Le Mariage secret de la duchesse de Berry/02

Comte de Montbel
Le Mariage secret de la duchesse de Berry
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 139-165).
LE MARIAGE SECRET
DE LA
DUCHESSE DE BERRY
JOURNAL DU COMTE DE MONTBEL
PUBLIÉ PAR M. GUY DE MONTBEL


II [1]


Florence, 10 septembre.

Selon la volonté du Roi et pourvu de ses instructions, je suis parti dans la nuit du 3 au 4 septembre pour aller au-devant de Mme la Duchesse de Berry. M. de la Ferronnays ayant aussi mission de la joindre, nous convînmes tous deux de nous retrouver à Florence, que je viens d’atteindre. Je n’ai fait que passer à Vienne pour causer avec Mercy et Seldnitsky. Que d’intéressants pays j’ai parcourus et combien j’ai déploré la hâte de ma course ! A Udine, je crus reconnaître dans une voiture les Beauffremont qui, m’avait-on dit, devaient précéder la Duchesse de Berry. Je m’approche, mais m’aperçois aussitôt de mon erreur. J’étais en face d’un colonel et de sa femme. Aussitôt parvenu ici, je suis allé voir mon ami le comte de Senfft.

La Duchesse de Berry est arrivée ce soir à Florence. J’ai d’abord vu les Beauffremont et les Saint-Priest. Dans leurs paroles perce toujours la préoccupation du 29 septembre, jour où d’après eux la majorité et les droits du Duc de Bordeaux devront être proclamés avec un grand retentissement. Il faut absolument, à les en croire, que Madame soit réunie, avant cette date, à sa famille.

Je vais tard chez la Duchesse de Barry que je trouve maigrie, changée, souffrante. Comme elle a la fièvre, je dois abréger ma visitent, en pareilles circonstances, je ne lui ai point remis les lettres dont je suis porteur.

— Parlez franchement, m’a-t-elle dit, le Roi ne m’a pas crue mariée.

— En effet, répondis-je, il ne vous a pas crue mariée.

— Et pourtant, s’écria-t-elle, je le suis depuis deux ans.


Florence, 11 septembre.

La Duchesse de Berry, remise de ses fatigues, m’a donné audience, de onze heures à deux heures et demie.

— Le Roi, lui déclarai-je, réduit ses demandes à la présentation d’un acte de mariage authentique, et cette pièce devra être déposée dans les archives de l’Empereur, pour qu’ainsi personne ne puisse révoquer en doute vos affirmations sur la régularité de votre union.

— Mon acte existe en bonne et due forme, me répondit-elle. Il est inscrit sur les registres d’un évêque qui s’est engagé à ne le délivrer jamais que sur ma demande et sur celle de M.de Lucchesi. J’en ai une copie que je veux montrer au Roi et à l’Empereur, mais je ne remettrai point l’acte authentique dont on se ferait une arme contre moi pour me perdre sous les inspirations de ceux qui veulent me nuire.

J’ai combattu vainement, cette inébranlable position où se tient la Duchesse de Berry. Cette obstination tient à sa volonté d’agir toujours en Régente. Je le compris ; aussi ai-je taché de lui montrer bien sincèrement que son rôle était désormais fini, que son influence sur les masses était pour toujours perdue, soit qu’elle dissimulât son acte de mariage, soit qu’elle le donnât à connaître. Il fallait donc se soumettre à la demande formulée par Charles X et dictée pour garantir l’honneur de la famille royale.

Quand je remis à la princesse la lettre de la Dauphine :

— Celle-là est vraiment bonne, me dit-elle, je savais ce que je faisais en lui confiant mes enfants.

Elle m’entretint ensuite de l’éducation du Duc de Bordeaux. À ce propos, nous en venons à parler de Chateaubriand.

— Il ne faut pas l’avoir contre soi, me déclare-t-elle, il peut faire beaucoup de mal.

Je lui rends compte de la lettre qu’il a écrite à la Dauphine et des plans étranges qu’il lui soumet pour le jeune prince. Si on l’écoutait, celui-ci devrait être envoyé au Nouveau Monde, servir dans des guerres lointaines, que sais-je encore !

— H est impossible, conclut la Duchesse de . Berry, que Chateaubriand soit, comme il le voudrait, le gouverneur de mon fils.

Avec le comte de Senfft, je suis allé chez Mme de Podenas. J’ai également vu Mlle de Fauveau qui a reçu une lettre de M. de Lamennais dans laquelle il lui dit : « La Duchesse de Berry était venue en France pour revendiquer un trône, elle a fini par réclamer un tablier de nourrice. »

Tout d’abord, à Florence on n’avait consenti à recevoir la Duchesse de Berry , que très passagèrement, mais, quand elle arriva, on lui fit bon accueil au Poggio Impériale. Chez le grand duc de Toscane, au dîner de famille, M. de Lucchesi n’est invité qu’à la table de service. Celle-ci n’avait jamais existé précédemment, on l’a créée exprès pour lui.

Le soir, plusieurs personnes se rendent chez la Duchesse.de Berry. J’y vais à neuf heures, elle me retient longtemps.

— Je ne pourrai pas rester avec le Roi à Prague, me dit-elle. Ce climat serait mauvais pour moi, il me faut le Midi. Je voudrais mener Henri à Lucques ou quelque autre part en Italie, mais je crois nécessaire qu’il ne se trouve plus à portée de l’Autriche, je préférerais le voir en Russie.

Saint-Priest avec lequel je cause est très monté contre M. de Mesnard.


Florence, 12 septembre.

Arrivée de M. de la Ferronnays. Comme sur son passage il a trouvé des routes détruites par le mauvais temps, sa marche a été singulièrement retardée. Il vient me voir dès le matin. Je suis heureux de le retrouver. Sa loyauté est parfaite. Avec beaucoup de franchise, il me parle de ce qu’il écrivit à Charles X en août 1830.

— J’ai été mal pour le Roi, me dit-il, je me repens de cette lettre dont certains passages étaient de nature à le blesser. Je me félicite donc d’avoir obtenu mon pardon. Mon beau-frère aurait désiré me faire rester à Prague, mais je n’ai point voulu, pas plus que je ne consens à demeurer dans l’entourage de Madame. Je ne me prêterai nullement à attendre auprès d’elle Chateaubriand qui doit venir la joindre, car il est impossible de s’accorder avec cet homme fou de vanité et sans bonne foi. La Duchesse de Berry, continua La Ferronnays, m’en voulait beaucoup d’avoir blâmé ses projets d’expédition et d’avoir écrit une lettre à Saint-Priest où, en démontrant les dangers et l’inopportunité d’une telle entreprise, je disais cette phrase prophétique : « Vous conduirez cette princesse à la destruction de sa cause et peut-être à sa confusion. »

Nous voyons justement M. de Saint-Priest qui nous parle du 29 septembre. M. de la Ferronnays lui raconte alors ses entretiens avec le Roi, avec le prince de Metternich et avec moi. Il insiste sur le danger de faire signer le jeune prince qui deviendrait ainsi responsable de toutes les fautes que l’on commettrait en son nom.

— Mais il est nécessaire de faire quelque chose, s’écrie M. de Saint-Priest. Le Dauphin pourrait revenir sur son abdication ; les droits du Duc de Bordeaux doivent donc s’affirmer nettement.

— Metternich, répond M. de la Ferronnays, m’a dit que l’Autriche, la Russie et la Prusse ne reconnaissent d’autres droits que ceux d’Henri V, que lui-même avait envoyé M. de Montbel à Prague pour convenir d’une déclaration d’Henri V à sa majorité.

— Je l’ai lue au Dauphin, leur déclarai-je, et il l’a approuvée.

— Le Dauphin, avoua M. de Saint-Priest, m’écrivit à moi-même qu’il avait renoncé à tout, mais, si son action devenait nécessaire pour son neveu, il était prêt à tout tenter.

