Le Mariage de l’adolescent/Texte entier


LE


MARIAGE DE L’ADOLESCENT



DU MÊME AUTEUR




La Carrière amoureuse (Albin Michel).

Nicole, courtisane (Calmann-Lévy).

Les trois nuits de don Juan (Calmann Lévy).

Le huitième Péché (Calmann-Lévy).

La Maison Pascal (Ollendorf).

Amitié Allemande (Fasquelle).

Pour le bon motif ( Albin Michel).

Pour la bagatelle (Albin Michel).

La Virginité de Mlle Thulette (En collaboration avec Willy). (Albin Michel.)

La Nièce de l’oncle Sam (Albin Michel).

L’Aventure de Jacqueline (Vermot).

Trio d’amour (œuvre posthume). (Albin Michel.)




JEANNE MARAIS


LE MARIAGE


DE


L’ADOLESCENT


— ROMAN —


préface de Adolphe Brisson



PARIS


BERNARD GRASSET, ÉDITEUR

61, rue des saints-pères, 61




MCMXX


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.


Copyright by Bernard Grasset 1920.



il a été tiré de cet ouvrage

20 exemplaires sur papier vergé

de hollande van gelder

numérotés de 1 à 20




PRÉFACE


Mlle Jeanne Marais a disparu en pleine jeunesse, dans l’éclat de sa beauté, au milieu d’une carrière brillante et qui semblait lui promettre de grandes satisfactions. Un talent chaque jour plus ferme et plus souple, une imagination riche en trouvailles, une frémissante sensibilité : voilà ce qui, le 20 mai 1919, fut anéanti. Les amis de Mlle Marais garderont d’elle un souvenir impérissable. Ils admiraient l’écrivain ; ils pleurent la femme douée de vertus viriles, en même temps qu’ornée de toutes les grâces, loyale, vaillante et tendre…

Elle s’appelait de son vrai nom Lucienne Marfaing. Elle naquit à Paris, le 12 février 1888. Elle était de bonne bourgeoisie. Son père, ayant acquit quelque bien dans le commerce, se retira de la vie active et vint se fixer sur la Côte d’Azur. Nice fut la patrie de l’enfant et l’ardeur de ce climat, l’air qu’on y respire, influencèrent profondément sa formation intellectuelle, morale et sentimentale. Elle eut d’abord sous les yeux le spectacle du luxe et des élégances cosmopolites. Elle se mêlait aux gens de lettres, aux artistes de passage. Elle apercevait le monde comme un champ de bataille où se déchaînent les désirs de jouissance sensuelle, les vanités et les intérêts. L’influence d’un tel milieu est un peu desséchante et corruptrice. L’adolescente, livrée sans défense à ses instincts, ignore la réserve et la modestie chrétiennes. Elle pousse en sauvageonne. Sa liberté d’allures, sa hardiesse d’esprit, son extrême indépendance, la vocation précoce qui l’entraîne vers la littérature et l’art font songer aux enthousiasmes et aux caprices de Marie Bashkirtseff. Bientôt, en elle, naît, le goût d’écrire. Elle envoie des vers et des nouvelles à la presse. Le Petit Journal, la Lanterne accueillent ces essais, signés du pseudonyme de Ludine. Le premier roman de Jeanne Marais, La Carrière Amoureuse, date de 1911. Il ne passa pas inaperçu. C’est un livre illuminé du soleil, imprégné des parfums, agité des effervescences de ce Midi, que la romancière débutante avait encore dans le cœur et dans les yeux. Il atteste une singulière maturité. L’histoire d’amour qui s’y déroule, s’accompagne de moroses réflexions, de remarques âpres, pessimistes, et d’ailleurs perspicaces, sur la condition humaine. J’en citerai quelques-unes.

« Les hommes sont tous les mêmes. Avec la dot de leurs femmes ils entretiennent leurs maîtresses. Il y a deux sortes de femmes : celles qui paient, celles qu’on paie. »

« Le danger des situations équivoques révèle trop clairement les petites bassesses, les faiblesses du cœur. Et c’est triste de penser qu’on méprise toujours un peu ceux que l’on aime d’un amour illicite. »

« Les années t’apprendront l’égoïsme douillet des âmes désenchantées, qui consiste à s’aimer beaucoup plus soi-même que le compagnon choisi. Ce jour-là, tu pourras te marier. Ce n’est pas toi qui souffriras. »

Quel peut être le philosophe désabusé qui s’exprime ainsi ?… Une jeune fille de vingt ans !… Elle a déjà souffert, connu la déception du rêve écroulé, l’amertume de l’illusion évanouie… Elle demande un réconfort au travail. Elle accomplit des prodiges d’activité. Jour et nuit, la plume à la main, elle, ne cesse de produire. En trois ans, elle publie quatre volumes : Nicole courtisane, La Maison Pascal, Les Trois Nuits de don Juan, Le Huitième Péché. Ce sont de jolis livres élégants et fringants, quelque peu cyniques. La réalité s’y allie à la fiction. L’auteur s’y raconte ; elle y met ce qu’elle a vu ou entendu… Ce qu’elle n’a pas directement observé, elle le devine et le décrit avec une merveilleuse assurance et une surprenante justesse.

Les cent premières pages de Nicole courtisane constituent un tableau étincelant et intuitif du Paris galant, brossé à la façon d’Alphonse Daudet. Dans La Maison Pascal, le sujet est d’une audace inouïe, les détails précis, exacts, notés d’après nature. Là où la gauloise impudeur d’un Armand Silvestre eût hésité, la témérité ingénue de Jeanne Marais va de l’avant ; elle échafaude la plus monstrueuse hypothèse ; mais sur cette trame paradoxale, apparaissent, épinglés, de chauds paysages, de malicieux croquis de mœurs, la vivante peinture d’une petite cité méridionale, avide de s’enrichir par tous les moyens, et soucieuse d’honorer publiquement la vertu…

Le retentissement de cet ouvrage risquait d’égarer Jeanne Marais en la poussant à ne demander le succès qu’à des publications libertines et à flatter, dans un but commercial, les goûts licencieux du public. Elle valait mieux que cela. Elle se ressaisit. Elle composa un roman de haute allure. Amitié Allemande, qui eut le bonheur et le malheur de paraître au mois de juillet 1914. Le bonheur, puisque les événements mettaient en lumière le sens prophétique du volume ; le malheur, puisqu’ils étouffaient son éclosion. Cette fois, il ne s’agissait plus d’une autobiographie amalgamée au récit d’aventures romanesques. C’était une solide étude de mœurs et de caractères, la description précise et spirituelle d’un coin de la société parisienne, l’analyse d’un état d’âme spécial, la vision lucide des prochaines catastrophes. L’Allemand qui s’insinue parmi nous, use de notre hospitalité, nous dupe par sa feinte bonhomie, puis retourne contre ses hôtes d’hier les armes qu’il tient de leur confiante naïveté après avoir largement profité d’eux — ce type pullulait en France avant 1914. Il est ici modelé de main de maître. Autour de lui grouille la multitude des snobs inconscients du péril, inattentifs aux sourdes rumeurs qui précèdent la tempête… Édité plus tôt ou plus tard, ce livre puissant aurait eu beaucoup de lecteurs. Il mérite de n’être pas oublié.

La guerre éclata… Ce fut pour Jeanne Marais une période de dures épreuves, dans l’ordre matériel et l’ordre sentimental. Elle perdit, à peu d’années d’intervalle, ses parents. Atteinte par des revers de fortune, elle subsistait presque exclusivement de son labeur littéraire qui devait alimenter la maison. Elle vivait auprès de sa mère devenue veuve. Les deux femmes formaient un petit ménage modeste et charmant. Mme Marfaing entourait sa fille d’une ardente sollicitude ; la fille puisait dans cette adoration un divin appui contre les mécomptes et les énervements du métier.

J’ai sous les yeux des lettres adressées par elle, depuis 1911, à son cousin, son camarade et son confident, qu’elle aimait en sœur aînée. Dans cette correspondance révélatrice, elle apparaît, telle qu’elle était réellement, sans feinte et sans pose, travailleuse, impatiente d’arriver, scrupuleuse et sincère, difficile, visant à la perfection, désolée de n’y pas atteindre autant qu’elle l’eût voulu. On la voit agitée, inquiète, courant du libraire au bureau de rédaction, puis rentrant en toute hâte au logis, où l’attend le manuscrit commencé. Elle entasse article sur article, roman sur roman.

« Je doute que ma nouvelle soit acceptée — de par ses intentions tendancieuses — et, à tout hasard, je vais en préparer une autre. Je m’aperçois, tous les jours un peu plus, que le temps passe vraiment trop vite et que je travaille bien lentement. Quand je suis restée tout un jour à mon bureau, ne le quittant que pendant l’intervalle des repas, je suis effarée, le soir, en constatant quel résultat minime m’ont apporté ces heures de travail. Aussi suis-je navrée lorsqu’une course indispensable m’oblige à sortir et je deviens d’une compagnie plutôt vague pour mon infortunée maman qui, grondée d’une part par son fils, délaissée de l’autre par sa fille qui se cloître dans sa chambre, se trouve dans une situation peu joyeuse, qui la punit ainsi de son entêtement persistant.

« Vous aussi, vous devez vous apercevoir que le temps coule rapidement ; et la perspective de votre retour doit se rapprocher à vue d’œil, hein ? L’utilité de nos ennuis, c’est qu’ils ralentissent les heures : sans eux, on vivrait trop vite. Remarquez que j’ai évité, à dessein, de me féliciter que les vacances touchent à leur fin en songeant au plaisir de vous revoir. C’est pour vous empêcher de répondre hypocritement que la rue des Marais servira de compensation au regret de Saint-Jean-de-Luz. »

(17 septembre 1911.)

Ce perpétuel effort l’épuise. Astreinte à une inaction momentanée, elle dévore toute une bibliothèque, relit ses classiques. Un moment, elle s’éprend de la misanthropie de Jean Jacques :

« Je commence néanmoins de me sentir reposée, et je pense que cela va durer. Je relis lentement, par petites portions, afin d’éviter la fatigue, les Confessions. Que j’aime Rousseau ! Je crois qu’il m’est plus cher encore par ses défauts — voire ses vices — que par ses mérites. Son hypocondrie, son amertume, sa façon âpre de fustiger ses faux amis et ses contemporains m’enchantent. Quel camarade divin ce devait être, pour qui comprenait son cœur ardent et sa sensibilité. Je commence à comprendre Mlle Strauss (ma première institutrice) qui était amoureuse de lui.

« Je me sens hors d’état de travailler ; je vais bientôt oublier à écrire, si cela continue. »

(22 septembre 1912.)

En août 1914, le jeune cousin mobilisé part pour le front. Il se bat. Il est blessé. Jeanne Marais le félicite et le plaint. Puis elle lui communique ses impressions, au sujet du dénouement éventuel de la guerre. Elle se montre, ainsi quelle l’avait été dans Amitié Allemande, excellente psychologue :

«… J’ai toujours eu l’intuition d’une paix brusquée, d’une paix arrivant sans préparation dans un moment où personne ne l’aurait prévue. Je ne sais si mon idée se réalisera. J’avais eu, avant la guerre des prévisions sur les Boches, qui se sont étrangement réalisées par la suite : des personnes ont remarqué la singulière exactitude de mes déductions. Si le reste pouvait s’accomplir également !…

« Car enfin, les gens qui prédisent la paix pour une date fixe… de l’année prochaine, m’amusent. Connaissent-ils le jeu de l’adversaire ? Après s’être illusionnés sur sa faiblesse, ils peuvent se tromper sur sa force.

« Il me semble qu’on oublie un peu trop que l’issue de la guerre dépendra aussi des Austro-Allemands. Sait-on où ils en sont ? Les brutes qui se servent de nos pauvres populations du Nord comme d’un moyen de chantage, me semblent plus touchés par ce blocus presque oublié de nous aujourd’hui, que les armées allemandes de 1914, que l’on nous représentait comme affamées par ce même blocus — après six semaines de guerre. Je ne croit pas que l’Allemagne voudra tenir « jusqu’au bout » comme on le prétend. Nous avons le tort d’assimiler la mentalité allemande à la notre et de lui prêter notre propre esprit de race. Je suppose, au contraire, qu’après une forte défaite orientale, l’Allemagne voudra finir en beauté et faire hâtivement la paix avant d’avoir évacué le territoire quelle occupe sur son front occidental. Vous trouverez peut-être que je vois l’avenir en rose. Mais je me base sur le caractère allemand qui se résigne mieux que nous aux parties perdues, qui met plus de persévérance aussi à préparer sa revanche… Et je crois que le joueur méthodique voudra quitter le jeu avant d’avoir perdu tout ce qu’il a dans sa poche. »

(30 juillet 1916).

Cependant, un coup terrible menace Jeanne Marais… La santé de sa mère décline. Le tourment qu’elle en ressent l’abat, lui enlève le courage et la foi en l’avenir. Une noire tristesse l’envahit. Ces crises se multiplieront plus tard. Le premier assaut du mal qui l’emportera la brise.

« Ce que ces questions littéraires m’inspirent d’indifférence à mon point de vue personnel ! Margaritas ante porcos : voilà la devise de l’écrivain convaincu et — vaincu. Si vous saviez quelle désespérance se trouve au bout de la route parcourue. Quand on a bûché comme un forcené, appris patiemment son métier, possédé enfin cette admirable langue française, on constate que rien ne sert, si on a la fierté d’arriver seulement par son travail sans intrigue malpropre. Et lorsque enfin, à force d’années alignées les unes auprès des autres, comme les grains d’un triste chapelet, on connaît néanmoins une certaine notoriété : quelle déception sur la récompense escomptée ! Ceux qui vous apprécient n’ont que du fiel à répandre sur vous ; ceux qui vous aiment sont incapables de vous comprendre. Jean Lorrain me répétait un jour un mot qu’il avait entendu dire à Daudet : « La gloire est un bon cigare que l’artiste fume du côté de la cendre : il ne lui reste qu’un goût âcre dans la bouche. » À ce moment-là, mes seize ans naïfs restaient sceptiques devant ce désenchantement de l’homme arrivé qui regrettait sa jeunesse. Aujourd’hui je comprends que ce n’était pas du « chiqué ». Ah ! dire que j’ai perdu quinze ans de jeunesse avant de m’apercevoir que, seule, la jeunesse compte dans une vie de femme. Oui, vous avez compris, en effet, que ce n’est pas uniquement la guerre qui me plonge dans l’état où je suis. J’ai toujours eu la manie de prévoir l’avenir : j’avais songé à me préparer une auréole qui compenserait ma jeunesse perdue. Et bien ! ce n’est pas vrai, c’est un faux calcul. La femme ne peut pas remplacer ça. Pour une femme, la seule existence enviable, c’est d’être jeune, belle, et de vivre ! Et j’ai vingt-huit ans ; j’ai usé mes belles années à travailler, comme peu de femmes travaillent, je vous l’assure. Moi j’ai un peu la nature de votre père : je ne sais que m’atteler à ma tâche, à mon devoir, du matin au soir ; sans être capable d’envisager un autre moyen de réussite qu’un labeur acharné : et ça vous fatigue rudement, ces vices-là.

« Vingt-huit ans : c’est seulement maintenant que je comprends certaines choses. Est-on bête quand on est de tempérament rêveur ! Vous pouvez compter combien il me reste d’années de jeunesse à passer. Or, je ne suis pas de celles qui ne savent pas vieillir, et, d’autre part, je ne veux pas vieillir. Ne vous étonnez pas de mon amertume ; je compte les morceaux de la « Peau de Chagrin » ; chaque jour en emporte un peu sans résultat.

« Je crois que les êtres trop ardents et trop exigeants sont appelés à gâcher leur vie. La vie, c’est un vin qu’on ne boit pas dans n’importe quel verre. »

(11 septembre 1916)

Mais on ne se détache pas de la littérature quand on en a fait son but et son souci coutumier. L’accès de neurasthénie passé, la romancière revient à ses chères études, et, à l’occasion de deux volumes nouveaux qui lui ont été envoyés, elle donne du roman, tel qu’elle le conçoit, une assez originale définition :

« Ce qui a diminué mon intérêt pour ces deux livres, c’est l’invraisemblance et le romanesque, sans caractères. Je ne déteste pas qu’un roman soit romanesque, sans aller jusqu’à la définition péremptoire de George Sand. Mais ce que j’aime, c’est que l’auteur — en s’abandonnant entièrement à son imagination pour inventer des péripéties ingénieuses — n’en observe par moins un souci scrupuleux de vérité en ce qui concerne l’esprit des personnages. La vie renferme une telle part de hasard et d’étonnantes coïncidences que le récit d’événements extraordinaires ne semble jamais ennuyeux ni absolument invraisemblable. Les existences ordinaires, où il ne se passe rien, sont les exceptions de ce monde. Prenez la vie du plus simple bourgeois : elle dissimule son drame, son mystère, parfois même son crime. Je vous assure que je n’exagère point.

« Toutes les variétés de caractères humains peuvent se résumer en quelques types. L’originalité même d’une nature à part, agit et s’exprime suivant les lois d’une immuable logique.

« Voilà pourquoi l’invraisemblance des caractères me déplaît dans un livre parce qu’aussitôt, les héros me paraissent « faux » et cessent de m’intéresser.

« Sujet romanesque, personnages réalistes : voilà ma définition personnelle du roman, fort discutable comme toutes les définitions.

(16 novembre 1916.)

Le désastre redouté approche… Jeanne Marais sait que sa mère est condamnée. Elle dit sa douleur dans une lettre poignante qui n’est qu’un cri d’angoisse :

« Mon ami, vous êtes le seul qui sachiez ce qu’était mon union intime d’esprit avec la « dame » que vous aimiez aussi, en tiers entre nous. Les bonnes causeries de la rue des Marais… Vous devez comprendre ma douleur mieux que les autres : j’aurai un certain soulagement à en parler avec vous, quand vous viendrez. J’ai fermé ma porte à tous les gens que je connais, sauf vos parents. M…, comme d’habitude, s’est montrée obligeante et compatissante.

« Vous m’aimez bien, André, ainsi que vous aimez aussi maman. Moi qui ne pleure jamais, je ne peux pas retenir mes larmes en pensant à ce que vous éprouverez en revoyant maman ; c’est un tout petit enfant, le mien. Je la lève, je la fais manger, je la veille la nuit. K… heureusement, me témoigne un dévouement que je n’attendais pas de lui : je le croyais un peu égoïste et il me montre un grand cœur, une générosité rare. J’avais fait appel au médecin, et c’est un ami qui m’a répondu. J’ai vu ses yeux se mouiller devant mon chagrin. Mais il ne me comprend pas comme vous, car il blâme mon désespoir, tandis que vous, n’est-ce pas, vous sentez qu’il n’y a rien à me dire ?… On va vous envoyer mon livre. Quelle dérision ! Après trois ans d’attente où des bouquins de moi qui devaient paraître, attendent encore pour diverses causes de force majeure, ce petit roman[1], dont maman se réjouissait, me serre le cœur, publié à un tel moment ! Chaque page me rappelle un souvenir commun du travail exécuté par moi sous ses yeux… ma pauvre petite mère. M… à qui j’ai téléphoné mon malheur, a eu la bonté d’envoyer un employé et une voiture de livres chez moi pour le service de presse. Et cette pauvre chérie, qui ne peut plus parler, tend ses mains vers le volume quelle attendait avec fièvre. Il était annoncé pour le 8 août. Mon malheur m’a empêchée de m’en occuper à cette date. Eh bien, dans son lit depuis ce jour-là, tout le temps, elle faisait signe à M…, à moi, à K… Nous ne comprenions pas. Le docteur a fini par saisir : c’était le livre qu’elle réclamait dont elle voulait des nouvelles. Alors, voyez-vous, pour moi, c’est atroce.

« Ma vie va être maintenant une longue souffrance. Tout ce que je souhaite, c’est de garder assez de forces pour la soigner car je suis un peu faible et je ne veux pas qu’une main étrangère la touche. D’ailleurs, elle ne se laisse approcher que par moi et le Dr K… On ne peut même pas me laisser souffrir en paix. Tout me tombe sur la tête et m’accable. La responsabilité du budget, la direction d’une maison, les soucis d’argent qui ne cessent pas pour cela ; la bonne qui vole, et qu’on supporte pour ne pas avoir les tracas d’une autre domestique. Je n’ai d’espoir qu’en mon éditeur. Je ne peux plus travailler facilement, mais je profite du petit matin pour travailler pendant qu’elle dort, car c’est à cette heure-là qu’elle s’assoupit. Et j’espère que M… élèvera peut-être mes mensualités si le livre se vend et que je lui en donne un autre. Parce que — vous me comprenez bien — je ne veux pas « qu’on me prête de l’argent » ; je veux en gagner. Sans cela, on m’offre bien, mais accepter, c’est s’enfoncer davantage. »

(17 août 1917.)

Les jours, les semaines s’écoulent, sans allègement. La garde-malade trouve une sorte de stimulant dans l’immensité de sa peine. Elle se raidit contre la catastrophe inévitable. Un stoïque effort de volonté la soutient. Elle n’a pas, comme d’autres, le secours de la prière. Elle ne tire que d’elle-même la force de lutter. Mais cette fermeté ne la dessèche point. Son besoin d’aimer domine les pires souffrances. Toutes ces choses délicates et profondes, une admirable lettre les exprime :

« Je sais trop combien vous participiez à mes angoisses pour ne pas vous rassurer dès que je le puis en vous disant : j’ai plus de forces que ces jours derniers. Il y a en moi un fond d’énergie qui m’aide à reprendre le dessus. Ce qui me sauve, c’est justement ce qui m’est pénible : cette affreuse responsabilité, cette perspective de jours noirs, ces difficultés sans issue, — et, au bout, la douleur suprême. Devant cet entassement de malheurs il se lève un instinct de lutte qui me pousse à résister, à faire en sorte qu’elle soit heureuse pour le temps qui lui reste à vivre. La vie est bien dure, mon cher ami, mais je crois que c’est son inclémence même qui nous apprend à savoir vivre. Depuis quelques jours, j’ai compris le sens du mot « devoir » et j’ai éprouvé des sentiments bien sincères chez une créature sans préjugés, sans religion et sans principes. Je ferai ce que je dois faire, parce que je sens qu’il faut que je le fasse, que ce ne serait pas bien de déserter, d’une manière ou d’une autre. Je sens que j’ai une morale ; et cette morale, c’est l’instinct, l’instinct bestial et naturel qui me l’inspire ; et non l’hypocrisie d’une doctrine apprise.

