Le Mariage secret de la duchesse de Berry/01

Comte de Montbel
Le Mariage secret de la duchesse de Berry
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 824-852).
LE MARIAGE SECRET
DE LA
DUCHESSE DE BERRY
JOURNAL DU COMTE DE MONTBEL
PUBLIÉ PAR M. GUY DE MONTBEL


I

Flanqué de tours massives, casqué de créneaux, sombre enclos de légendes et d’histoire, le château d’Holy-Rood, en Ecosse, était une austère demeure d’exil pour les Bourbons que la révolution de 1830 avait chassés de France.

Le vieux roi Charles X, le Duc et la Duchesse d’Angoulême qui avaient connu tant de tribulations semblaient y trouver un havre de paix, mais la Duchesse de Berry, toute de joyeux entrain, s’accommodait sans doute assez mal d’un séjour aussi morose. Au reste, elle n’était pas une résignée, elle n’était point faite pour attendre sous l’orme des jours meilleurs. Voulant hâter leur retour, l’aventure ne l’effrayait guère. Et d’ailleurs, n’était-ce point d’aventures semblables à celles dont elle rêvait que lui parlaient les vieilles pierres d’Holy-Rood ?

Les poternes de l’antique château n’avaient-elles pas jadis livré passage à Charles-Edouard, qui avec ses clans fidèles était venu des hautes terres d’Ecosse à la conquête du royaume de ses pères ? Il avait eu ses highlanders, ne pourrait-elle avoir ses chouans pour bouter dehors la monarchie de Juillet et restaurer la légitimité par son fils, le Duc de Bordeaux ?

Voulant s’affranchir des entraves qu’elle sentait autour d’elle, elle quitte l’Angleterre le 17 juin 1831 pour se rendre en Italie, à Massa, dans les Etats du duc de Modène. Des fidèles se groupent autour d’elle. Tout un parti actif, le parti jeune France, se forme. Il a, comme la Duchesse de Berry, le goût de la lutte et de la hardiesse, et n’est-ce pas une entreprise joliment chevaleresque que de combattre pour cette jeune veuve et pour son fils ? On trouve qu’à Holy-Rood règne une prudence trop timorée et l’on tourne ses espoirs vers Massa où souffle un belliqueux esprit d’initiative. On galvanise l’intrépidité de la Duchesse par d’éloquents rapports sur « l’état des choses » dans le Midi et en Vendée. Elle n’aurait qu’à y paraître pour soulever les régions contre l’usurpateur Louis-Philippe. On la presse de venir, ses troupes sont prêtes, ce sera une marche triomphale, le roi des Français sera jeté bas, et le roi de France montera sur le pavois.

Mon grand père, le comte de Montbel, dernier ministre des Finances de Charles X, était à Vienne. Il entretenait une correspondance active avec la Duchesse de Berry, qui lui témoignait grande confiance, pas au point toutefois de prêter une oreille fort attentive aux conseils de prudence qu’il lui prodiguait. Prêcheur de modération, il se savait peu écouté ; aussi ses craintes furent-elles plus vives que sa surprise quand il reçut de la Duchesse le billet suivant daté du 23 avril 1832 :

« Je viens seulement de recevoir, mon cher comte, votre rapport du 24 mars que j’ai trouvé et lu avec le plus grand plaisir. Croyez que j’apprécie bien le zèle dont vous ne cessez de me donner des preuves. Je regrette de ne pouvoir aujourd’hui vous écrire que quelques lignes. Quand vous les recevrez, notre sort sera décidé. Je pars demain, appelée par les royalistes de l’Ouest et du Midi. J’espère que Dieu bénira mes efforts et protégera la cause de mon fils. J’ai écrit à l’Empereur pour l’instruire de ma résolution. Je m’en rapporte à vous sur ce qu’il y aura à faire dans cette circonstance, si j’obtiens quelque succès. Peut-être cette nouvelle décidera-t-elle la Cour de Vienne à retirer son ambassadeur.

« MARIE-CAROLINE. »


C’est le 25 avril 1832 que la Duchesse de Berry s’embarque en un point désert de la côte sarde. Elle aborde le 28 avril tout à côté de Marseille, qui, suivant un vaste plan d’insurrection, devait se soulever le lendemain. Or, Marseille ne bougea point, l’échec fut complet. Ses fidèles adjurent la princesse de retourner en Italie. Elle n’y veut point consentir. Bravant tous les risques, elle gagne la Vendée où elle espère que la fortune lui sera moins rebelle qu’en Provence. De ci de là, on prend les armes pour elle, des combats ont lieu, mais la lutte est trop inégale, les troupes de Louis-Philippe trop nombreuses. Les légitimistes vendéens doivent renoncer à leur mouvement et la Duchesse de Berry est contrainte de se réfugier à Nantes où elle arrive le 9 juin 1832. Durant cinq mois, elle échappe aux diligentes recherches de la police et elle y aurait échappé longtemps encore, si Deutz, un misérable juif, auquel elle faisait imprudemment confiance, n’avait indiqué au Gouvernement sa mystérieuse retraite. Aussitôt la demeure est cernée par la troupe, mais la princesse a le temps de se dissimuler avec Mlle de Kersabiec, MM de Mesnard [1] et Guibourg dans une cachette pratiquée au fond d’une cheminée et masquée par une plaque de fer. Dans la pièce se postent deux gendarmes. Vers la fin de la nuit, engourdis par le froid, ils allument du feu. La plaque devient rouge. Asphyxiés, risquant d’être brûlés, la Duchesse de Berry et ses compagnons sont forcés de sortir de leur cachette et de se rendre. Quand on a vu ce réduit si étroit, on ne peut comprendre comment quatre personnes y demeurèrent entassées pendant seize heures et l’on admire leur indomptable énergie.

Le 16 novembre, la princesse est internée dans la citadelle de Blaye où, sans jugement aucun, le Gouvernement de Juillet la tint emprisonnée. Cet arbitraire ne fut pas sans soulever l’indignation, non seulement en France, mais à l’étranger. Chateaubriand s’écriait : « On prend donc la couronne du fils et on retient la mère en prison... Direz-vous que Madame a cherché à renverser l’ordre de successibilité à la couronne. C’est vous qui avez renversé cet ordre. Quel est le délinquant le plus audacieux, de celui qui attaque une succession de 36 mois de durée ou de celui qui interrompt une succession de plusieurs siècles... Il y a eu rébellion ? Oui ! rébellion contre rebelle. »

Le général Bugeaud était gouverneur de Blaye et le rôle qu’il y joua fait tache sur sa gloire militaire. Le rapport d’un médecin lui ayant appris que la Duchesse de Berry se trouvait sans doute en état de grossesse, il n’eut de repos ni de cesse d’en avoir confirmation. Médecins sur médecins furent convoqués. Bugeaud devint, comme on le surnomma par la suite, le « sage homme. » Il se mit à l’affût d’une constatation qui aurait amené le déshonneur de la Duchesse de Berry et comblé d’aise le Gouvernement qui la détenait.

Enfin, débordant de joie, il put mander au ministère : « J’ai trois cents livres de moins sur le cœur ! Je suis heureux ! Le but est atteint ! L’honneur du Roi et du pays est sauvé ! Tout favorise le trône de Juillet ! »

S’il exultait ainsi, c’est qu’il avait reçu de la Duchesse de Berry la lettre suivante :

« Général, pressée par les circonstances et par les mesures ordonnées par le Gouvernement, quoique j’eusse les motifs les plus graves pour tenir mon mariage secret, je crois devoir à moi-même ainsi qu’à mes enfants de déclarer m’être mariée secrètement pendant mon séjour en Italie. »

Le 10 mai 1833, la Duchesse donnait le jour à une fille qu’elle déclarait issue de son union légitime avec le comte Hector Lucchesi Palli.

Charles X, le Duc et la Duchesse d’Angoulême, le Duc de Bordeaux et Mademoiselle avaient quitté l’Ecosse pour s’établir à Prague où l’empereur d’Autriche leur donnait pour demeure le palais du Hradschin. Ce fut pour le vieux Roi exilé un coup bien cruel quand il apprit les événements de Blaye et les révélations de sa belle-fille la Duchesse de Berry. Quelle attitude allait-il avoir à son égard ? Elle était tutrice du Duc de Bordeaux et de Mademoiselle, les deux enfants qu’elle avait eus du Duc de Berry. En outre par l’abdication de Charles X et du Duc d’Angoulême, les droits au trône de France étaient passés au jeune Duc de Bordeaux et, de ce fait, si une nouvelle restauration se produisait, sa mère devenait régente du royaume. Cette régence, cette tutelle pouvaient-elles être compatibles avec le mariage secret que venait de contracter la princesse ? Elle manifestait l’intention de venir à Prague. Avant de l’y accueillir, Charles X ne devait-il pas exiger qu’elle lui communiquât l’acte authentique établissant son union avec le comte Lucchesi Palli ?