Saint-Priest s’éleva de nouveau contre M. de Mesnard. La veille, il m’avait dit que ni lui, ni M. de Lucchesi, ni personne ne pouvait plus supporter sa présence, qu’il fallait écarter M. de Mesnard. Il sollicita mon intervention à ce sujet.

Avec M. de la Ferronnays nous convînmes de nous retrouver chez la Duchesse de Berry où je le suivrais. À midi, j’arrivai. Je trouvai effectivement La Ferronnays sortant du cabinet de Madame qui reçut un moment la princesse de Beauffremont. Pendant ce temps, La Ferronnays causait avec M. de Lucchesi, lui présentant la situation sous le même jour où je la lui avais montrée. Peu d’instants après, je fus introduit chez la Duchesse de Berry. Elle s’insurgea aussitôt contre l’idée de déposer son acte de mariage aux archives autrichiennes. Elle se récriait avec emportement.

— C’est un moyen de me retenir. Ils savent que, seule, je me mettrai à la tête des armées pour les empêcher de prendre nos provinces.

— On ne pense à rien de cela, Madame,

— D’abord, s’écria-t-elle, je ne crois pas à l’honneur des hommes.

— Mais alors, Madame, pourquoi exigez-vous que des hommes croient à votre parole ?

Cette discussion m’était infiniment pénible. Je m’efforçai de la maintenir à son objet, empêchant ainsi la Duchesse de Berry de s’en écarter par de vagues récriminations. Comme précédemment, je me heurtai à un parti pris irrévocable. Je tentai malgré tout de fléchir Madame.

— Je ne veux point consentir à ce qu’on réclame de moi, s’obstinait-elle à me dire. C’est une conspiration de Metternich et de Blacas.

Je crus devoir préciser la question.

— Vous pensez, Madame, qu’on veut vous enlever la tutelle sur vos enfants ?

— Il n’y a que le Roi qui puisse m’attaquer.

— II n’en aurait point l’intention, mais la loi Briqueville va contraindre à des ventes. On exigera que vous expliquiez vos qualités. Vous serez donc dans cette alternative, soit de présenter votre acte de mariage, soit d’être poursuivie devant les tribunaux pour vous voir privée de la tutelle par jugement...

— Pour inconduite notoire, s’écria-t-elle avec vivacité, je comprends cela. Mais alors, quels sont les moyens proposés par le Roi à l’égard de cette tutelle ?

Je les lui exposai et elle les approuva. Puis, abordant de nouveau la question principale :

— Je ne veux pas déposer mon acte, reprit-elle. Si on l’exige, je le ferai voir au Roi, à l’Empereur. Je vais vous le montrer, mais, à vous seul, je ne l’ai communiqué à personne, ni à M. de La Ferronnays, ni à M. de Saint-Priest. Elle mit alors sous mes yeux une petite feuille de papier sur laquelle étaient écrites quelques lignes dont voici à peu près le sens : Moi, confesseur suffisamment autorisé, déclare avoir uni en mariage la princesse Marie-Caroline, veuve du Duc de Berry, avec le comte Hector Lucchesi-Palli de Campo-Franco. L’union a été célébrée secrètement et l’acte, signé par moi et les deux époux, doit être déposé à la vicairerie d’État ; Fait à Rome le 14 décembre 1831. Signé : R. confesseur, Marie-Caroline, comte Hector Lucchesi-Palli.

Comme je faisais des réserves sur la validité légale de la copie que me présentait la duchesse :

— Tout ceci, me dit-elle, est sous le sceau de la confession déposé à la vicairerie d’État. Le cardinal Zurla ne peut en délivrer expédition qu’en cas de mort de l’un de nous deux, ou sur une demande signée de l’un et de l’autre.


Florence, 13 septembre.

M. de La Ferronnays et moi avons dû subir des instants pénibles pour l’éloignement de M. de Mesnard.

Nous allons chez la Duchesse de Berry, elle confère d’abord avec ces messieurs, puis on m’appelle. Madame se dit très satisfaite de l’expédient proposé d’après lequel j’irai à Rome me faire délivrer, par le cardinal Zurla, un certificat de mariage. Ce moyen avait été vivement recommandé à Charles X par M. de La Ferronnays ; le Roi, consentant aussitôt, m’en avait parlé. La Duchesse de Berry adhéra donc à ce procédé, et me demanda immédiatement de rédiger pour le cardinal Zurla un projet de lettre et le texte d’une déclaration. Pour cela, je me rendis dans la chambre de la princesse avec M. de Lucchesi, et je composai sur le champ le travail demandé. Dans mon projet de lettre à Mgr Zurla, il était dit que, désirant fournir au chef de sa famille une preuve que son mariage avec le comte Lucchesi-Palli avait une forme entièrement régulière, d’autre part, voulant assurer son avenir et celui de ses enfants, la princesse demandait au cardinal de me donner une attestation dans les termes annexés à la lettre. Il fut convenu que cette pièce dont je serais porteur recevrait ici la signature des deux époux, — formalité nécessaire pour obtenir communication de l’acte secret, — et serait légalisée par le prince Corsini, directeur de la chancellerie royale d’Etat, auprès du grand-duc de Toscane.


Malheureusement suivent ici plusieurs pages blanches. Pour y suppléer, je n’ai qu’une feuille de route où le comte de Montbel a jeté quelques mots en abréviations hâtives. Avant de quitter Florence, il fait établir par le comte de Senfft, ambassadeur d’Autriche, des passeports pour la Duchesse de Berry, permettant à la princesse de se diriger vers l’Autriche. Aussitôt sa mission à Rome accomplie, le comte de Montbel devra rejoindre Madame. C’est le 15 septembre à minuit qu’il arrive à Rome. Dès le lendemain, il se rend chez le cardinal Zurla qui lui remet une copie authentique de l’acte de mariage de la Duchesse de Berry et du comte Lucchesi-Palli. Il repart le jour même, à cinq heures, et rejoint la Duchesse de Berry à Padoue. Là, se produit un pénible incident qui détruit toute la combinaison si laborieusement agencée. Revenant sur ses décisions, la princesse exige que le comte de Montbel lui remette l’attestation du mariage, attestation qu’il s’était fait délivrer à la vicairerie d’État de Rome. Le comte de Montbel exprime à Madame sa douloureuse surprise de la voir ainsi méconnaître les conventions établies. Sa mission ayant donc échoué, le comte de Montbel se dirige sur Vienne où il arrive le 25 septembre. Dans l’entre-temps la famille royale avait décidé de partir à la rencontre de la Duchesse de Berry. A cet effet, la Duchesse d’Angoulême et Mademoiselle gagnent Leoben où devaient les rejoindre Charles X, le Duc d’Angoulême et le Duc de Bordeaux ; le comte de Montbel, comme nous allons le voir, allait également s’y rendre. Voici la continuation de son Journal. .


Leoben, 2 octobre.

Après avoir pris les lettres du prince de Metternich, chez lequel j’ai diné avec la famille Zichy et la comtesse Lanckoronska, je suis parti de Viennes sept heures du soir pour Leoben où devait se rendre la famille royale. Un temps admirable favorisa ma route et j’arrivai à destination hier 1er octobre. Devant la porte d’une auberge, deux voitures de voyage attirèrent mon attention. Je pénétrai dans la modeste demeure et j’y trouvai Mme la Dauphine. Elle m’avait devancé quelque peu. Je remarquai aussitôt en elle une vive anxiété causée par les cris des Français qui sont venus à Prague pour le 29 septembre, date où ils avaient à cœur de proclamer par une manifestation éclatante la majorité et les droits du Duc de Bordeaux. L’émotion de la princesse était entretenue par les exagérations de Mme de Gontaut. Celle-ci veut se figurer que l’Empereur a chassé de Bohême la famille royale. Elle jette donc l’anathème contre l’Autriche, contre ce départ subit dont personne ne l’avait prévenue. Elle se lamente sur le peu de confiance qu’on lui témoigne. Son mécontentement est excusable. En effet, elle a reçu la nouvelle que sa fille, Mme de Bourbon-Busset, était arrivée à Prague au moment où elle-même venait de quitter cette ville et de se mettre en route pour Leoben. Cette rencontre manquée de la mère et de la fille explique les doléances de la duchesse de Gontaut. Malheureusement, ses plaintes agissent sur l’esprit et sur le cœur de Mademoiselle ; elles troublent également Mme la Dauphine que cherche à rassurer la bonne vicomtesse d’AgouIt.