« Je crois que je pourrai être pour vous une amie utile dans l’avenir. Le peu d’années qui nous séparent ne mettent pas entre nous l’écart d’une génération ; et, pourtant, je suis assez votre aînée pour avoir toujours une petite avance d’expérience sur vous dont je vous ferai profiter, en camarade, sans pédantisme. Je passerai, par mon âge, avant vous, sur la même route, et ça me permettra de vous donner le bon tuyau sur le tournant dangereux. Je vous souhaite bien d’être heureux. Il y a entre nous, maintenant, un lien : vous êtes le seul à avoir vraiment connu le seul être que j’aie aimé sans déception et dont j’aie été aimée sans ingratitude. Cet être va m’être enlevé soit dans son cerveau, soit entièrement. Vous restez pour moi comme le cher et unique témoin : nous ne parlerons jamais plus d’elle, quand elle ne sera plus là ; cela me ferait trop de mal ; mais je sentirai que nous y penserons ensemble, à certains moments qui nous rappelleront des souvenirs communs. Vous devenez, en quoique sorte, mon frère. Croyez-moi, quand je tâcherai de vous servir, effectivement ou moralement. Je vous confie aujourd’hui une impression parce que je la ressens très profondément et que je crois qu’elle renferme une vérité naturelle et sociale : il y a une sorte de bonheur à vivre durement. Il ne faut pas être égoïste et n’aller que vers la jouissance. On a une grande paix à agir sans but personnel et à accepter les sacrifices ; rien ne peut plus vous atteindre quand on s’est imprégné de cette conviction. J’ai l’air de vous prêcher ou de vous débiter des lieux communs. Sur le papier, les mots n’ont plus de valeur. Mais voyez-vous, dans cette dernière épreuve, j’ai trouvé mon chemin de Damas ; et je vous dis cela comme je l’éprouve, pour vous faire voir la même lumière, vous sur qui je vais reporter mon intérêt de famille. J’ai eu la force, la nuit dernière, de terminer un travail, entre deux heures d’insomnies où cette malheureuse qui se plaignait, était un peu soulagée par les compresses chaudes que je lui appliquais. K… ne veut pas la soulager, car le remède serait pis que le mal ; et on ne la soulagera que lorsqu’il n’y aura plus que cela à faire. »

(13 août 1917).

Mme Marfaing succomba le 13 octobre… Ainsi qu’il arrive au lendemain de ces tragiques secousses, les nerfs crispés se détendent, l’énergie s’écroule. C’est la dépression qui suit le sursaut de volonté.

« J’entre dans la phase redoutée ou, perdant le souvenir des heures affreuses de sa maladie, je n’ai plus que l’étonnement douloureux de ne plus l’avoir auprès de moi et j’en souffre terriblement, surtout à l’approche de la nuit.

Un aveu vous dépeindra mon état : je ne peux plus travailler, comme avant, et je me fiche de mon travail à un point qui m’inquiète. Tout cela me devient très indifférent depuis qu’elle n’y est plus associée, et s’il n’y avait pas la question d’argent qui m’oblige à me procurer l’indispensable par ma plume, je n’aurais même pas le courage d’écrire une ligne. À présent, je travaille avec un dégoût et une lenteur extrêmes, et je pousse un soupir de soulagement quand c’est fini. Vous me dites gentiment que vous seriez content de voir un conte de moi dans le Journal : je sais que L… en a fait mettre un sur le marbre : paraîtra-t-il ? Si vous saviez ce que cela me laisse froide ! Je me demande comment j’ai pu me passionner à ces choses : c’est que ma passion était partagée. Je n’ai pas eu le courage de mettre les pieds au journal.

« Je reste dans mon lit et je me suggestionne jusqu’à ce que je me la figure, comme avant. Mais quelle nuit, une fois endormie ! Pardonnez-moi, mon cher ami, de vous écrire ceci mais vous êtes le seul — pour bien des motifs — à qui je puisse me confier ; et ça me soulage. »

(3 janvier 1918).

Jeanne Marais ne se remit pas de ce bouleversement… On la crut, elle se crut guérie… Mais la blessure n’était pas cicatrisée et, au moindre choc, elle saignait. Toute contrariété, toute déception (et ces accidents abondent dans la vie littéraire) désespéraient la jeune artiste… Pourtant, elle eut encore des joies… La publication par Les Annales, de La Nièce de l’Oncle Sam, le succès de cette œuvre souriante et pathétique, lui rendirent le courage. C’est à cette occasion que je la connus. Ce roman m’avait plu à première lecture. Je demandai à l’auteur si elle consentait à modifier certains passages. Elle accepta mes avis avec une bonne grâce et opéra ces modifications avec un empressement qui me touchèrent. Je fus frappé de ce qu’il y avait en elle d’un peu fébrile, de tourmenté et de passionné. Elle ne s’attachait pas, ne se dévouait pas à demi. Bien qu’elle ne dût aucune gratitude au journal qui, en accueillant ce joli livre, ne s’était préoccupé que de plaire à ses lecteurs, elle se montrait envers lui reconnaissante. Elle se prit à aimer la maison et, bientôt, y fut indispensable. Elle accepta de se charger de l’examen des manuscrits. À cette ingrate besogne, elle apporta un zèle, une patience, une bienveillance qui lui valurent notre admiration et la confiance de ses innombrables correspondants, tous devenus des amis. Elle continuait néanmoins de composer des volumes. Elle en avait plusieurs sur le chantier, entre autres le Trio d’Amour, qui ne devait paraître qu’après sa mort. Elle se plaignait de la répugnance quelle éprouvait à écrire. D’intermittentes lassitudes accablaient l’intrépide travailleuse. Elle doutait de son talent, alors quelle bouillonnait de projets et d’idées. Nous nous élevions contre cet absurde pessimisme. Nous réussissions momentanément à la convaincre. Elle sortait, vaillante et forte, de ces accès d’abattement, puis y retombait. Il semblait qu’un mal intérieur la minât, empoisonnât par avance le bonheur que les dieux s’apprêtaient a lui donner. Comment imaginer que cet état maladif pût s’allier à tant de raison, de bon sens, à une sensibilité si saine, à un équilibre mental si parfait !…

Toutes ces qualités, nous les retrouvons à un degré éminent dans Le Mariage de l’Adolescent… C’est, en cent pages, un chef-d’œuvre de vérité psychologique, de sagesse, de compréhension émue des temps nouveaux, de sympathie humaine, de large et généreuse philosophie… L’âme et le cœur de Jeanne Marais y palpitent : âme très fière, cœur brûlant, inassouvi et irrésigné…

Adolphe Brisson.


LE MARIAGE DE L’ADOLESCENT



I

J’aime.

Je suis éperdu de joie et de crainte. Je sens que je viens de renoncer à la quiétude de mon enfance.

Ne dites pas que je suis trop jeune pour reconnaître ma passion. Je souris toujours aux propos des gens âgés qui prétendent régler les mouvements de notre cœur au nom de l’expérience.

Ô vieillards ! Le cœur est une horloge qu’on ne remonte pas avec une clé rouillée.

Discourez sur les dangers de la galanterie, du libertinage, de la débauche : c’est là le domaine où votre sagesse nous est précieuse. Mais les années n’ont pu vous instruire dans la science qui ne s’apprend pas.

Ne parlez point de l’amour : vous êtes trop savants. Pour le pénétrer, il faut avoir l’instinct de l’ignorance, l’enthousiasme d’une âme neuve, le feu d’un sang pur…

L’amour est le fruit de la jeunesse, il meurt avec elle. El c’est l’arbre desséché qui crie au bouton de rose : « Tu ne sais pas fleurir ! »

Dérision.

Je veux aimer, parce que l’amour est le salut de notre race.

Je suis le fils d’une époque qui nous enseigna la haine de la guerre pour finir dans l’horreur d’une boucherie mondiale.

Jadis, les enfants élevés dans l’odeur du sang, aux échos du canon, rêvaient de grandir pour combattre à leur tour.

L’éducation moderne m’a formé à l’idéal d’une gloire plus élevée ; et le drame auquel assista mon adolescence impuissante ne m’a pas donné le goût du meurtre.

Au lendemain du cauchemar, je me réveille — non point avec le but de tuer lorsque j’aurai vingt ans — mais avec l’ambition de contribuer à la renaissance du monde. Mon cœur ne peut aspirer à la destruction, alors que l’avenir nous fait signe de repeupler la cité déserte…

Quand le devoir des pères fut de semer la mort, la tâche des fils est de créer la vie.

À peine ai-je vu cette jeune fille, que je me suis senti lié à elle comme par une chaîne invisible.

Je l’ai croisée dans la campagne, sur la route de Saint-Menoux, au sortir de Bourbon-l’Archambault. J’ai éprouvé une commotion singulière en l’apercevant : elle était belle de santé, de jeunesse et de vivacité d’être. Sa fraîcheur s’épanouissait sous la luminosité du ciel ardent. Sa physionomie rayonnait d’intelligence.

Autour de nous, le printemps épandait sa vie intense ; les arbres chargés de feuillage, la terre chaude, les herbes hautes étalaient leur surabondance comme avides de produire encore. Des cris aigus d’oiseaux dominaient le cricri continuel des insectes. Des désirs, des appels, des joies vibraient dans l’air tiède…

J’ai cru défaillir, les nerfs trépidants, le sang bouillonnant : ivre de cette sève nouvelle qui débordait de la nature et de la femme.

Elle était accompagnée par une dame âgée, sa mère sans doute, qui marchait péniblement en maudissant tout haut le soleil de midi.

J’ai imité nos paysans : je les ai saluées au passage : et ces deux étrangères ont répondu à mon geste en inclinant la tête, avec un étonnement visible.

Un homme rencontre une femme. À l’émotion indéfinissable qui le possède, il a l’intuition soudaine de sa destinée ; le trouble qui l’a envahi est plus violent qu’une admiration passagère. Son regard éloquent traduit ces sentiments ; et l’inconnue comprend : car, dès qu’elle a fixé ses yeux sur lui, elle les détourne avec embarras.

Ainsi, le voilà qui s’est déclaré silencieusement. Elle est si près de lui qu’il respire son parfum et pourrait la toucher ; il lui suffirait même de parler à voix basse pour être entendu d’elle… Et cependant, deux êtres ne seront jamais plus loin l’un de l’autre que ces amants d’une minute dont les gestes et les pensées se frôlent.

S’il se découvre seulement devant elle, il excite la surprise que cause une manifestation inusitée.

Elle disparaît déjà, emportant la moitié de lui-même ; sans qu’il ose retenir ce hasard qui fuit…

Ce sont deux passants anonymes qui ne se reverront plus.

Bien que j’aie l’âge de le goûter, mes rêveries n’ont point coutume de paraphraser Musset.

J’étais étonné par mes pensées mêmes en égrenant ces réflexions mélancoliques, tandis que les deux promeneuses s’éloignaient.

Je n’ai pu m’empêcher de rebrousser chemin, afin de les suivre.

On éprouve un plaisir tout particulier à marcher derrière une inconnue attirante, sans savoir où elle vous conduit. J’avais l’impression de renoncer à ma personnalité pour m’identifier à la sienne ; j’eusse été incapable de tourner à droite où à gauche, de mon propre mouvement ; mais je posais docilement les pieds sur les traces que ses pas avaient laissées, en savourant la volupté d’être devenu une chose sans impulsion. Si les ombres avaient une âme, je pourrais dire que je passais par toutes les sensations de l’ombre immobile ou mouvante dont l’inertie double chaque forme.

Les deux dames se sont arrêtées devant la grille d’une propriété qui appartient à mon père et qu’il loue à l’année. Tandis que la mère fouillait dans son sac, cherchant ses clés, la jeune fille s’est retournée par hasard de mon côté, m’a vu, m’a reconnu, a deviné que je l’avais suivie : j’ai compris tout cela, devant sa contenance troublée. Elle a mis trop de précipitation à considérer ostensiblement quelque chose dans une direction opposée à la mienne ; et c’est à cet instant où elle me dérobait ses yeux que j’ai senti son regard m’examiner.

Rentré chez moi, j’ai demandé à mon père quelles sont ses nouvelles locataires.

Nos curiosités provinciales s’attachent à tous les étrangers : il m’a dit aussitôt ce qu’il savait d’elles avec la satisfaction d’un homme avisé qui ne prêterait pas sa maison sans se renseigner.

Mme Renaud est une parisienne, veuve, de santé débile et de fortune moyenne.

Elle est venue habiter Bourbon depuis un mois, pour s’y soigner ; et mène une vie retirée, plus compatible avec ses ressources pécuniaires que l’existence dispendieuse de Paris. Ces dames sont correctes, convenables, réservées ; elles ont une bonne réputation.

Mais mon père ne m’a guère parlé de la jeune fille, et je suis sûr qu’il ignore son prénom : ce sont là des choses qui n’intéressent point les propriétaires.


II


Au milieu de la vie ordinaire, passe l’ouragan.

Dix peuples vont s’entr’égorger ; les villes s’effondrent, les cathédrales flambent ; un souffle de dévastation enveloppe la terre : la mort tombe du ciel, surgit de l’océan, monte des champs ravagés où les cadavres exhalent leurs miasmes putrides, coule avec l’eau des fleuves et pique avec l’aiguillon des insectes.

Les vieillards, les femmes, les enfants épouvantés se rassemblent, cherchant le coin de l’univers échappé au fléau où l’on puisse se réfugier sans heurter des cercueils. Les conventions s’abolissent : le civilisé cesse de jouer son rôle de singe policé ; mais chacun se rapproche de son voisin, sans avoir besoin de le connaître, car les êtres humains éprouvent le désir de se serrer les uns contre les autres ainsi que les survivants d’un naufrage. Il n’est plus d’ordre social pour séparer ces malheureux.

J’ai vu cela ; j’ai cru que le spectacle de la mort nous enseignait la science de vivre.

Mais l’ouragan s’apaise… et les mœurs reprennent comme par le passé.

La force même du souvenir ne peut lutter contre les vieilles coutumes. Où est le temps où il suffisait d’être compatriotes pour s’aborder sur les places publiques ?

Les naufragés d’hier ont desserré leur étreinte dès que le ciel se fut éclairci. Les barrières se sont doucement refermées. De nouveau, les frères se donnent l’apparence d’être étrangers les uns aux autres.

Je suis un jeune homme de bonne naissance ; notre famille est une des plus anciennes du pays ; et grâce aux honnêtes gens qui l’ont successivement porté, mon nom semble l’étiquette de la probité. Pourtant, il ne me suffirait pas de dire : « Je m’appelle Philippe de Laval » pour être admis dans la société de mes semblables. Il faudrait que j’y fusse introduit par un tiers qui répondit de moi et fût connu d’eux.

Or, mon bonheur se trouve peut-être entre les mains d’un être unique, parmi les millions d’êtres qui m’entourent. À le poursuivre librement, je rencontrerais déjà les difficultés du plongeur qui cherche une coupe d’or dans le gouffre de Charybde. Mois ce n’est pas assez : nos préjugés absurdes ont pris soin de compliquer encore l’entreprise en inventant ces bornes artificielles qui divisent le monde en plusieurs classes et chaque classe en groupes dissidents, sans qu’une des créatures parquées au hasard ait la possibilité de choisir ses compagnons.

Si cet inconnu qui passe a les qualités d’un ami d’élection, je suis condamné à l’ignorer.

Ainsi notre cœur avide d’aimer est réduit à tourner indéfiniment dans le même cercle pour se créer l’illusion de découvrir l’univers : et ce sort d’écureuil captif est le résultat de la morale humaine.


Je me désole, à l’idée de vivre plusieurs mois auprès d’elle sans rencontrer une occasion convenable d’entrer en relations.

Qui pourrait me présenter ? Elles ne fréquentent personne et sont étrangères.

Je me suis informé, un peu partout. en questionnant chacun : Mme Renaud mène une vie solitaire qui paraît de son goût ; et nul ne s’occupe d’elle : sa conduite et ses dépenses sont trop modestes pour attirer l’attention.

Comment parviendrai-je à pénétrer dans l’intimité de ces deux femmes si proches et si distantes ?

Si je m’abandonnais à mon étourderie, j’invoquerais n’importe quel prétexte pour leur adresser la parole. Mais, déjà profonds, mes sentiments naissants me rendent prévoyant : je préfère ne jamais les aborder, plutôt que d’être mal jugé au premier abord.

Je ne sais si Mme Renaud m’a remarqué, mais sa fille me voit trop souvent sous ses fenêtres pour que j’ose risquer une démarche maladroite qui me ferait taxer d’effronterie. Ma présence silencieuse lui adresse chaque jour une déclaration qu’elle entend. M’écouterait-elle aussi bien, si je cessais de me taire ?

J’ai plus d’intérêt à ses yeux en restant l’inconnu qu’en devenant l’importun.

Et pourtant, cela s’est fait… La force mystérieuse qui lutte en nous-même contre notre propre volonté vient d’agir à ma place…

J’ai suffisamment étudié leurs habitudes pour deviner assez exactement l’heure de leur sortie quotidienne, et celle de leur retour — souvent, lorsque je le peux, je les accompagne de loin dans leur promenade.

Hier, je m’arrangeai de manière à me trouver devant leur villa, quand elles rentreraient. Je les vis paraître à l’instant que j’avais prévu.

Tout en feignant d’allumer une cigarette, embusqué derrière un arbre, je savourais la joie de prendre un peu possession d’elle par le regard. Une femme peut nous demeurer étrangère ; qu’importe ! tant que subsiste la faculté de la contempler : le magnétisme qui rayonne de son être, de sa grâce, nous fait vibrer comme à la sensation d’une caresse ; sa démarche, son air, la beauté de son visage, l’énigme de sa robe excitent nos battements de cœur. Sa personnalité nous échappe, mais sa forme charmante ne peut se soustraire à notre désir. Toute la volupté se concentre dans la vue… merci, mes yeux !

Cette jeune fille n’est pas coquette, car elle ne parvient jamais à se composer un maintien indifférent en ma présence. Dès qu’elle m’aperçoit, ses joues s’empourprent et ses mouvements s’embarrassent ; je crois, qu’en attirant son attention, je n’ai obtenu jusqu’ici que le piètre avantage de la mettre ou supplice.

Cette fois encore, elle se déconcerta en se sentant observée. Sa mère était déjà dans le jardin ; elle s’empressa de la rejoindre et, dans sa hâte, oublia de refermer la grille.

Pourrais-je expliquer ce qui me poussa tout à coup ?

Je m’avançai comme un somnambule, sans avoir conscience de mes gestes ; j’entrai derrière elle par cette grille entrouverte ; je fis quelques pas incertains et je m’arrêtai au milieu de la pelouse : ce fut là seulement que je repris l’usage de ma volonté, pour me sentir consterné par l’acte stupide que je venais de commettre.

Les deux femmes s’étaient retournées en m’entendant.

La jeune fille devint fort rouge et resta à l’écart, tandis que sa mère s’approchait de moi et me demandait naturellement ce que je désirais.

Mme Renaud m’examinait : je compris aussitôt, à l’expression candide de son visage, qu’elle ne s’était jamais aperçue de mon assiduité à suivre sa fille. J’avais la mine d’un jeune homme assez distingué pour qu’elle reçût sans malveillance préalable ce visiteur inconnu. Son regard interrogateur ne m’était nullement hostile.

Et cette attitude encourageante m’inspira soudain une audace qui n’est point dans ma nature. J’eus la présence d’esprit d’imaginer séance tenante le motif très plausible qui allait me servir d’introduction.

Je me présentai tout simplement à Mme Renaud comme le fils de son propriétaire ; je lui dis que mon père m’avait chargé d’examiner la villa en vue d’y effectuer des travaux d’entretien, et que je venais m’informer de l’heure à laquelle je pourrais visiter les lieux sans la déranger.

Je ne mentais pas absolument : il est vrai que mon père, afin de m’apprendre à administrer nos biens, me confie souvent des missions analogues.

Mme Renaud marqua un vif mécontentement : elle était malade ; elle ne sortait qu’une heure par jour et, le reste du temps, se cloîtrait dans sa maison ; allait-on bouleverser sa tranquillité en lui imposant les ouvriers ?

Et elle m’interrogea brusquement :

— En quoi consistent ces réparations ? Qu’est-ce que vous voulez examiner ?

Après avoir hésité, je balbutiai que la toiture était en mauvais état et que je désirais me rendre compte si des infiltrations n’auraient point détérioré les plafonds de l’étage supérieur. Je donnai des détails techniques sur le ton d’un coupable qui fait une fausse déposition.

Mme Renaud sourit malgré elle : je devais avoir l’air bien sot. Elle attribuait sans doute ma gêne à la crainte de lui être désagréable ; car ce fut d’une manière plus engageante qu’elle me proposa de voir ces choses immédiatement, ce qui m’épargnerait la peine de revenir.

Nous entrâmes dans la villa. Aussitôt que nous fûmes au salon, elle s’écroula sur un fauteuil en soupirant ; et me dit d’une voix lasse :

— Ma fille vous conduira ; moi, je ne peux pas remuer quand j’ai mes douleurs… Va, Geneviève.

L’espoir de ce tête-à-tête inattendu aurait dû me réjouir : il m’intimida. Je fus presque irrité contre cette mère sans méfiance qui me traitait comme quantité négligeable et me parlait avec une nuance de familiarité. Mais soudain, j’aperçus mes dix-huit ans dans le reflet d’un miroir : à l’aspect de ma figure imberbe et blonde, je compris que je ne comptais pas encore pour un homme aux yeux de cette digne quinquagénaire.

Je suivis la jeune fille qui m’indiquait le chemin, en montant l’escalier devant moi. Nous gardions tous deux le silence. J’étais assez confus, appréhendant que l’entregent qui m’avait si bien réussi auprès de la mère ne m’eût nui dans l’esprit de la fille.

Elle pensait sans doute — connaissant la raison véritable de ma présence ici — que je savais mentir avec un grand sang-froid. Au moment où j’allais pouvoir enfin lui parler, je restais paralysé par la crainte d’avoir produit une mauvaise impression sur elle.

Néanmoins, je me fis une réflexion qui me rassura un peu sur ses sentiments : elle n’avait point signalé mon manège quotidien d’amoureux à sa mère ; garder le secret de l’aventure, n’était-ce pas l’accepter tacitement ?

Mlle Geneviève me témoignait, il est vrai, une réserve pleine de froideur ; mais ne me montrais-je pas contraint et glacé moi-même, durant cette première entrevue ? Et devais-je interpréter à mon détriment la modestie de son attitude ?