Pour ces diverses questions qui soulevèrent de pénibles incidents, le comte de Montbel servit d’intermédiaire entre Charles X et la Duchesse de Berry. Les pages qui vont suivre, extraites de son Journal inédit, relatent les péripéties curieuses, les heurts douloureux que provoqua toute cette affaire.

GUY DE MONTBEL.


JOURNAL DU COMTE DE MONTBEL


Vienne, 5 juin 1832.

Mme la Duchesse de Berry a fait remettre par M. de Dampierre une lettre à M. de Chateaubriand où elle le remercie de s’être si bien comporté envers elle et le Duc de Bordeaux ; elle le prie en outre d’aller plaider sa cause à Prague. Elle s’est mariée avec le comte Lucchesi [2] et aurait caché cette union jusqu’à la majorité d’Henri V, si les circonstances ne l’avaient contrainte à tout révéler. M. de Lucchesi est venue la joindre un moment dans la Vendée. (Pareille assertion est contraire à celle de M. Capelle arrivé de la Haye pour assurer que c’est dans cette ville même que Madame et M. de Lucchesi ont été réunis, ce dernier n’ayant point quitté son poste depuis le jour où il a été attaché à la légation.) La princesse chargeait M. de Chateaubriand de solliciter auprès de Charles X la conservation de son rang et de son titre de Duchesse de Berry. Madame demandait en outre par l’intermédiaire de son ambassadeur la permission au Roi d’aller à Prague. Voici ce qu’on m’écrit du Hradschin sur cette mission du grand écrivain.

Chateaubriand se mit donc en route pour la Bohême. Il atteignit Prague le 24 mai. Ce jour-là même, Charles X l’accueillit à dix heures du soir avec son habituelle bonté. Après avoir entendu la requête dont Chateaubriand était porteur, le Roi lui répondit que la Duchesse de Berry avait anéanti ses droits par son imprudence.

— Quant à la demande de venir à Prague, ajouta Charles X, si je ne considérais que les fautes de ma vie passée, je ne devrais point refuser à la Duchesse de Berry la plus grande indulgence, mais j’ai des devoirs de dignité et d’honneur à remplir envers mes enfants, envers ma situation, envers le pays et le souverain qui m’ont donné asile. Tout cela me fait une obligation de ne point me montrer indifférent à la conduite de ma belle-fille. Dites-lui que si, dans la suite, son frère [3] et le mari qu’elle s’est donné n’ont pas à se plaindre d’elle, c’est alors seulement qu’elle pourra demander à revoir ses enfants dont elle a tellement oublié la position. Du reste, elle n’est pas libre et je ne dois pas la condamner entièrement tant qu’elle se trouve en prison.

M. de Chateaubriand reconnut la sagesse et la vérité de ces paroles. Il s’informa pour savoir si le Roi avait un Conseil auquel il pourrait soumettre les plans qu’il avait préparés dans le dessein d’amener une Restauration.

— Adressez-vous à M. de Blacas, lui répondit Charles X, il a toute ma confiance.

Effectivement, M. de Chateaubriand se rendit auprès du duc et malgré le peu d’accord qui semble devoir exister entre deux personnages de caractères et de vues si opposés, il s’établit entre eux une sorte de conférence. Le vicomte annonça un rapport au Roi sur la situation de la France et sur les moyens d’en tirer avantage. M. de Blacas lui communiqua les résolutions de Charles X et les travaux que nous avions rédigés. M. de Chateaubriand écouta avec beaucoup d’attention, puis déchira les papiers qu’il tenait, en disant :

— Vous avez si bien fait que tout ce que j’ai à vous proposer actuellement est inutile.

Pendant son séjour à Prague, M. de Chateaubriand fut simple. Il se montra fort touché de la résignation du Roi et du grand sens de tout ce que le souverain lui dit. On remarqua surtout, — et je m’empresse de le noter avec joie, — l’aveu qu’il fit à plusieurs reprises que, pendant la Restauration, la France avait eu un seul ministre : Villèle. On trouva M. de Chateaubriand fort vieilli, fort changé, ses cheveux entièrement blanchis, son front soucieux, son ardeur très refroidie, sa conversation intéressante, mais peu active. On fut généralement satisfait de ses manières, excepté au moment où il fut reçu par le Duc de Bordeaux. En cet instant, le prince avait auprès de lui plusieurs personnes, parmi lesquelles M. et Mme de Cossé.

Tout à coup entre M. de Chateaubriand, il se précipite à genoux devant l’enfant et s’écrie :

— Vous êtes mon Roi ! C’est de vous que je viens prendre les ordres, de vous seul que je dois les recevoir !

Surpris par cette déclaration, l’enfant pâlit, se retourne et s’enfuit dans sa chambre, laissant M. de Chateaubriand à genoux et fort décontenancé. M. de Damas fit observer au grand écrivain qu’il eût mieux valu ne point soumettre à une semblable épreuve l’imagination d’un prince aussi jeune. On approuva le Duc de Bordeaux de s’être soustrait à l’embarras d’une scène aussi théâtrale. Le Roi et les siens convinrent de ne faire aucune observation sur ce sujet à l’ambassadeur de la Duchesse de Berry, à moins que lui-même ne leur en parlât. Il n’en dit pas un mot. Devant eux, il nomma toujours le jeune prince : M. le Duc de Bordeaux.

Il n’assista pas aux leçons, mais, le soir, le prince alla le trouver et lui dit :

— Monsieur de Chateaubriand, je désire que vous m’interrogiez sur l’histoire, en voulant bien faire attention qu’à mon âge l’étude de l’histoire porte essentiellement sur des faits.

Il répondit parfaitement à toutes les questions qui lui furent posées, et cette instruction étonna son examinateur.

— Je suis bien aise que vous soyez satisfait de mon savoir. J’ai pu ainsi vous donner une idée de ce que font pour moi ceux à qui mon éducation est confiée. A mon tour de vous interroger.

Avec beaucoup de grâce et d’intelligence, l’enfant fît causer M. de Chateaubriand sur son voyage à Jérusalem. L’auteur de l’Itinéraire, enchanté, s’anima dans ses récits. Le Duc de Bordeaux l’écoutait avec un profond intérêt. Cette très agréable soirée se passa à la satisfaction de tous.

Pendant le séjour de M. de Chateaubriand à Prague, eut lieu le jubilé pour l’exaltation du Pape. A l’exemple de la famille et de son gouverneur, le Duc de Bordeaux accomplit ses devoirs religieux. A cette occasion, les esprits étroits ne manquèrent pas de faire surgir leurs misérables préjugés, dignes tout au plus du misérable Constitutionnel.

— Pourquoi vous occupez-vous de telles niaiseries ? demanda à l’enfant son valet de chambre, homme dévoué mais sans éducation et d’une profonde ignorance, ayant les manières, le ton et la barbe épaisse d’un grenadier.

— Monseigneur, dit de son côté M. de Trogoff, j’aimerais vous voir plus souvent à cheval qu’à genoux.

M. de Trogoff est assurément un royaliste plein de zèle et de fidélité, mais, à ce point de vue, il adopte les théories du libéralisme. On ne veut point distinguer la religion sage et éclairée des pratiques minutieuses d’une dévotion mal entendue. On ne comprend point que la religion est le lien nécessaire unissant les peuples et les rois dans l’accomplissement de leurs mutuels devoirs, que c’est son affaiblissement et non son exagération qui a produit les révolutions dont nous avons été et dont nous sommes les victimes. Napoléon, dans la force de son intelligence, n’a-t-il pas courbé les fronts devant les autels ?

Influencé par des observations mal fondées, l’auteur du Génie du Christianisme demanda pourquoi on occupait M. le Duc de Bordeaux de pratiques, pourquoi il assistait à des processions. On lui répondit que celle du Jubilé était la seule à laquelle le prince se fût trouvé, il avait fait à cet égard ce que faisaient l’Empereur et les archiducs dans un pays où la population serait choquée, si les princes ne montraient pas leur respect pour la religion. Le Duc de Bordeaux, ajoutait-on, assistait une seule fois la semaine à la messe, le dimanche.

