britanniques. L’Espagne le sent bien, mais elle subit la loi du plus fort. Cette violation constante des droits internationaux amène des conflits perpétuels entre les autorités locales des deux nations, et toutes les fois que la douane espagnole peut user de représailles avec ses iniques et puissans voisins, elle le fait avec empressement.

Nous étions partis de Tanger à dix heures, à deux heures nous étions à Gibraltar. J’y étais depuis plusieurs jours lorsqu’un matin le capitaine du Scount, M. Holt, le plus complaisant et le plus doux des marins, vint me proposer de partir avec lui pour Ceuta ; j’acceptai, et le lendemain nous étions en mer. Le vent était contraire, et il nous fallut louvoyer ; nous touchâmes et débarquâmes d’abord à Algéziras, où la corvette devait prendre pratique, afin de n’être pas obligée de faire quarantaine ; les bâtimens de la provenance de Gibraltar sont condamnés à cette dure formalité dans les ports espagnols, comme ceux qui viennent des côtes de Barbarie. La raison en est que ces derniers sont reçus à Gibraltar sans quarantaine, à moins qu’ils ne soient chargés de laines venues de l’intérieur et tenues pour suspectes : il résulte de cette facilité que Gibraltar est assimilé, par l’administration sanitaire de l’Espagne, aux villes du Maroc ; mais on échappe à cette mesure en allant prendre pratique, ainsi que nous le fîmes, à Algéziras, qui est en face, de l’autre côté de la baie. Nous remîmes à la voile après une visite de politesse au capitaine-général et un salut de vingt et un coups de canons qui nous fut rendu ponctuellement.

D’Algéziras nous remontâmes la baie en suivant de très près la côte espagnole, qui est solitaire et assez aride ; le vent alors était bon, nous filions nos dix nœuds à l’heure ; coupant comme une flèche le détroit du nord au sud, nous fûmes bientôt à portée des côtes d’Afrique. Les moindres détails en étaient visibles à l’œil nu, je découvrais même plusieurs villages ou adouars de la sauvage tribu d’Angiara et des troupeaux dispersés autour ; on aurait pu se croire en vue de quelque île sauvage de la mer du sud. Une vaste montagne commande la rive. C’est celle que les Romains appelaient le mont des Sept-Frères à cause des sept pics égaux dont elle est couronnée. Des géographes cherchent l’étymologie de Ceuta, dont le nom primitif était Septum ou Septa, et que les Maures appellent encore Sebta.

La ville de Ceuta se présente fort bien du côté de la mer. À peine étions-nous en rade, que le capitaine du port vint nous reconnaître ; nous débarquâmes aussitôt et nous nous rendîmes chez le commandant de la place don Carlos Espinoza ; je l’avais connu en Espagne, et je reçus de lui l’accueil le plus hospitalier. Quand j’avais eu l’intention de me rendre à Ceuta par terre, je lui avais écrit par une barque de Tétouan, afin qu’il donnât à la porte l’ordre de me recevoir quand je me présenterais ; on m’avait dit la précaution nécessaire, parce que l’entrée de terre est interdite à tout le monde. Ma lettre avait été fidèlement remise au commandant, et il venait, le matin même, de m’envoyer un courrier à Tanger pour me prévenir que les ordres étaient donnés et qu’il m’attendait. Sa surprise fut grande en me voyant arriver de Gibraltar, tandis qu’il me croyait encore à Tanger. Don Carlos Espinoza est l’un des généraux les plus intègres et les plus sincèrement patriotes de l’armée espagnole ; ce fut lui qui, en 1820, se compromit le premier à la Corogne où il était capitaine-général. La restauration le persécuta, et il ne trouva un peu de calme et de sécurité qu’à la mort de Ferdinand VII. Il rentra alors dans les affaires, mais ses principes étaient trop démocratiques et son caractère point assez souple pour Martinez de la Rosa. Après avoir été capitaine-général des provinces les plus importantes de la monarchie, il venait de recevoir le commandement de Ceuta, ce qui équivalait à une disgrace et presque à un exil. Il est revenu en Espagne à l’époque des juntes et commanda à cette époque l’Andalousie. Il nous fit les honneurs honteux du poste où on l’avait relégué.