Cette pensée ne m’enhardit guère, pourtant. Je demeurais aussi troublé ; et j’affectais gauchement d’examiner les plafonds des pièces que nous traversions, sans y découvrir trace d’humidité. C’étaient des petites chambres à lucarne dans lesquelles entraient le soleil, les odeurs champêtres, les mouches bourdonnantes. Je me rappellerai toujours ce décor pittoresque où s’agitaient mes émotions : les murs peints au lait de chaux ; les carreaux rouges du plancher ; une table en bois blanc sur laquelle traînait un fer à repasser ; et, tombant d’une tabatière, un grand rai de lumière dans quoi dansaient des poussières blondes.

Tous ces détails me sont restés au fond des yeux ; car, tremblant et embarrassé, je n’osais regarder Geneviève Renaud et j’attachais mon attention aux objets indifférents afin d’avoir une contenance.

Mon malaise devint tel à me sentir seul avec elle que je fus positivement soulagé lorsque, pénétrant dans la dernière chambre, nous y trouvâmes une domestique qui cousait auprès de la fenêtre. Je murmurai alors très rapidement une phrase que je ne parvins pas à achever, pour dire à Mlle Renaud que ma visite était terminée et que j’avais vu suffisamment l’état des lieux. Nous descendîmes rejoindre sa mère, tandis que je me raillais tout bas du beau résultat de ma supercherie : dix minutes de tête-à-tête sans avoir su prononcer un mot !

Nous étions revenus dans le salon. Je me disposais à prendre congé de Mme Renaud ; j’avais peine à m’en aller ; je jetais des regards furtifs autour de moi, — car la villa de mon père était louée non meublée — et l’aspect d’un intérieur est le miroir d’une existence. Je cherchais à lire sur celui-ci le caractère de mes hôtesses quand, tout à coup, parmi les tableaux assez nombreux qui ornaient les murs, j’aperçus un portrait de Geneviève Renaud — si ressemblant, qu’à sa vue je perdis tout souci des convenances et l’allai contempler avec ravissement.

J’osai beaucoup mieux détailler les charmes de la jeune fille en les retrouvant sur cette toile : c’étaient ses yeux profonds dont l’expression m’avait frappé du premier jour ; ses traits réguliers ; sa physionomie sérieuse et douce : elle porte bien le nom grave de Geneviève. Et plus je la considérais plus je me sentais épris.

Cette peinture devait dater de quelques années : Geneviève Renaud parait aujourd’hui dix-sept ou dix-huit ans ; et c’était une fillette aux cheveux dénoués qui souriait sur ce tableau.

Mme Renaud me rappela à moi en me disant d’une voix pénétrée :

— Vous regardez le portrait de ma fille : son père avait un grand talent, n’est-ce pas ?

Je m’avisai seulement de remarquer la signature du tableau : Théophile Renaud.

Un mouvement de surprise m’échappa : Mme Renaud était la veuve du peintre apprécié dont mon père possède quelques esquisses ! Sans le prénom, ce nom de Renaud n’aurait éveillé en moi aucun souvenir. Et la personnalité de ces deux femmes m’était révélée par hasard ! Je fus saisi d’une respectueuse sympathie à l’égard de Mme Renaud, devant le tact discret, la délicatesse de son attitude — si rare chez les veuves d’artiste !

Mes idées prirent un autre cours : je venais d’entrevoir la possibilité de continuer cette connaissance qui me tenait tant à cœur.

Je dis avec empressement :

— Mon père, qui admire fort le talent de Théophile Renaud, a chez lui une collection de dessins de votre mari… Vous plairait-il de venir la regarder ? Mon père se ferait un plaisir de vous la montrer. Si je vous propose cela, Madame, c’est que — pour la plupart — ce sont des ébauches inachevées, brèves, rapides, fugaces comme la vie même… l’amusement des doigts dans les instants d’hésitation qui précèdent l’heure du travail, le coup de griffe du lion en deux traits de crayon… Et il me semble qu’à revoir ces dessins de premier jet, vous éprouverez la douce émotion de retrouver l’intimité de l’atelier…

Mme Renaud me jeta un regard expressif ; nos pensées se pénétraient, avec une surprise charmée à se sentir semblables. Elle accepta très simplement l’invitation.

Nous ne pensions plus guère aux plafonds, à la toiture, aux réparations. Le divin prestige de l’art venait d’éveiller nos affinités. Maintenant, elle me conduisait devant chaque tableau du maître et me parlait amicalement, sans se souvenir qu’elle ne me connaissait pas la veille. Elle retraçait l’existence de son mari, artiste convaincu et raffiné ; trop consciencieux pour se faire valoir, trop sincère pour être habile : qui obtint du succès auprès de l’élite sans savoir conquérir la vogue qui enrichit.

Et lorsque je quittai la villa, elle me serra la main comme à un ami ; sa fille souriait doucement ; j’emportais de ma visite une impression réconfortante et délicieuse.

J’étais enfiévré d’espoir, grisé d’amour ; une surexcitation extraordinaire me bouleversait.

Je me sauvais comme un voleur ; en effet, j’avais volé quelque chose : une part de félicité trop belle pour un seul être. Mon bonheur était violent à m’en faire mal : je le tenais serré en moi-même ; et il me dévorait le cœur, ainsi que le renard du Spartiate, sans me donner l’idée de lâcher prise.

À un moment, la respiration me manqua… Et je m’enfuis, comprimant ma poitrine haletante où grondait ma joie douloureuse.



III


Suis-je créé pour me tourmenter éternellement et mon âme chagrine, non contente de se décourager en face des obstacles, a donc la lâcheté de redouter son bonheur même ?

Au plus fort de mon allégresse, j’éprouve toujours le besoin pervers de chercher le mal qui viendra la troubler, la déception derrière l’espérance, la lie au fond du calice d’or.

Je me plaignais d’être affamé ; mais dès qu’on m’invite, je crains de m’empoisonner au festin de Lucullus.

Il y a huit jours, je désespérais d’apprendre seulement le nom de Geneviève ; aujourd’hui, je vais la connaître, la voir souvent ; — et je m’inquiète, au lieu de me réjouir.

J’ai peur… Sa douce figure, sa beauté, ses manières m’ont subjugué si totalement ; je l’aime si ardemment, si uniquement, que si je devais être désabusé sur ma passion, toute mon existence à venir s’écroulerait d’un coup et je n’aurais plus qu’à mourir en écrivant le mot nihit sur le livre que je n’aurais point lu.

Or, je songe qu’elle ne m’a pas encore parlé… Ce que j’aime, c’est un sourire, un regard, une âme que j’ai cru voir dans l’expression d’un visage. Si cette silencieuse allait me désenchanter par son verbe, changer au fur et à mesure qu’elle se révélera ?…

J’aime peut-être le fantôme de mon imagination sous le masque d’une belle créature ; il ne restera plus demain qu’une jolie fille banale, à la place de mon illusion.

Nous perdons les heures de notre vie, les forces de notre être, l’activité de nos mains à modeler notre idéal ; le marbre est pur, l’idole impeccable ; l’homme se prosterne devant son œuvre. Mais que la statue s’anime, et Pygmalion recule épouvanté…

J’ai peur.

Non, elle ne peut pas avoir l’esprit de sa forme : elle serait parfaite…

Si je m’étais trompé ?

Ce doute m’effraie.



IV


J’ai dit à mon père que Mme Renaud, ayant appris qu’il possède des œuvres de son mari, sollicitait la faveur de les voir.

Grâce à ce quiproquo — chacun croyant accéder au désir de l’autre — des relations se sont établies.

C’est-à dire qu’après l’échange d’une ou deux visites entre mon père et ces dames, je me suis jugé autorisé à m’attacher à leurs pas ; le moindre prétexte m’attire à la villa : un livre à prêter, une excursion à proposer. Chaque matin, je m’éveille avec cette pensée : « J’irai la voir » et mes jours sont dévorés par cette perspective ; je suis aveugle pour le reste ; mes yeux ignorent la route qui ne conduit pas chez elle.

Ah ! que mes craintes étaient injustes !… Elle est telle que je l’avais rêvée ; ou plutôt, sa nature dépasse mon rêve. Maintenant qu’elle s’apprivoise avec moi, qu’elle se livre chaque jour davantage, je lui découvre toutes les qualités qui correspondent à mes désirs. Nos esprits s’entendent merveilleusement : une même sensibilité accorde leurs jugements.

C’est la première fois que je ne me heurte pas au mystère de mon voisin, à l’énigme d’un front impénétrable, à l’incompréhension d’un caractère étranger.

Jusqu’ici, les autres étaient toujours si différents de moi ! Je faisais effort pour m’assimiler leur mentalité : hélas ! nos propos formaient un concert de fausses notes.

Sa mère nous laisse une liberté que ma jeunesse doit aux infirmités de la vieillesse : Mme Renaud, qui déteste l’exercice et la fatigue, trouve tout naturel de confier sa fille à ce « gamin » complaisant qui connait les plus beaux sites de la contrée.

Chaque jour, après avoir accompagné Mme Renaud jusqu’à l’établissement thermal où elle suit son traitement, je me promène sous les tilleuls avec Mlle Geneviève. Mais nous sortons vite de la ville : les longues excursions nous attirent ; et le tête-à-tête ne nous effarouche plus, dorénavant.

Elle aime la campagne comme un plaisir nouveau ; en parisienne qui découvre la nature et y prend un goût très vif, un peu naïf : elle éprouve une joie profonde à sentir ses talons s’enliser dans la terre grasse des pâturages, dans la bourbe des marécages. Elle a des extases étonnées devant le panorama des collines qui crayonnent les zigzags de leur chaîne inégale, en grisaille sur l’horizon mauve. Elle s’écrie : « Un Corot » ! toute surprise que les paysages existent ailleurs qu’en peinture.

La beauté de mon pays, c’est la forêt. Vastes et nombreuses, les forêts dressent de tous côtés leurs remparts de velours vert.

Nous parcourons sans nous lasser leurs sentiers broussailleux, leurs chemins étroits bordés d’arbres si élevés, si serrés, si touffus, qu’il y fait nuit en plein jour et qu’au plus fort de la chaleur une délicieuse humidité tombe de leur voûte sombre… Nous avançons, dans cette obscurité vague, à petits pas timides ; nous sommes un peu inquiets, un peu émus, frémissant d’une imprécise anxiété à nous sentir dans la solitude impressionnante du silence et de la pénombre qui font le charme des grands bois.

Je subis toujours une espèce d’enchantement à m’enfoncer dans ces profondeurs de verdures : quand j’étais petit, on m’y laissait vagabonder pendant les vacances ; j’y retrouve des souvenirs devant chaque arbre, le rappel des imaginations puériles dont mon esprit peuplait le décor. Et je suis étrangement heureux de promener Geneviève à travers ces taillis, ces clairières, ces belles allées de chênes où mon enfance a découvert des forêts vierges, des jungles, des brousses, tout un monde illusoire, chimérique et lointain.

Parfois, au sortir d’une haute futaie, nous débouchons au bord d’un étang ; le reflet de l’eau stagnante fait miroiter l’envers du paysage en perspective glauque.

Geneviève s’assoit sur l’herbe et s’amuse à jeter des pierres dans l’eau pour voir onduler la surface du miroir vert. C’est l’heure des longues causeries où elle apporte une confiance tranquille, alors que j’ai peine à réprimer le trouble qui m’agite ; — si bien, qu’au bout d’un moment, nos sentiments réagissent réciproquement sur notre état d’âme ; et c’est moi qui ressens peu à peu une béatitude apaisante, tandis que Geneviève devient gênée sans savoir pourquoi…

Elle a juste mon âge : dix-huit ans. Elle est à la fois plus jeune et plus âgée que moi.

Son caractère garde une ingénuité qu’ignore le mien ; mais elle a déjà conçu au spectacle des choses une sûreté de jugement qui me surprend.

Son esprit est averti et son cœur reste innocent. Elle sait mieux que moi modérer ses sentiments et étudier ceux d’autrui ; cependant, elle approfondit moins exactement les sujets dont nous parlons. Elle a plus d’observation que de réflexion.

Le sens de l’expérience est précoce chez la femme : mais l’homme possède la supériorité de sa logique.

Elle a pu connaître le monde, sans cesser d’être puérile. Je n’ai pas encore vécu et j’ai perdu mon insouciance.

Cette différence entre nous est due à notre sexe, autant qu’à l’ambiance opposée où s’est développée notre nature. Si ma raison dépasse la sienne, c’est que la jeunesse mûrit plus rapidement dans les méditations de la solitude que dans le tumulte des grandes villes.

Et voilà pourquoi Geneviève m’apparait tantôt comme une aînée dont la science m’est un enseignement ; tantôt comme une enfant hésitante qui n’ose se lier à sa propre morale, subit docilement les influences étrangères, et tâtonne dans le vague à la recherche de sa personnalité future.

Quelquefois, je me demande : « Sait-elle que je l’aime ? »

Elle a souvent rougi à ma vue, lorsque j’étais l’inconnu qui la poursuivait ; mais à présent que nous sommes amis, elle me témoigne une affection si spontanée que cette franchise même me fait douter de la clairvoyance de Geneviève.

Si elle soupçonnait mon amour, aurait-elle cette attitude ? Qu’elle y répondit ou non, son premier mouvement serait le geste de Galatée : la femme se dérobe toujours — par crainte ou par jeu, par pudeur ou par calcul.

Et cependant. Geneviève est si perspicace que je ne puis croire à son inconscience… Alors ? Elle manquerait décidément de coquetterie ou posséderait une droiture de cœur assez rare. Je me répète avec indécision : « Sait-elle que je l’aime ? »



V


Je la vois fréquemment mélancolique. Son sourire s’attriste ; elle reste de longs moments sans parler, les yeux ailleurs. On dirait qu’une peine intérieure la consume. Nous sommes jaloux du silence, des pensées de celle que nous aimons ; le secret dont nous ne sommes pas l’objet nous trouve hostile. J’avais commencé par demeurer taciturne en face d’elle, affectant une discrétion boudeuse. Et puis, j’ai fini par l’interroger — en somme, pourquoi se refuserait-elle aux confidences ? À l’instant où elle s’absorbait dans sa rêverie morne, je lui dis doucement :

— Qu’avez-vous ?

Elle a murmuré :

— J’ai de l’ennui à vivre de nos jours.

Elle s’est aperçue que sa réponse me stupéfiait. Elle a cru que je ne la saisissais point ; alors, elle a développé son idée :

— Je ressens l’amertume d’être née trop tard, ou trop tôt. J’aurais voulu que mon existence fût terminée, avant de connaître les temps que nous traversons ; ou bien n’être à présent qu’un baby sans pensée, incapable d’apercevoir les obstacles que la réalité oppose partout à nos désirs… N’y a-t-il pas un malaise à vivre dans l’intervalle d’une époque qui s’est achevée et d’une ère qui commence à peine, entre un mal dont on languit encore et un remède embryonnaire ?… Chaque peuple passe par des phases de prospérité et de calamités qui sont les intermittences de l’Histoire : un siècle rachète l’autre… mais l’homme n’a qu’une existence à vivre ! Qu’il tombe dans la mauvaise période, et ses aspirations se trouvent fauchées par les événements… J’ai l’impression de végéter devant le berceau du bonheur : l’humanité de demain verra l’enfant grandir ; mais moi… j’aurai souffert de la crise sans pouvoir jouir du renouvellement.

J’étais confondu : elle ne m’avait jamais parlé sur ce ton et je ne reconnaissais pas son esprit. J’ai répliqué :

— Je ne vous comprends pas : vous tenez le langage d’une personne qui aurait le double de votre âge… Songez à vos dix-huit ans !

Sa riposte partit avec impétuosité :

— Oui : je suis jeune… Eh bien ? la jeunesse est un stage, et non pas une attente… Ah ! ne prétendez pas que j’aie du temps devant moi… Le sort de toute destinée dépend de son point de départ… Que m’importe que la route soit longue, si elle ne doit pas conduire au but que je souhaite ? C’est à dix-huit ans qu’on prépare sa vie : la mienne s’engage dans une impasse.

Je n’ai pas persisté. Pour démêler ce que signifiaient ces paroles, il eût fallu lui poser trop de questions : c’est une hardiesse qui m’a toujours coûté ; la crainte d’importuner ceux que j’aime prime mon intérêt pour eux ; et plus je suis attaché à quelqu’un, plus ma réserve pusillanime me donne l’apparence de rester indifférent à ses soucis.

D’ailleurs, j’étais peu disposé à entrer dans les vues de mon amie, ce jour-là : la joie de me trouver avec elle me rendait inapte à toute tristesse.

Je ne me préoccupais plus des événements qui n’avaient point touché ma sécurité ni celle de mon entourage ; je n’étais guère enclin à généraliser, quand mon esprit était empli d’une seule image : peut-on voir l’avenir en noir, à côté d’une créature aux joues roses ? Et je ne me désolais pas des temps présents, car j’étais tout porté à bénir le siècle où vivait une Geneviève.

Mais quelques jours plus tard, un incident imprévu devait me faire comprendre les propos étranges qu’elle venait de tenir.

Nous étions allés en excursion au Prieuré de Vernouillet ; nous jouissions du bon air, du soleil, de la belle vue du lac ; nous étions gais d’être ensemble, en parfaite union, le corps alerte et l’âme légère. Je sentais que cette douce journée était de celles qu’on voudrait revivre plusieurs fois, à la place des lendemains insipides.

Au cours de notre visite, lorsque nous fûmes devant la Vierge Noire à la Chaise, je contai à Geneviève que, jadis, les filles qui craignaient de vieillir sans trouver de mari venaient ici en pèlerinage. Et j’ajoutai, en manière de plaisanterie :

— Si vous redoutez de coiffer sainte Catherine, voici l’instant de formuler un vœu.

Elle ne répondit rien.

Un instant après, nous reprîmes le chemin de Bourbon. Geneviève marchait devant moi, en regardant fixement l’horizon : lorsque je la rejoignis, je m’aperçus qu’elle avait des larmes dans les yeux. Je la voyais de profil : une buée humide se répandait sur sa sclérotique, gonflait peu à peu sa paupière ; et elle s’efforçait de ne point battre des cils, afin d’empêcher ses pleurs de couler.

Je compris soudain la raison de son affection secrète.

La rafale a balayé sur son passage une femme âgée et une enfant, sans que ces deux faiblesses, perdues parmi tant d’autres faiblesses, aient su se défendre. Geneviève a médité la leçon des événements. Elle a déjà connu les étapes pénibles des revers de fortune, la position restreinte un peu plus chaque année. Précoce et soucieuse, sa jeunesse pensive a regardé autour d’elle ; le doute lui est entré dans l’âme à l’âge où notre âme appelle les illusions ; elle demande à découvrir le monde, et on lui montre une coquille vide ; elle cherche le but de sa vie, et elle voit le mot : renoncement, écrit sur une porte close.

Alors, dans la solitude que lui impose sa mère malade ; — déplorant les temps difficiles, le passé si proche qui faucha tant de vies humaines au plus bel âge de l’homme, — elle écoute sonner toutes les heures inutiles qui emportent, goutte à goutte, un peu d’espérance avec chaque minute écoulée.

Geneviève a peur de ne pas se marier.

Elle est encore bien jeune, direz-vous… Mais je songe maintenant à la portée de ses paroles : « Ne prétendez pas que j’aie du temps devant moi… C’est à dix-huit ans qu’on prépare sa vie ! » Oui, pour la lutte qu’elle voudrait entreprendre, il n’est pas trop tôt — il serait vite trop tard : la jeunesse est quelquefois brève, la chair est fragile… La jeunesse se fane : la beauté peut être à jamais gâtée par une maladie : les malices du hasard sont dangereuses. Et cette jolie fille pauvre qui souhaite éperdûment de vivre, de n’être point isolée comme une chose inutile, d’avoir un foyer, un compagnon, sait qu’en cette guerre au mariage ses meilleures armes sont les moins durables : la fraîcheur, la santé, la pureté juvénile des charmes, toutes les qualités qui suppléent à son infériorité sociale. Elle murmure devant son miroir :

« Lorsque l’éclat de ce visage se sera terni et que mon caractère s’aigrira dans l’attente, qui viendrait me choisir de préférence aux plus favorisées ? »

Et, pour elle, une année passée est une bataille perdue.

Telle est la mentalité de la jeune fille sans dot dont le printemps se lève sur un monde en ruines peuplé de femmes en deuil ; elle cherche du regard celui qui sera son fiancé : elle voit des vieillards, des malades, des infirmes, des enfants ; et elle s’aperçoit que les Princes Charmants sont des croix de bois plantées dans des plaines désertes. Le Minotaure a réclamé son impôt, broyé sous sa mâchoire d’acier la mâle jeunesse de France.

Dans son égoïsme excusable, la vierge pense : « Quand une nouvelle génération aura formé d’autres hommes, je serai une vieille fille. »

Celle qui se dit cela, c’est une créature pétrie de grâce, de douceur et de tendresse, faite pour le bonheur des yeux et la joie de l’âme.

Le feu de son regard, les rondeurs de sa poitrine, la courbe harmonieuse de ses hanches de Cybèle semblent une protestation vivante contre le sort injuste auquel elle se croit condamnée.

Et je suis tout attendri devant cette enfant charmante qui pleure sur sa beauté stérile.

Aussi, pourquoi les préjugés confèrent-ils à l’époux cette priorité d’âge ? L’aînesse du mari apparaît comme une condition normale, essentielle, indispensable. La fille de vingt ans est destinée à l’homme qui a passé la trentaine.

Geneviève aurait-elle cette manière de voir ?… Si elle savait, pourtant, que le rêve inaccessible est si près d’elle… Je l’aime. Je me soucie peu de sa fortune : tous les biens terrestres s’incarnent en son être.

Lorsque nous fûmes arrivés à sa porte, je ne pus me tenir de lui dire affectueusement :

— Geneviève…

Elle eut un mouvement de surprise, parce que c’était la première fois que je l’appelais ainsi.

— Geneviève, n’oubliez pas que vous êtes plus jeune que votre douleur et ne tablez pas sur l’incertitude des échéances futures : le désespoir est aussi fou que l’espoir. Quand demain sera là, vous vous apercevrez que vos ennuis sont restés en route et que le malheur vous a manqué de parole… Vivons pour le présent. À quoi bon prévoir l’avenir : tous les chemins mènent à la mort.



VI


Nous marchions à travers les prairies qui verdoyaient sous le soleil. Autour de nous, à perte de vue, c’étaient de grandes plaines brûlées de chaleur, dévorées par l’éclat aveuglant d’une lumière implacable que coupait seulement, de place en place, l’ombre ramassée des haies vives. Nous étions éblouis par cette ardente clarté.