Ces idées fausses se sont inculquées d’une façon étonnante dans certaines imaginations. Lorsqu’il n’y eut plus de doute sur la désolante situation de Mme la Duchesse de Berry, lorsque l’arrivée de M. de Chateaubriand vint convaincre d’opiniâtres incrédulités, le duc de P... s’écria :

— Tant mieux ! Voilà qui va ajouter à la popularité de Madame. On ne pourra pas l’accuser d’être bigote comme le reste de sa famille.

Les princes doivent réformer les peuples par leur exemple. Malheur à leur couronne si l’irréligion était une condition de leur gouvernement. Ils seraient vite jetés bas, ou, s’ils restaient sur leur trône, ce serait au milieu des passions déchaînées, des convoitises sans frein, des désespoirs toujours prêts à l’émeute, à l’assassinat.

M. le Dauphin ne voulait pas recevoir M. de Chateaubriand en particulier. Il y consentit toutefois, mais il se borna à lui parler de choses générales. Ils furent mutuellement peu satisfaits l’un de l’autre.

Madame la Dauphine se trouvait alors à Carlsbad. Cette absence chagrinait M. de Chateaubriand ; il redoutait cependant la sévérité de cette infortunée princesse qui tient fortement à la vérité et se laisse peu influencer par le brillant de l’imagination. MM. de Trogoff et O’Hegerthy pressèrent Madame la Dauphine de bien accueillir le célèbre écrivain et de pousser la prévenance jusqu’à lui chercher un appartement à Carlsbad.

— Elle m’en parla, me dit la comtesse Esterhazy[4]. Elle craignait de nuire au Roi, en ne faisant pas tout ce qu’on lui indiquait. Je lui déclarai qu’effectivement, si M. de Chateaubriand ne pouvait opérer grand bien, il pouvait causer beaucoup de mal. Il convenait donc de le recevoir avec affabilité. En faveur de ses sentiments actuels, il fallait oublier sa conduite passée ; mais tout a des bornes : il n’était pas dans la dignité de Son Altesse Royale d’entrer dans les détails du logement.

— Vous avez parfaitement raison, répondit la Dauphine. Je ferai pour M. de Chateaubriand ce qu’on m’accuse de ne jamais faire pour ceux qui me contrarient ou que je n’aime pas : je l’écouterai tant qu’il voudra parler.

La comtesse Esterhazy me dépeignit tous ces événements auxquels elle assista. La princesse se montrait fort agitée à la pensée de cette visite et d’un entretien sur un sujet aussi pénible. Tout Carlsbad était en émoi. On savait l’arrivée prochaine de l’écrivain, chacun était curieux de voir les traits d’un homme qui a tant occupé la renommée. Précisément le jour où on l’attendait, les voyageurs affluèrent en grand nombre. Selon l’usage, des fanfares annonçaient le logement des nouveaux arrivants. Aussitôt, toute la population se précipitait, croyant aller au-devant de M. de Chateaubriand. Mais, hélas ! ce n’était jamais lui. La fatigue et le sommeil dispersèrent peu à peu foule et musiciens : aussi M. de Chateaubriand fut-il le seul des voyageurs à n’être pas accueilli au son des trompettes. Il n’apparut que le lendemain matin à six heure§. Pour avoir été suspendus, la curiosité et l’empressement n’en furent pas moindres. M. de Chateaubriand se vit entouré, suivi.

Parvenu chez la princesse, il se montra naturel et très respectueux. Les lettres dont Mme la Duchesse de Berry l’avait chargé étaient écrites au citron, il les chauffa lui-même ; et quand l’écriture eut apparu, il en fit lecture. Le billet à la Dauphine était long de deux pages. Madame n’y disait pas un seul mot de son mariage, n’entrait dans aucun détail sur sa situation. Elle déclarait que, pendant quelques mois, elle avait enduré des tortures morales extrêmement pénibles. « Vous avez été si tendre dans vos soins pour mes enfants, ajoutait-elle, que je vous les confie de nouveau. Je serai heureuse de vous revoir ; dans tous les cas, attendez-moi à Prague pour le règlement de mes affaires mêlées avec celles de mes enfants. »

M. de Chateaubriand fut aussi étonné que la Dauphine de ne trouver dans ces pages ni excuse, ni explication et qu’ainsi fût annoncée l’intention d’un retour dans une famille cruellement offensée. Toutefois, la princesse répondit et remit à M. de Chateaubriand un mot dans lequel elle dit à la Duchesse de Berry : « J’ai soigné vos enfants avec une vive affection. Je redoublerai, s’il se peut, de soins et de tendresse pour eux. Ma sœur, comptez sur mon intérêt. Je vous plains, vous êtes certainement bien à plaindre. »

Il était impossible de parler avec plus de bienveillance. Plus tard, quand le Roi vit la lettre, il fut très peiné.

— Si elle eût prononcé le moindre regret, dit-il, elle nous aurait touchés, mais je suis indigné qu’elle traite aussi légèrement le tort le plus grave qu’elle pût faire à sa famille.

M. de Chateaubriand resta trente-six heures à Carlsbad. Il y dîna avec la Dauphine, la comtesse Esterhazy et sa fille Marianne. Ses conversations furent intéressantes. En prenant congé de la princesse, il lui dit qu’elle seule pourrait ramener Henri V en France et il ajouta : « Y consentirez-vous ? » Cette demande fit sur Son Altesse Royale plus d’impression qu’elle n’en laissa paraître : — Je serai toujours dévouée, répondit-elle, à opérer tout ce qui pourra dépendre de moi pour l’avantage de mon pays et dans les intérêts de mon neveu. S’il était nécessaire, je me rendrais en France, mais jamais qu’avec les ordres du Roi et de mon mari.

— Je trouve l’établissement du Roi à Prague parfaitement digne d’une hospitalité de souverain, déclara M. de Chateaubriand. Au moment actuel, vous ne sauriez être mieux placés que dans les Etats de l’empereur d’Autriche, mais vous êtes trop éloignés de France pour y demeurer longtemps. Dans l’état des choses, il suffit d’une simple émeute pour ramener la légitimité à laquelle on songe incontestablement. Or, il faudrait sept jours pour vous avertir et sept autres jours avant votre arrivée. Dans cet intervalle, les esprits pourraient tourner.

— Alors, répondit la Dauphine, vous me feriez croire que nous sommes encore trop près. Si nous devions rentrer au milieu des chances d’une mobilité pareille, il vaudrait beaucoup mieux rester dans l’exil.

La première intention de M. de Chateaubriand était de passer par Vienne, mais, la Duchesse de Berry devant quitter la France vers le 10 juin, il voulait la joindre à Blaye avant son départ, ne se souciant guère d’aller à Palerme où doit se rendre la princesse en premier lieu. En conséquence, il renonça à son voyage à Vienne et quitta Carlsbad une heure avant l’arrivée du Duc de Bordeaux.

Avant que la famille royale fût prévenue de la venue à Prague de M. de Chateaubriand, le duc de Guiche en avait reçu avis. L’influence que la duchesse de Guiche a prise sur le Comte Choteck, grand burgrave de Bohême, amena ce seigneur à donner un grand diner en l’honneur de l’illustre écrivain. Celui-ci fut morose pendant cette réunion ; il n’y connaissait personne et, plus que tout autre, il a besoin d’être excité

Charles X a quitté Prague dernièrement. Il s’est rendu dans les environs à Buchtirad, château du grand-duc de Toscane, faisant partie de l’apanage du duc de Reichstadt. Le château est convenable, mais le pays, dénué de végétation, est extrêmement triste. Le manque de logement a servi de prétexte, me dit-on, pour ne pas emmener les fils du duc de Guiche. On espérait ainsi que cette famille rentrerait en France et délivrerait le Roi d’une opposition de tous les instants. Il n’en a rien été. La duchesse de Guiche a loué une maison avec jardin à Prague, où elle veut attendre le retour de la famille royale au Hradschin. Elle annonce également son projet de venir passer quelque temps à Vienne. Mme de Bouillé, elle aussi, a loué un appartement à Prague pendant l’absence de son mari qui s’est rendu en France pour des affaires de famille. Mme la duchesse de Gontaut, qui, pendant les succès d’opinion de la Duchesse de Berry, faisait de l’opposition et des projets pour ses gendres, est très montée contre elle et proteste contre son retour. Mlle Vachon [5], cette excellente institutrice, si parfaite dans tous ses sentiments, a le cœur envahi d’un grand enthousiasme pour le professeur Barande qui ne semble point répondre à cette flamme.