« J’ai raconté à la princesse tous les détails de ma pénible mission auprès de la Duchesse de Berry, mes négociations à Florence, mon voyage à Rome, ma déconvenue de Padoue. De tout mon pouvoir, par le raisonnement, par la persuasion, j’ai tâché d’apporter un peu de calme dans l’âme de la Dauphine. Nous avons trouvé ici le secrétaire de M. de Chateaubriand, venu sous prétexte de remettre des lettres à Mme la Duchesse de Berry, mais beaucoup plutôt pour épier à Leoben les événements et pour en rendre compte à son maitre. Quand, il y a quelque temps, celui-ci se rendit à Prague, il alla trouver la Duchesse d’Angoulême au moment où Mme de Beauffremont arrivait. La Dauphine lui ayant alors communiqué son intention et celle du Roi de se porter au-devant de la Duchesse de Berry, M. de Chateaubriand répliqua que l’intention formelle de cette princesse était de se fixer à Prague.

J’ai demandé à la Dauphine comment Mademoiselle avait accueilli la nouvelle du mariage de sa mère avec le comte Lucchesi.

— Elle a beaucoup du caractère de la Duchesse de Berry, me répondit la Dauphine. Dans le premier instant, elle pleura beaucoup ; ensuite elle s’en est moins occupée ; actuellement, il n’y a plus que cette petite fille qui lui déplaise. C’est, je crois, la manifestation d’une jalousie d’enfant. Henri a été plus vivement frappé. D’abord il ne comprit pas, mais quand il eut demandé des explications : « Comment, s’écria-t-il, en parlant de M. de Lucchesi, il faudra que je voie cet homme-là, je ne le veux pas, il n’y aura jamais rien de commun entre nous. »

Ce matin, avec Mme la Dauphine, nous sommes allés visiter le jardin d’Eggenwal où fut signé le traité de Leoben. L’endroit est disposé de façon étrange. Les plantes croissent au pied des piquets, au sommet desquels s’épanouissent des boules en verre dorées intérieurement. Pour commémorer le souvenir dont cet emplacement fut le théâtre, le propriétaire a fait ériger, au milieu du jardin, un piédestal surmonté d’une statuette très mal exécutée. Dans chacune des faces du socle est gravée une inscription latine, rappelant le traité, les noms de Bonaparte, des comtes de Merfeld et de Gallo, ministres plénipotentiaires de l’Empereur et de l’archiduc Charles, commandant l’armée autrichienne.

Dans un petit pavillon décoré de quelques cartes et d’une mauvaise représentation de l’entrée des Français à Leoben, on nous a montré une table peinte à l’huile et sur laquelle fut signé l’acte qui décidait de si grands intérêts.

Avant de nous rendre dans ce jardin, Mme la Dauphine avait reçu une lettre du Roi lui racontant son départ de Prague et les instances qu’avaient faites pour l’y retenir M. et Mme de Beauffremont et surtout M. de Chateaubriand. Charles X ajoutait qu’il était accablé, que, tous les soirs, il avait la fièvre et une toux violente. Le timon de sa voiture s’étant cassé à Weger, le Roi n’avait pu gagner Altenmarkt, il devait donc abandonner l’espoir d’atteindre Leoben le 2. En pareille occurrence, il ne pouvait mieux faire que de s’arrêter à Vordenberg.

Ces nouvelles alarmèrent Mme la Dauphine. Elle me donna l’ordre d’aller au-devant du Roi. Je pris congé d’elle dans le jardin d’Eggenwal où je la laissai avec Mmes de Gontaut et d’Agoult. Je partis à une heure par un temps magnifique qui me permit de contempler les beaux sites, les montagnes et les rochers qu’on aperçoit tout le long de la vallée de la Muhr. J’arrivai à Vordenberg vers trois heures. J’y trouvai déjà quelques personnes de la suite du Roi ; elles étaient venues préparer son logement. Charles X, à ce qu’elles me dirent, était fort souffrant, fort changé.

Pour tromper mon attente, je me promenai dans Vordenberg où se trouvent des mines et des usines de fer. A ce moment-là, toute la population examinait avec des lunettes d’approche des chasseurs intrépides qu’on apercevait poursuivant quelques chamois tout au haut des rochers surplombant le village. Il était environ six heures quand le Roi survint. Il avait dans sa voiture le Duc de Bordeaux, MM. de Blacas et de Damas. Je le trouvai très faible. Sa figure me parut décomposée par le chagrin, la fatigue et la souffrance. A tout instant, son corps était ébranlé par une toux violente. Il gravit avec beaucoup de peine le petit escalier de l’auberge : Entré dans sa chambre qu’on avait proprement meublée, il se jeta sur un sopha et m’ordonna aussitôt de lui raconter ce qui s’était passé entre la Duchesse de Berry et moi. Quand je lui eus dit qu’à Padoue la princesse m’avait redemandé l’acte ou plutôt la déclaration du cardinal Zurla :  :

— Je ne la reverrai pas, s’écria-t-il, mais comment lui avez-vous remis cette pièce ?

— Je lui ai fait à cet égard toutes les observations possibles, répondis-je ; toutefois, devant ma résistance, elle aurait eu un prétexte pour accuser le Roi de posséder ce document malgré elle, de l’avoir soustrait à sa confiance.

Charles X voulut bien reconnaître la sagesse de ma conduite. Son projet était de quitter Vordenberg le lendemain matin seulement pour atteindre Leoben vers onze heures. Il me chargeait de dire à Mme la Dauphine qu’il réglerait alors toutes choses avec elle. S’il n’avait écouté que son ressentiment à l’égard de la Duchesse de Berry, il serait immédiatement reparti pour Prague et n’aurait jamais consenti à revoir cette princesse ; mais, surmontant de pareils sentiments, il déciderait avec la Duchesse d’Angoulême, avec M. de Blacas et avec moi quel plan devrait être le sien. J’allais regagner Leoben, mais le Roi me retint à diner. Il ne se mit pas à table et le Duc de Bordeaux en fit les honneurs avec la charmante gaieté d’un âge où heureusement les impressions sont aussi vives que peu durables. Avant mon départ, Charles X me ramena dans sa chambre et m’entretint de sa pénible position. « Demain, me répéta-t-il, nous prendrons une résolution. »

Je m’engageai donc sur la route de Vordenberg. Mon esprit était obsédé par ce que je venais de voir, par ce que je venais d’entendre. J’avais toujours devant les yeux l’altitude abattue du malheureux souverain et il me semblait entendre l’accent de profonde douleur avec lequel s’exhalaient ses plaintes.

J’arrivai vers neuf heures à Leoben. Mme la Dauphine m’attendait impatiemment. Je lui rendis compte de l’état des choses. Elle paraissait désirer que le Roi se rendit jusqu’à Laybach pour y rencontrer la Duchesse de Berry. Sur ces entrefaites, j’appris que le comte de Seldnitsky, voulant mettre à ma disposition un représentant de l’autorité, avait envoyé à Leoben un habile commissaire de police. Je le vis et lui donnai ordre de me tenir au courent des personnes qui arriveraient dans la ville en me signalant surtout la venue des Français.


Leoben, 3 octobre.

Ce matin, vers onze heures, le Roi a fait son entrée à Leoben. Mme la Dauphine et Mademoiselle l’attendaient avec nous devant la porte de « l’Hôtel de l’Empereur. » Tout auprès, se tenaient des troupes rangées en bataille. Charles X parut enfin. Son aspect épuisé contrastait avec l’allure sémillante du Duc de Bordeaux. Après quelques instants de conversation générale, le Roi me prit à l’écart

— Je crois nécessaire, me dit-il, que vous partiez pour Laybach où vous déclarerez à la Duchesse de Berry que, malgré mon juste mécontentement, je la recevrai ici, à cause de son fils et de sa fille, mais pour un court espace de temps. Vous l’assurerez qu’elle doit faire dans son intérêt et dans celui du Duc de Bordeaux ce que je lui ai commandé. .

