Bernard Grasset (p. 35-37).



III


Suis-je créé pour me tourmenter éternellement et mon âme chagrine, non contente de se décourager en face des obstacles, a donc la lâcheté de redouter son bonheur même ?

Au plus fort de mon allégresse, j’éprouve toujours le besoin pervers de chercher le mal qui viendra la troubler, la déception derrière l’espérance, la lie au fond du calice d’or.

Je me plaignais d’être affamé ; mais dès qu’on m’invite, je crains de m’empoisonner au festin de Lucullus.

Il y a huit jours, je désespérais d’apprendre seulement le nom de Geneviève ; aujourd’hui, je vais la connaître, la voir souvent ; — et je m’inquiète, au lieu de me réjouir.

J’ai peur… Sa douce figure, sa beauté, ses manières m’ont subjugué si totalement ; je l’aime si ardemment, si uniquement, que si je devais être désabusé sur ma passion, toute mon existence à venir s’écroulerait d’un coup et je n’aurais plus qu’à mourir en écrivant le mot nihit sur le livre que je n’aurais point lu.

Or, je songe qu’elle ne m’a pas encore parlé… Ce que j’aime, c’est un sourire, un regard, une âme que j’ai cru voir dans l’expression d’un visage. Si cette silencieuse allait me désenchanter par son verbe, changer au fur et à mesure qu’elle se révélera ?…

J’aime peut-être le fantôme de mon imagination sous le masque d’une belle créature ; il ne restera plus demain qu’une jolie fille banale, à la place de mon illusion.

Nous perdons les heures de notre vie, les forces de notre être, l’activité de nos mains à modeler notre idéal ; le marbre est pur, l’idole impeccable ; l’homme se prosterne devant son œuvre. Mais que la statue s’anime, et Pygmalion recule épouvanté…

J’ai peur.

Non, elle ne peut pas avoir l’esprit de sa forme : elle serait parfaite…

Si je m’étais trompé ?

Ce doute m’effraie.