Ceuta est le préside le plus important que l’Espagne ait conservé sur la côte d’Afrique. Cette ville a passé successivement par toutes les dominations ; tour à tour romaine, vandale, gothe, arabe, génoise et arabe de nouveau, elle fut attaquée par les Portugais en 1409, et enlevée aux Maures six ans après, par le roi Jean ; dès-lors elle demeura au Portugal jusqu’en 1668, époque où elle fut cédée aux Espagnols par un article du traité de Lisbonne. En 1697, elle soutint un siége furieux contre les Maures, qui échouèrent dans leur entreprises comme dans toutes celles qu’ils renouvelèrent depuis. Leur dernière attaque est de 1798, et le mur des demi-lunes porte encore la trace de leurs boulets. La place est bâtie sur une presqu’île qui forme l’extrémité orientale de la montagne des Sept-Frères ; au midi s’élève le Gébel-Zatut, ou mont des Singes, et à l’est, le fameux mont Abyla, aujourd’hui Acho, qui commande la ville, et qui formait l’une de colonnes d’Hercule ; l’autre était formée par le mont Calpe, qui est aujourd’hui la montagne de Gibraltar. Au-delà il n’y avait plus de terre, non plus ultrà. La devise herculéenne est vraie encore de nos jours, si on la prend, comme les anciens la prenaient sans doute eux-mêmes, dans un sens figuré ; au-delà, en effet, il n’y a plus de terres pour l’intelligence, la civilisation cesse, la barbarie commence et règne en souveraine absolue et sanglante. De l’adouar des sauvages tribus d’Angiara jusqu’au kraal du Hottentot, dans un effrayant espace de plusieurs milliers de lieues, que de terres à conquérir à la civilisation ! que de races à éduquer ! que d’enfans à rendre hommes ! que de tribus à élever au rang de nations ! Le non plus ultrà du grand voyageur mythologique est une espèce de défi jeté à l’avenir par l’antiquité ; ce défi, nous l’avons accepté, et c’est à notre siècle qu’il appartient de reculer les colonnes d’Hercule et, avec elles, les limites du monde intellectuel. Il est douloureux de se dire que tant de terres de ce globe, qui nous semble pourtant si petit, sont depuis tant de siècles perdues pour la pensée, et que tant d’obstacles s’opposent à leur culture, à leur conquête. Il suffit d’un coup d’œil jeté sur la carte du monde pour reconnaître la jeunesse de l’humanité : c’est un enfant encore aux langes ; elle se croit vieille, parce qu’elle a souffert beaucoup, mais elle échappe à peine à son berceau et ne marche encore qu’en trébuchant. Ce passé qui lui paraît si long n’est qu’un jour dans l’éternité des âges, et elle appelle siècles des heures ; si nous mesurons son avenir à la grandeur de son œuvre, cet avenir est immense, car, si en soixante siècles qu’elle compte dans son histoire, elle a fait si peu, combien ne lui en faudra-t-il pas pour exécuter ce qui lui reste à faire !

Revenons à Ceuta. Cette ville est un poste militaire d’une grande importance ; elle ressemble beaucoup, par sa position et la forme de son rocher, à la place opposée de Gibraltar ; entre les mains d’un peuple aussi industrieux et aussi riche que les Anglais, elle serait devenue une forteresse inexpugnable ; telle qu’elle est, la défense en est encore facile ; elle est fortifiée de tous les côtés et plus qu’à l’abri d’un coup de main. La ville se divise en trois parties : le mont Acho, l’Almina et la Citadelle. Le mont Acho, qui commande toute la presqu’île et l’entrée du détroit, est couronné par un fort et défendu par des retranchemens solides. La garde du fort est très active et surveille avec une extrême vigilance tous les bâtimens qui traversent le détroit, et surtout les démarches des Maures ; ceux-ci ne se sont jamais consolés de la perte de cette ville de Ceuta, que leurs poètes ont tant chantée, et qui a été pour eux durant tant de siècles un théâtre de guerre et de carnage ; ils ont l’œil sans cesse ouvert sur cet antique séjour de leurs ancêtres ; ils n’attendent qu’une occasion favorable pour en reprendre possession, et ont toujours de petits camps établis aux alentours.

La Citadelle est à la pointe de la péninsule ; elle est défendue par un rempart entouré d’un fossé plein d’eau, et l’on n’y pénètre que par un pont-levis.