Cette démarche ainsi comprise était-elle opportune ? Je me pris à réfléchir sur les inconvénients d’aller moi-même entamer une nouvelle négociation avec la Duchesse de Berry, après la scène de Padoue. J’en causai avec le duc de Blacas qui comprit mes raisons. Nous convînmes qu’il valait bien mieux envoyer un courrier avec mission de rapporter une réponse positive de la princesse.

Les choses en étaient là quand on nous manda de la part du Roi. Nous nous rendîmes auprès de lui et M, oe la Dauphine qui se trouvait là, lut aussitôt, en notre présence, une lettre que Charles X avait rédigée à l’adresse de la Duchesse de Berry. Nous y fîmes seulement quelques modifications de style. Elle était ainsi conçue :


« La lettre que le comte de Montbel m’avait écrite de Florence, ma chère petite, m’avait causé une satisfaction véritable. Je vous avais envoyé M. de Milanges pour vous engager à venir me joindre à Leoben où je me rendais avec Mme la Dauphine pour vous conduire vos enfants. Arrivé ici, j’apprends par le comte de Montbel à qui j’ai donné ordre de venir m’y joindre que vous avez rétracté tout à coup à Padoue les résolutions que vous m’aviez fait connaître et que vous .ne remplissez pas les engagements que vous aviez pris. Je ne reviendrai pas toutefois sur mon intention de vous réunir momentanément à vos enfants. Mon intention était de vous les conduire jusqu’à Laybach, mais le mauvais état de ma santé me force à m’arrêter à Leoben. Je vous envoie, par un courrier qui doit me rapporter promptement votre réponse, l’invitation de vous rendre sur-le-champ auprès de moi. J’espère que vous y acquerrez la conviction de ce que vous devez faire dans les intérêts de vos enfants et les vôtres. Cette nouvelle démarche de ma part vous prouvera que mes sentiments pour vous sont encore les mêmes. »

« Signé : CHARLES. »


Le courrier qui part pour aller chercher la Duchesse de Berry à Laybach, à Trieste ou à Vienne, — selon ce qu’il apprendra en route sur la marche de cette princesse, — porte une lettre de moi au gouverneur de Laybach avec prière de délivrer les passeports nécessaires à Madame et aux personnes de sa suite.

J’ai demandé des détails sur ce qui s’était passé à Prague et à Buchtirad avec les Français venus pour célébrer le 29 septembre. Le Roi me répondit qu’il avait trouvé opportun de ne point laisser arriver la Duchesse de Berry au milieu de ces manifestations. Des scènes fâcheuses ou pour le moins ridicules auraient pu en résulter. Donc, puisque la Duchesse venait vers lui, il irait à sa rencontre et lui donnait rendez-vous à Leoben. Charles X fit alors partir M. de Milanges par la route de Salzbourg pour porter à Madame une lettre qui disait à peu près : « J’ai reçu les dépêches du comte de Montbel. Il m’écrit de Florence que vous avez consenti à tout ce que je vous demandais dans vos intérêts et dans ceux de vos enfants. J’en ai été pénétré de joie. Je me hâte de vous envoyer M. de Milanges pour vous prévenir que la Dauphine, vos enfants et moi allons à votre rencontre à Leoben. »

Pendant ce temps, de nombreux Français étaient arrivés à Prague, plusieurs étaient fort bien pensants et de très bonne foi. Ils demandaient vivement l’autorisation de présenter leurs hommages au jeune prince. On ne pouvait éconduire sans ménagements des hommes qui avaient fait un si long voyage et, la plupart, avec les meilleures intentions. Parmi eux se trouvaient un mandataire de la presse royaliste parisienne, rédacteur de la Mode, M. Dufougerais, jeune homme fort spirituel et animé de très bons sentiments, des délégués de différentes écoles de droit, M. Walsh, fils de Fauteur des Lettres vendéennes, chargé des pouvoirs de l’Echo français, et portant les signatures d’une association de quatre mille jeunes gens.

Il fut convenu que ces Messieurs, habitant Prague, viendraient à Buchtirad chez le Duc de Bordeaux le 27 au lieu du 29, qu’ils parleraient au jeune prince avec beaucoup de circonspection. On leur dit de communiquer leur discours à M. de Damas [2]. Quoiqu’avec un peu de répugnance, ils y consentirent. Le discours fut réduit. On en retrancha ce qui aurait pu être déplacé ou peu politique. A la fin de cette conférence, M. Dufougerais montra au baron de Damas autant d’abandon qu’au début il lui avait manifesté de défiance. Ils convinrent ensemble que la Duchesse de Berry avait perdu toute influence, que M. de Chateaubriand s’était usé lui-même à force de démolir.

Ce. ne fut pourtant pas M. Dufougerais qui porta la parole devant le Duc de Bordeaux. Cet honneur revint à M. Walsh, comme représentant plus de 4 000 signataires. Il prononça la harangue en employant, contre les conventions, les mots de « Sire » et de « Majesté. » M. de Chateaubriand n’assistait pas à la séance, mais, à ce que dirent les jeunes gens, il y poussait de tout son cœur. Voici, en substance, ce qui fut dit au jeune prince :

« Légitimistes français, nous, vos jeunes compatriotes, sommes venus vous apporter nos hommages au jour de votre majorité. Nos vœux se confondent pour vous et pour notre pays dont le bonheur et l’affranchissement ne peuvent être séparés de votre retour. Nous ne doutons pas que vous réaliserez votre noble ambition et que vous serez un jour Henri IV second pour la France. »

L’enfant, de fort bonne allure, écouta très attentivement, puis répondit avec assurance à peu près en ces termes : « Je m’efforce de me rendre digne du but que vous me signalez et de remplir autant qu’il sera en moi les devoirs que m’impose ma naissance. Je n’aurai de vraie satisfaction que lorsqu’il me aéra possible de m’associer à vos travaux pour l’honneur et l’affranchissement de la France. Je désire connaître vos noms et serai heureux de vous prouver un jour que je ne les ai pas oubliés. »

— Nous avions pensé avec ma tante, m’a dit le jeune prince, que j’aurais pu dire tout d’abord : « Messieurs, j’accepte avec satisfaction votre compliment, quoique prématuré. » Mais, le baron de Damas me déclara que, puisque j’agréais leurs hommages, je ne devais rien prononcer de nature à les choquer. Quand le Duc de Bordeaux eut fini de parler, il fut salué par les cris de : « Vive le Roi ! » L’enfant jugea sévèrement ces exclamations. « Quelle inconvenance, déclara-t-il plus tard à son entourage, et cela devant la porte de mon grand père ! Que veut-on de moi ? Qu’est-ce à dire que Charles XI, Louis XIX, Henri V ? Veut-on nous faire jouer aux trois Rois ? J’ai besoin de l’assistance et de la direction des miens. Je n’aurais pas écouté cela, si on ne m’avait dit que c’était nécessaire. »

Les Français venus en Bohême pour célébrer la majorité du Duc de Bordeaux, se montrèrent enchantés de la réception dont ils furent l’objet et reconnurent à l’envi la bonté de Charles X qui consentait à revoir la Duchesse de Berry ; mais ceux de nos compatriotes qui sont fixés à Prague depuis quelque temps trouvèrent opportun d’attiser le feu des discordes. Ne voulant pas croire aux raisons de santé mises en avant par Charles X, ils prétendirent qu’il s’était caché intentionnellement pour ne point paraître devant les jeunes gens désireux d’acclamer Henri V. M. de Chateaubriand, qui avait vu le Roi, dut leur affirmer que Charles X était réellement hors d’état de recevoir qui que ce soit.