Je ne puis dire combien les petites intrigues, les rivalités et les intérêts mesquins qui entourent parfois Charles X, m’affligent. Évidemment, pareilles choses sont humaines, et on doit leur être indulgent, mais ne faudrait-il pas montrer d’autant plus de dévouement, de renoncement, qu’on se trouve auprès d’un Roi proscrit ? Quand je me trouvais à Prague, j’étais étranger aux diverses coteries et leur spectacle m’attristait.


Vienne, II juin.

Le prince de Metternich m’a montré un rapport du comte Apponyi, ambassadeur D’Autriche à Paris, relatif à Mme la Duchesse de Berry. Il m’a également communiqué les dépêches du comte Lebzeltern, représentant de l’Autriche à Naples. J’ai pris copie de ces diverses pièces, entre autres d’une lettre de la Duchesse de Berry à son frère le roi de Naples ; le texte en était communiqué par le comte Lebzeltern au prince de Metternich.

Voici, exactement reproduite, la teneur de cette lettre qui ne porte pas de date :


« Mon très cher frère.

J’ai été bien peinée de ne pouvoir vous donner de mes nouvelles depuis si longtemps. Ayant acquis la triste certitude que plusieurs lettres à mes chers enfants et à Madame la Dauphine, avaient été arrêtées par le Gouvernement, quoiqu’il n’y fut presque question que de ma santé et fort peu de toutes les souffrances morales qui ne m’ont pas été épargnées, je profite d’une occasion unique qui se présente pour vous ouvrir mon cœur et vous faire une confidence que mon devoir pour mon fils me faisait un devoir de taire jusqu’à sa majorité.

« Je voulais tout pouvoir tenter pour lui, courir tous les dangers, et si je ne suis pas assez heureuse pour avoir réussi à faire le bonheur de la France, en lui ramenant son Roi légitime, j’ai du moins la consolation de n’avoir pas démenti le sang qui coule dans mes veines. C’est M. de Lucchesi qui vous remettra cette lettre. Déjà, il avait des droits à votre reconnaissance par les services qu’il a pu vous rendre, ainsi qu’à votre Gouvernement. J’espère que vous lui accorderez toute votre amitié, quand vous saurez les liens qui m’unissent à lui et qu’en me consacrant sa vie, il contribuera à mon bonheur. C’est vers la fin de janvier de l’année dernière que j’ai contracté avec lui un mariage secret. Nous nous sommes retrouvés dans le courant de l’été dernier. Les motifs exprimés dans ma déclaration du 22 février, m’ont forcée à faire connaître mon mariage. Je me suis toujours refusée à nommer le nom de mon mari, désirant vous l’apprendre d’abord ainsi qu’aux miens.

« Le vicomte de Chateaubriand est parti avec des lettres de moi pour Prague, afin d’en donner connaissance au Roi et à ma famille. Un événement qui ne peut tarder me forcera à nommer ostensiblement mon mari, mais du moins vous serez prévenu. Faites-moi le plaisir, en embrassant ma chère maman, de lui en faire part ainsi qu’à votre femme et à mes chers frères et sœurs. Si je puis enfin obtenir ma liberté, ma santé qui est fort délabrée me fait vivement désirer d’aller, pour me remettre, passer quelque temps en Sicile, avant de vous voir et d’aller enfin rejoindre mes chers enfants. Voilà l’objet unique de mon ambition et de tous mes vœux, après tant d’infortune et de malheurs. Je serai heureuse de retrouver un frère et une famille que j’ai toujours si tendrement aimés.

« Croyez, mon cher frère, à toute l’amitié de votre affectionnée sœur et amie.

« CAROLINE. »


Vienne, 20 juin.

J’ai diné chez le prince de Metternich dans sa demeure du Rennweg. En dehors des Metternich, il n’y avait que le prince Paul Esterhazy, qui repart demain pour son ambassade de Londres. Nous avons parlé de l’Angleterre et des correspondances de M. Neumann. Dans une de ses dépêches se trouve le trait suivant. M. O’Connell a invité des Irlandais à dîner, en leur écrivant : « Je vous engage à venir chez moi, mais, vu la triste situation où nous sommes, je ne vous offrirai que du bœuf et des pommes de terre. — J’accepte, a répondu un des Irlandais, avec d’autant plus de plaisir que j’avais ordonné chez moi le même dîner, au bœuf près. » Malheureuse Irlande !

On me cite un joli mot du prince de Ligne. Un jour, le comte Hoyos se mit à bâiller devant lui : « C’est précisément ce que j’allais vous dire, » s’écria le prince sur un ton narquois. Peut-on déclarer d’une façon plus spirituelle à quelqu’un : « Si je vous ennuie, vous m’ennuyez pareillement. »


Buchtirad, 29 juillet.

Je pars pour Prague le 25 avec le jeune Pina et M. de Grasse, officier de la garde royale, fait lieutenant-colonel du 4e de hussards, lors de la campagne d’Alger. A la première poste, nous trouvons le vicomte Sosthène de la Rochefoucauld, enfoncé dans une lourde voiture, remplie de sabres, de pistolets, de tromblons, ayant l’air d’un véritable arsenal. Après une marche de trente-sept heures, par un temps magnifique, mais très poudreux, nous arrivons à Prague vers onze heures du matin. Ne trouvant pas de place à l’hôtel du « Schwarzen Ross, » nous nous rendons à « l’hôtel des Bains. » J’y rencontre M. de Calvimont avec qui je pars pour Buchtirad. Ce jeune homme, fils adoptif de M. Lynch, vient de Paris, porteur de plusieurs lettres où l’on réclame contre les changements opérés dans l’éducation de M. le Duc de Bordeaux.

M. de Calvimont a des sentiments purs et honorables avec de bonnes intentions, mais, dans ce qu’il me dit sur son voyage, j’ai remarqué certaines de ces petites préventions auxquelles se laissent aller ceux de nos compatriotes qui ne sont jamais sortis de chez eux.

Nous montâmes toute la hauteur du Hradschin et, après avoir suivi l’avenue de Prague pendant près de deux heures, nous tournâmes à gauche pour prendre une longue allée de grands arbres fruitiers qui nous conduisit au château de Buchtirad. Los dehors de cette demeure sont tristes, délabrés ; on voit que depuis très longtemps c’est une habitation abandonnée. Le jardin a des proportions trop petites pour être appelé un parc. Le château est entouré de champs, des troupeaux bêlent sous les fenêtres. Soir et matin, les bœufs font entendre leurs mugissements auxquels se mêlent les cris aigus des oies ou des canards qui prennent leurs ébats dans l’étang voisin. Ce caractère agreste et par suite fort paisible ne déplaît nullement à la famille royale. En écrivant ces lignes, aujourd’hui 29 juillet, je fais involontairement le parallèle des troubles, des clameurs d’émeute dont nous étions entourés, il y a trois ans, au château des Tuileries avec le calme bucolique et le silence de Buchtirad.

Mon compagnon de voyage et moi cherchâmes un abri dans le village. Nous trouvâmes, avec peine, dans une auberge, une chambre habitable où le lit n’offrait d’autre couche que de la paille sans draps. En semblable occasion, on n’est pas difficile. Je me disposais donc à m’établir là, mais, dès qu’au château on sut mon arrivée, on envoya quérir mes effets et on me dressa un lit dans la bibliothèque de M. le Duc de Bordeaux. Je partis aussitôt pour me rendre auprès de la famille royale. La première personne que je rencontrai fut le duc de Lucques. Je lui en témoignai mon étonnement, le croyant déjà parti pour l’Italie.


Buchtirad, 5 août.

M. de Caraffa m’a envoyé la pièce suivante :

Rapport sur l’arrivée de Mme la Duchesse de Berry à Palerme.


Naples, 15 juillet 1833.

Son Altesse Royale Mme la Duchesse de Berry est arrivée le 5 du mois courant à 11 heures du matin dans la rade de Palerme et, vers les 5 heures du soir, elle a quitté le bord de la frégate française l’Agathe pour se rendre en ville où, suivant les ordres préalables du Roi, lui furent rendus les honneurs et marques de distinction que réclament son haut rang et sa qualité de sœur de Sa Majesté.