Dans la torpeur de l’été, le paysage semblait dormir. Rien ne vivait… les champs étaient vides, les routes inhabitées… Seul, très loin là-bas à l’horizon, un travailleur s’apercevait qui poussait sa charrue traînée au pas résigné de deux chevaux grisâtres ; — tout cela rapetissé par la distance, diminué, lilliputien, comme vu par le gros bout de la lorgnette.

Cette partie du pays appartient à mon père. Je désignais, une à une, en les nommant à Geneviève, les métairies aux constructions blanches espacées, çà et là, sur le tapis brillant des champs multicolores.

Arrêtés au bord d’un pré, nous embrassions l’étendue du domaine d’un regard vague ; accablés de chaleur, amollis, dans une sorte de paresse exquise. Nous écoutions le grand silence de la nature, ce bourdonnement confus des vastes espaces ; et les résonances lointaines d’une cloche qui tintait faiblement à intervalles égaux.

Le calme de la campagne m’attendrissait délicieusement.

Et soudain, le charme de l’heure fut rompu par la stupidité d’une rencontre.

Sortant on ne sait d’où, M. Barillot se dressait devant nous. C’est un ami de mon père, un ancien avoué, veuf sans enfant, qui porte beau malgré son âge et affecte toutes les prétentions du vieil homme — se consolant de sa calvitie en teignant sa moustache, vêtant son grand corps sec de vestons aux couleurs claires, et cueillant chaque matin deux roses de son jardin pour mettre l’une à sa boutonnière et mordiller l’autre entre ses dents.

Cet escogriffe m’horripile : bien qu’il m’ait connu tout enfant et que quarante années séparent nos goûts, il me traite en camarade afin de se rajeunir ; je me venge sournoisement en lui témoignant un impertinent respect lorsque nous sommes en présence d’une dame.

Les différences d’âges ne se tolèrent qu’en sexes différents : je supporte sans ennui la conversation bienveillante des vieilles femmes ; mais je me défie instinctivement des vieux beaux, comme d’aînés jaloux dont la décrépitude envie férocement mon adolescence.

Obéissant au tact habituel des importuns, M. Barillot se joignait à nous sans y être invité.

Que la promenade me sembla longue !

Son attitude envers Geneviève me mettait à la torture : cette familiarité galante des vieux hommes pour les jeunes filles est insupportable, à la vérité. Ce mélange de différence ambiguë et de caresse protectrice, de paroles morales et de gestes frôleurs, évoque une idée malsaine de parenté corrompue : la paternité équivoque d’un Arnolphe.

Et tout mon sang courait comme un feu dévorant dans mes veines, tandis que Barillot penchait, de trop près, sur Geneviève son masque de faune ridé aux yeux de braise, à la moustache noircie. Il lui pinçait le bras en l’appelant : « Ma chère enfant ! ». Je ne me trompai pas en voyant luire dans son regard un éclair de convoitise. Geneviève portait ce jour-là une blouse transparente de mousseline que soulevait régulièrement, quand elle respirait, la palpitation de ses jeunes seins. Et l’homme regardait fixement…

Je ne puis dire ce que j’éprouvais : c’était de l’indignation, du mépris, une surprise honteuse, et un désir violent de couvrir la beauté de Geneviève des pieds à la tête pour lui épargner l’injure de cette curiosité salissante.

Ce n’était pas de la jalousie, je vous le jure ! Est-on jaloux, à mon âge, d’un vieillard mal récrépi, dont les gestes sont roidis par le durcissement des artères ?… Non. Mais je suis trop profondément épris de Geneviève pour l’avoir désirée encore… Elle est sacrée à mes yeux : comment mes yeux pourraient-ils l’avilir en se complaisant aux images voluptueuses ? Lorsqu’elle touche ma main ; lorsque, suivant le balancement de notre démarche, nos hanches se heurtent par hasard, je sens un frémissement dans tout mon être… mais sa pureté me retient de souhaiter d’autres jouissances et mes sens n’en demandent pas plus.

Les grandes amours sont chastes. C’est notre printemps qui en savoure le mieux la douceur unique ; et je plains les libertins de dix-huit ans.

J’étais donc révolté qu’un homme osât prendre un plaisir pervers au contact de mon amie. C’était la colère religieuse du croyant qui voit un iconoclaste profaner l’image sainte.

J’étais si visiblement renfrogné que Barillot finit par remarquer ma mauvaise humeur. Je crus démêler qu’il en était enchanté, car il s’efforça de l’irriter en m’adressant des propos taquins. Il s’avisa, contrairement à son habitude, de me traiter en gamin et me demanda quand mon père m’enverrait achever mes études à Paris.

Je répondis sèchement que mon père, après m’avoir fait élever à l’ancienne mode par un précepteur, me jugeait bien suffisamment instruit pour un hobereau provincial destiné, selon toutes probabilités, à gérer ses immeubles et à surveiller ses terres.

— Le plaisir de voyager ne vous tente donc pas ? insista Barillot.

— J’aime assez ce pays où je suis né, pour n’avoir point la curiosité d’en voir d’autre.

Je disais vrai : Geneviève était ici. Qu’aurais-je trouvé dans le reste de l’univers ?

Barillot reprit, revenant à son idée :

— Voilà une éducation bien pernicieuse pour un jeune homme… Trop de liberté, d’oisiveté… Quelle carrière vous préparez-vous avec cette méthode ?

Il commençait à m’agacer terriblement ; mais, le sentant sourdement hostile et nettement indiscret à mon égard, je ne me fâchai pas. Le sentiment de son injustice m’inspirait la modération du juste. Je répliquai paisiblement :

— Je me prépare à vivre en honnête homme… Je partagerai mes biens avec ceux qui travailleront pour moi, en leur appliquant les principes d’un métayage bien compris ; et je soulagerai utilement de vraies misères, sachant les besoins du peuple qui m’entoure. J’estime que je remplirai mieux mon rôle modeste dans ce cercle restreint, que si je dispersais mes forces à travers le monde…

Mon assistance peut servir au coin de terre que je connais, tandis que la bienfaisance n’est qu’un jeu de dupe lorsqu’on l’exerce à l’aveuglette… Une aumône bien placée vaut cent charités superflues… Et d’ailleurs, en restant un rentier de province, je comprendrai plus judicieusement mon devoir qu’en poursuivant sans profit des études sans objet.

Barillot ricana :

— Je ne suis plus inquiet sur votre sort… Vous finirez maire de votre commune.

— C’est la place que César eût préférée dans un village.

J’ajoutai :

— La sagesse de la génération qui vient consiste à vouloir être médiocre, comme ou voulait être héroïque… Mes aînés ont taillé un manteau de gloire dans le brocart et dans la pourpre ; mais le glaive a lacéré l’étoffe et saigné la chair découverte… Les belles parures sont fragiles. Aujourd’hui, la France en exige d’autres : quand nous lui tendons nos épées, elle nous montre des aiguilles et nous demande de lui coudre une robe de laine… Aux soleils d’Austerlitz succèdent les journées grises. À nous la besogne obscure d’aller ramasser les lauriers coupés ! Je connais des jeunes gens fougueux qui s’insurgent contre ce destin et déplorent d’être nés trop tard, — sans réfléchir qu’ils rendront d’aussi bons offices au pays en se résignant simplement à goûter la joie d’une calme existence. Heureux ceux qui peuvent écrire sur leur porte : Aurea mediocritas !

Et je jetai un coup d’œil furtif sur Geneviève : non, je n’enviais pas les siècles de fer devant cette adorable compagne de l’âge d’or.

À ce moment, Barillot résumait notre conversation, en disant :

— Bref, vous bornez votre ambition présente à n’être qu’un parfait cicérone…

L’insolence railleuse de son sourire acerbe me fut une révélation. Lui aussi, regardait Geneviève en parlant. Nos propos, si éloignés de l’amour en apparence, n’avaient fait qu’exprimer le dépit de l’adolescent et l’aigreur du barbon : tandis que je le maudissais d’avoir troublé notre tête-à-tête, Barillot s’offusquait de mon intimité avec Geneviève… De quel droit ?… Oh ! mon Dieu, du droit que prend le premier passant venu d’envier la propriété d’autrui : la fleur qui pousse derrière la grille du jardin ou les fruits qui mûrissent sur la branche qui dépasse le mur… Notre instinct naturel nous porte à vouloir saisir tout ce qui nous parait joli ou précieux, sans nous soucier de savoir si l’objet vers quoi se tendent nos mains ne nous trouve point les paumes sales et les doigts crochus.

Les prétentions de ce vieux monsieur me faisaient pâmer de rire. Barillot amoureux de Geneviève !… J’avais commencé par m’en irriter ; à présent, je ne songeais qu’au côté grotesque de cette vanité sénile qui incite les dons Juans podagres à s’attaquer aux plus jeunes personnes.

Malicieux, amusé, triomphant, je comparais l’aisance de mes gestes à sa démarche saccadée, la fraîcheur de ma santé à son teint ictérique, à l’odeur de son haleine douteuse. Puis, je regardais Geneviève : peu à peu, ma tendre adoration faisait place à des sensations plus vives. L’idée qu’un autre homme s’était arrêté à détailler sa beauté me bouleversait malgré moi ; une agitation nouvelle m’échauffait ; pour la première fois, mon imagination m’inspirait le tourment des caresses qui me manquaient. Le désir vicieux qui venait de la frôler avait jeté un ferment trouble dans mon cœur innocent.

Dès que je me retrouvai seul avec Geneviève, je m’écriai avec rancune :

— Comment pouvez-vous subir la compagnie d’un imbécile tel que Barillot !

Elle me dit d’un air étonné :

— Mais nous avons fait sa connaissance chez votre père qui nous l’a présenté comme son ami ?

C’était juste. J’entrepris alors un portrait fort désobligeant du sieur Barillot :

— C’est un de ces bonshommes qui se redressent avec la suffisance d’un épi vide. Le pédantisme lui tient lieu d’esprit ; qu’on lui parle sciences, beaux-arts ou politique, il ne s’inquiète guère de comprendre votre pensée et se préoccupe surtout de vous répondre dans un jargon technique. Il a peu de principes, nulle morale ; sa vertu se manifeste par axiomes : il ne la pratique qu’à fleur de lèvres. C’est l’égoïste bourgeois qui s’incruste dans la prison mesquine de son fromage, et passe sa vie à blâmer les rats agiles — du haut de sa citadelle de gruyère.

Geneviève m’écoutait attentivement.

Tout à coup, elle dit d’une voix lente :

M. Barillot a fait des ouvertures à ma mère… Il aurait l’intention de m’épouser.



VII


La déclaration de Geneviève m’avait stupéfié. Sitôt que mon étonnement se fût dissipé, je m’exclamai :

— Vraiment, Geneviève, je ne vous comprends pas !… Vous devriez rire ou vous indigner, et vous restez impassible !… C’est inconcevable : on se moque ou l’on se fâche d’une pareille proposition, mais on n’en parle pas sérieusement !

Geneviève semblait surprise de ma véhémence. Elle dit doucement :

— Ma mère l’a reçue sans rire et ne s’en est point choquée.

J’éclatai :

— Pardonnez-moi si je prends la liberté de me mêler de ces choses, mais comment une mère aussi respectable que la vôtre peut-elle envisager sans répulsion l’inconvenance d’un tel mariage ? Songez que vous avez dix-huit ans et que M. Barillot est un vieillard… Il ne paraît pas son âge ? Raison de plus pour trouver sa vieillesse effrayante : c’est une tête de mort qui se maquille. Avez-vous imaginé ce que serait votre union ?… Je laisse de côté l’inévitable conflit des goûts opposés ; le fléau de ses manies, de ses infirmités et de son humeur… Mais l’union par elle-même, l’union seule ?… Geneviève, rappelez-vous vos rêves de jeune fille… Vous figuriez-vous ainsi les baisers : l’approche de deux lèvres violacées qui s’entr’ouvrent sur une bouche édentée ?… Les caresses : le tremblement sénile de ses mains sèches aux veines gonflées !… Et tout l’amour que vous ignorez…

Geneviève protesta en rougissant :

— Oh ! M. Barillot a dit à maman qu’il aurait pour moi l’affection d’un père.

— Oui : vous seriez la fille de Loth.

Geneviève ne comprit point mon allusion biblique. Elle répliqua :

— À vous voir si surexcité, on croirait que les bans sont déjà publiés !… Savez-vous seulement si la demande de M. Barillot sera agréée ?… Mais ma mère estime qu’elle mérite la réflexion… En quoi l’offre d’un homme sensible, seul au monde, — qui s’intéresse à moi comme à l’enfant qu’il aurait souhaité d’avoir ; et qui ne peut me prouver son attachement, m’aider de sa protection qu’en m’épousant ; — en quoi cette offre vous parait-elle ridicule ou offensante ?

Voilà donc l’explication de sa tranquillité : Barillot a joué au bon ami paternel désireux d’avoir auprès de lui une affection filiale ; il se pose en mari honoraire… Vieux renard ! Comme il a manœuvré habilement pour ne pas effaroucher les susceptibilités de la mère ni les sentiments de la jeune fille ! Comme il a bien deviné et abusé de la naïveté de ces deux honnêtes femmes.

Et moi qui l’ai vu inquiet, jaloux, concupiscent, dans la fièvre de son espérance louche, je ne peux rien déceler à Geneviève ; je ne saurais prononcer les mots qui la tireraient d’erreur… Je reste impuissant, dans mon respect pour cette ignorance qu’un autre rêve de déflorer.

Et je me contente d’objecter :

— Avez-vous pensé que ce mariage vous interdit le mariage ? Que la chaîne conjugale vous défend de créer un foyer ? Que ce compagnon légal vous empêche d’avoir un époux ? Qu’au « oui » sacramentel, répondra l’écho de votre cœur :

« Vixit » !… Et que la résurrection commencera avec votre veuvage ?

— Philippe !

Geneviève laissait échapper un élan de franchise :

— Je serais bien malheureuse de me marier dans ces conditions, je vous l’avoue… Mais je suis trop inexpérimentée pour m’en remettre à ma propre raison… Ma mère hésite fort, devant les sollicitations de M. Barillot… Elle m’aime tellement, qu’elle est le meilleur juge de mon bonheur ; et mon avenir la préoccupe… Nous sommes isolées, sans famille ; qu’un jour, l’une perde l’autre : elle perd tout. Ma mère se sait de santé si délicate quelle tremble à chaque indisposition et redoute de mourir prématurément… Sa tendresse s’effraye de la mort en pensant à ma vie… « Que deviendrais-tu, sans moi ? » C’est sa réflexion quotidienne. Je vous confierai que nous sommes dans une situation assez embarrassée ; je vous épargnerai le détail de nos affaires compliquées auxquelles je ne comprends pas grand’chose… Sachez simplement que ma mère a subi des revers de fortune et en appréhende d’autres ; nos intérêts sont mal placés. Moi, je ne m’en soucie guère… Ah ! combien je préférerais garder ma liberté — et mes rêves… Je travaillerais de si bon cœur ! Je dessine avec assez de goût : j’ai su dessiner d’instinct, avant de savoir écrire… Je suppose que je pourrais facilement faire ma carrière dans cet art, grâce au nom de mon père. Mais maman sourit tristement en me caressant la tête, quand je lui expose mes projets… Or, M. Barillot se présente. Il est sérieux, sympathique ; comme nous, il se trouve sans famille et s’affecte de sa solitude. Il a été avoué : il donne d’utiles conseils à ma mère, s’occupe de ses ennuis ; et peu à peu nous propose d’être notre associé, l’homme qu’il faut dans tout foyer… Du coup, ma mère est rassurée sur mon sort : si elle disparait, elle a la consolation de me savoir aimée et protégée…

Geneviève ajouta, avec une espèce de confusion :

— Certes, ce mariage n’a rien de séduisant… Mais j’ai peur, moi aussi, de rester toute seule un jour. N’importe quelle existence à deux ne vaut-elle pas mieux que la perspective affligeante d’être, pendant quinze ans, cette créature exposée à tous les dangers de la vie : la jeune fille pauvre… pour devenir ensuite cet être oublié que le danger même dédaigne : la pauvre vieille fille ?

Je m’écriai impétueusement :

— Pourquoi douter avec cette persistance de vous, de votre avenir, du bonheur que vous méritez ?

— J’ai le pressentiment que je ne serai pas heureuse… J’ai comme le vertige de vivre : alors, c’est en moi un besoin nerveux, impatient, de vite saisir le premier appui qui s’offre.

Il ne m’était plus possible de me taire. L’aveu montait à mes lèvres, et je pris un détour enjoué :

— Réservez-vous le temps de choisir : vous ferez tant de conquêtes… Songez donc : il n’y a pas six mois que vous habitez ce pays, et vous y avez déjà deux amoureux.

Elle se composa cette attitude faussement détachée des gens qui s’efforcent de détourner une conversation brûlante : je sentais qu’elle arrangeait dans sa tête la phrase tout à fait banale qui terminerait l’entretien.

Alors, j’insistai ; je murmurai :

— Geneviève… Vous vous êtes bien aperçue que je vous aime ?

Elle n’eut point la coquetterie de nier. Elle dit avec sa sincérité habituelle :

— Oui, je m’en suis aperçue… Et cela me fait de la peine.

La tête me tourna. Je questionnai en tremblant :

— Vous ne m’aimez pas ?

Elle répondit — si c’était répondre :

— Vous êtes trop jeune pour vous marier.

— Il n’est donc pas trop vieux, lui ?

J’avais lancé cette réplique d’un air courroucé. Geneviève s’effara. Elle me considéra à la dérobée, d’un œil alarmé : je ne m’étais jamais mis en colère devant elle. J’eus l’intuition qu’elle craignait de me contrarier.

Elle déclara tout à coup :

— Écoutez, moi je ne sais pas, je n’ai pas d’opinion… C’est maman qui vous trouve trop jeune.

Je remarquai très naturellement :

— Comment se fait-il que madame votre mère se soit occupée de moi, sous ce rapport ?

Geneviève rougit violemment. Elle balbutia :

— Avez-vous donc supposé que je continuais de sortir, de me promener, d’être toujours avec vous, sans lui avoir confié… ce qui était ?… Vous vous souvenez : vous passiez si souvent devant notre maison, avant de me connaître… À votre première visite, j’ai bien compris qu’il s’agissait d’un prétexte… Alors, quand nous sommes entrés en relations, voyant que maman ne se doutait de rien, je l’ai mise au courant… Je lui ai dit que vous étiez sans doute un peu amoureux de moi… elle a ri ; elle a répondu : « Mais le petit de Laval est un enfant ! » et elle m’a permis de vous fréquenter quand même, car elle n’attachait aucune importance à ces enfantillages… Une fois, je lui en ai reparlé… Elle m’a expliqué que vous ne pourriez pas être un mari pour moi : qu’il faut un certain intervalle d’âge entre l’homme et la femme ; et que le jour où vous serez bon à marier, moi, j’aurai fait ma vie depuis longtemps… Elle m’a donc recommandé simplement de n’être pas coquette avec vous. Je n’ai pas été coquette, n’est-ce pas ?

Je restais confondu par les paroles de Geneviève. Je me remémorais l’accueil indulgent, les sourires un peu ironiques de la douce Mme Renaud : et une sorte de fureur s’emparait de moi… Cette mère que je croyais aveugle avait une condescendance railleuse envers mon jeune âge : et c’était moi que l’on bernait.

Mais tout ce que je devinais d’imprécis derrière les réticences de Geneviève m’encourageait obscurément. Et j’aimais d’autant plus mon amie, en la découvrant plus estimable encore : la confiance que lui témoignait sa mère, la docilité avec laquelle elle y répondait, qui eussent dépité un amoureux vulgaire, m’excitaient au contraire à mériter une âme aussi loyale.

Je m’obstinais à l’interroger, la sentant troublée :

— Votre impression à vous, Geneviève… Me trouvez-vous si jeune ?

Je lui avais pris les mains ; et elle s’efforçait de se dégager, en répétant :

— Mais oui, vous êtes trop jeune… ma mère a raison.

Nous étions seuls, dans le paysage admiré au début de l’après-midi, avant la rencontre de Barillot. Maintenant, le crépuscule tombait, ce triste crépuscule des campagnes qui traîne après lui je ne sais quoi de désespéré, de sinistre et de douloureux dont on a le cœur serré. Je voyais Geneviève frissonner, vaguement émue. Je murmurais :

— Vous ne m’aimez pas, Geneviève ?

Elle dit avec une certaine hésitation :

— Mais si… Je vous aime comme un camarade.

— Ce qui commence par la camaraderie ne peut-il pas finir plus tendrement ?

Elle se retrancha derrière cet argument :

— Demandez à votre père s’il compte vous marier à votre âge.

Je ripostai vivement :

— C’est une excellente idée. Je lui en parlerai dès demain. Mais aujourd’hui, c’est votre opinion seule qui importe… Réellement, faut-il avoir les dents jaunes, les cheveux gris et le regard éteint pour vous plaire ?

Elle riait malgré elle. Je poursuivis :

— Je suis trop jeune… D’abord, qu’entendez-vous par là ? Est-ce l’usage reçu qui vous fait juger mon âge ?… Ou ne suis-je vraiment qu’un petit garçon à vos yeux ?

— Mais non… Vous exagérez toujours. Vous êtes… Vous êtes un adolescent.

— Qu’est-ce que l’adolescence. Geneviève ? C’est la fin de l’enfance, le matin de l’homme… Quand j’aurai vingt-quatre ans, je serai encore un adolescent… Me considérerez-vous toujours ainsi qu’un gamin ?

Elle s’agitait, embarrassée, à court d’arguments. Elle n’est pas rompue à la discussion.

Elle se contenta de dire sans conviction :

— Vous n’êtes pas encore un homme.

Je voulus tenter une épreuve :

— Eh bien ! puisque nous ne sommes que deux camarades, deux amis qui s’aiment beaucoup, d’une affection sans contrainte, voulez-vous me faire le plaisir qu’un enfant accorderait très facilement à un autre enfant ?

— Volontiers… Quel plaisir ?

— Embrassons-nous, Geneviève…

Comme je guettais ardemment son geste instinctif de recul, sa pudeur confuse !

— Vous ne voulez, pas ?… Et pourtant, vous m’aimez… beaucoup. Vous voyez bien, Geneviève, que je suis un homme à vos yeux, du moment que vous me refusez ce baiser.

Elle s’en défendit faiblement :

— Non… Quelle bêtise !… Vous êtes agaçant.