A ce propos, disons ce que furent alors les rapports du vieux monarque et du grand écrivain. Quand, l’autre jour, celui-ci vint pour la première fois à Buchtirad, il parla au duc de Blacas avec calme et mesure, puis manifesta le désir d’approcher l’infortuné souverain. Il lui fut répondu que Sa Majesté ayant la fièvre ne pouvait accueillir personne. M. de Chateaubriand crut à un prétexte. Le duc de Blacas, voulant alors lui montrer combien le motif était vrai, le conduisit dans la chambre du Roi. La respiration fiévreuse et oppressée de Charles X s’exhalait comme un râle. M. de Chateaubriand en fut péniblement impressionné et n’insista pas davantage. Il annonça sa visite pour le lendemain. Par deux fois, M. de Blacas le pressa de rester au château, mais le vicomte s’en excusa en assurant qu’il lui était impossible d’accepter, tous ses effets se trouvant à Prague.

Le jour suivant, il revint à Buchtirad et demanda au Roi un acte de majorité proclamant Henri V. Il avait déjà longuement entretenu M. de Blacas sur ce sujet, en lui disant que sans doute cet acte était de peu d’importance et difficile à exécuter sans l’autorisation de l’empereur d’Autriche, mais néanmoins il fallait absolument « faire quelque chose. »

Du reste, avait ajouté M. de Chateaubriand, il est urgent de sortir de la position où nous sommes. Si le Roi et le Dauphin reviennent sur leurs abdication, qu’ils le disent ; nous irons là où on nous montrera franchement la légitimité. S’ils renoncent, qu’ils nous fassent reconnaître Henri V et qu’ils ne nous laissent pas dans une situation douteuse. Il nous faut un des trois, mais point les trois en même temps.

Pour ma part, je trouve le raisonnement aussi exact qu’opportun. Le duc de Blacas voulut bien en convenir et rapporter la chose à Charles X, en lui disant toutefois de ne s’engager dans rien de positif, par crainte des embûches. Quand Chateaubriand développa son idée devant le Roi, il parla avec modération et Sa Majesté lui dit : « Je n’ai aucune répugnance pour l’acte que vous proposez. Entendez-vous à cet égard avec Blacas. » Celui-ci fut assez étonné lorsque l’écrivain lui communiqua ces paroles.

— Voulez-vous que nous nous en occupions immédiatement, lui offrit-il, ou bien avez-vous préparé quelque chose ?

— Oui, répondit Chateaubriand.

— Ecrivez donc.

— Je ne le puis pas, n’ayant point mes lunettes, mais, si vous le voulez, je vais vous dicter quelques lignes.

M. de Blacas, s’y étant prêté volontiers, son interlocuteur lui soumit des phrases assez insignifiantes qui, après discussion, furent mises au net dans les termes suivants :

« Nous, Henri V du nom, étant arrivé à l’âge fixé par les lois du royaume pour la majorité de l’héritier du trône, notre conseil entendu, voulons commencer l’exercice de notre majorité par une protestation contre l’usurpation de Louis-Philippe duc d’Orléans, pour le maintien de nos droits et de ceux de tous les Français.

« Donné à Prague le 30 septembre de l’an de grâce 1833. »

Ce papier en main, Chateaubriand alla chez le Roi, mais celui-ci lui déclara que, vu l’hospitalité dont il jouissait en Autriche, il ne pouvait faire aucun acte, sans l’avoir communiqué à l’Empereur auquel il devait toute confiance par estime et par gratitude. Si donc ce prince n’y voyait aucun inconvénient politique, Charles X s’empresserait d’envoyer cette pièce signée à Paris. Chateaubriand cria aussitôt à la défaite. Si on voulait l’en croire, le seul moyen de tout terminer à la satisfaction générale serait de lui remettre immédiatement ce papier avec autorisation de conduire la Duchesse de Berry à Prague d’où il se faisait fort de l’éloigner au bout d’un mois.

— Si vous ne prenez ce parti, ajouta-t-il, c’est la guerre que vous voulez et nous vous la déclarerons.

— Vous commettrez une mauvaise action qui servira seulement à l’usurpateur.

— Toute la jeunesse de France est dans ces voies, répondit-il, je ne puis m’en séparer.

Malgré toutes les singularités de son caractère, M. de Chateaubriand avait adhéré aux dispositions prises par le Roi lors du passage de M. de Pastoret à Buchtirad. D’après cela, pour veiller aux intérêts de la légitimité, le célébré écrivain était nommé membre d’un conseil central avec Villèle, MM. de Latour-Maubourg et de Pastoret. M. de Blacas ayant fait allusion à ses occupations accablantes, à ses fatigues, dit au vicomte :

— J’ai l’intention de me faire remplacer par quelqu’un qui mériterait entièrement la confiance du Roi et j’ai trouvé l’homme de cette situation.

A ces mots, la physionomie de Chateaubriand s’épanouit. Se croyant visé, il joua la modestie, jeu auquel il n’a jamais perdu beaucoup de temps. .

— Oui, reprit le duc de Blacas, c’est M. de Montbel.

— Mais il a signé les Ordonnances, s’écria son interlocuteur. A défaut de M. de Montbel, ajouta-t-il, je proposerai au Roi M. de Pradel. Pour celui-là, je n’ai rien à objecter.


Leoben, 5 octobre.

Quand le Roi quitta Prague pour Leoben, il était fort malade. Il ne se remet guère, car son moral se trouve profondément affecté. Le jeune prince a pour son grand père les attentions les plus suivies, les soins les plus touchants, il lui propose de rester à ses côtés, il cherche à le distraire, offre de faire la lecture.

Depuis son arrivée ici, Charles X ne quitte presque pas sa chambre. Il demeure au lit jusqu’à trois heures et mange à peine. Hier, il est venu au salon jusqu’à sept heures. Sa conversation fut charmante. On parla de La Fontaine et, de mémoire, il nous récita la Mouche du Coche et les Animaux malades de la peste. Quand il se retira, nous sommes tous allés avec Mme la Dauphine dans l’hôtel qu’elle habite C’est une grande maison dont le couronnement est formé par deux frontons semi-circulaires sur lesquels sont peints à fresque le Sacrifice d’Abraham et Daniel dans la fosse aux lions.

Le Duc de Bordeaux et Mademoiselle sont trop jeunes, trop enclins à une vivacité aimable et enjouée pour qu’à leur intention, on ne cherche pas à dissiper un peu le caractère trop sérieux qu’auraient nos réunions. Sans doute les circonstances sont de nature à plonger leur entourage dans la tristesse. Moins que tout autre, j’ai le cœur à la joie et pourtant je tâche par moments de faire trêve à mes chagrins pour égayer les jeunes princes. Aussi aiment-ils ma compagnie. Je leur raconte des histoires, ils me demandent force détails sur mon enfance, nous combinons des charades, les plus ridicules du monde, je leur joue du violon pour les faire valser avec la petite Marie, la jeune et gentille enfant de l’aubergiste. A tout cela, je m’efforce d’apporter de l’animation, de l’entrain, et j’ai la mort dans l’âme.

M. de Blacas étant allé à Gratz, je l’ai remplacé auprès du Roi.


Leoben, 10 octobre.

Charles X souffre moins de la goutte, mais la visite prochaine de la Duchesse de Berry le tourmente à un tel point qu’il a été toute la nuit dans l’inquiétude. Notre courrier Berthaud est arrivé â dix heures un quart. Il s’est rendu à Trieste et rapporte la lettre suivante que lui a donnée Madame :


Trieste, 8 octobre.