Le 4 de ce mois, était arrivé à Palerme, venant de Toulon, le brigantin l’Actéon, envoyé à la recherche de la susdite frégate. Dès que celle-ci fut en vue de Palerme, le brigantin se porta à sa rencontre, puis les deux navires vinrent jeter l’ancre dans la rade.

Le duc de San Martino, directeur du ministère d’Etat auprès du comte de Syracuse [6], lequel est lieutenant-général en Sicile, fut aussitôt envoyé par son prince à bord de l’Agathe pour complimenter Mme la Duchesse de Berry. Le duc de San Martino devait en outre chercher habilement à savoir si le général Bugeaud avait reçu ordre de réclamer un reçu en forme constatant le débarquement de la princesse royale. Dans ce cas, le duc de San Martino aurait dû combiner avec le général le moyen terme que le Roi, notre maître, voulait faire adopter.

Le duc prénommé, conduisant avec lui les autorités sanitaires, se dirigea donc vers l’Agathe. Après avoir fait remplir toutes les formalités voulues, il monta à bord et félicita l’auguste voyageuse au nom de son royal frère. Ayant agréé ses hommages, Son Altesse Royale l’assura qu’elle et sa suite se trouvaient en excellente santé, puis elle manifesta son intention de descendre à terre, vers les 5 heures de l’après-midi, afin d’éviter la grande chaleur du milieu du jour. Elle vit encore que le général Bugeaud, à propos duquel elle laissa percer une certaine indignation, comptait repartir sur-le-champ avec le brigantin. Le duc de San Martino alla donc s’entretenir avec le général, qui ne lui fit aucune allusion au reçu mentionné plus haut et qui exprima son regret d’être obligé de partir immédiatement. Il pria donc le duc d’offrir ses excuses au prince lieutenant-général sur ce que les circonstances l’empêchaient d’aller se faire présenter à Son Altesse Royale, le comte de Syracuse.

A peine le duc de San Martino était-il revenu à terre pour rendre compte à son prince de sa mission, que le Consul français demandait de vive voix au prince de Campo Franco, ministre secrétaire d’Etat près le lieutenant-général, un document prouvant l’arrivée de Mme la Duchesse de Berry et des personnes de sa suite nominativement désignées. On discuta un moment, puis on convint que les choses suffiraient ainsi. Le général ferait savoir l’arrivée de la princesse royale par une lettre confidentielle au prince de Campo Franco, lequel répondrait, sous la même forme, pour remercier de cet avis et pour attester le débarquement de Son Altesse Royale.

Madame la Duchesse, à peine cinq heures venaient-elles de sonner, se rendit à terre dans un canot. La frégate et le brigantin qui, déjà au moment de l’entrée en rade, avaient procédé au salut d’usage, firent, étant pavoisés, entendre une salve royale à l’instant du débarquement. Les forts de Palerme répondirent. Arrivée sur la plage, Son Altesse Royale monta avec quelques personnes de sa suite dans un carrosse que son royal frère lui avait spécialement envoyé et, pour embrasser ce frère, elle se rendit au palais où lui avait déjà été réservé un appartement. Ensuite, la princesse, se souvenant que l’air d’une région voisine de Palerme, dite « l’Oliveraie, » avait jadis été très favorable à sa santé, y prit une maison appartenant au prince de Butera pour y diner et pour y passer la nuit.

Le général Bugeaud repartit pour Toulon vers six heures du soir, à bord du brigantin l’Actéon, aussitôt qu’il eût reçu réponse à sa lettre.


Buchtirad, 6 août.

Le prince de Metternich vient d’écrire au duc de Blacas. Comme moi, il a reçu le rapport de M. de Caraffa qui toutefois lui ajoute le paragraphe suivant :

«... En me chargeant de cette communication pour Votre Altesse, le prince de Cassaro [7] m’ordonne, de la part du roi de Naples, de solliciter la puissante intervention de Sa Majesté l’Empereur auprès du roi Charles X, en faveur de la malheureuse Duchesse de Berry. D’ailleurs, le Roi, mon maître, va s’adresser directement à lui pour obtenir tout ce qui pourra adoucir la position de la princesse. »

Je me suis entretenu de cette demande avec Charles X. Il croyait d’abord qu’il s’agissait de fournir à Madame des moyens pécuniaires et, malgré l’exiguïté de ses ressources, il se montrait prêt à secourir la mère du Duc de Bordeaux. Je lui fis alors remarquer que, vu sa position comparée à celle du roi de Naples, il était impossible que Madame et son frère eussent la pensée de demander de l’argent. Ce qu’elle désirait sans doute, c’était la conservation de ses titres et de son rang. La chose paraissait d’autant plus plausible que, d’après nos dernières nouvelles communiquées par la princesse de Beauffremont, Madame est traitée par la Cour de Naples comme Duchesse de Berry. Elle en porte le nom. M. de Lucchesi est auprès d’elle à l’instar d’un grand maître et non d’un mari. Elle croit pouvoir assimiler sa situation à celle de Marie-Louise, qui est restée archiduchesse et duchesse de Parme, quoiqu’elle eût épousé le comte Neipperg. La question n’est point la même. L’union de Madame a été proclamée publiquement par elle, son enfant a été enregistré aux yeux de chacun comme issu d’un mariage avec le comte Lucchesi Palli. Toutes ces manifestations tellement ostensibles lui permettent-elles maintenant d’envelopper ses nouveaux liens dans un secret qui l’autoriserait à conserver son titre et son rang ? Charles X m’a répété qu’il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour la mère de ses petits-enfants, mais il ne pouvait la recevoir actuellement sans de très graves inconvénients pour les siens. Il voulait s’en remettre au temps pour effacer de trop funestes impressions. Quoi qu’il en soit, la famille royale s’effraie en pensant que la princesse pourrait arriver prochainement.

— Je ne veux pas me trouver au milieu de semblables scènes, m’a dit le Dauphin [8]. Si elle vient, je me hâte de partir, rien ne me retiendrait ici.

Mme la Dauphine [9] s’alarmait à la pensée que ses neveux pourraient lui être enlevés par leur mère. Je cherchai à calmer ses craintes, mais, malgré tout, elle voulut que j’écrivisse à M. de Metternich. Je l’ai fait en demandant que l’Empereur rassure l’infortunée princesse, qu’il explique l’impossibilité pour Mme la Duchesse de Berry de soustraire ses enfants à la protection et la tutelle de Charles X. J’attends une réponse incessamment.


Buchtirad, 18 août.

L’Empereur et l’Impératrice sont arrivés le 16 à Prague. Mme la Dauphine est allée diner avec eux. Ils lui ont demandé de les venir voir aussi souvent qu’elle voudrait. Aujourd’hui, dans la matinée, toute la famille royale quittait Buchtirad, emportée par un équipage hélas ! bien modeste. Le roi et ses enfants se rendaient ainsi chez l’Empereur pour déjeuner. A leur retour, le Duc de Bordeaux vint me raconter cette visite dont il est enchanté. Avec un enthousiasme charmant, il me vanta l’amabilité de l’Impératrice et la bonne chère qu’il avait faite. A cette réunion se trouvaient, outre les souverains d’Autriche et la famille royale, le roi de Saxe et le prince de Mecklembourg. Le Duc de Bordeaux a eu les plus grands succès.

J’ai employé mon temps à diverses écritures.


Buchtirad, 20 août.

M. de Milanges vient d’arriver portant une lettre du roi de Naples pour Charles X et deux lettres de la Duchesse de Berry, l’une destinée à la Dauphine, l’autre au Roi. La seconde est ainsi conçue :

« Mon cher Papa. — Je vous prie de me conserver votre affection comme à une fille qui vous est attachée et soumise. Je conviens que j’ai eu tort de ne pas vous faire connaître ma conduite. Je n’ai été dirigée que par le désir de servir les intérêts de mon fils. Ce n’est que des souffrances morales très grandes qui m’ont arraché un secret que je voulais garder. Je n’ai pu faire parvenir qu’avec peine une lettre au vicomte de Chateaubriand. Les nœuds secrets que j’ai formés n’ôtent rien à mon attachement pour vous tous.