— Alors… Je vous fais peur ?

J’avais trouvé le mot qui décide toujours la femme. Elle me tendit sa joue, avec un air de résolution comique. J’entourai doucement de mon bras sa taille qui plia sous l’étreinte ; et je tentais ma première caresse…

Oh ! Qu’il est rare, celui qui peut se vanter d’avoir savouré son premier baiser avec son premier amour, sans avoir essayé son rêve aux lèvres de la fille qui passe !…

Je collais ma bouche sur celle de Geneviève, immobilisant sa tête rebelle sous la contrainte légère de mes doigts crispés. Je sentais ses lèvres frémir contre les miennes ; et je n’osais bouger, ne sachant comment achever ma caresse maladroite. J’étais intimidé par ma propre audace. Les battements de mon cœur me suffoquaient. J’éprouvais une exaltation grandissante et j’avais des éblouissements…

Soudain. Geneviève me repoussa avec force ; elle cacha d’abord son visage entre ses mains ; puis, découvrant ses joues en feu, elle releva la tête, s’écarta de moi et s’enfuit.



VIII


Mon père est un homme d’une grande volonté. Il possède cette énergie tenace des tempéraments calmes. Je ne l’ai jamais vu s’emporter, mais je ne me souviens pas non plus qu’il ait jamais changé d’opinion : après d’âpres discussions où il laisse ses interlocuteurs épuiser leurs nerfs et subit avec un flegme bienveillant les plus violentes contradictions, mon père, d’une phrase douce et ferme, prouve qu’on n’a pu ébranler sa conviction ni sa placidité.

Comme il a toujours mené une vie exemplaire, ses mœurs donnent une force morale à ses avis ; et il est accoutumé à imposer ses idées.

Je respecte et je crains mon père. Bien qu’il m’écoute toujours avec une indulgence paisible, attentif à mes propos, silencieux devant mes discours, j’éprouve la même appréhension chaque fois qu’il me faut lui parler d’une question de quelque importance.

Je connais trop profondément son caractère pour me fier à son attitude trompeuse ; je sais l’invincible obstination qui se dissimule sous cette tranquille douceur, et je redoute de me heurter à la ployante résistance de ce roseau opiniâtre.

Le soir où je décidai de lui confier mes projets d’avenir, je n’osai aborder directement mon sujet et je me contentai de lui demander s’il ne désapprouvait pas le préjugé qui condamne l’homme au célibat durant ses plus belles années.

Nous prenions le café sur la terrasse de notre maison. Le nuit tombante nous enveloppait d’ombre. Mon père était dans l’obscurité ; je distinguais à peine son visage. Seul, un mince filet de lumière, qui se glissait jusqu’à nous par la porte entr’ouverte du salon, éclairait notre table d’une lueur électrique, Je vis la main de mon père reposer sa tasse sur la soucoupe. Puis, j’entendis l’osier de son fauteuil craquer sous le poids de son coude appuyé.

— Explique-toi ; dit la voix posée de mon père.

Je me sentais horriblement gêné en face de cet auditeur trop pondéré, invisible et perspicace. J’eus recours aux généralités et je commençai bravement :

— J’ai, sur le mariage, une opinion paradoxale qui, par sa raison, sa logique, sa naturelle honnêteté, devrait appartenir au sens commun.

À mes yeux, le couple formé en vue de la perpétuation d’une race serait tenu de répondre à des exigences semblables devant l’union.

Pourquoi cette inégalité entre les époux : l’un reste abandonné à ses instincts, alors que l’autre est élevé dans le but de justifier l’importance de sa fonction.

À la femme privilégiée est réservée la loi d’apporter au mariage la jeunesse, la pureté, la chasteté, la santé qu’il exige.

Mais l’état de l’homme importe peu : même vieux, il est en droit de se choisir une enfant pour compagne ; usé avant l’âge, il peut installer la maladie à son foyer. Il sied qu’un fiancé ait vécu, trompé sa soif d’aimer en s’abreuvant dans les gamelles publiques, gaspillé le meilleur de sa sève et délabré son organisme ; il faut qu’il ait pris le goût des vices abjects et le dégoût des simples tendresses. On supporte également que ses tempes soient grises, parfois ; car, mérite le nom de sage quiconque attend pour se marier que ses passions soient mortes et sa situation faite.

Et grâce à ces préceptes adoptés par le monde, il semble que la constitution physique de la femme importe seule dans le mariage ; tandis que celle de l’homme, quantité négligeable, n’ait point de répercussion sur l’espèce humaine !

L’étrange préjugé qui, reconnaissant chez la femme la virginité salutaire, la refuse au mari comme une tare ridicule, un opprobre grotesque !

Outre ces considérations, si j’envisage la question morale, j’envie d’autant plus encore la femme à laquelle une protection bienfaisante permet d’assouvir ses rêves sans en avilir la réalisation, d’apprendre l’amour sans honte dans les caresses, les respects, les élans de l’étreinte conjugale… Alors qu’au même âge, un jeune homme qui souffre du besoin d’aimer — à cette période où ses aspirations appellent un idéal de passion sublime, où ses exigences corporelles sont dirigées par un esprit avide de beauté et de noblesse, — doit satisfaire ses désirs dans une débauche qui écœure son âme ; ou contraindre sa chair à résister à la nature, s’il veut conserver ses illusions sentimentales…

Je m’étais tu. Dans le silence nocturne, la voix de mon père résonna — froide et précise :

— À ton âge, l’altruisme n’est qu’une forme de l’intérêt personnel… Où veux-tu en venir ?

Cette question très nette me força de brûler mes vaisseaux. Je déclarai :

— Père, du jour où j’ai commencé à raisonner, j’ai cherché à comprendre la perfection suprême : je n’ai pu en avoir une conception exacte, pas plus qu’on ne peut concevoir l’infini ; mais du jour où j’ai commencé à sentir, je me la suis représentée sous la forme de l’amour et j’en ai fait ma religion. Si je veux m’agenouiller devant mon Dieu, dois-je me prosterner dans la boue ?… J’estime que les plaisirs des sens détachés de la pure affection, les joies charnelles détachées des vertus familiales ne sont rien. Tout cela forme une chaîne : l’amour se balance au dernier anneau ; mais que la chaîne soit rompue, et l’amour s’éparpille en miettes. Mon cœur refuse de se contenter des morceaux cassés : mon premier bonheur doit être le bonheur entier… Père, je songe prématurément au mariage, parce que tous les désirs de l’homme se manifestent déjà en moi et que j’ai résolu de me marier vierge.

Je devinai le regard de mon père fixé sur mon visage à demi-éclairé par la lumière du salon. Il répondit :

— En principe, je ne suis pas hostile à toutes tes idées. La jeunesse est incapable de mesure : elle outre toujours ses sentiments : je préfère donc que les tiens s’exagèrent du bon côté. Cependant, ta théorie, louable en elle-même, soulève bien des objections. Tu ne réfléchis pas qu’un prétendant de dix-huit ans exciterait l’inquiétude du père de famille dont il choisirait la fille ; car, songe que cette période de plaisir facile qui te fait horreur momentanément, est une nécessité naturelle… Il faut que l’enfant jette sa gourme ; le fiancé trop sage deviendra l’époux viveur de demain. Mieux vaut s’amuser avant qu’après.

— Je me permets de penser le contraire, mon père. L’intérêt de l’union, c’est la procréation. Mieux vaut donc que l’homme arrive sain et robuste au mariage : s’il ne s’émancipe qu’après avoir eu des enfants ; s’il risque les accidents, les tares physiques, au moins sa descendance n’en portera point la marque. Au surplus, est-il juste de préjuger que le vice présent soit un sûr garant de la vertu future ?… Tu as connu, de ton temps, nombre de jeunes gens dissipés ; parmi ceux-là, aujourd’hui, peux-tu compter beaucoup de maris fidèles ?

Mon père dit lentement — après un silence :

— En somme, tu souhaites de te marier et tu n’as pas d’état : tu voudrais que la pièce débutât par le dénouement. Je t’ai laissé vivre librement auprès de moi jusqu’ici ; mais cela ne signifie pas que je ne te destine à nulle carrière : j’aimerais à voir ton intelligence s’orienter vers un but de son choix.

— Je ne me sens le désir d’aucune carrière avant d’avoir constitué mon foyer. Oui… Je sais que je pense à rebours des idées courantes : un jeune homme commence par le travail et finit par le mariage… Au fond, est-ce logique ? La compagne idéale est une associée : elle inspire nos projets et partage nos goûts. Alors, pourquoi ne chercherait-on point d’abord l’associée rêvée pour choisir ensemble l’orientation de l’existence commune ? Si l’homme était marié quand il entre dans la lutte quotidienne, n’apporterait-il pas beaucoup plus de sagacité dans ses premiers efforts ? Le sens de sa responsabilité, l’influence de sa femme l’éloigneraient des plaisirs où se perd la jeunesse. La tâche de chaque jour lui apparaîtrait comme son gagne-pain et non comme un salaire souvent superflu gaspillé suivant le caprice de ses vingt ans. Dés son entrée dans le monde, il s’habituerait à considérer le labeur avec respect, puisque, grâce à sa peine, il contribuerait à faire vivre d’autres que lui : la perspective de sa postérité prochaine lui enseignerait l’économie. Que l’on marie l’homme adolescent à la femme qu’il aime et, père de famille à vingt-cinq ans, il apprendra l’expérience humaine à l’aube de sa vie. Il sera revenu de toutes les fausses illusions avant d’avoir perdu la force de savourer les vraies jouissances. Sa jeunesse saura, sa jeunesse pourra… Ô père ! Tu veux que l’homme bâtisse seul sa maison : mais les oiseaux se mettent à deux pour construire un nid !

Une autorité perça sous la modération de mon père, lorsqu’il répliqua :

— J’ai réservé ma principale objection pour la fin : la voici… En favorisant trop tôt l’union des sexes, on risque d’épuiser les facultés mêmes du sexe… d’affaiblir l’homme, d’atrophier le développement de ses organes ; et de hâter la dégénérescence de sa race. Les Grecs et les Romains, ces admirables modèles de la perfection humaine sous ses deux formes de force et de beauté, avaient fixé l’âge du mariage, pour l’homme : Sparte, à 37 ans ; Athènes, à 35 ans ; Rome, à 40 ans…

… En France, les statistiques prouvent que, dans toutes les unions contractées à l’âge précoce autorisé par la loi, la mortalité augmente de 4 ou 5 pour cent ; et, notamment à Paris, chez les jeunes gens de 18 à 20 ans…

Je ne pus me tenir d’interrompre :

— Mais mon père, il y a erreur à invoquer cette sorte de statistique… Ces exemples ne prouvent rien… À Paris, les jeunes gens qui se marient entre 18 et 20 ans appartiennent, pour la plupart, — tu le reconnaîtras avec moi — à la classe pauvre ; ce n’est pas dans la bourgeoisie que se recrutent ces époux prématurés, mais dans le milieu des ouvriers qui se mettent en ménage avant de partir pour le régiment, des apprentis qui régularisent parfois, à vingt ans, l’union formée au sortir de l’école communale… Or, si la mortalité sévit parmi eux, doit-on l’attribuer à la cause étrangère que tu cites — ou bien aux suites plus réelles de l’hérédité morbide qui marque les gens du peuple : alcoolisme, syphilis, tuberculose ?… Donc, tes statistiques s’écroulent.

Changeant de ton, je m’écriai avec une emphase malicieuse :

— Ô Pères !… Ô Tuteurs !… Ô Bourgeois sérieux qui vous êtes mariés normalement vers 30 ou 35 ans, osez avouer que, dès le collège, vous vous êtes hâtés d’aller perdre votre virginité au lupanar du coin !

Vous gardez vos enfants du mariage dangereux, mais vous tolérez leur écarts de conduite. Ce garçon de dix-huit ans que vous trouvez débile pour l’acte sacré de l’hyménée, ne l’envoyez-vous pas chaque nuit courir la débauche des lieux de plaisir ? Est-il moins vigoureux pour la procréation que pour la luxure ?

Je fus arrêté par un bruit de coups légers martelant mes paroles ; c’étaient les doigts de mon père qui tambourinaient sur le rebord de la table : signe d’une impatience extrême chez cet homme de sang-froid.

Il déclara tout à coup, avec une nervosité inusitée :

— Droit au fait !… Tu plaides ta cause : donc, si tu désires te marier aujourd’hui, c’est que tu es amoureux. Assez de considérations : parle sans détour.

Je murmurai, envahi d’espoir et d’inquiétude :

— Et si cela était, père… Quelle détermination prendrais-tu ?

Mon père se pencha vers moi ; je sentais son regard posé sur mon visage : c’était l’impression d’un contact imaginaire me pénétrant dans l’ombre.

Il dit affectueusement, appuyant sur chaque mot :

— Si tu rencontrais, dès maintenant, une personne digne de toi sous tous les rapports : fortune, rang, situation de famille…

S’il s’agissait vraiment d’un parti remarquable… En somme, tu es robuste, tu as l’esprit déjà mûr pour ton âge… Eh bien, dans ces conditions-là, je ne m’opposerais pas à ton bonheur.

Il suffisait. J’avais compris. Mon père soupçonnait peut-être mon secret : c’était un avertissement décourageant… Je remis prudemment mes projets de lutte, mes aveux à plus tard ; et je répondis en baissant les paupières :

— Je n’aime pas encore : j’ai envie d’aimer… Et c’est ce sentiment, père, qui m’entraîne à discuter sur ce sujet… Je traduis les aspirations des hommes de ma génération… Il souffle un vent de désir et d’angoisse, de regrets et d’espérance : j’en ai respiré les effluves au passage ; et moi aussi, je pleure sur le passé, je rêve de faire l’avenir… Il faut autant de naissances qu’il y a de croix dans les cimetières… Marier l’homme adolescent, c’est enrayer le célibat. Le nombre des vieux garçons diminuera notablement le jour où l’on autorisera le jouvenceau à fonder une famille. Ils sont lésion, les quadragénaires égoïstes qui, depuis l’âge adulte, ont reculé devant le mariage comme devant une difficulté économique. Mais quel est le jeune homme de dix-huit ans qui songerait à se livrer à ces calculs de notaire, si on lui permettait d’épouser sa cousine ?… Les amours d’enfance, les premières amours fougueuses et désintéressées : voilà ce qui sauvera la race de demain. Croissez et multipliez, fraîches adolescences impétueuses, éperdues de désir, de pur élan vers la femme ; vous qui rêvez au plus doux sentiment de l’existence sans vous abaisser jusqu’aux contingences de la vie pratique !…

Aucun adolescent ne refusera de prendre femme et d’avoir des enfants, s’il est amoureux : mariez-le avant que la trentaine lui ait soufflé ses conseils de mauvaise sagesse.

Aujourd’hui, n’importe-t-il pas de faciliter, sous toutes ses formes, la résurrection nationale ?

Hélas ! Que d’hommes jeunes manquent à l’appel…

Aux heures terribles dont nous gardons encore des frémissements dans notre chair, aux heures sanglantes — souviens-toi, mon père — la patrie en péril appelait ses jeunes classes au sacrifice, pour combler les vides de ses armées, et les jetait dans la fournaise en fermant les yeux.

À ces moments tragiques, on ne faisait pas fi des enfants de vingt ans, mais on lançait sur leur passage des fleurs et des lauriers : on les suivait en acclamant, comme on suit un cortège nuptial ; et leurs parents bénissaient pieusement ces fiancés de la mort !

Ils ont prouvé, ces adolescents, qu’ils pouvaient remplacer leurs aînés.

Pays, ô Pays bouleversé qui nous appelas hier à ton secours, compte à présent les hommes qui te restent ; regarde leurs rangs clairsemés ; songe aux naissances de demain… Et fais-nous signe une seconde fois de prendre notre place à côté d’eux… Nous avons su creuser des tombes, nous saurons bien faire des berceaux… Appelle-nous, ô Pays !

L’enfant qui peut se battre est capable d’être père.

L’obscurité s’était dissipée : seuls, les grands tilleuls du jardin formaient un rideau d’ombres profondes ; mais la lune éclairait toute la terrasse et je voyais distinctement les moindres détails du paysage blanc : les collines pâles, nuages blafards ; et même l’eau argentée de la Burge, serpentant au milieu des prairies.

Je m’aperçus que mon père était rentré à l’intérieur de la maison, sans daigner riposter à ma dernière phrase. J’eus l’impression désolante de sa puissance irréductible opposée à ma faiblesse déférente.

J’étais seul sur la terrasse. Un sentiment de détresse et d’abandon m’amollit lâchement. J’avais le cœur gros, l’âme chargée d’amour désespéré : Geneviève devenait inaccessible et lointaine… Je me sentais désarmé, vaincu, tout petit ; perdu dans la nuit immense comme dans l’existence inconnue…

Et j’essuyai machinalement mes paupières humides : l’enfant pleurait la douleur de l’homme.



IX


Est-ce vrai que je vais la quitter et que je ne la verrai plus ? Pourrai-je supporter le vide de son absence ?

La semaine passée, j’ai été forcé de rester à la maison, seul, loin d’elle ; l’ennui de cette journée morne pèse encore sur moi…

Comment parviendrai-je à endurer pendant des mois ce qui m’a tant coûté pendant quelques heures ?

Mon père vient de m’annoncer que je partirai pour Paris à la fin de cette quinzaine. Le prétexte : préparer des examens de droit. Mais je ne me trompe pas sur ses intentions : s’il s’agissait vraiment d’études, mon père m’enverrait suivre les cours de la Faculté de Lyon où lui-même fit son droit, jadis.

Le dessein réel de mon père est un de ces projets ingénument pervers comme en élabore le rigorisme amoral des familles.

Afin de distraire mon inclination sentimentale envers une jeune fille honnête, il imagine de me livrer à la tentation de noce et de fête que représente fatalement l’existence d’un jeune homme seul à Paris.

Ma sagesse l’inquiète autant qu’une perversion des sens. Je devine ses pensées : « Il n’est pas assez dégourdi… Il faut que jeunesse se passe. » Ma passion pressentie l’effraye. Et de peur que je ne fasse une « bêtise », il me pousse à faire des « bêtises ».

Triste effet des préjugés encrassés dans nos cervelles bourgeoises : cet homme d’une vertu rigide se figure bien agir en dépravant son fils !

Oh ! Dieu que j’ai de peine à forcer ma raison à ne point raisonner, mon esprit à ne point réfléchir, mes pensées à ne point sortir de ma tête, — pour obéir à la loi sacrée qui nous interdit de juger nos parents !…

C’est ce misérable Barillot qui a décidé mon père à prendre la résolution de m’éloigner, en lui peignant mes relations avec les dames Renaud sous un jour défavorable. Quelques mots surpris au hasard m’ont renseigné.

Lorsque je regarde mon père, à l’aspect de cet homme qui porte l’honneur sur son visage, je suis prêt à m’écrier :

— Ô père ! Toi qui, depuis la mort de ma mère, as vécu solitaire par égard pour ton fils, sans vouloir qu’une robe frôle la place de l’absente ; toi qui n’as pas humilié tes cheveux blancs sous les caresses moqueuses des jeunes femmes ; comment peux-tu laisser ta noble et digne vieillesse se faire la complice tacite de cette vieillesse abjecte qui convoite Geneviève ?

Cela m’apparaît comme un non-sens monstrueux. Mais je garde mes réflexions pour moi. À quoi bon provoquer une altercation entre nous, puisque je ne parviendrais pas à le convaincre ? Je devine aisément la réponse de mon père : il me dirait qu’il agit ainsi pour mon bien et qu’au surplus, il n’a aucune raison de s’intéresser au sort de Mlle Renaud.

Que les parents nous font du mal, au nom de cette devise : « Pour ton bien ! »

Le dernier paquet fermé, ma valise bouclée, je me suis assis machinalement au milieu de mes bagages et j’ai promené sur ces choses un regard hébété.

Demain… demain soir, mon père m’accompagnera jusqu’à la gare de Moulins ; et je ne serai plus là.

J’ai senti une sorte de dégoût de moi-même et de mon destin à l’idée de mon impuissance. En un clin d’œil, l’inanité de vivre m’est apparue : on naît, on respire, on boit, on mange, on nourrit la machine, on lutte, on s’exténue, on se prive de jouir, on souhaite de vieillir, pour aboutir à un résultat de détresse intense qui nous tord de douleur, après l’effort brisé ou l’illusion déçue. Et cela dure ainsi jusqu’à la fin ; et l’homme ne pourrait supporter sa vie s’il ne s’en reposait chaque soir par quelques heures de mort : la trêve du sommeil.

Quoique l’on médise de l’humanité, je crois que la plupart des hommes possèdent une conscience ; car tous sont malheureux et bien peu se suicident. Or, qu’est-ce qui nous arrache à la douceur de mourir, si ce n’est le sens obscur du devoir ?



X


Je sonnai à la porte de Mme Renaud. Un sursaut d’énergie m’avait poussé à tenter la suprême démarche qui pouvait m’aider à subir l’exil.

Geneviève et sa mère étaient chez elles. Je fus reçu avec effusion. On savait mon départ imminent et l’on croyait que je venais faire mes adieux.

Quelle émotion complexe me saisit en face de Mme Renaud, de cette mère complaisante et dédaigneuse qu’il allait falloir attendrir, alors qu’elle se riait de mes jeunes sentiments ; à laquelle il s’agissait de parler sérieusement, bien qu’elle ne me prît pas au sérieux.

J’étais obligé de dompter ma timidité, ma confusion, et le léger ressentiment que m’avait inspiré la conduite de cette dame envers moi. Mais la présence de Geneviève m’encourageait à dominer toutes ces impressions, même la peur d’être ridiculisé par sa mère.

Pour qui songe au caractère d’un très jeune homme, à sa vanité craintive, à son amour-propre chatouilleux, à sa volonté encore oscillante et à sa fierté si susceptible, on reconnaîtra, qu’en poursuivant mon projet, je donnais une preuve d’amour plus convaincante qu’un acte de désespoir.