Mon cher Père,

« C’est hier seulement, à mon arrivée â Trieste, qu’on m’a remis votre lettre du 3. Vous ne devez pas douter de mon empressement â me rendre le plus tôt possible à Leoben pour vous y revoir ainsi que ma sœur et mes chers enfants. Il n’a pas tenu à moi que je n’eusse plus tôt ce bonheur et vous ne pouvez pas ignorer que c’est à Padoue même, au moment où je me disposais à partir, que l’ordre de ne pas passer outre m’a été signifié. Cet ordre, qui porte la date du 28 août, n’a pas été révoqué depuis. Je n’ai pas vu M. de Milanges. C’est il y a quelques jours seulement que le gouverneur de Venise m’a fait connaître que je pouvais aller jusqu’à Laybach. Toutefois, ce n’est pas le moment de vous entretenir de ces détails si pénibles pour moi. Mon seul vœu maintenant est de vous rejoindre et j’irai aussi vite que ma santé qui n’est pas trop bonne me le permettra. Je compte partir aujourd’hui même et je passerai par Laybach et Klagenfurt Croyez bien, mon cher Père, à ma vive impatience de vous embrasser et de vous témoigner de vive voix mon respect et ma tendresse.

« Votre très affectionnée et obéissante fille,

« Signé : CAROLINE. »


Au reçu de cette lettre, le Roi m’a prié de lui faire un rapport sur ce qu’il doit demander à la Duchesse de Berry. Je me mis aussitôt à l’œuvre et voici la substance de mon travail.

Quand le Roi m’a envoyé à la rencontre de Mme la Duchesse de Berry, il mettait deux conditions au retour de Son Altesse Royale, — la première, que l’acte du mariage secret de cette princesse avec le comte Lucchesi lui serait communiqué dans les formes garantissant l’union légale des deux époux et la légitimité de leurs enfants, de manière à rendre impossible pour l’avenir toute discussion sur ce point.

J’ai rendu compte au Roi des déclarations que me fît Son Altesse Royale sur son mariage dont elle me donna à connaître l’acte en même temps que les archives où il était déposé. Je crus alors agir suivant les intentions de Sa Majesté en abandonnant la proposition de verser ce titre à la chancellerie de cour et d’Etat de l’Empereur. D’autre part, je demandai à la princesse l’autorisation de me rendre à Rome auprès du cardinal Zurla, vicaire d’Etat de Sa Sainteté, pour réclamer de lui un certificat constatant le dépôt de l’acte dans ses archives et sa régularité légale. Mme la Duchesse de Berry consentit à cette offre, et, au moyen d’une procuration signée d’elle et de M. le comte de Lucchesi, j’ai facilement obtenu du cardinal la confirmation verbale et détaillée du mariage secret de Son Altesse Royale et une déclaration en entier écrite sous mes yeux par Mgr Zurla et scellée de son sceau.

Pendant ce temps, Madame ayant obtenu de M. le comte de Senfft des passeports pour gagner les États de l’Empereur, s’était mise en chemin à petites journées. Elle atteignit ainsi Padoue. Le gouverneur de Venise lui fit alors savoir que, d’après les ordres écrits de la main de l’Empereur le 28 août, il ne pouvait délivrer à Son Altesse Royale la permission de dépasser Udine ou Trieste. Revenant de Rome avec le papier du cardinal Zurla, je joignis à ce moment Mme la Duchesse de Berry. Elle s’élevait fortement contre l’interdiction de poursuivre sa route. Je fis observer à Son Altesse Royale que les ordres de l’Empereur dont M. de La Ferronnays et moi lui avions déjà fait part ne pouvaient être rétractés que lorsque le Roi, ayant reçu mes rapports de Florence, aurait réclamé ce changement à Sa Majesté Impériale. Or mes dépêches ne devaient être arrivées à Charles X que ce jour-là même. En outre, l’Empereur et le prince de Metternich n’étant pas encore de retour à Vienne, cela amènerait peut-être quelque lenteur dans les modifications désirées. Le meilleur parti était d’attendre.

Ces raisons ne purent convaincre Madame. Elle se disait persuadée qu’on avait de nouveau enjoint l’arrêt de sa marche. Elle crut alors devoir me retirer la déclaration du cardinal Zurla. J’aurais pu me refuser à la lui remettre, mais les intentions du Roi étaient trop sages pour que je laissasse à qui que ce soit le plus léger prétexte d’en méconnaître la loyauté. Je donnai donc la déclaration à Son Altesse Royale, en ne lui dissimulant pas combien elle me paraissait agir contre ses intérêts. Toutefois, elle s’engagea de nouveau avec moi à communiquer au Roi cet acte qui doit être entre les mains de Sa Majesté comme un titre moral de la situation actuelle de Madame. Quoi qu’il en soit, Sa Majesté a décidé fort sagement quand elle a résolu de voir la Duchesse de Berry et de lui donner rendez-vous à Leoben.

La seconde condition acceptée par Madame est encore bien plus essentielle à remplir que la première, car seule elle peut mettre Son Altesse Royale, ses enfants et sa famille à l’abri d’un danger imminent qui aurait les plus pénibles et les plus fâcheuses conséquences. Je vise la question de la tutelle. D’après les dispositions de la loi Briqueville, les biens appartenant aux enfants de M. le Duc de Berry doivent être vendus dans un délai déterminé ; certains le sont déjà. D’une part, les acquéreurs refusent aujourd’hui le paiement en prétendant que, d’après sa déclaration à Blaye, Mme la Duchesse de Berry ne peut être tutrice. D’autre part, les agents du trésor vont, aux termes de la loi, poursuivre la liquidation de la totalité des biens. En cette occurrence, les procureurs généraux d’un Gouvernement usurpateur qui, suivant le Code, sont chargés de veiller aux intérêts des mineurs forceront Mme la Duchesse de Berry à établir sa situation réelle.

Elle communiquera son acte de mariage ou elle le refusera. Dans la première hypothèse, l’acte sera reconnu judiciairement et ne pourra plus, sous aucun prétexte, être considéré comme secret. Mais alors, la princesse se verra nécessairement dépouillée de la tutelle comme remariée à un étranger qui, n’ayant pas de droits civils, ne peut être nommé co-tuteur. Dans la seconde hypothèse, Madame, ne produisant pas d’acte de mariage, sera poursuivie par les mêmes procureurs du Roi devant les tribunaux pour être condamnée en un jugement solennel à perdre la tutelle, la loi prononçant cette peine contre le fait d’avoir eu un enfant hors mariage.

Dans l’un comme dans l’autre cas, le dénouement atteindrait d’une façon pénible Mme la Duchesse de Berry et ne manquerait pas d’attrister la famille royale.

Voulant éviter de pareils écueils, le Roi, par mon organe, a déjà proposé à la Princesse de renoncer, elle, à la qualité de tutrice et lui, aux fonctions de subrogé tuteur, en invoquant la raison évidente que les affaires concernant le Duc de Bordeaux et sa sœur ayant leur siège en France, les membres de la famille royale, exclus de leur patrie, ne pouvaient, par force majeure, remplir suffisamment les devoirs de surveillance et de direction découlant de la tutelle. Par ce seul moyen, Son Altesse Royale peut échapper à l’obligation de préciser sa situation devant les tribunaux et à toutes les conséquences d’une déclaration de quelque nature qu’elle puisse être. Le Roi, en consentant à un acte semblable, donne une preuve éclatante des nobles motifs qui le font agir.

Le Code, il est vrai, ne reconnaît, pour enlever la tutelle, que l’incapacité, les dispenses ou sa fin provenant de l’absence, de la mort ou de la destitution. Le cas de démission n’est pas prévu ; mais la situation de la famille royale proscrite de France se présente, il me semble, comme exceptionnelle. Un banni, tout comme un absent, ne peut être tuteur puisqu’il lui est impossible de veiller aux intérêts dont il a la responsabilité. Une lettre du Roi et de Son Altesse Royale au conseil de famille pour lui exposer, vu ces raisons, la volonté de ne pas continuer la tutelle amènera ce conseil à faire des nominations qui assureront une meilleure gestion pour les affaires des mineurs et qui feront cesser le scandale de voir les noms de Charles X et de la Duchesse de Berry sur les murs de tous les tribunaux.

Voici la rédaction de la lettre au conseil de famille telle que je la crois suffisante.