« Votre très respectueuse et soumise fille,

« MARIE-CAROLINE. »


M. de Milanges vous remettra ma lettre. Je n’ai pas besoin de vous le recommander.

Voici maintenant le texte de la lettre que le roi de Naples adresse à Charles X :

« Monsieur mon frère et oncle, je m’empresse de porter à la connaissance de Votre Majesté que ma sœur la Duchesse de Berry, après un heureux voyage, est arrivée à Palerme en parfaite santé le 5 de ce mois.

« Quoique je n’ignore pas qu’à la suite de ces derniers événements fâcheux, elle n’ait pas fait usage de cette franchise et d’une entière confiance que Votre Majesté avait droit d’attendre d’elle, je compte pourtant tout à fait sur le tendre intérêt et sur la bienveillance toute paternelle que Votre Majesté lui a prouvés dans toutes les occasions pour douter que Votre Majesté ne veuille pas continuer à la regarder avec les mêmes sentiments de bonté.

« Dans cette persuasion, je ne puis pas refuser à la Duchesse de Berry, comme ma sœur, d’appuyer la demande qu’elle a faite à Votre Majesté de rejoindre sa famille à Prague. Bien que l’adhésion de Votre Majesté puisse lui apporter un soulagement à ses malheurs et lui conserver sa dignité et ses rapports en famille, mes sollicitations sont néanmoins soumises aux vues toujours justes et sages que Votre Majesté croit (bonnes) pour son intérêt et ses raisons politiques.

« Aussitôt que j’appris son débarquement en Sicile par ses lettres, je lui fis remarquer le tort qu’elle avait à réparer auprès de Votre Majesté et auprès de Son Altesse Royale Monsieur le Dauphin. Elle m’a répondu que son état de détention à Blaye lui interdisait toute correspondance particulière, devant remettre ses lettres ouvertes au Gouvernement, et que, pour cette raison, elle avait dû recourir au seul moyen en son pouvoir de faire à Votre Majesté par une communication verbale les demandes en question. Elle m’assure en outre d’envoyer à Prague le baron de Milanges pour faire connaître à Votre Majesté tous les détails de ces derniers événements et lui en donner aussi toutes les explications.

« Comme elle m’a montré son empressement de se rendre auprès de ses enfants, j’ai cru devoir lui conseiller ne pas s’éloigner de mes États jusqu’à ce que Votre Majesté lui ait fait parvenir ses ordres et avant d’obtenir le consentement de Sa Majesté l’Empereur d’Autriche de lui permettre de séjourner dans ses Etats, devant en même temps en informer le Gouvernement français pour éviter de nouvelles appréhensions.

« Ces démarches m’ont été conseillées par le respect que la Duchesse de Berry doit à Votre Majesté, pour les égards qu’elle doit plus que jamais à son rang et à sa famille et par d’autres raisons de bienséance et de politique.

« Je me fais un devoir d’en informer Votre Majesté pour les déterminations que sa haute sagesse croira devoir prendre dans les circonstances où se trouve maintenant placée ma sœur.

« Je réitère à Votre Majesté les assurances de mon estime et de mon profond respect avec lesquels je suis,

« Monsieur mon frère et oncle,

« le très affectionné frère et neveu.

« FERDINAND. »


Naples, ce 2 août 1833.

Enfin, voici quelques-unes des phrases que contient la lettre de Mme la Duchesse de Berry à la Dauphine.

« Ma chère sœur, je vous ai toujours regardée comme une amie, une mère. Je n’aspire qu’au bonheur d’être auprès de vous et de mes enfants. M. de Milanges vous remettra une lettre de moi pour le Roi. Nulle main plus sûre pour obtenir mon pardon : vous le supplierez de me pardonner mes torts... Je vous ai écrit, mais Philippe [10] a arrêté mes lettres... J’ai été reçu avec tendresse par mon frère qui jouit d’une très grande estime en Sicile. Il a voulu que j’allasse à la procession de sainte Rosalie... Pas de spectacles, ni de bals. Loin de vous, je n’ai pas le cœur aux fêtes... Mme de Beauffremont, son mari, M. de Mesnard se mettent à vos pieds, ils sont bien empressés de vous revoir... Toutes les dames viennent chez moi en robe de Cour. Je compte sur votre amitié. M. de Lucchesi sera un excellent serviteur d’Henri V. »

Notre journée à Buchtirad se divise très régulièrement. Les heures de réunion sont exactement fixées ; le reste du temps, chacun est libre. J’ai de fréquents entretiens avec Charles X, je fais parfois une promenade avec le Duc de Bordeaux et je visite Mademoiselle pendant ses leçons de peinture. Si les jeunes princes n’étaient que de simples particuliers, on les remarquerait pour leur esprit, leur vive intelligence, la grâce de leurs manières. Or, à cette impression s’ajoute la pensée qu’on a devant soi les derniers descendants d’une longue suite de rois et de la plus illustre famille de l’Europe. Le Duc de Bordeaux soutiendra bien le rôle que lui réserve la Providence, quel qu’il soit, car il est élevé à ne craindre ni le danger, ni la souffrance. Sa vivacité est charmante, son humeur pleine de gaieté. Dernièrement un cheval lui donna à la jambe un coup de sabot. Cela le contraignit pendant quelque temps à sauter sur un pied pour aller de côté et d’autre, mais cette petite mésaventure ne lui enlevait nullement son joyeux entrain, au contraire.

Je vois ici beaucoup de Français qui viennent offrir leurs hommages à Charles X. On peut sans bassesse courtiser la majesté du malheur. Depuis plusieurs jours, nous avons le chancelier, marquis de Pastoret [11]. Il n’a pas craint, malgré ses soixante-dix-huit ans, d’entreprendre un long voyage pour visiter son Roi. Leur entrevue a été bien touchante.

Dans ses longues conversations avec moi, Charles X me raconte sa vie. Il met dans ses narrations une sincérité entière, j’allais dire une candeur exquise. En effet, le Roi ne montre aucun amour-propre à dissimuler ses fautes et aucune amertume en parlant de celles des autres. Je recueille avec soin tant de précieux souvenirs.


Buchtirad, 22 août.

Le 19, le roi de Saxe est venu à Buchtirad au moment du dîner. Il a l’air très vieux, très cassé. Il portait son chapeau pendu à la ceinture. Ses paroles étaient empreintes d’une affection réelle pour la famille royale. Le 23, Charles X reçut la visite du prince co-régent de Saxe, qui a pour femme une sœur de l’archiduchesse Sophie ; toutes les deux sont également de haute taille.

L’autre jour, après l’arrivée de M. de Milanges, je reçus une lettre de M. de Caraffa m’annonçant son départ pour Kônigswart et le désir de me faire une communication dès son retour. Le surlendemain, comme il m’en priait, je me rendis à Prague pour le joindre. Il me donna connaissance d’une longue et confidentielle dépêche du prince de Cassaro. Voici en substance ce qui est dit dans cette pièce.

Au moment où elle débarquait à Palerme, le roi de Naples écrivit à la Duchesse de Berry, lui disant que Charles X voulait avoir des notions précises sur sa situation. Elle répondit qu’elle allait partir de Palerme pour Naples, afin de donner à son frère tous les renseignements voulus. De là, elle comptait se rendre à Prague où elle était fort pressée de revoir ses enfants et où elle fournirait à Charles X les explications nécessaires. Le roi de Naples lui écrivit alors qu’elle ne devait pas faire ce voyage sans l’autorisation de Charles X ; par respect, elle ne devait rien décider contre ses intentions, or il ne les avait pas encore manifestées, elle devait donc attendre de les connaître. La Duchesse se rendit à ces raisons et il fut décidé qu’au moyen de lettres dont M. de Milanges serait porteur, Madame ferait demander à Prague la permission de se mettre en route. Mais, tout à coup, survint M. de Choulot, qui insista fortement auprès du roi de Naples pour qu’il s’employât sans retard à obtenir une autorisation qui importait à l’honneur de la Duchesse de Berry.

L’aspect des choses se modifia aussitôt et le prince de Cassaro, porte-parole de son maitre, le roi de Naples, s’exprime à peu près en ces termes dans sa dépêche à M. de Caraffa : Que répondre à la Duchesse de Berry qui veut revoir ses enfants ? Peut-on s’y opposer, peut-on encourir le reproche de continuer en Sicile la détention de Blaye en s’opposant au désir d’une mère ? Peut-on en quelque sorte contribuer à des mesures dont la rigueur déshonorerait la Duchesse de Berry, si, ce que nous prévoyons avec crainte, cette princesse venait à s’enfuir ? Quel embarras ne créerait-elle pas alors au roi de Naples dont elle s’éloignerait comme d’un persécuteur, à l’Empereur dont elle franchirait les frontières malgré lui, à Charles X chez lequel elle arriverait contre sa volonté ? Nous devons éviter pareille chose, écrit le prince de Cassaro à M. de Caraffa, faites donc communication de ce que je vous adresse au prince de Metternich et au comte de Montbel. Au premier pour qu’il obtienne l’agrément de l’Empereur, au second pour qu’il fasse aboutir cette demande auprès du Roi, son maître.