Je parlai à Mme Renaud, tout en fixant les yeux sur Geneviève :

— Madame, vous m’aviez permis d’approcher mademoiselle votre fille, parce que vous me trouvez trop jeune : mon père m’éloigne d’elle, pour la même raison. Mon âge me fait jouer de malheur en cette circonstance : il m’expose aux dangers d’une intimité trop douce et m’empêche de suivre mon penchant. Je ne me permets pas de vous juger, ni de juger mon père, Madame : mais constatez que je suis la victime d’une cause qui produit deux effets opposés : ou j’avais l’âge d’aimer et il fallait vous méfier de moi ; ou, si je n’ai pas cet âge, pourquoi mon père s’inquiète-t-il à tort ?… L’un de vous se trompe, puisque le même motif vous inspire des actions contraires. Est-ce lui ? Est-ce vous ?… En tout cas, vous me rendez tous deux bien malheureux. Votre indulgence m’a laissé le temps de m’éprendre profondément de Geneviève. La sévérité de mon père me force de partir, quand je me suis abandonné totalement à ma passion sans pouvoir me reprendre…

Mme Renaud m’interrompit, avec un sourire :

— Vous êtes un singulier garçon : savez-vous que vous dites timidement des choses fort impertinentes ?… Alors, vous êtes venu pour me reprocher mon imprudence maternelle ?

Je protestai :

— Madame, ne vous moquez pas de moi… Je cherche à vous persuader combien on peut faire souffrir involontairement un être en le considérant selon soi, au lieu de le traiter suivant lui-même : pour mon père, je suis un jeune homme agité de désirs dont il redoute le mariage trop hâtif ; à vos yeux, je reste un gamin sans conséquence : j’ignore ce que je suis dans l’esprit de Geneviève ; mais je sais qu’à vivre ballotté entre ces opinions différentes, je mérite le titre d’homme rien qu’à la force de ma douleur. Madame, puisque vous êtes indirectement fautive de mon amour librement épanoui, puisque mon père veut différer des projets qu’il croit prématurés, accordez-moi au moins l’unique compensation qui puisse m’aider à supporter l’attente et permettez-moi d’emporter un espoir, si Geneviève y consent…

Mme Renaud répondit évasivement :

— Ma fille est presque engagée… Je ne puis…

Je bondis d’indignation. Perdant toute retenue, je prononçai le nom de Barillot ; je le représentai crûment dans sa déchéance luxurieuse, sa jalousie podagre et sa lubricité déguisée. C’est à peine si je choisissais mes expressions par égard pour Geneviève ; la haine contre cet homme odieux qui avait réussi à m’écarter, le vif désir de combattre à mon tour ses projets m’emportaient : j’étais vibrant d’indignation, éloquent, persuasif… Une ardeur désespérée m’inspirait des arguments irrésistibles.

Mme Renaud accueillit mon discours avec une gravité inattendue. Elle admit que M. Barillot était un prétendant bien âgé. Elle passa ses avantages en revue, et ce fut une occasion pour elle de lui découvrir des défauts auxquels je ne pensais pas moi-même. Bref, elle le dénigra incontestablement.

Et soudain, je compris… Mme Renaud désirait, ou plutôt croyait désirer le mariage de sa fille. Mais elle aimait trop exclusivement Geneviève pour que ce désir fût sincère. Elle le reniait, sans s’en douter. Elle se cabrait involontairement à l’idée de partager l’affection de son enfant et de se séparer d’elle… Et il suffisait qu’un homme lui apparût comme un gendre éventuel pour qu’elle le détestât inconsciemment — tout en souhaitant un mari pour sa fille, tant que ce mari demeurait à l’état hypothétique.

Au fond de la meilleure des mères, sommeille toujours une parfaite belle-mère.

Un espoir de triomphe me rasséréna subitement. La subtile Mme Renaud eut l’intuition de ce sentiment. Elle me dit alors, avec une douceur amicale :

— Mon pauvre enfant, je ne veux ni vous désoler, ni vous abuser. Partez en ayant cette consolation : c’est que les fiançailles de Geneviève sont encore fort incertaines. Mais ne prenez pas cette satisfaction pour un avantage personnel. Je ne peux pas vous donner l’illusion que vous épouserez ma fille. Vous êtes un charmant garçon, et la probité de votre nature me touche beaucoup. Cependant vous possédez un grand ennemi — plus redoutable que M. Barillot — un ennemi qui vous nuit extrêmement à mes yeux : votre jeunesse… Votre innocence n’est-elle pas tout simplement de l’ignorance ; la pureté de votre amour, de l’inexpérience ; la certitude de votre fidélité, de la témérité ?… Il faut savoir ce que tout cela sera devenu, après un premier contact avec l’existence. Jusqu’à présent, votre vertu n’est qu’une question d’âge. Puis-je me confier à votre caractère, alors qu’il n’est pas formé ? Me fier à vos promesses, quand vous vous trompez peut-être sur votre propre conscience ?… Ah ! certes, une mère approuvera toujours l’union rare et parfaite de deux êtres aussi chastes l’un que l’autre : s’il vous était permis de vous marier, dès aujourd’hui, c’est avec joie que je vous donnerais ma fille ; car j’aurais le bonheur de vous savoir semblable à elle, et son influence quotidienne aiderait l’homme à tenir les engagements de l’adolescent. Mais du moment que vous êtes obligé de suivre une autre voie, d’obéir aux sages intentions de votre père, renoncez à votre rêve, écoutez l’homme raisonnable qui veille sur vous ; et n’espérez pas ce qui serait, de ma part, un geste de faiblesse et d’imprévoyance terrible… Autoriser des fiançailles aussi périlleuses ; laisser Geneviève vous aimer chaque jour davantage, se livrer à l’idée fixe de son avenir tandis que le votre vous détournerait insensiblement d’elle ; mais ce serait jouer le cœur de ma fille contre la versatilité d’un esprit de dix-huit ans !

J’allais protester. Elle ne m’en laissa pas le temps, et ajouta vivement :

— Si j’ai été imprudente à votre égard en vous supposant trop jeune pour être un amoureux convaincu, j’arrête là mon erreur et je ne commettrai pas d’inconséquence en ce qui concerne le bonheur de Geneviève !

Elle parlait du sort de sa fille avec la force et la fermeté que mon père apportait à dicter celui de son fils. Ce père et cette mère, animés d’un même égoïsme de passion, estimaient que la sécurité et l’intérêt de leurs progénitures respectives primaient le reste. Je songeais amèrement : « Comme ces deux enfants pourraient être heureux, si l’on s’occupait un peu moins d’assurer leur félicité ! »

Mme Renaud concluait :

— Il serait inutile d’insister.

Je m’écriai :

— Oh ! Je n’ai pas cette intention, Madame. J’ai été élevé dans le respect de la famille et je ne saurais pas me révolter contre ce que je respecte. Je m’incline devant vous comme devant mon père. Mais… quelle intolérable épreuve ! C’est à tort que l’on prétend que la jeunesse se console vite. La vie est une succession d’efforts infructueux : elle nous accable d’un poids d’autant plus lourd que nous avons moins vécu. Ma première douleur m’apprend l’effroi de toutes les douleurs qui me restent à vivre… Ah ! plus la route est longue, plus je souhaite de tomber en chemin !…

Geneviève qui n’avait pas dit un mot jusqu’ici, murmura :

— Maman, M. Philippe s’en va demain soir… Veux-tu me laisser faire demain une dernière promenade avec lui ?… Je lui parlerai raisonnablement.

— À quoi bon, ma chérie ? répliqua doucement Mme Renaud. Dites-vous adieu tout de suite : cela n’en vaudra que mieux !

Elle s’éloigna un peu de nous, par une condescendance maternelle. Alors Geneviève chuchota tout bas, en rougissant :

— Trouvez-vous demain à l’entrée de la forêt de Grosbois… J’irai vous rejoindre.

Et je dus quitter cette maison, où j’étais entré avec mon dernier espoir.

J’avais obtenu seulement, en guise de succès, que Geneviève connût la faute de m’accorder une entrevue clandestine. De la part de cette fille scrupuleuse, ce geste avait une portée significative. Mais pour moi, n’était-ce pas une compensation dérisoire ? Il me semblait que Geneviève fit la charité inutile d’offrir une gerbe de roses à un agonisant.



XI


Il bruinait. Un brouillard épais flottait autour de moi ; j’apercevais le contour des choses comme au travers d’une écharpe grise.

Qui n’a pas ressenti cette émotion du rendez-vous : on l’avait fixé la veille, aujourd’hui voici qu’il pleut ; et l’on y va, plein d’inquiétude, en pensant :

— Viendra-t-elle quand même ?

Je n’osais supposer que Geneviève serait exacte à sa promesse. Les chemins étaient mouillés et l’humidité pénétrante de l’air faisait frissonner. L’automne commençait ; sa tristesse semblait exprimer l’adieu mélancolique de mon pays. Je marchais sur un tapis de feuilles rousses et détrempées. On n’entendait plus de bruit, ni le cri des bêtes, ni la crécelle des insectes. C’était le grand silence des choses qui meurent.

Et tout à coup, je fus en face de Geneviève. Elle était venue, malgré le temps, malgré sa mère, inventant quelque histoire pour sortir sous la pluie. Elle enfonçait ses petits souliers dans la terre boueuse et se blottissait sous un parapluie ; elle m’attendait, dans une attitude humble et gênée ; confuse, un peu piteuse — adorable : la pudeur désarmée de cet aveu muet me bouleversa. Je pensai : « Elle m’aime. » et je savourais la joie amère d’avoir la certitude de son amour à l’instant de le perdre. Cette réflexion me transportait de bonheur et de désespoir : je touchais à la fois aux deux pôles de la passion.

Je m’écriai tristement :

— Ah ! pourquoi êtes-vous là, Geneviève !

Elle me considéra d’un air apeuré. J’ajoutai, d’une voix sourde :

— Mon mal est semblable à une maladie mortelle : en voulant le soulager, on l’aggrave. Vous êtes trop bonne et trop aimable : est-ce en me montrant votre charme que vous espérez me consoler de vous ?

Geneviève se contenta de répondre :

— Que vous êtes exalté ! Je tenais justement à vous voir pour vous faire comprendre votre tort. Vous n’avez pas de raison de tant vous désoler…

Elle s’efforçait de parler froidement, mais l’expression de son visage la trahissait. Je la sentais aussi peinée que moi-même.

Je m’aperçus qu’il tombait des gouttes d’eau sur son manteau léger ; et je lui dis :

— Enfonçons-nous dans les bois. Je connais des endroits où le fourré est si épais que la pluie ne pourrait le traverser.

Nous nous avançâmes sous la futaie, dans une allée sombre plantée d’arbres encore tout feuillus dont le dôme protégeait le sol presque sec.

Geneviève reprit :

— Non, vous n’avez pas de raison de vous désoler…

— Croyez-vous donc que je vous oublierai ?

— Mais je ne veux pas que vous m’oubliiez…

Elle continua, en détournant un peu la tête :

— Je ne suis pas venue pour vous engager à renoncer à moi, au contraire… Hier, en vous écoutant, en écoutant ma mère, j’ai senti — malgré ma raison, ma confiance filiale — que tout mon être vous approuvait… Il est des moments où nous devons obéir aux impulsions de notre âme, en dépit de la sagesse… Je suis peut-être folle, j’agis peut-être mal, mais j’ai résolu, dès cette minute, d’être votre femme, quelle que soit l’opposition que puisse rencontrer ma décision… Et c’est pour vous le dire, Philippe, que je désirais vous rencontrer aujourd’hui… pour vous répéter : « Partez sans regret… Je vous attendrai. »

Je hochais tristement la tête. Elle insista :

— Vous ne me comprenez donc pas ?… Vous devriez être heureux !

Je dis doucement :

— Ma pauvre petite Geneviève, vous ne vous rendez pas compte que vous seriez hors d’état de tenir cet engagement — telle que je vous connais… Vous êtes trop modeste, trop timide, trop soumise… Les charmantes qualités que j’admire en vous feraient obstacle à votre volonté respectueuse… Ah ! si je vous aime, c’est que votre nature est la même ; et moi, malgré ma passion, suis-je assez audacieux pour lutter contre mon père ? Allez, d’ici trois mois, vous seriez contrainte de sacrifier vos promesses pour suivre les conseils maternels !…

Elle protesta :

— Ce n’est pas bien : vous retournez les rôles… Quoique vous couriez demain tous les risques de devenir inconstant, j’aurai la force de vous garder ma confiance entière. Je vous estime trop pour douter de votre cœur. Et moi qui suis mille fois moins exposée que vous à faillir, c’est moi dont vous suspectez la fidélité ?

Je répondis gravement :

— Oui, Geneviève, si paradoxal que cela paraisse : j’ai plus de motifs de douter de vous… Car je ne lutterai que contre des tentations mauvaises, tandis que vous serez en butte au danger beaucoup plus perfide de la vertu filiale. Quand on aime sincèrement, on triomphe plus aisément du mal que du bien.

Elle me regardait d’un air stupéfait et désappointé. Elle murmura :

— Je n’aurais jamais supposé que vous seriez ainsi… Comment vous convaincre ?

Elle continuait de me regarder dans les yeux, longuement, profondément ; tourmentant son cœur et son imagination pour trouver les paroles persuasives.

Et moi, au contact de cette inutile tendresse qui avivait ma plaie, je ne pouvais réprimer le découragement dont m’accablait ce supplice de Tantale ; je me sentais imprégné d’une lourde tristesse qui m’étouffait. Je songeais au train qui m’emporterait le soir, aux trois cents kilomètres qui nous sépareraient demain…

L’atmosphère même où nous étions exacerbait cette sensation d’oppressement : le temps tournait à l’orage. Il ne pleuvait plus, mais des grondements de tonnerre éclataient avec fracas, répercutés par l’écho des collines environnantes.

Les bois s’assombrissaient sous le ciel noir. Un mouvement pressé d’ailes fuyantes agitaient les feuilles ; des bandes d’oiseaux rasaient le sol. Et l’on entendait un frémissement confus, continu, proche et lointain ; venant on ne sait d’où, des bêtes ou des branches ; comme si la forêt tout entière se fût mise à trembler.

— J’ai peur, chuchota Geneviève.

Elle était pâle ; et ses lèvres se crispaient nerveusement. Ainsi que la plupart des femmes, elle était impressionnée par l’orage. Un éclair passa devant nos yeux. Elle poussa un cri et appliqua ses mains sur son visage.

Je l’entraînai vers un fourré touffu et je la fis se réfugier à l’intérieur, en lui disant :

— Attention… Baissez-vous.

Notre asile se composait d’un inextricable fouillis de feuillage, de hautes herbes et d’arbustes. Une fois blottis au centre de ce nid de verdure, les lianes s’étaient refermées sur nous — si bien que nous ne distinguions plus l’ouverture et que nous avions l’illusion d’être enfermés dans une prison de feuilles. Le tonnerre s’entendait toujours sourdement, mais on ne voyait plus les éclairs et Geneviève se rassura.

Je la serrais dans mes bras sans qu’elle songeât à se dégager. Un découragement exaspéré me prit, à sentir Geneviève si près de moi à l’instant proche de notre séparation.

Je m’exclamai âprement :

— Ah ! Vous ne savez pas ce que j’éprouve… Vous pouvez craindre encore la foudre, craindre les dangers de mourir… Moi je ne puis craindre que de vivre. Je redoute de suivre le mouvement humain, d’être un atome de plus dans la souffrance universelle… Notre existence est une chose si brève, nous la conservons si peu de temps à l’abri de la destruction pour la voir finir dans la pourriture, que le seul bien que nous possédions est la faculté de l’abréger dans une minute de suprême délice, pour nous épargner l’horreur du réveil… Geneviève, je suis si heureux en ce moment et je serai si malheureux demain… Est-ce à l’heure où je crois posséder l’ombre du bonheur que je serais capable de me résigner aux jours douloureux qui m’attendent !…

Geneviève frissonnait contre moi. D’un geste irréfléchi, elle jeta ses bras autour de mon cou en murmurant :

— Je ne veux pas que vous ayez ces idées-là… Vous me faites peur.

Je la pressai sur ma poitrine et je baisai ses lèvres. Elle eut d’abord un sursaut de révolte ; puis, elle poussa un gémissement profond ; et elle me rendit mon baiser en m’étreignant violemment…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dieu sait ce que j’ai fait, mais qui pourrait m’accuser ?… Les événements, le décor, les éléments s’étaient entendus pour précipiter notre amour. Nous étions aussi inconscients que l’épave qui roule avec le courant ou la poussière que balaye un coup de vent. Nos âmes inertes se laissaient emporter par la force du torrent, par l’instinct formidable.

J’allais partir : l’orage grondait ; le premier lit des hommes s’étendait sous nos corps et nous baignait de parfums…

Si ce fut osé… Notre destin eut plus d’audace que notre volonté.

Si ce fut mal… La nature fut plus coupable que nous.



XII


Je suis à Paris depuis six semaines, plus dépaysé qu’enchanté.

Je me demande comment il se peut qu’un lieu nouveau nous plaise à première vue ; j’ai besoin avant tout de m’accoutumer, de m’acclimater peu à peu pour apprendre à aimer un cadre inconnu. Je m’assimile mal le goût prompt et changeant des esprits voyageurs. En revanche, combien je comprends la mentalité supérieure des chats !

Consumé de spleen, mon être ballote entre l’énervement et l’apathie. Après des crises d’agitation fébrile, je passe des journées entières, étendu sur mon lit, à contempler stupidement la rosace du baldaquin.

Je ne peux m’habituer au petit appartement que mon père m’a loué rue Racine : une chambre sur la cour, un bureau sur le devant. Je m’éveille en face d’une cuisine et je travaille vis-à-vis d’une muraille grise percée de fenêtres tristes, aux rideaux usés et aux volets sales. Là-bas, à Bourbon, ma croisée s’ouvrait sur un grand jardin planté de chênes et de tilleuls : et comme notre maison est construite sur une hauteur, j’apercevais, à travers les arbres, des plaines blondes aux blés jaunissants, des champs de seigle vert ; et le ruban moiré de la rivière, ondulant entre deux prairies. Ici, la vue est bornée par un voisinage morose ; rien qu’à considérer les immeubles trop rapprochés, il me semble que je respire mal. De la rue monte un bruit continu : voitures qui roulent, essieux qui grincent, marchands qui piaillent ; et les piétinements inlassables, implacables, sans arrêt, qui, du matin au soir, foulent les trottoirs à tel point que je m’étonne, à chaque sortie, de retrouver du macadam sous mes pas… Oh ! ce vacarme de la ville !… Éraillée et criarde, canaille et sonore, rauque et formidable la voix de Paris hurle toute la journée son chant de plaintes, de trivialités, de labeur et de misère, qui écorche mes oreilles comme le ronflement incessant d’une machine à vapeur.

Je suis allé au Luxembourg. Les belles allées de marronniers m’ont rappelé certains coins de chez nous. Mais la façade noire du Sénat et le ciel trop gris ont rompu l’enchantement ; et ma promenade m’a valu huit jours de nostalgie intense durant lesquels mon âme est retournée là-bas

Je revis la dernière journée de Bourbon… Mal du pays, est-ce toi qui m’enfièvres — ou mon amour ? Les sentiers ténébreux de Grosbois m’apparaissent, je crois respirer l’odeur forestière des buissons humides, des fruits de mûriers… mais aussitôt, j’évoque le parfum de sa chevelure et sa chère figure pâmée, si pâle sur son oreiller d’herbes froissées… Adam pleurait en quittant l’éden ; et pourtant, Eve marchait à son côté ! Moi, je suis seul et j’ai tout perdu.

Geneviève, douce Geneviève, ne regrette pas le geste qui a scellé notre avenir… Sans lui, sans cette assurance du passé contre le futur, pourrais-je endurer le temps présent ? Mais j’ai la conviction que tu me seras fidèle et cet espoir éclaire ma route.

Je vais entreprendre un voyage absurde puisque chaque coup de rame m’éloigne du port et que le vent me pousse à rebours. Qu’importe ! J’attendrai patiemment que la barque me ramène, je subirai la tempête en fendant la barrière des lames ; mais je ne sombrerai pas, car j’aurai les yeux fixés sur la divine lumière qui me protégera grâce à ses yeux d’or et d’azur… On ne se noie jamais sous la lueur du phare.

Geneviève m’a donné l’inébranlable certitude qui me sauvera. J’ai confiance, désormais… Elle possède la force morale de son secret qui lui permettra de résister aux instigations maternelles… Son devoir a changé de face : l’union de notre chair l’a fait passer de l’autre côté de la barricade.

Respect filial, docilité vertueuse, traditions d’obéissance, qu’êtes-vous en regard de la foi qui s’impose à la femme qui s’est livrée ?

L’honnête fille n’a qu’un époux. Le rachat de sa faute est d’y rester fidèle.

Que notre minute d’amour fut brève, qu’elle fuit rapidement, en comparaison de la longueur des heures qui sonneront jusqu’à la fin de notre séparation !

Le temps est un musicien qui ne suit pas le métronome de nos désirs ; il ne va jamais en mesure : il passe trop vite ou trop lentement.

Pour me défendre contre l’ennui des jours, j’ai résolu de fournir un travail acharné. Dans quelques années, je serai licencié en droit et cela ne me servira de rien.

Mais à cette époque, je serai majeur ; et mon père songera, sans doute, qu’à cet âge, les gestes des fils les plus irrévérencieux sont qualifiés d’actes respectueux.



XIII


Je me suis fait rapidement des amis, car mon père m’a ouvert un crédit de quelque importance.

Mes nouveaux camarades me considèrent comme un novice provincial. Ils ont constaté que je suis à même de me livrer à des libéralités. Cette double opinion les a disposés à se montrer les auxiliaires inconscients des desseins paternels : ils se sont assigné la tâche de me déniaiser.

L’instinct des hommes les porte à s’identifier les uns aux autres, dans une même conception. Mes amis veulent me modifier, non qu’ils méprisent ma manière d’être, mais simplement parce qu’elle diffère de la leur. Ce ne sont pas des libertins qui cherchent à me détourner du droit chemin. Ils n’ont point le dégoût de la vertu : ils ont celui de l’étrangeté. Je suis seul, parmi ces jeunes gens, à vivre sans maîtresse et à m’amuser sans excès. Ils en tirent cette conclusion élémentaire que c’est donc moi qui ai tort ; et ils érigent leurs mœurs en principes collectifs. Ainsi n’est-ce que la logique du nombre qui triomphe et non celle de la raison. Si, au contraire, ma vertu représentait la généralité et leur vice l’unité, ils pratiqueraient celle-là et répudieraient celui-ci. Et j’en arrive à me demander : « Si c’est l’exemple général, plus que les préférences individuelles, qui crée les usages d’un peuple, pourquoi l’homme craint-il de porter une main profane sur l’œuvre de l’homme ? Quand les habitudes d’hier ne conviennent plus aux besoins d’aujourd’hui, pourquoi ne pas dire : « Ce n’étaient que des habitudes ! » et les jeter au rebut ? Lorsque son habit devient étriqué, le monde se fait un costume neuf. Le nouveau-venu assez hardi pour précipiter le premier mouton à la rivière, traînera bientôt tout le troupeau derrière soi ! »

Frappé par cette force d’imitation qui pousse les foules à suivre une impulsion première, je rêve de former des adeptes…

Pour l’instant, je me contente de regarder vivre ces adolescents si différents de moi. Il me semble que je les contemple à travers une vitre : je vois distinctement leurs gestes, leur actions, la pensée de leur regard… Mais leur âme ne peut parvenir à joindre la mienne. Isolé au milieu d’eux, je parais me mêler à mes compagnons sans qu’ils puissent me toucher : ma prison de cristal me garde de leur contact.