« Messieurs, les propriétés de mes enfants étant essentiellement en France et une force majeure s’opposant à ce que j’y puisse surveiller moi-même leurs intérêts, je renonce à une tutelle dont il m’est impossible de remplir les devoirs et je demande que, par suite de cette déclaration, le conseil de famille nomme à mes enfants un tuteur résidant en France. »

Cette lettre adressée à M. de Rosambo, chargé des procurations de Mme la Duchesse de Berry, serait communiquée au conseil de famille auquel le Roi enverrait une déclaration dans les mêmes formes. Sa Majesté a déjà indiqué M. de Pastoret comme tuteur, MM. Dambray ou de Rosambo comme subrogé tuteur.

Voilà presque mot pour mot ce que dans mon rapport je conseille à Charles X.


Leoben, 12 octobre.

M. de Milanges, en avant-coureur, vient annoncer que Madame ayant quitté Klagenfurth et Laybach est sur le point D’atteindre Leoben. Elle se montre fort choquée des mots « entrevue momentanée, » figurant dans la lettre que lui a remise Berthaud. Durant la traversée des montagnes, Madame fut souffrante. Elle ne sera probablement ici que demain dimanche dans la matinée.


Leoben, 13-18 octobre.

Cependant que nous déjeunions, un courrier apportait la nouvelle que la Duchesse de Berry arriverait dans une heure. Nous avons attendu jusqu’à midi et demi. On vint alors nous prévenir que Son Altesse Royale se trouvait à « l’Hôtel du Maure. » Après avoir vérifié la chose, je pris les ordres du Roi. Il me demanda d’informer Madame qu’il la recevrait immédiatement. Je pars aussitôt. M. de Saint-Priest m’introduit dans l’appartement de la Duchesse de Berry. J’y trouve M. de Lucchesi qui s’empresse d’aller avertir Son Altesse Royale. Elle ne tarde pas à paraître, son irritation à mon égard est visible, elle ne m’adresse pas la parole. Ce résultat de mes démarches me peina sans me surprendre. J’ai fait de mon mieux pour arranger les choses, mais je savais d’avance quels sont les dangers d’un pareil rôle. On s’expose au mécontentement des deux parties, ou tout au moins de l’une d’elles. D’ailleurs, en l’occurrence, j’étais mandataire de Charles X ; je devais, pour sa dignité, empêcher Madame de venir lui dicter des lois, tandis qu’elle avait à recourir à sa bienveillance. Nous nous mîmes donc silencieusement en marche sous les regards curieux de la foule assemblée. Je servais de guide. Madame la Duchesse de Berry, accompagnée de Mme de Podenas et de M. de Saint-Priest, se se soutenait au bras du comte Lucchesi.

Quand nous arrivâmes sur la place vis-à-vis de « l’Hôtel de l’Empereur, » j’aperçus M. le Duc de Bordeaux à la fenêtre de son appartement. Il se tenait là depuis deux heures dans une grande agitation qu’il cherchait à dissimuler en chantant, mais la contrainte l’avait ébranlé, il était souffrant. Quand je fus près de lui :

— Eh bien ! me demanda-t-il.

— Monseigneur, Son Altesse Royale est là.

Aussitôt, le jeune prince courut avertir sa famille. Le Roi parut au haut de l’escalier avec la Dauphine, les deux enfants, Mmes d’Agoult et de Gontaut, le baron de Damas. Charles X avança dignement vers la Duchesse de Berry qui s’inclina pour lui baiser la main, mais le Roi ne s’y prêta point et laissa Madame à la Dauphine qui la salua du nom de « ma sœur. » La Duchesse de Berry embrassa ensuite ses enfants à plusieurs reprises, par sentiment, je n’en doute point, mais peut-être aussi, sans s’en douter, continua-t-elle de le faire pour échapper à l’embarras. Pendant ce temps, Charles. X parlait à M. de Lucchesi avec cette grâce et cette bonté qui. lui sont naturelles. Tous les gens de suite étaient là fort attentifs et fort curieux.

Peu après, on entra dans le salon qui sert aussi de salle à manger. Mme la Duchesse de Berry était dans un saisissement difficile à dépeindre. En répondant au Roi, elle ne pouvait articuler plus d’un ou deux mots. Nous éprouvions tous une pénible oppression, La Dauphine fit fermer les portes qui étaient restées ouvertes aux regards empressés des valets. Charles X conduisit alors dans sa chambre la Duchesse de Berry, ses deux enfants et la Dauphine, mais après un quart d’heure d’entretien, ces derniers revinrent au salon, laissant au Roi et à Madame le temps d’avoir leur explication.

Assis dans la pièce à côté, les instants nous paraissaient d’une interminable longueur. Il fallait causer et notre conversation s’embourbait à toute minute sans pouvoir aller son train. Tous ceux qui ne connaissaient pas encore M. de Lucchesi le regardaient avec curiosité. De temps en temps, nous entendions la voix de Mme la Duchesse de Berry s’élever avec véhémence. Nous cherchions alors à couvrir le bruit de ses paroles par celui des nôtres pour éviter que les échos de cette scène parvinssent jusqu’aux jeunes princes. Par moments, M. le Duc de Bordeaux et demoiselle jetaient sur M. de Lucchesi des regards expressifs, mais ils surent rester dans une mesure parfaite. D’ailleurs, je trouve que M. de Lucchesi commande la sympathie. On reconnaît bien vite la bonté et l’agrément de son caractère. L’heure qui s’écoula ainsi nous sembla durer un siècle. Deux ou trois fois, la porte qui nous séparait du Roi et de Madame s’ouvrit et se referma. Enfin, la Duchesse parut. « Envoyez-moi Saint-Priest, dit Charles X, » et, tout le monde s’éloignant, il me fit entrer chez lui.

— Je suis resté très calme, me déclara-t-il, elle a passé sur tout avec facilité. Acceptant ce que vous croyez nécessaire pour la tutelle, elle reconnut que l’intérêt de ses enfants l’exigeait. Elle m’affirma qu’elle tenait à une seule chose : venir à Prague. Je lui ai répondu : « Je ne puis sous aucun prétexte mêler M. de Lucchesi à ma famille en l’adoptant à la place du Duc de Berry. D’ailleurs, il me serait impossible de faire accepter le comte à mon fils et à ma belle-fille comme frère. Il est contre mes devoirs d’amoindrir la situation de mes petits-enfants et elle le serait assurément s’ils étaient élevés avec les enfants du comte de Lucchesi. » La Duchesse me répliqua qu’elle serait déshonorée, si elle ne venait pas à Prague, qu’elle ne voulait plus se séparer du Duc de Bordeaux et de Mademoiselle. Je lui ai répondu par du calme. Voyez Saint-Priest et expliquez-lui que le Dauphin est entièrement opposé à ce que Mme la Duchesse de Berry se rende au Hradschin. Si elle arrive, il m’a signifié qu’il se retirerait. C’est pour cela que je suis venu à Leoben.

J’allai donc chez M. de Saint-Priest et lui montrai la résolution du Dauphin comme un obstacle impossible à vaincre. A ce moment, on vint chercher mon interlocuteur de la part de Madame. Il s’y rendit, devant, aussitôt après se présenter dans la chambre du Roi. J’en informai Charles X aux côtés duquel je trouvai la Dauphine.

— Quelle scène elle vient de me faire ! me dit cette princesse pénétrée de douleur. Elle m’a déclaré : « Vous vous montrez bien pour mes enfants et je vous en remercie, mais à mon égard vous êtes indigne. C’est vous qui ne voulez point que j’aille à Prague. » Elle soutient que MM. de Blacas et de Damas sont ses ennemis et que vous l’avez trahie. Mon Dieu, quel calice amer !... Je m’éloigne, puisque M. de Saint-Priest arrive.

Le Roi eut une longue conférence avec celui-ci dont les arguments vinrent se briser contre cette phrase : « Ma résolution est inébranlable. » Quand Saint-Priest eut terminé son entretien, je le conduisis chez Mme la Dauphine. Il tenta de la persuader, mais elle lui répondit par ces mots qui le consternèrent : « Le Roi ne peut nous sacrifier, le Dauphin et moi, à la Duchesse de Derry. »

On se figure aisément ce que fut, après tout cela, le dîner de famille et la soirée qui nous parut à chacun d’une longueur étouffante. Madame joua une partie de whist avec la vicomtesse d’Agoult, le Duc de Bordeaux et M. O’Hegerthy, puis elle conta sa chute dans la Maine où M. de Charette tomba après elle et d’où il parvint difficilement à la sortir.