Je rapportai fidèlement tout cela à Charles X, qui composa aussitôt une lettre pour le roi de Naples. Je tiens à en citer quelques fragments. Après avoir dit qu’il est prêt au pardon envers la Duchesse, le Roi, abordant la question du voyage à Prague, ajoutait :

«... Mais j’ai des devoirs à remplir auprès de mes petits-enfants. Ils ne connaissent encore que l’arrestation de leur mère, sa captivité, sa libération et son heureuse arrivée en Sicile. Je leur dois, je me dois à moi-même de ne pas leur laisser ignorer qu’elle a contracté de nouveaux liens, et pour leur en parler il m’est indispensable que l’acte qui constate son mariage soit entre mes mains. C’est un fait qui doit être public, puisque les conséquences en sont publiques. La morale le veut, l’honneur de notre famille l’exige. Je consens à oublier le passé, mais le présent ne peut rester dans un doute offensant pour la sœur de Votre Majesté, et trop douloureux pour moi et mes enfants. Je demande cet acte à la Duchesse de Berry, qu’elle me l’envoie... Dès que j’aurai cette pièce qui m’est indispensable, je ferai connaître la vérité à mes petits-enfants. Je pourrai leur parler de leur mère et agir ensuite de concert avec Votre Majesté et avec l’Empereur pour qu’elle puisse revoir ses enfants. »

Charles X annonçait ensuite au roi de Naples que cette lettre lui serait remise par moi et que j’en porterais une autre à la Duchesse de Berry.

Les choses en étaient là, quand, tout à coup, M. de Caraffa me fit prévenir par un exprès que des dépêches réclamant une prompte décision venaient d’arriver. Il me priait de me rendre sur-le-champ auprès de lui. Je partis immédiatement. C’était le 25. J’arrive à Prague, et Caraffa me raconte qu’un courrier lui a été expédié par le prince de Cassaro. Malgré toutes les exhortations de son frère, la Duchesse de Berry s’est rendue à Naples et là elle déclara qu’elle allait partir sur-le-champ pour Prague. Malgré les remontrances de Ferdinand II, malgré la douceur, malgré l’énergie, tout fut inutile. La Duchesse de Berry inébranlable dans ses résolutions a déjà dépêché le comte de la Ferronnays pour la précéder.

Je dus informer de tout cela la famille royale. Le 26, à huit heures du matin, je m’étais rendu chez la Dauphine. Je la trouvai portée à l’indulgence et à la conciliation. Quant au Dauphin, il répétait : « Si elle vient, je m’éloigne aussitôt.» Le Roi apparut, tenant une lettre à la main. Il était on ne peut plus agité. La veille au contraire, j’avais remarqué son accablement.

— Partez immédiatement dans ma voiture, me dit-il, et portez ce billet à l’Empereur. Je suis résolu à ne pas recevoir la Duchesse de Berry qu’elle n’ait rempli les conditions exigées par moi.

Je me mis en route pour Prague, à neuf heures du matin. Sur le chemin, je croisai le prince et la princesse de Saxe se rendant à Buchtirad. C’était le premier beau jour. Je débarque au palais pour demander le comte de Crenneville auquel je communique mon désir de voir l’Empereur. Il part aussitôt à travers le dédale des corridors. Quelques minutes après, il revient et me dit :

— L’Empereur vous prie de rester à diner. Après, il vous donnera audience. Quoique tout son temps soit pris, Sa Majesté a déclaré qu’elle vous tenait en trop grande affection pour vous faire attendre.

A table, je suis placé entre la comtesse Lazanski et la comtesse Weveld. Dans l’assistance, je reconnais le colonel Appel, aide de camp de l’Empereur, et plusieurs chambellans avec lesquels j’ai des relations. Il y avait aussi le grand-maître du roi et des princes de Saxe. Le diner achevé, je suis introduit. L’Empereur me parle d’abord des manœuvres dont il est enchanté, puis :

— Je sais le motif de votre venue, me dit-il, car j’ai vu M. de Caraffa. Hier au soir, m’est arrivé un courrier de Vienne envoyé par Metternich pour me remettre des dépêches de Lebzetltern [12] qui a tout fait pour empêcher le départ de M. de la Ferronnays. On voulait que celui-ci vînt auprès de moi sans voir le Roi ; or mon premier soin aurait été de l’adresser immédiatement à Charles X, dont la volonté dans toute cette affaire deviendra la mienne. Il décidera comme il l’entend. J’ai envoyé à Seldnistsky [13] ordre de laisser entrer la Duchesse de Berry dans mes Etats, de la retenir à Trieste, à Udine ou bien dans quelque autre ville de province, mais de ne point la laisser arriver jusqu’au Roi sans l’autorisation de celui-ci. Toutefois, elle pourrait parvenir à son but sous un déguisement ; il faut y prendre garde, car Charles X doit être maître chez lui. Ce qu’il exige, je l’exigerais de la même manière. C’est absolument indispensable sous le rapport de l’honneur, de la morale, des intérêts. L’acte que réclame le Roi, il a raison de le réclamer. En tout ceci, il faut penser à l’avenir du Duc de Bordeaux, qui doit monter un jour sur le trône de France. Je trouve qu’on a commis des fautes pour l’éducation du jeune prince. Vous et moi, me dit-il avec bonhomie, pouvons en ces matières agir à notre guise, mais il n’en va pas de même pour la famille royale proscrite.

Cet entretien avec l’Empereur dura une heure. Sa Majesté me traita avec une grande bonté. Je lui donnai toutes les explications qu’elle me demanda, lui communiquant les lettres de Charles X au roi de Naples et à la Duchesse de Berry, ainsi que celle de Mme la Dauphine.

— Remerciez le Roi, ajouta l’Empereur, de la confiance qu’il me témoigne. Je vois comme lui dans cette affaire. Mme la Duchesse de Berry n’approchera point de Prague sans son agrément. Si elle arrivait à l’improviste, il pourrait lui fermer sa porte. Quand vous verrez Seldnitsky, convenez avec lui de tout ce que vous jugerez utile et convenable.

Après cette audience et une conversation avec le chargé d’affaires de Naples, je revins à Buchtirad.

Avant les révélations que M. de Caraffa me fit le 25, Charles X avait composé pour le roi de Naples une lettre dont j’ai reproduit plus haut un extrait. Le nouvel état des choses lui en dicta une autre ainsi conçue :


« Monsieur mon frère et neveu,

« J’avais répondu avec empressement à la lettre par laquelle Votre Majesté réclamait le tendre intérêt, la bienveillance paternelle que j’avais montrés dans toutes les occasions à la Duchesse de Berry dont elle reconnaît toutefois le défaut de franchise et les torts à mon égard. Votre Majesté ajouta qu’elle avait conseillé à cette princesse de ne pas céder à son empressement, de ne point se rendre à Prague avant qu’elle eût reçu mes ordres et le consentement de l’Empereur.

« Je répondrai que je verrai toujours dans la Duchesse de Berry la veuve d’un fils qui m’était bien cher, la mère de mes petits-enfants et enfin la sœur de Votre Majesté, mais qu’avant de lui permettre de se rendre à Prague, j’avais un devoir sacré d’honneur et de conscience à remplir envers moi, envers Votre Majesté, envers la Duchesse de Berry elle-même. Dans ses intérêts véritables, dans les intérêts de ses enfants, j’exigeais la régularisation la plus complète et la plus authentique d’une situation à laquelle une malheureuse publicité ne peut permettre de s’envelopper désormais dans un mystère qui serait honteux et coupable. Afin d’amener une prompte solution sur une situation qui touche si directement à l’honneur de notre famille, j’avais ordonné au comte de Montbel qui possède ma confiance et celle de la Duchesse de Berry de se rendre auprès de Votre Majesté pour s’entendre avec elle sur les moyens de terminer honorablement et sans bruit cette malheureuse affaire en conciliant autant que possible les affections et les devoirs. Dans le moment où cet envoyé recevait mes derniers ordres, il a été prévenu par M. de Caraffa de la détermination que la Duchesse de Berry venait de prendre pour son départ immédiat, avant même que les demandes de Votre Majesté et les siennes me fussent parvenues.