Tous sont mes familiers : aucun n’est mon intime.

Le défaut dominant de mes amis de plaisir est la banalité. Cependant, j’en ai distingué deux, avec lesquels je me suis lié plus particulièrement. Et tous les jeunes gens sont tellement bien calqués sur le même modèle que ces deux-là — chacun dans son genre — reproduisent les traits distinctifs de la jeunesse qui s’agite autour de moi.

Robert Darlaud a mon âge. C’est un petit Parisien d’esprit déluré et de caractère indifférent, faussement cynique et sentimental sans le savoir, qui vit dans sa famille — bourgeoisie cossue — et se destine vaguement à la magistrature.

Jusqu’à seize ans, Robert a mené l’existence sportive qui était de mode dans son milieu. Il a couru les champs d’aviation, haleté aux spectacles de boxe ; il s’adonnait à l’escrime, à la lutte et au golf. Il négligeait ses études avec un mépris de jeune athlète. C’était un aimable cancre dont l’intelligence inculte somnolait confortablement dans un corps musclé, sain et robuste. Un beau petit animal moderne, aux prunelles limpides et au regard vide.

La guerre vint bouleverser cette âme paisible. Ce fut un réveil dans une catastrophe. Figurez-vous quelqu’un qu’on arrache brusquement au sommeil en le précipitant à bas de son lit. L’esprit de Robert s’étira douloureusement, bâilla, se frotta les yeux… mais la commotion reçue le forçait à penser : c’était la première fois que çà lui arrivait.

Durant cette période historique qui nous incitait à reprendre l’Histoire, l’enfant désœuvré se souvint de ses livres dédaignés. Tout seul, assis à sa table de travail, avec une pile de journaux comme pupitre et le Bulletin des Armées comme récréation, il refit ses classes. Ce garçon de plein air devenait un sédentaire, cet insouciant songeait… La vie morne, la vie civile d’un jeune bourgeois qui assiste à la guerre dans la coulisse, lui était un enseignement. Tandis qu’il s’efforçait de percevoir l’épopée à travers l’écho du grand drame invisible, la vie quotidienne le heurtait de ses réalités piteuses. Il rêvait aux héros succombant glorieusement, et il voyait de pauvres gens ruinés qui tombaient sans prestige. Il cherchait à entendre ceux qui appelaient la victoire, et il ne rencontrait autour de lui que des opprimés qui réclamaient justice. Alors, il comprit que la France était partagée entre deux courants : l’abnégation et la défiance, comme par une frontière morale. Si, d’un côté, le pays envahi, dévasté, grandi, était la patrie qui ressuscite les âmes, Robert sentait nettement que la portion de terre préservée où il se trouvait, foyer d’abus et de mécontentement, ne représentait que le siège d’un gouvernement.

Et depuis ce temps-là, Robert a gardé l’âpre déception, la cuisante amertume d’avoir manqué sa destinée. Il ressasse cette pensée irritante : « Une année de plus, et je partais avec les autres. » Il traîne le regret d’avoir vécu de l’Histoire, en marge de l’Histoire. Il éprouve le désenchantement de l’avenir ; se désintéresse même du sport ; car il a, en examinant ses membres souples, ses biceps solides, un regard qui dit : « À quoi bon ! » Un jour qu’il se confiait à moi, il a résumé ses sentiments en s’écriant rageusement : « Ah ! Cette sensation d’avoir raté son époque, parce qu’on est né un an trop tard ! »

Ce désespoir sincère aboutit à une attitude factice. Robert Darlaud affecte d’être blasé sur toutes choses. Il tue l’espoir en lui, comme un mauvais germe dont il aurait honte. La vie sera plate et mesquine, désormais : il nie sa beauté, ses joies, et n’en retient que la jouissance. Il s’est fait libertin par dédain ; — mais il ment.

Car, il y a deux hommes dans chaque jeune homme : l’un est sceptique, l’autre est naïf ; l’un raille les enthousiasmes de l’autre ; mais, en définitive, la jeunesse règne en maîtresse sur cette dualité artificielle et l’adolescent se livre en secret à la candeur de ses illusions, au culte d’un idéal, tandis que l’autre ricane sans conviction : « Jobard, va ! »

Mon second camarade, Jacques Mobilier, est dévoré par le regret tout opposé : alors que Robert déplore d’être passé à côté de sa vie, Jacques éprouve l’impression d’avoir vécu la sienne en quelques mois. Il lui semble aujourd’hui qu’il est mort pour l’avenir.

Molinier est notre aîné : il a vingt-cinq ans. Il a fait la guerre en qualité d’aide-major : toute une période de sublime clarté qui mettait sa conscience en pleine lumière ; il avançait avec l’assurance d’un homme qui marche dans le rayon d’un projecteur. Le rayon s’est éteint brusquement : à présent la route lui semble obscure et il tâtonne dans l’ombre.

Pendant un temps, il fut un héros ; maintenant, il n’est plus qu’un médecin. Il ne lui reste qu’un peu de gloire à la boutonnière, et le goût de vivre lui est devenu fade.

Mais, dans le même moment, par une contradiction de son instinct, la révélation de la mort, à un âge où sa pensée ne nous effleure guère, lui a donné un furieux appétit de jouir. Sombre et désenchanté, il s’est précipité dans le plaisir comme dans un abîme.

Et voilà la mentalité de ceux qui se croient mes maîtres : la désespérance sous toutes ses formes, la désespérance qui aboutit au lâche renoncement, la désespérance neurasthénique, la désespérance qui chavire dans les satisfactions basses de la matière, la Désespérance les ronge lentement et profondément.

Et c’est moi — moi, l’adolescent vivace, ivre d’espoir, de beauté et de renouveau — qu’ils tâchent à guider, et à dépraver !… Mes pauvres amis, ne sentez-vous pas que mon cœur renferme votre salut à tous ?

Ô mon Amour, on veut te sacrifier sous les quolibets des impies, toi qui es le Christ de notre jeunesse en péril !

Or, un soir, je rêvais, assis devant le tiroir où je place les lettres que m’écrit Geneviève. J’étais dans l’état d’un homme qui, après avoir goûté d’un vin exquis, ne peut se retenir de vider la bouteille, verre par verre. Ainsi en était des lettres de mon amie : j’avais d’abord repris la dernière ; puis, je les avais feuilletées, une à une ; maintenant, je venais de les relire toutes d’affilée, je m’en étais grisé coup sur coup, et cela m’avait mis du champagne dans la tête : c’étaient des pétillements de joie, une gaîté mousseuse, un étourdissement délicieux…

On sonna à ma porte. Jacques Molinier et Robert Darlaud entrèrent chez moi. L’un s’étendit nonchalamment sur le fauteuil de cuir qui est derrière mon bureau ; l’autre s’adossa à la cheminée en proposant d’un ton veule :

— Où va-t-on ce soir ?

Molinier offrit de nous conduire chez sa maîtresse qui donnait souvent des réunions où l’on jouait et où l’on dansait. Mais Darlaud préférait assister au spectacle d’une petite scène de Montmartre où se déroulaient des pantomimes pornographiques sous couvert de reconstitution antique. Alors, Molinier, qui est joueur, insista pour que l’on se rendît au bridge de son amie. Et une discussion s’engagea entre les deux jeunes gens, comique à force d’ardeur et de violence outrée. Car le trait caractéristique de leur esprit est une affectation à se passionner pour des questions insignifiantes, afin de dissimuler le vide de leur cœur et l’indifférence de leur pensée.

Je fus irrité par ces niaiseries qui venaient troubler ma songerie ; j’étais si bien, avant l’arrivée de mes amis… Malgré le triste et froid novembre qui grelottait dehors, ma chambre s’était remplie de printemps grâce au souvenir de Geneviève.

Je m’écriai avec une vivacité inaccoutumée :

— Mais ne vous donnez-donc pas la peine d’avoir l’air de tenir à quelque chose, puisque tout vous est égal !… Que vous importe le bridge chez Thérèse ou le petit théâtre de la rue Fontaine ?… Vous savez bien que vous vous ennuierez autant, à l’un et à l’autre !

Mes compagnons me dévisagèrent, d’un air stupéfait. La supériorité qu’ils s’arrogeaient à mon endroit les disposaient mal à recevoir mes leçons.

Jacques Molinier me dit, avec une nuance de hauteur railleuse :

— Et vous, Laval, à quoi tenez-vous ?

Je ripostai sèchement :

— Je ne suis ni blasé, ni excédé de vivre, moi : j’ai mon âge.

Et, malgré moi, je tournai les yeux vers les lettres de Geneviève qui étaient restées éparpillées sur mon bureau. Robert Darlaud surprit mon regard ; il crut comprendre et s’exclama, avec une gaîté impertinente :

— Heureux Philippe !… Il n’a guère besoin de nos pauvres divertissements ; il ne souffre jamais des âcres lendemains de fête ni de la pénurie d’argent… Philippe est un sage qui se contente des veillées solitaires, passées à échanger une correspondance sentimentale avec quelque blonde cousine de province à laquelle il a promis le mariage…

Un mouvement involontaire me souleva, me fit sortir de ma nature : d’ordinaire, j’écoutais ces sarcasmes sans y répondre. Ce soir, j’éprouvais le besoin de répliquer victorieusement… Est-ce l’influence de ces menues feuilles de papier où se racontait l’histoire de mon bonheur, d’où émanait le parfum de mon amour ?… Je voulus parler, vaincre, persuader, comme si l’âme de Geneviève, s’échappant de ces lettres, eût été là pour m’entendre.

Je dis fermement :

— Allons ! Soyez donc sincères… Au lieu de me persifler, avouez votre détresse intime. Plaignez-vous, souffrez, maudissez, blasphémez, mais ne riez plus : vous n’en avez pas envie. Vous passez votre temps à user de tous les plaisirs, vous cherchez le désordre pour y perdre vos soucis ; mais vous vous amusez sans pouvoir vous distraire et la distraction ne vous amuse pas. Un matin, vous ne pouvez vous lever : la nuit de la veille vous a épuisés. Et couchés sur votre lit qu’aucune femme n’occupe, dans votre chambre qu’aucun ami ne visite, seuls en face de vous-mêmes, vous réfléchissez…

Vous réfléchissez, Molinier, vous qu’un beau passé empêche de dormir. Vous réfléchissez, Darlaud, faux sceptique que j’ai surpris un jour récitant des vers à une fille de brasserie pour se donner l’illusion de l’amour. Vous constatez l’affreux désert de votre cœur ; et soudain, devant vos yeux, passe l’image d’une créature qui ne se vend pas, d’une innocence que vous avez oubliée ; et vous regrettez une douceur perdue : la douceur de croire.

Vous vous apercevez que vous êtes l’ennemi de votre propre pensée, le bourreau de votre être, livrés au sort anormal qu’est l’existence d’un désabusé de vingt ans.

Car vous vantez l’ivresse, vous appelez l’abrutissement du jeu, la torpeur qui suit les excès de la chair, comme les seules consolations humaines. Mais croyez à quelque chose et vous serez sauvés : vous aurez des nausées devant votre verre plein, devant la drôlesse qui s’offre…

La débauche n’est qu’une forme du nihilisme. Ô mes amis, au lieu de rire, envier ma foi : je peux me priser sans boire, car j’aime et je suis aimé. Croyez-moi : nous avons grandi ; notre base s’est élevée ; et nous sommes dans une atmosphère plus haute : si nous voulons vivre sans malaise, apprenons à respirer cet éther moins trouble… Et cherchons le secret de notre bonheur au fond d’une joie pure.

Je regardai mes compagnons : Jacques Molinier, l’œil rêveur, le front pensif, s’était accoudé à son fauteuil et s’absorbait dans ses pensées, sans songer à me répondre.

Robert Darlaud souriait avec amertume. Il murmura :

— Oh ! Je vous comprends bien… Les nattes blondes et les yeux candides, les baisers sincères, les mioches, la chaleur du foyer… Le style « rococo », enfin : il a du bon, parfois. Moi aussi, dans certains moments, je rêve de ça, comme d’un remède apte à nous guérir… Mais voilà, il faut attendre, supporter le vide… Plus tard, peut-être…

Et, redevenant ironique, il concluait, gouailleur :

— Ces plaisirs-là ne sont point de notre âge !

Je répliquai ardemment, avec le ton des convictions profondes :

— Pourquoi plus tard ?… C’est notre instinct qui sonne l’heure de vivre. L’homme d’aujourd’hui doit se marier tôt.



XIV


Une lettre de Geneviève. Une lettre affolante, angoissante, qui me bouleverse de son émotion encore accrue par la distance : la peine de mon amie a franchi tant d’espace pour venir me frapper que le choc m’en semble plus rude… Ah ! Pourquoi sommes-nous séparés !

Chère correspondance qui, depuis trois mois que je suis parti, m’apportait chaque semaine le réconfort qui m’aidait à passer les sept jours suivants… voilà la première fois qu’elle me blesse au lieu de m’apaiser. Et cependant…

C’est la douleur de Geneviève qui m’est douloureuse… Mais moi, moi seul, pour mon propre compte, qu’est-ce que j’éprouve ?… Qu’est-ce que j’éprouve, en relisant ces lignes qui chevauchent nerveusement le papier, ces caractères tremblés qui sont les bégaiements de l’écriture :

« Mon cher Philippe,

« J’ai cru que je n’oserais jamais vous écrire, et vous êtes pourtant le premier à qui je dois confier ma détresse. Il m’arrive un malheur dont je reste stupide et que je n’ai pu tenir secret, faute de l’avoir soupçonné moi-même. Est-ce possible… Il suffisait donc qu’une fois… Je rougis doublement d’être demeurée si naïve en étant si coupable… Ah ! Grand Dieu ! Penser que l’on a commis le mal en conservant l’ignorance… Dire que j’ai subi la pire surprise de me faire instruire et découvrir par ma mère elle-même à qui, par souci de ma santé, je posai une question innocente à propos de ce qui aurait dû être et qui ne se produisait pas… Et maintenant, je sombre dans une honte et dans un désespoir insondables dont je ne me relèverai plus… Que lui dire pour m’excuser ? Je souffre de la voir souffrir ; et je ne peux que pleurer en face d’elle… C’est ma plus grande expiation que la joie suprême de la femme se présente à moi comme le pire tourment… Ah ! Ç’aurait pu être si divin, cet instant où je viens de sentir que, quoi qu’il arrive (car, en amour, on doute toujours un peu l’un de l’autre) en dépit de vos sentiments, même si vous vous détachiez de moi, il reste en mon être une petite réalité de vous. La joie humaine m’est révélée pour devenir aussitôt un effroi et un remords… Philippe, n’est-ce pas injuste ?… J’ai beau m’interroger et me tourmenter éperdument, je ne parviens pas à éprouver, de mes pensées et de mes actions, une horreur suffisante pour croire mériter le châtiment qui m’accable. La peine me semble si disproportionnée au mal que je me juge moins coupable à force d’être tant punie… J’ai peur… Je ne sais à quoi me raccrocher. Je n’ai, devant les yeux, que des éventualités plus redoutables les unes que les autres. Je me fais l’effet d’une bête prise au piège qui se débat et se meurtrit en vain, sans pouvoir s’arracher à l’embûche… Si, seulement, vous étiez là, mon ami…

« Mais non, jusqu’au bout, mon sort aura je ne sais quelle ironie lugubre ; et vous — vous qui êtes tant pour moi, tout : le triste bonheur et le cher malheur de ma vie — vous voilà forcé par les conventions sociales de me laisser souffrir, de loin, sans paraître y compatir : tandis que, dans mon grand cri d’appel, je ne sais pas comment vous appeler… je garde, malgré moi, envers vous, une retenue inconcevable — hélas ! nous avons été unis avant d’être intimes ; — et ces lèvres qui se sont données n’oseraient même pas vous tutoyer, vous, mon seul ami… »

Et sa lettre reste inachevée ; elle a négligé de signer ; tout exprime sa hâte et son désarroi.

Moi, qu’est-ce que j’éprouve ?… Une sorte de confusion indicible à ne pouvoir partager son chagrin : je veux m’apitoyer avec elle, j’essaye d’être anxieux, atterré, désolé… Je veux me forcer… Je ne peux pas.

Une fierté vague monte, grandit peu à peu en moi : l’orgueil obscur et tout-puissant d’avoir acquis un titre de plus au droit de vivre.

J’aperçois, sur mon bureau, les bouquins sévères que je compulsais studieusement, ce matin… et je souris doucement.

Écolier, les hommes t’ont désigné ta tâche ; mais la nature te baise au front en te montrant un autre devoir… Je sens, qu’à défaut des êtres, sa grande loi m’absout.

Je bourre hâtivement ma valise et je cours à la gare de Lyon. Ce que je vais faire là-bas ? Je n’en sais rien. J’obéis au besoin impérieux de la revoir ; et je pars.



XV


Avez-vous observé déjà le visage d’un orphelin de la veille que la mort du père laisse soutien de famille ? Ses traits sont changés du jour au lendemain ; il semble plus âgé, marqué par cette précocité du malheur et ce sens d’une responsabilité prématurée qui mûrissent l’enfant. Il s’est senti vieillir en une nuit.

C’est une impression analogue que je devais rapporter de mon voyage à Bourbon. Elle m’était inspirée par l’événement contraire : l’orphelin découvre sa force propre, en face d’une force morte ; la mienne me fut révélée par une faiblesse à naître.

J’étais encore tremblant et irrésolu en sortant de la gare de Moulins ; tandis que je me dissimulais dans la voiture que j’avais loué afin d’éviter de rencontrer quelque connaissance au chemin de fer local, je tâchais de surmonter mes appréhensions : comment allais-je trouver Geneviève ? Quelle réception me ferait sa mère ? Si un hasard malencontreux me plaçait sur la route de mon père, que lui dirais-je pour expliquer mon retour clandestin ? Je me résignais à subir ces fatalités diverses, mais j’en pâlissais d’angoisse.

Sitôt que je fus arrivé, mon sentiment changea.

J’avais craint qu’une mère indignée, armée de ses droits et de ma faute, ne m’empêchât de voir sa fille en me chassant honteusement.

Je trouvai deux femmes abattues et navrées, dont la prostration désemparée n’avait guère la force de me repousser.

En entrant dans leur villa, j’avais préparé, à l’intention de Mme Renaud, quelques faibles phrases de repentir. J’étais humilié à l’idée de revoir cette mère trop confiante, et je regrettais le temps où je n’avais à rougir sous ses yeux que parce qu’elle me traitait en petit garçon.

Mais dès les premiers mots de Mme Renaud, je sentis que nos rapports étaient modifiés, désormais. Elle essaya de me reprocher ma conduite en des propos égarés qui trahissaient un trouble plus profond encore que son ressentiment. Elle se tut brusquement ; puis resta muette, lorsque je lui eus répliqué :

— Vous me calomniez et vous calomniez votre fille : je ne suis pas un séducteur et elle n’a rien perdu de son honnêteté. Qu’elle soit légalement à moi et nous ne sommes plus coupables. Le crime, ce n’est pas d’avoir commencé à nous aimer : ce serait de ne pas continuer… J’ai toujours rêvé d’épouser Geneviève, vous le savez.

Je discernai dans l’attitude de Mme Renaud je ne sais quelle espèce de considération à mon égard : elle me maudissait, certes ; elle voulait me détester… mais elle ne pouvait s’empêcher de reconnaître que la chose inéluctable m’imposait à elle malgré sa volonté. Il lui suffisait de constater l’élan de Geneviève à mon arrivée. En dépit de son respect pour sa mère et de sa honte douloureuse Geneviève s’était élancée vers moi, dans mes bras, réclamant instinctivement la seule protection possible qui la sauverait.

J’y gagnais une sorte de prestige auprès de sa mère. Mme Renaud sentait obscurément qu’il fallait m’accepter, sans m’inculper ni me disculper, car je demeurais l’unique recours qui leur restât.

Après un grand silence, elle me dit tout à coup avec une singulière humilité :

— Qu’allons-nous devenir, qu’allons-nous faire ?

Et ces simples mots, ainsi prononcés, avaient une portée éloquente.

Elle me demandait conseil, à moi… sans s’attarder aux vaines récriminations.

D’où lui venait cette étrange mansuétude ? Était-ce le sentiment de son impuissance, une dignité de ne point se lamenter sur l’irréparable, le regret de n’avoir pas su le prévoir ; ou, plus simplement, son immense affection pour sa fille dont je représentais le bonheur, le destin, tout l’avenir ?…

Toujours est-il que cette faiblesse touchante m’émut autrement que des reproches amers. Je sentis mes yeux se mouiller ; et, transporté de respect, de pitié et de remords, je saisis la main de Mme Renaud, j’y posai mes lèvres, en répétant à plusieurs reprises :

— Madame, pardonnez-moi… ayez confiance en moi. Je n’ai pas peur de mon devoir.

À partir de ce moment, j’agis avec la décision et la fermeté dont m’imprégnait le sentiment de ma jeune autorité. J’éprouvais une joie puissante à jouer le rôle qui m’était dévolu : il n’y avait pas trois mois, cette mère me parlait avec la bienveillance compatissante qu’on témoigne aux enfants présomptueux qu’il faut désabuser. Aujourd’hui, elle attendait anxieusement mes avis… Ô mon orgueil !

Je déclarai simplement, après avoir réfléchi :

— Je ne veux pas vous leurrer : la meilleure solution à envisager, qui serait l’aveu loyal de notre situation à mon père m’apparaît momentanément dangereuse… Mon père est un homme trop flegmatique pour qu’une surprise brutale le prenne au dépourvu. Il est nettement opposé à l’idée d’un mariage entre adolescents. Ma faute et ses conséquences ne le convertiraient pas ; au contraire, elles lui inspireraient peut-être des considérations blessantes… Avant de reprendre la discussion avec lui, j’estime qu’il est indispensable de mettre mes théories en pratique et de lui prouver que les enfants d’aujourd’hui sont mûris avant l’âge ; la floraison hâtive de leur conscience s’est épanouie au soleil de 1915 : le tombeau des aînés fut leur piédestal ; et c’était une loi naturelle que la disparition prématurée d’une génération engendrât la force précoce de la suivante. Mais, hélas ! à quoi sert d’avoir raison contre des préjugés ? Pour vaincre ceux de mon père, je n’ai qu’un moyen ; la temporisation qui, tout en le persuadant de ma persévérance, me rapprochera aussi du jour où j’aurai le droit légal de lui dire que l’enfant a le devoir d’agir en citoyen libre avant celui d’être un esclave filial, et que son père ne peut pas plus l’empêcher de fonder un foyer que de faire son service militaire.