L’Almina est la partie la plus agréable de la ville, ou plutôt l’Almina est la véritable ville ; c’est là qu’habitent les bourgeois, les marchands et les employés de l’administration civile et militaire. Presque toutes les maisons ont des jardins couverts de verdure, de fleurs et de fruits pendant toute l’année. Elle a une cathédrale supportable, deux couvens, supprimés sans doute aujourd’hui comme ceux de l’Espagne, un hôpital et différentes écoles, dont une de pilotage ; tout cela en assez mauvais état. La population s’élève à trois ou quatre mille ames, non compris la garnison, qui est toujours nombreuse. Il y a le long de la mer un quai d’où la vue est magnifique, sur le rocher de Gibraltar, coupé en deux crêtes, comme le rocher de Delphes, et sur toute la côte espagnole, dont la beauté est telle qu’elle lasse l’admiration. De l’autre côté est la promenade ou Alaméda, d’où la vue s’étend sur toute la côte marocaine jusqu’aux montagnes du Riff, qui bornent l’horizon au midi. Un point blanc brille bien loin sur cette plage déserte ; c’est la Kassaba de Tétouan.

En temps régulier, l’administration de Ceuta se compose du commandant-général, auquel obéissent le militaire et la police, et d’un intendant des finances, qui a sous ses ordres deux trésoriers. Le tribunal royal connaît des affaires civiles et criminelles. Ceuta tire de l’Espagne ses approvisionnemens tant pour la défense et l’entretien des troupes que pour la subsistance des habitans. Des chebecs toujours armés en guerre font le service des vivres et des munitions, de manière qu’un blocus un peu long jetterait la ville dans de cruelles angoisses. Tentés par la cupidité, les Maures consentent bien à vendre du bétail aux chrétiens, mais ce commerce cesserait au premier coup de canon, et la place serait bientôt réduite à ses propres ressources.

Ceuta, comme les autres présides espagnols, est un lieu de déportation. On y envoie les exilés, desterrados, tant ceux condamnés aux galères pour des crimes graves que ceux qui le sont au simple bannissement pour des fautes légères. Ces derniers ont la liberté de s’occuper de leurs métiers ou de servir dans une troupe particulière ; les autres sont à la chaîne comme des forçats, et gardés la nuit dans une caserne affectée à leur usage ; les uns et les autres sont entretenus aux frais du gouvernement. Lorsqu’un de ces desterrados a reçu sa grace, il est obligé de l’accepter, quelque avantage qu’il pût trouver à continuer son métier à Ceuta. La police est fort sévère ; on repousse tout étranger suspect, et l’on n’admet d’autres femmes que celles qui exercent une profession utile ; personne ne débarque sans la permission du commandant, et cette autorisation s’accorde de préférence à ceux qui se présentent avec des marchandises de première nécessité.

Les Espagnols possèdent trois autres présides sur la côte marocaine, Peñon de Vélez, Peñon de Alhuzemas et Melilla. Les deux premiers sont sur la côte du Riff, le troisième dans la province de Garet. Ce sont trois châteaux-forts, à l’ombre desquels s’élèvent quelques maisons particulières, comme au Mont-Saint-Michel. Vélez, le plus fort des trois, et Melilla, célèbre par son miel[2], sont peuplés chacun d’à peu près neuf cents habitans ; Alhuzemas en a moins, quoique sa position soit plus avantageuse, car il commande à la fois la baie dont il a pris le nom, la ville voisine de Mezemma et l’embouchure de la rivière Neccor. Tous ces forts sont pourvus d’artillerie et de garnisons aussi bien entretenues que le permettent les troubles de la Péninsule.

L’Espagne possédait deux autres places maritimes dans la régence d’Alger, Marzalquivir ou la Marca, et Oran, dont l’illustre cardinal Ximénez avait fait la conquête en personne et à ses frais, en 1509. Mais, après beaucoup de vicissitudes, beaucoup de siéges, beaucoup de combats, l’Espagne abandonna définitivement ces deux places le 26 février 1792.