« Je n’ai pu qu’être profondément affligé que, cédant à des conseils aussi pernicieux que déraisonnables, la Duchesse de Berry ait abandonné l’asile que les circonstances actuelles rendaient seul convenable pour elle, oubliant les égards qu’elle devait à Votre Majesté aussi bien que ses torts envers moi et sa famille. Sa conduite actuelle ne changera rien à mes résolutions. Après m’être entendu avec l’Empereur, je ne consentirai à la recevoir que lorsque les conditions que j’exigeais seront remplies. La régularisation de la situation de la Duchesse de Berry est un intérêt qui nous est commun. Je compte que Votre Majesté me secondera dans tout ce qui dépendra d’elle pour l’accomplissement de semblables devoirs. Pour que Votre Majesté connaisse complètement ma pensée, je lui envoie ci-joint la lettre dont j’avais chargé le comte de Montbel. »

CHARLES.


Buchtirad, 2 septembre.

Le Roi persiste à vouloir m’envoyer au-devant de Mme la Duchesse de Berry. Cette démarche m’est infiniment pénible, mais je ne puis faillir à ce nouveau devoir. Voici les instructions écrites que Charles X me donne :

« Quoique des communications diplomatiques m’aient annoncé que la Duchesse de Berry allait incessamment partir de Naples pour se rendre à Prague, je ne puis croire qu’elle n’ait pas attendu l’autorisation qu’elle a sollicitée de moi et ma réponse aux dépêches du Roi, son frère. Dans tous les cas, le comte de Montbel se rendra près de cette princesse là où elle se trouvera, il lui remettra la lettre que je lui adresse, il lui expliquera mes intentions positives et irrévocables. Il s’attachera à lui persuader que ce que j’exige d’elle m’est dicté non par le ressentiment du profond chagrin qu’elle m’a causé, mais par ses intérêts les plus réels et les plus précieux et par ma conviction intime que je dois à mes enfants, à ma famille, à elle-même de ne la revoir que lorsque sa position sera complètement régularisée. »


1er septembre 1833.

Pour compléter la copie de ces documents, je tiens à ajouter ce que le Roi adresse à la Duchesse de Berry par mon entremise. Cette lettre avait été écrite le 25 août avant que Charles X connût la brusque décision prise par Madame de venir à Prague sans attendre l’autorisation du Roi. A ces lignes, Charles X ajouta hier un post-scriptum :


Buchtirad, 25 août 1833.

« J’ai reçu, ma chère petite, votre lettre du 19 juillet et j’ai écouté avec intérêt tous les détails qui m’ont été donnés par M. de Milanges sur votre situation. Je ne vous ferai point de reproches pour les torts que vous avez pu avoir envers moi et ma famille ; vous m’assurez qu’ils ont été causés par la très fâcheuse position où vous vous trouviez et j’aime à n’en pas douter. Croyez aussi que j’ai vivement senti tous les malheurs qui sont tombés sur vous et que je désirerais adoucir.

« M. de Chateaubriand s’est acquitté de toutes les commissions que vous lui aviez données pour moi. Je lui avais répondu avec franchise sur les objets qui vous concernent et particulièrement sur votre désir de profiter de votre liberté pour venir nous voir à Prague ; mais, comme il parait d’après votre lettre que vous ne connaissez pas encore ce que M. de Chateaubriand était chargé de vous transmettre, il faut que je vous explique clairement tout ce que je pense et tout ce que je puis faire relativement à votre désir de venir momentanément nous voir.

« Je ne parlerai point ici ni de moi, ni de mon fils, ni de ma belle-fille, mais de ce qui concerne vos enfants. Depuis votre arrestation à Nantes, Henri et Louise ne savent rien de ce qui vous concerne que votre longue captivité à Blaye et votre arrivée à Palerme. A présent, il faut avant, qu’ils puissent vous revoir, qu’ils soient instruits des nouveaux liens que vous avez formés et de la naissance de l’enfant qui en est résulté, mais avant que je puisse leur parler de la situation où vous vous trouvez maintenant, il est indispensable que j’aie entre les mains l’acte de votre mariage avec le comte Lucchesi ou du moins une copie de cet acte authentique et légalisée.

« Hâtez-vous de m’envoyer cette pièce qui m’est absolument nécessaire et, lorsque je l’aurai reçue, je jugerai d’après votre intérêt véritable des demandes que je pourrai faire auprès du Roi de Naples et de l’Empereur d’Autriche pour assurer votre voyage jusqu’à Prague.

« Croyez, ma chère petite, à ma tendresse pour vous et à la peine profonde que m’ont causée tous vos malheurs.

« Je vous embrasse de tout mon cœur.

CHARLES.

« Je charge le comte de Montbel de vous porter cette lettre et d’entrer avec vous dans tous les détails que vous pouvez désirer. Je n’ai pas besoin de vous ajouter combien cet excellent homme est digne de votre confiance.

P.-S. — Du 1er septembre.

« Cette lettre ayant été retardée par la nouvelle de votre départ de Palerme, M. de la Ferronnays est arrivé ce matin et m’a remis celle que vous m’avez écrite de Naples du 14 août et, n’ayant rien à ajouter ni à changer à ce que je vous écrivais le 25 août, je m’empresse de faire partir le comte de Montbel et je vous demande avec la plus vive instance d’écouter avec une sérieuse attention tout ce qu’il vous dira en mon nom. Il y va de votre véritable intérêt et de celui de vos enfants.

« Je désire vivement pouvoir vous donner bientôt des preuves de ma sincère affection, mais je ne puis ni ne dois m’écarter en rien de la condition qui m’est indispensable. »


Le Roi m’a dit : « J’appelle la Duchesse de Berry, chère petite, car je ne puis plus la nommer mon enfant et le terme de Madame l’aurait affligée. » La Dauphine m’a remis également quelques lignes pleines d’affection pour la Duchesse de Berry.

Le 29 août, le Roi venant dîner chez l’Empereur se rendit à Prague où M. de la Ferronnays venait d’arriver le matin même portant une lettre de Mme la Duchesse de Berry. Charles X consentit à le recevoir dans la journée. Peu après, je sus par M. de la Ferronnays lui-même de quelle façon pénible il se vit accueilli et de quelle manière affligeante Charles X lui parla après avoir jeté les yeux sur les lignes écrites par la Duchesse de Berry. Je tâchai d’adoucir le chagrin de M. de la Ferronnays et bientôt nous tombâmes d’accord en tous points. Etant à Prague, j’en profitai pour voir le prince de Metternich récemment arrivé.


COMTE de MONTBEL.

  1. Louis-Charles-Bonaventure Pierre, comte de Mesnard. Premier écuyer de la Duchesse de Berry, pair de France. Il avait suivi dans l’exil la famille royale.
  2. Ettore comte Lucchesi-Falli, chargé d’affaires du roi des Deux-Siciles en Hollande, était né en 1806, du mariage du troisième duc de Campo Franco avec Francesca Pignatelli Piccolomini.
  3. Ferdinand II, roi des Deux-Siciles, demi-frère de la duchesse de Berry. Il était issu du second mariage de François Ier, roi des Deux-Siciles, avec Marie-Isabelle, fille de Charles IV d’Espagne, tandis que la Duchesse de Berry était née du premier mariage de Ferdinand Ier, roi des Deux-Siciles, avec l’archiduchesse Marie-Clémentine.
  4. La comtesse Maria Franziska Romana de Roisins, amie intime de la Duchesse d’Angoulême, avait épousé le comte Nicolas Esterhazy.
  5. Institutrice de Mademoiselle.
  6. Frère du roi des Deux-Siciles et demi-frère de la Duchesse de Berry.
  7. Ministre des Affaires étrangères du roi des Deux-Siciles.
  8. Duc d’Angoulême.
  9. Duchesse d’Angoulême.
  10. Louis-Philippe.
  11. Membre de l’Institut, député à la Législative, sénateur en 1809, vice-président de la Chambre des pairs (1821). Administrateur des biens que les enfants du Duc de Berry avaient en France.
  12. Ambassadeur d’Autriche à Naples.
  13. Ministre de la police en Autriche.