Trois fois de suite, je me suis présenté chez la Duchesse de Berry à l’heure convenue entre elle et le Roi et je ne fus point admis. A la troisième tentative, elle m’envoya M. de Saint-Priest pour négocier avec moi et pour me dire que, par ses refus, elle n’entendait nullement me viser en personne, mais montrer ses sentiments à l’égard des résolutions de Charles X. Saint-Priest me déclara que, si on ne permettait pas à Madame de se rendre à Prague, elle publierait dans les journaux qu’on la sépare violemment de ses enfants. Je m’efforce d’empêcher toutes ces explosions, d’amener le calme et l’entente. Madame ne nous adresse pas la parole et les soirées sont de plus en plus pénibles.

Le 13, M. Walsh et plusieurs autres ont traversé Leoben. Environ six cents soldats bavarois sont passés ici. Avec le Duc de Bordeaux nous sommes allés à leur rencontre : ils ont un uniforme semblable à celui des lanciers de la garde.

M. de Lucchesi me raconte que Mme la Duchesse de Berry s’est trouvée mal. Elle ira cependant voir le Roi à trois heures. Elle s’y rendit, en effet, et, après cet entretien, Charles X me fit appeler.

— J’ai annoncé à Madame, me dit-il, que je partais après-demain. Elle me témoigna aussitôt la volonté d’aller avec moi. Je lui répondis que c’était impossible pour le moment, que nous verrions plus tard. Elle en montra de l’humeur, mais à ses propos j’ai opposé une fermeté inébranlable. Puis, je ne pus m’empêcher de lui déclarer : « J’ai reçu les vôtres parfaitement, je me montre affectueux envers M. de Lucchesi et en revanche comment êtes-vous pour ceux qui ont ma confiance ? — Ce sont mes ennemis. — Vous vous trompez et si vous formulez ce reproche, ne serai-je pas en droit de le faire à ceux qui vous accompagnent ? »

Les paroles du Roi eurent sans doute une influence sur Madame, car, le soir, elle fut beaucoup mieux pour nous. D’ailleurs, M. de Lucchesi vint me dire de sa part qu’elle reconnaissait avoir tort dans son attitude à mon égard.

Le 15, on a célébré la fête de la Dauphine et, en son honneur, a eu lieu, dans un jardin de Leoben, une illumination que nous sommes allés voir.

Saint-Priest vient me trouver pour m’avertir que la Duchesse de Berry tient à me communiquer les requêtes qu’elle compte soumettre au Roi en lui demandant de les signer. Mon interlocuteur me parle ensuite de l’intention où est Madame de se rendre à Vienne. En toute sincérité, je lui réponds aussitôt :

— Son Altesse Royale ferait bien d’abandonner un tel projet, dites-le-lui pour qu’elle ne m’accuse pas de l’avoir trompée. L’Empereur n’y consentirait point par politique, l’Impératrice et les archi-duchesses parce que toute cette affaire ne leur a pas convenu.

Je crus de mon devoir de bien préciser cette question pour éviter à Madame des refus, ou tout au moins un accueil très pénible. Cela dit, je m’empressai d’aller chez cette princesse, puisqu’elle désirait me voir. A peine entrai-je :

— J’ai eu tort envers vous, me déclara-t-elle. Je ne devais point vous montrer de l’humeur et pourtant vous m’avez involontairement un peu induite en erreur.

Je lui répondis qu’il ne me semblait guère mériter ce reproche. Elle n’insista point et reprit aussitôt :

— Aidez-moi, je vous en supplie, à sortir de tout cela. Elle me lut alors ce qu’elle voulait soumettre au Roi. J’improuvai plusieurs choses. Son Altesse Royale en vint ensuite à son idée pour Vienne. Je lui répétai ce que j’avais déjà dit à Saint-Priest et j’ajoutai que j’en parlerais au prince de Metternich.

— Oh ! s’écria Madame vivement, c’est mon ennemi, il rendra la chose impossible.

Je tachai de combattre cette prévention et ce projet auquel la Duchesse de Berry ne voulait pas renoncer.

— Vous me devez bien cela, me répétait-elle.

Pour négocier ce voyage, elle avait d’abord pensé envoyer M. Sala à Vienne, mais il tomba malade. Son choix s’arrêta sur M. de Saint-Priest et je m’en félicite beaucoup. Avant diner, Madame passe quelques instants chez le Roi. Tous deux apparaissent bientôt. La princesse a l’air mécontent et dit à M. de Lucchesi qui me le répète : « Sa Majesté n’a pas voulu signer. » Quant à Charles X, il gardait son affabilité, mais ne parvenait pas à cacher son trouble. Après le repas, il remit un papier au duc de Plaças et nous ordonna d’aller le lire ensemble, puis de lui faire connaître notre avis. Nous examinâmes donc la chose. C’était une sorte de traité formulé à peu près en ces termes : « Plus occupée des intérêts de mon fils que des miens propres, disait la Duchesse de Berry, je demande au Roi la promesse 1° de s’occuper immédiatement des moyens d’opérer ma réunion avec ma famille ; 2° de faire un acte pour la majorité de mon fils et la nomination d’un Conseil ; 3° de changer les personnes chargées de son éducation. »

Par une porte de derrière, je rentrai chez le Roi. Le duc de Blacas alla l’avertir. Sa Majesté vint aussitôt me joindre. Je dis à Charles X qu’il pouvait donner à la princesse des promesses verbales, mais non signer un pacte qui aurait tout l’air d’une parodie ridicule du traité de Leoben. D’ailleurs, admettrait-il d’écrire des conditions dictées de la sorte ? Il lui était loisible, s’il le jugeait bon, de les accueillir en fait, mais il devait refuser de mettre son nom au bas d’une pièce rédigée sur un ton aussi impératif.

Revenu au salon où tout le monde était dans la perplexité, je communiquai à M. de Saint-Priest les intentions de Charles X. Il les transmit aussitôt à Mme la Duchesse de Berry. Celle-ci s’entretint un moment avec M. de Lucchesi, qui ne tarda pas à me dire :

— Madame consent, mais, comme elle se méfie, des promesses du Roi, elle veut lui demander d’appeler Madame la Dauphine pour en être témoin.

— Gardez-vous, lui répondis-je, d’éveiller encore le mécontentement de Sa Majesté par une telle méfiance. Que Mme la Duchesse de Berry prie la Dauphine de venir avec elle chez le Roi.

Je vis immédiatement que le moyen était accepté. Après avoir parlé un moment ensemble, les deux princesses se levèrent et prièrent Charles X de les recevoir dans sa chambre. Pendant ce temps nous étions pleins d’anxiété. L’entretien ne dura pas deux minutes. La porte s’ouvrit, livrant passage à la Duchesse de Berry qui, à voix basse, se déclara satisfaite. On se sépara bientôt après. Le Roi embrassa Madame qui pressa plusieurs fois ses enfants dans ses bras, puis elle me réclama ses passeports et sortit accompagnée du Duc de Bordeaux et de Mademoiselle. M. de Blacas et moi restâmes auprès de Charles X. Il était tout heureux d’avoir terminé cette affaire.

— Je lui ai promis, nous dit-il, de la recevoir l’année prochaine. Vous verrez avec le prince de Metternich ce qu’il pense de la déclaration de majorité. Quant à l’affaire de l’éducation, je vais la traiter avec l’évêque d’Hermopolis et M, d’Hautpoul. Je ne lui ai pas reparlé de la tutelle.

Je quittai enfin à neuf heures et demie Leoben, où j’étais comme accablé par l’embarras d’une telle situation.


COMTE de MONTBEL.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Gouverneur du Duc de Bordeaux.