Toutes ces villes furent prises successivement par les mêmes motifs qui nous ont fait prendre Alger. La piraterie était aussi effrénée sur les côtes du Maroc que sur celles d’Alger. Les habitans de Melilla se distinguaient, entre tous ces brigands des mers, par leur audace et leur férocité ; aussi est-ce par eux que la conquête commença. Fedinand-le-Catholique envoya contre leur ville une flotte aux ordres du duc de Médina-Sidonia, qui s’en empara. Les Barbaresques tentèrent souvent de la reprendre sans y parvenir jamais. Ils firent une dernière tentative en 1774 ; un fils du roi de Maroc, fit le siége de la place à la tête de soixante mille hommes. Il tira dessus treize mille coups de canon, il y jeta six à sept mille bombes ; mais, après quatre mois d’efforts inouïs des deux parts, les Barbares furent obligés de se retirer. Ils avaient été plus heureux à Peñon de Vélez ; après un siége infructueux, la place leur avait été livrée, en 1522, par un officier de la garnison, qui avait assassiné le gouverneur pour venger son honneur outragé. Tous les chrétiens, à la seule exception du traître, furent massacrés. Deux fois l’Espagne tenta de ressaisir ce poste important ; enfin elle réussit à s’en emparer en 1664. Dès-lors elle n’en a plus été dépossédée.

Ces différentes places ne furent long-temps que des postes militaires ; on ne songea à en faire des présides que beaucoup plus tard. Aujourd’hui elles n’ont pas d’autre destination, et l’on semble avoir oublié l’objet et les causes premières de la conquête. C’est dans les temps de guerre civile et de révolutions que ces durs séjours sont surtout peuplés. Les différens partis s’y exilent tour à tour. Les absolutistes y déportaient les constitutionnels en 1823 ; maintenant, ce sont les absolutistes qui y sont déportés, et les Barbares assistent d’un front impassible au spectacle mouvant de ces cruelles péripéties. Il est assez triste que la civilisation européenne ne soit représentée chez eux que par des prisons. S’ils ne la jugent que par là, quelle idée en doivent-ils prendre ! et comment s’étonner qu’ils lui témoignent une hostilité si implacable ?

Le commandant de Ceuta nous avait donné un adjudant pour nous faire les honneurs de la place et nous conduire partout. Il nous fit parcourir les fortifications, et nous conduisit hors de la ville jusqu’à la ligne de démarcation, tracée par un ravin profond, entre le territoire espagnol et l’empire marocain. Le site est pittoresque, quoique sec et absolument nu. On y voit encore les ruines d’une forteresse portugaise et quelques lambeaux de murs romains, dispersés çà et là dans la campagne, car Ceuta fut quelque temps capitale de la Mauritanie Tingitane, sous le nom latin de Septum. Quelques troupeaux maigres broutaient une herbe rare et chétive, et plusieurs taureaux erraient d’un air sombre dans cet étroit pâturage. Devant nous se dressait le formidable mont des Sept-Frères, aux flancs duquel on voyait distinctement les villages et les adouars des sauvages d’Angiara. Un silence profond régnait sur cette solitude tant de fois ensanglantée. La ligne espagnole est gardée par un poste de cavalerie, et une vedette est placée jour et nuit en observation à l’extrême limite. De l’autre côté est un corps-de-garde arabe, et plus loin une espèce de camp ou sérail où il y a une mosquée, et où l’empereur tient une garnison sous les ordres d’un mokaddem (colonel). La grande crainte de cette garnison est que, de Ceuta, on ne pratique des mines sous ses pieds, et qu’un beau jour on ne la fasse sauter. Rien ne peut la rassurer à cet égard, et elle vit dans une perpétuelle angoisse.

Trois sentinelles étaient accroupies devant une espèce de tente en forme de hutte, avec leurs escopettes à côté d’elles. J’admirais leur impassible immobilité pendant notre reconnaissance ; nous avions avec nous plusieurs officiers de Gibraltar dont le brillant habit écarlate aurait dû frapper les yeux des Maures : ils n’avaient pas même l’air de les apercevoir ; enveloppés dans leur bournouss et leur haïk blancs, ils ne faisaient pas un mouvement et ne donnaient pas à notre vue un signe de curiosité ; ils avaient les yeux fixés sur le drapeau espagnol arboré au sommet du mont Acho, et toutes leurs pensées semblaient s’absorber dans cette haineuse contemplation ; notre présence ne faisait sans doute qu’attiser la haine dans ces cœurs vindicatifs, et ils s’indignaient que des infidèles osassent les braver de si près, et souiller de leurs pieds la terre des croyans. Pendant ce temps la civilisation européenne caracolait insolemment devant eux sous la figure du dragon commis à notre garde ; le contraste était frappant : jamais l’hostilité des deux races rivales ne m’était apparue sous des couleurs aussi vives, aussi tranchées, et cette promenade nous fit à tous une impression dont le souvenir sera durable. Nous rentrâmes dans la place, suivis des malédictions muettes des enfans du prophète.