Mme Renaud se rangea à mon opinion ; elle m’avoua qu’elle ne se souciait pas d’affronter une explication avec mon père. J’eus un nouveau remords en m’apercevant que cette honnête femme souffrait, par ma faute, d’une situation fausse qui risquait, — grâce à ma jeunesse et à la disproportion de nos fortunes — de la faire passer, aux yeux des malveillants, pour une mère astucieuse. Elle en était réduite à craindre qu’on ne lui imputât le mal dont elle était victime.

Elle reconnut également avec moi que son séjour à Bourbon serait bientôt rendu intenable — vu la position de Geneviève. Je l’engageai donc à revenir à Paris, le meilleur asile pour ceux qui se cachent. Chaque quartier y est une petite ville où l’on est ignoré des autres et il suffit de passer un pont pour entrer dans un milieu étranger. Et là, je pourrais rester auprès d’elles…

Mme Renaud eut un mouvement de recul, à cette idée. Elle se lamenta avec une véhémence farouche :

— Dans quelle impasse m’avez-vous jetée !… Que ferait une femme qui se trouverait à ma place ?… Je ne peux pas vous injurier ni vous menacer comme un homme responsable d’une vilaine action. Vous n’êtes pas un misérable : vous n’êtes qu’un enfant passionné qui a commis une folie… Et nous, nous sommes deux malheureuses sans soutien, sans protection : livrées à toutes les suspicions, aux plus basses calomnies… Et la seule issue que vous me proposiez c’est d’aller vivre avec vous ?… Il y a des moments où je me demande si nous ne ferions pas bien de nous suicider, ma fille et moi… Il voudrait mieux mourir que d’être méprisables… Que penserait-on de nous ? Et que dirait-on d’une promiscuité aussi déshonorante ?

J’étais déchiré par ces paroles : le mal que je lui causais m’inspirait une affection infinie pour cette pauvre femme si indulgente et si estimable. Mais je dissimulais mon trouble, car il fallait la convaincre et combattre sa raison au nom d’une raison supérieure.

Je dis froidement ; m’animant graduellement :

— Vous ne songez pas, Madame, qu’il reste une troisième solution… Vous pouvez demeurer à Bourdon et accepter la demande en mariage de M. Barillot. Ainsi Geneviève deviendra légalement épouse et mère, personne ne saurait flétrir votre décision, et le monde approuvera hautement un dénouement aussi judicieux. Au lieu de cela, si vous acceptez mon projet, vous abritez l’immoralité sous votre toit, vous prenez les torts de deux amants sous votre responsabilité, vous adoptez le suborneur de votre fille et vous protégez une naissance illégitime ; vous ne reculez pas devant tous ces forfaits, parce que vous faites passer d’abord ces trois forces sacrées : un père, une mère, un enfant. Et pour défendre contre la malédiction sociale cet amant, cette maîtresse et ce bâtard, vous étendez au-dessus de leurs têtes vos mains pures de grand’maman…

J’achevais, d’une voix enrouée :

— Évidemment, Madame, entre la compromission qui vous vaudra la considération du monde ou l’indignité qui vous attirera le blâme universel, vous saurez choisir… Et je suis sûr d’avance que vous vous déciderez pour le parti le plus noble et le plus juste.

Je tremblais nerveusement, à force de surexcitation. Geneviève sanglotait. Mme Renaud me considérait fixement… Ah ! comme nous nous comprenions ; nos yeux pleins de larmes échangeaient des pensées de gratitude. Une émotion extraordinaire nous transportait. Nous étions hors de nous… Tout à coup, Mme Renaud m’étreignit la tête et me baisa au front, en s’écriant — vaincue :

— Ah ! Mon enfant… Mon enfant… Que Dieu veuille juger ma conduite comme la juge ta conscience… Je ne peux pourtant pas tuer ma fille !



XVI


Un jeune homme ne peut observer une fidélité effective envers sa fiancée quand les fiançailles sont appelées à se prolonger un laps de temps indéterminé ; s’il la trompe involontairement, sait-on jamais où l’entraînera la défaillance de sa chair, au cas où son caprice passager tourne à l’aventure répétée ?

Lorsque sa fiancée porte en elle le gage de leur union, n’est-il pas anormal de séparer ces époux naturels ?

Qu’on éloigne l’un et l’autre deux amoureux qui n’ont jamais failli : voilà le geste de la raison. Mais éviter tout rapprochement entre deux amants juvéniles qui n’ont connu réciproquement qu’une unique et même étreinte, c’est créer autour d’eux l’atmosphère pernicieuse du divorce. En persistant à les disjoindre au nom du respect humain, on les livre — chacun de son côté — aux tentations insidieuses de la solitude.

Au contraire, si l’on purifie leur amour en forgeant chaque jour un anneau de plus à la chaîne qui les attache, on les aide à racheter leur faute par le devoir, qu’elle impose ; et l’homme qui assiste sa compagne dans toutes les étapes qui la conduisent à la douleur de l’enfantement, apprend, comme elle, à se laver du péché dans la pénitence.

De quel côté se trouve le vice ? De quel côté est la vertu ? Au carrefour où s’embusquent les deux déesses, nombre de sots ont pris Tryphè pour Arêtu ; — car le vice est hypocrite, et la vertu a des nudités qui effarent les âmes mesquines.

Dans tout problème qui dépasse le niveau des intelligences moyennes, la vérité échappe au lieu commun et se révèle par le paradoxe.

Telles sont les réflexions de Mme Renaud, lorsqu’elle médite sur sa situation exceptionnelle. Devait-elle vouer sa fille à l’abandon, ou me retenir par le lien le plus solide ?

Son cas n’est pas du ressort de la morale courante. Nul exemple antérieur ne peut l’éclairer. Et le monde la condamne.

Alors, elle se rejette vers la nature ; et la nature lui répond par le symbole de son œuvre : n’a-t-elle pas fait du couple un arbre aux fruits sacrés ?

La société accuserait cette mère de commettre un crime si elle arrachait mon amour des entrailles de sa fille… Et ce ne serait pas le même crime, de l’arracher de son cœur ?…



XVII


Je repartis pour Paris dans la même soirée, craignant que mon séjour à Bourbon ne fût découvert par mon père si je m’étais attardé dans mon pays.

Geneviève et sa mère me rejoignirent la semaine suivante. Mme Renaud se retira au fond de Passy ; elle choisit comme retraite un modeste rez-de-chaussée, dans la rue Desbordes-Valmore.

Je vivais comme en extase. L’étrangeté, l’irrégularité, les dangers de ma situation, la menace de l’avenir, rien ne pouvait m’affecter. Mon bonheur immédiat se trouvait réalisé : je ne songeais ni à sa brièveté ni à sa fragilité.

Les sentiments que m’inspirait Geneviève sont inexprimables. Tout ce que l’inconnue apparue un jour sur la route de Saint-Menoux m’avait semblé promettre par son charme si personnel ; l’amie me l’offrait aujourd’hui ; et je restais tout ébloui d’être exaucé : il est si rare de vivre son rêve.

Le mien prenait chaque jour plus de certitude. Je passais mon temps si agréablement que les occupations les plus fastidieuses avaient pour moi leur douceur. Rien n’aurait pu me rebuter, quand je sentais Geneviève à mes côtés.

Je travaillais mieux, et assidûment. Un projet qui s’ébauchait dans ma tête fortifiait ces dispositions laborieuses ; actuellement, j’avais de l’argent à ma disposition et j’avais toujours vécu dans une oisiveté insouciante ; mais à l’époque où j’entrerais en lutte contre mon père en serait-il de même ? Ne m’abandonnerait-il pas à mes propres moyens ? À ce moment-là, je me féliciterais d’avoir acquis des connaissances et des titres qui m’ouvriraient une carrière. Et maintenant, quand j’étais penché sur un gros livre à reliure noire, mes yeux suivaient docilement les lignes, ma tête me semblait plus légère, mon esprit plus subtil ; et mes chimères, s’abattant sur les feuillets comme un vol d’oiseaux, écrivaient une belle histoire d’avenir en marge des chapitres ardus.

L’hiver se passa ainsi. J’avais vécu dans un recueillement sédentaire qui convenait parfaitement à ma nature. Je m’apercevais de la force de plus en plus grande de ma passion à ce signe : Geneviève et sa mère souffraient vivement de leur position ; or, c’était sur ma prière qu’elles l’avaient acceptée. J’avais donc pris, par ce fait, l’engagement de veiller à leur repos sans le troubler d’une inconséquence ou d’une légèreté. Étant donné mon âge, une telle obligation aurait pu, à certains instants, peser sur ma volonté comme un trop lourd fardeau. Rien de tout cela. Je conservai mon bonheur intact ; aucune contrainte n’assombrit ma sérénité.

Le chien qui tire sur sa laisse souffre seul d’être attaché, mais celui qui met sa joie à suivre docilement le maître ne sent jamais le poids de sa chaîne.

Avec le printemps, s’acheva notre œuvre. Geneviève eut un fils.

Le juge se fait sinistre, le prêtre menaçant ; l’homme accable celui qui se passe de ses lois ; les paroles grondent ; la meute des civilisés hurle ses cris terribles contre le paria qui ose être un homme seul en face d’un monde.

Mais que peuvent leurs sophismes et leurs anathèmes contre cette chose minuscule et toute-puissante, cette ébauche de créature : cette petite tête chauve au crâne fragile ; ce regard naissant dans ces yeux fixes, aux clartés profondes ; ces bras menus qui tendent vers vous des mains fluettes où les doigts faibles cherchent à vous saisir, d’un serrement mou, dans l’instinct encore vague de se raccrocher à votre force ; cette bouche balbutiante, les efforts attendrissants de ce bégaiement confus qui essaie d’être un langage… Que peuvent les malédictions sociales devant cet espoir humain : l’enfant ?

Celui qui m’attaque ou celui qui me condamne au nom des faux principes et de l’hypocrisie des apparences, se heurtent à cette vérité : je suis père.

Ô ! vous qui pâlissez sur les problèmes de notre avenir, envisageant l’institution d’une prime dérisoire aux nombreuses familles ; songez, qu’en la mettant à prix, vous traitez la maternité comme une prostituée : les naissances ne se font pas payer ; ce ne sera jamais l’or qui engendrera la vie, car l’enfant coûtera toujours plus qu’il ne rapporterait et votre calcul s’effondre.

La prime à la naissance ne peut-être qu’une prime d’amour : et c’est la jeunesse qui souscrira.

Gardez votre argent, renoncez à vos utopies, mais donnez-nous l’appui d’une morale plus large : déjà, par des législations successives, vous avez avancé l’âge où nous pouvons contracter mariage sans souci des tuteurs. Encore un effort : encouragez l’adolescence amoureuse, protégez les unions fécondes : proclamez enfin, qu’au-dessus de tous les préjugés, règne l’intérêt suprême de la race — qui divinise les fautes sacrées et qui fait le berceau plus fort que la tempête !



XVIII


J’avais quitté depuis longtemps mon appartement de la rue Racine, mais je continuais d’y recevoir mon courrier de Bourbon que je venais chercher chaque semaine, de crainte que la concierge ne négligeât de me le renvoyer ; — et c’était là ma seule précaution contre l’imprévu.

Que pouvais-je redouter ? Nul délateur n’eût eu d’intérêt à me dénoncer à mon père. Mes amis, que j’avais cessé d’inviter désormais, respectaient discrètement mon mystère, me soupçonnant quelque liaison compliquée.

Par une belle et chaude soirée, je m’acheminais comme d’habitude vers la rue Racine en songeant mélancoliquement aux nouvelles de mon père que j’allais trouver dans quelques instants : je venais de passer brillamment mes examens, les vacances approchaient ; mon père, sans doute, me rappellerait bientôt auprès de lui et il me faudrait quitter Geneviève pour vivre sans elle dans le décor troublant où chaque brin d’herbe évoquerait le souvenir du passé et le regret de l’absente…

Lorsque j’arrivai à mon ancien logis, la concierge s’empressa de me tendre une lettre en disant vivement :

— Vous n’avez pas de chance, Monsieur. Si vous étiez seulement venu cinq minutes plus tôt, vous vous seriez rencontré avec monsieur votre papa.

— Vous dites… ? Mon père, ici ?

J’eus un éblouissement : on m’avait asséné un coup de poing sur la tête, le choc me martelait le crâne. La femme continua tranquillement :

— Il vous avait prévenu de son arrivée : il a paru contrarié de ne pas vous trouver, mais je lui ni donné votre nouvelle adresse…

Et remarquant seulement l’altération de mon visage, elle ajouta curieusement :

— Est-ce qu’il ne fallait pas ?…

Ah ! Cette pudeur de garder mon secret, de ne point acheter de complicité mercenaire : en effet ; je n’avais parlé d’aucune consigne à cette femme !

J’avais appelé la catastrophe par mon insouciance extraordinaire de l’avenir, du jour où mon bonheur s’était réalisé. Le danger me ramenait brusquement à ma vraie nature : j’étais comme un homme dégrisé qui marche sur le bord d’un précipice et qui retrouve le vertige en recouvrant la raison.

Je sautai dans une auto pour rentrer chez moi et rattraper mon père. En voiture, j’ouvris sa lettre : elle datait de trois jours ; il m’y félicitait de mon succès, m’annonçait qu’il partait pour Paris le lendemain afin de me ramener à Bourbon où nous passerions les vacances…

J’arrivai rue Desbordes-Valmore dans l’état que l’on pense, mais sans la moindre frayeur. Ma seule appréhension allait à Geneviève, à sa mère… Personnellement, j’étais fort résolu et prêt à aborder la situation de sang-froid.

Je pousse la porte du salon : mon père est là ; il vient seulement d’entrer, car il est en train de retirer son chapeau, d’un geste lent, en face de Mme Renaud et de Geneviève qui le considèrent d’un air terrifié, affolées d’angoisse.

Moi… Je me roidis, de toute la puissance de mon énergie ; je n’ai pas peur ; je me redresse devant lui, car je dois plaider la cause d’une faible créature…

Je ne suis plus un fils soumis. Mon père ne m’inspire plus de crainte. Il ne s’agit pas d’un homme qui vient châtier son enfant : ce sont deux pères qui sont en présence.

Je le contemple : cette merveilleuse nature pondérée s’est déjà ressaisie, malgré la stupeur de la première surprise. Il dit posément, d’une voix froide :

— À merveille… Je comprends maintenant certaine résignation ainsi que certain départ… Je devine mon fils en voyant mademoiselle… Ce que je m’explique un peu moins, c’est votre présence, Madame ?

Je m’avance dans un élan instinctif de défense ; mais Mme Renaud m’arrête. Tout le mépris qu’elle sent chez mon père lui rend sa noblesse. Elle sait combien sa conduite prête au soupçon ; jamais une mère n’a assuré un tel rôle. Elle y puise les arguments de sa réplique ; et c’est elle qui s’écrie :

— Avez-vous le droit de me juger, Monsieur ? Lequel de nous fut le plus coupable ? Votre fils a séduit ma fille. Vous en ai-je rendu responsable ? Me suis-je plainte à vous, ai-je fait du scandale ? Mais j’ai vu deux enfants désarmés, en face d’un père irréductible… Que faire ? Tout vous révéler ? Vous seriez demeuré inflexible. Les livrer à eux-mêmes ? Ils étaient incapables de porter leur croix, sans tomber dans le désespoir ou dans la déchéance. Chasser votre fils, emmener ma fille de force ? Elle m’eût échappé pour courir au suicide. Ah ! Monsieur… Tant que l’irréparable n’existait pas, nous pouvions décider du sort de nos enfants… Mais à présent, notre autorité n’est-elle pas annihilée ? Je fus la première à vouloir éloigner Philippe de Geneviève : il peut vous certifier que vos intentions paternelles n’eurent pas de meilleur défenseur que moi… Mais votre sévérité l’a affolé : quand le mal fut accompli, je n’ai plus songé qu’à le réparer… L’intérêt des enfants passe avant l’honneur des parents… J’ai abdiqué ma dignité maternelle, parce que j’estime qu’il est un devoir qui prime tous les devoirs… Ma présence limitait leur faute et je me suis associée à ces coupables pour les empêcher de se dévoyer. Est-ce bien à vous de m’accuser. Monsieur ?… Votre volonté a perdu ma fille ; moi, j’ai protégé votre fils.

Mon père joue doucement avec son chapeau qu’il fait tourner entre ses doigts. Hélas ! Que je le connais bien : cette âme calme ne s’emportera jamais… Je souhaiterais passionnément qu’il sombrât dans une de ces épouvantables colères dont on sort brisé, tremblant, ému, excédé — vaincu.

Mais il reste désespérément paisible. Il déclare sur un ton d’ironie courtoise :

— Madame, ne craignez pas que je prolonge cette scène pénible : je n’oublie pas que je suis devant une femme et, n’étant point infaillible, je ne m’accorde jamais le droit de juger mon prochain. Au demeurant, je n’ai à faire qu’à mon fils.

Et, s’approchant de moi, il dit simplement :

— Viens.

Je questionne d’une voix frémissante :

— Père, est-ce que tu songes à ce que tu veux faire ?

Il répond sans violence :

— Tu me dois obéissance et je t’ordonne de me suivre.

Je vais m’écrier… mais il me coupe la parole, d’un accent énergique :

— Tais-toi !… Tu n’es qu’un enfant et tu ne peux pas comprendre.

— Je comprends que tu vas commettre une infamie si tu oses m’arracher à mon foyer par la contrainte. Dans deux ans, je serai majeur : si je ne suis plus un enfant à vingt et un ans, ne suis-je pas un homme à dix-neuf ans !

Mon père reste surpris de ce ton agressif : j’étais si déférent, jadis !…

Il ne se fâche pas. Il réplique presque tendrement :

— Oh ! Mon pauvre Philippe… tu me crois impitoyable parce que j’exige ton salut. Tu te débats dans une eau trouble, chacun de tes efforts t’enfonce un peu plus ; et tu cries que je t’assassine, quand je te donne un coup de poing pour t’étourdir afin que tes mouvements ne m’empêchent plus de te ramener à la surface… Je ne veux pas t’entendre, je ne veux pas savoir… Je ne connais qu’un but : mon devoir paternel ; qu’un fait : tu es sur le point de te noyer… Je te sauve. Tant pis pour les autres. Nous raisonnons tous ainsi, nous, les parents… Vois cette femme : tout à l’heure, pour défendre sa fille, elle trouvait des paroles identiques ; du jour où nous avons engendré, notre cœur se dédouble et nous vivons dans notre seconde chair… Va : donne-toi toute licence, soulage-toi, déteste-moi ce soir, mon pauvre petit… Plus tard, tu me demanderas pardon ; j’aurai ma revanche. Le jour où tu seras père à ton tour, tu me comprendras seulement… Tu découvriras qu’il n’est pas d’autre amour, d’autre loi, d’autre devoir que ceux que nous impose l’enfant. Ce jour-là, si tu te trouves dans une circonstance semblable à celle-ci, tu n’agiras pas autrement que moi. Tu ne songeras qu’à sauver d’une destinée mesquine celui auquel tu rêveras un avenir magnifique ; tu piétineras, tu écraseras superbement la vie des autres pour la sienne, d’un geste impassible : la passion paternelle a ses cruautés sublimes… Et si quelqu’un te l’a volé, tu reprendras ton bien — sans pitié, sans clémence… Qu’on cherche à t’arrêter, tu répondras : « J’emporte mon fils : il est à moi ! » Tu continueras ton chemin, sans regarder en arrière… Et si, par hasard, tu te souviens de ton père, tu te repentiras de l’avoir méconnu.

Mon père répète fermement :

— Allons, viens !

Je me sens pâlir ; je me rapproche insensiblement de la porte qui donne sur la chambre de Geneviève et je l’ouvre, en disant d’une voix mal assurée :

— Je t’obéis… Mais puisque, de ton propre aveu, aucune force au monde ne doit séparer le père de l’enfant… Alors, moi aussi… j’emporte mon fils.

Mon père aperçoit le berceau où dort notre enfant. Il balbutie :

— Tu as… Tu as ?…

Ah ! Dieu merci, il ignorait, il n’avait rien soupçonné… La probité de sa conscience va maintenant lui dicter une autre attitude.

Il regarde… Il murmure :

— Pourquoi m’as-tu laissé ignorer ?… Pourquoi as-tu attendu ?

Je dis en baissant la tête :

— Ton caractère absolu me faisait peur… T’avouer les conséquences de mon acte ; à quoi bon ! Tu rêvais d’un mariage somptueux : la fiancée que je m’étais choisie t’aurait-elle paru mieux dotée ? Tu me trouvais trop gamin : t’aurais-je semblé plus âgé ?… J’avais tout à redouter de ton intransigeance.

— N’avais-tu rien à espérer de mon honnêteté ?

Et il achève son reproche :

— Pourquoi m’avoir prévenu aussi tard !… Tu as compromis inutilement deux femmes…

Il entre dans la chambre. Il considère pensivement mon fils qui dort et qui rêve, agité par la chaleur ; une petite jambe nue s’étend, hors de la couverture ; les bras potelés s’étirent dans le sommeil. Mon père, attiré, se penche ; touche d’un doigt timide l’une des mains frêles ; et la menotte endormie, sentant vaguement ce contact, se crispe tout entière autour du gros doigt prisonnier.

Voyant mon père s’attendrir, je chuchote — triomphant :

— Ose encore me traiter d’enfant, à présent que j’ai fait un homme !

Il veut dissimuler son émotion ; il se domine : il cherche quelque grande phrase bien sentie qui ne laisse rien percer de sa faiblesse. Et il prononce enfin, d’une voix digne :

— Ce n’est pas à toi que je pense, vaurien… Je songe à l’aurore qui nous console de la nuit, aux rosiers qui fleurissent sur la terre des cimetières, à la renaissance qui se prépare… Je vois un marmot… Alors ma volonté s’incline devant l’avenir de la France.




mayenne, imprimerie charles colin





  1. Pour le bon motif.