On a beaucoup dit, dans ces derniers temps, que l’empereur du Maroc, informé de l’état de troubles et de déchiremens où se trouvait l’Espagne, songeait à en profiter pour ressaisir Ceuta et les autres places arrachées de sa couronne ; le moment serait en effet propice, mais il est douteux qu’il pousse jusqu’à l’exécution ses velléités conquérantes ; le pavillon français qui flotte sur la Kassaba d’Alger protége de loin les possessions espagnoles du Maroc. L’effet de cette conquête, la plus légitime de toutes les conquêtes, a été grand sur la cour marocaine, et de long-temps elle n’osera se porter à aucune extrémité violente contre les chrétien. Elle pourra bien assister clandestinement notre ennemi Abd-el-Kader ; mais elle n’en conviendra jamais, et il y a loin de ces timides et occultes sympathies à une hostilité ouverte et flagrante. Une chose à laquelle on n’a pas songé et qui me paraît inévitable, c’est que l’abandon d’Alger entraînerait probablement la perte des positions que l’Espagne occupe encore et non sans peine, attendu son épuisement, sur les côtes d’Afrique. Notre retraite exalterait l’orgueil des Barbares, enflammerait leurs espérances, et, ligués plus étroitement que jamais dans le sentiment d’une commune vengeance, ils oseraient tout et se croiraient tout permis ; mais tant que nos armées régneront dans la régence, le prestige du nom français sera pour les présides espagnols une égide contre les coups des Maures.

Un ennemi non moins dangereux, plus dangereux peut-être, paraît convoiter la possession de Ceuta, c’est l’Angleterre. Déjà maîtresse de l’une des colonnes d’Hercule, ce serait un coup de partie pour elle que de s’approprier l’autre ; elle ferait de Ceuta ce qu’elle a fait de Gibraltar, une place imprenable, et amis ou ennemis, personne ne pourrait plus traverser le détroit, ces Dardanelles de l’Occident, sans sa permission immédiate. S’emparer de Ceuta par la force ne se pourrait aujourd’hui sans violer le droit des gens ; mais il ne serait pas impossible que l’Angleterre songeât à se faire remettre cette place en otage, pour prix d’une assistance intéressée, et l’on sait ce que deviennent ces sortes d’otages dans les mains du plus fort. C’est à quoi l’Europe et la France en particulier ne sauraient jamais consentir. Certes, c’est bien assez d’avoir à Gibraltar un des cent bras du géant britannique ; et l’un des buts de la politique européenne doit être désormais de combattre les empiètemens usurpateurs et de retenir chaque peuple dans ses limites.

La corvette remit la voile par une belle soirée du mois de mai, dans la direction de Malaga. Malgré les rivalités nationales, elle fit au pavillon espagnol le salut d’adieu ; les batteries de la ville nous le rendirent, et la terre s’enfuit bientôt derrière nous. Le vent était bon, et le ciel n’avait pas un nuage. Le soleil descendit magnifiquement derrière les montagnes d’Afrique, et, tout embrasé des pourpres du couchant, le double rocher de Gibraltar pâlit par degrés, dominant au loin les mers comme un fantôme livide et nu. La lune sortit des flots, et tout annonça une nuit sereine et propice ; elle le fut en effet, et à l’aurore nous étions en vue de Malaga.


Charles Didier.
  1. Je trouve dans l’histoire du Maroc un Abd-el-Kader, fils du roi Muley-Mohamet, qui se distingua par sa valeur dans les guerres intestines de l’empire quelques années avant l’expédition de don Sébastien.
  2. Son nom même vient, dit-on, de là, comme celui de la ville de Melilli en Sicile, l’ancienne Hybla, célèbre aussi par son miel.