Calmann-Lévy (p. 95-205).


DEUXIÈME PARTIE


I

HORS-D’ŒUVRE NUKA-HIVIEN.

(Qu’on peut se dispenser de lire, mais qui n’est pas très long.)


Le nom seul de Nuka-Hiva entraîne avec lui l’idée de pénitencier et de déportation, — bien que rien ne justifie plus aujourd’hui cette idée fâcheuse. Depuis longues années, les condamnés ont quitté ce beau pays, et l’inutile citadelle de Taïohaé n’est déjà plus qu’une ruine.

Libre et sauvage jusqu’en 1842, cette île appartient depuis cette époque à la France ; entraînée dans la chute de Tahiti, des îles de la Société et des Pomotous, elle a perdu son indépendance en même temps que ces archipels abandonnaient volontairement la leur.

Taïohaé, capitale de l’île, renferme une douzaine d’Européens, le gouverneur, le pilote, l’évêque missionnaire, — les frères, — quatre sœurs qui tiennent une école de petites filles, — et enfin quatre gendarmes.

Au milieu de tout ce monde, la reine dépossédée, dépouillée de son autorité, reçoit du gouvernement une pension de six cents francs, plus la ration des soldats pour elle et sa famille.

Les bâtiments baleiniers affectionnaient autrefois Taïohaé comme point de relâche, et ce pays était exposé à leurs vexations ; des matelots indisciplinés se répandaient dans les cases indigènes et y faisaient grand tapage.

Aujourd’hui, grâce à la présence imposante des quatre gendarmes, ils préfèrent s’ébattre dans les îles voisines.

Les insulaires de Nuka-Hiva étaient nombreux autrefois, mais de récentes épidémies d’importation européenne les ont plus que décimés.

La beauté de leurs formes est célèbre, et la race des îles Marquises est réputée une des plus belles du monde.

Il faut quelque temps néanmoins pour s’habituer à ces visages singuliers et leur trouver du charme. Ces femmes, dont la taille est si gracieuse et si parfaite, ont les traits durs, comme taillés à coups de hache, et leur genre de beauté est en dehors de toutes les règles.

Elles ont adopté à Taïohaé les longues tuniques de mousseline en usage à Tahiti ; elles portent les cheveux à moitié courts, ébouriffés, crêpés, — et se parfument au sandal.

Mais dans l’intérieur du pays, ces costumes féminins sont extrêmement simplifiés……


Les hommes se contentent partout d’une mince ceinture, le tatouage leur paraissant un vêtement tout à fait convenable.

Aussi sont-ils tatoués avec un soin et un art infini ; — mais, par une fantaisie bizarre, ces dessins sont localisés sur une seule moitié du corps, droite ou gauche, — tandis que l’autre moitié reste blanche, ou peu s’en faut.

Des bandes d’un bleu sombre qui traversent leur visage, leur donnent un grand air de sauvagerie, en faisant étrangement ressortir le blanc des yeux et l’émail poli des dents.

Dans les îles voisines, rarement en contact avec les Européens, toutes les excentricités des coiffures en plumes sont encore en usage, ainsi que les dents enfilées en longs colliers et les touffes de laine noire attachées aux oreilles.


Taïohaé occupe le centre d’une baie profonde, encaissée dans de hautes et abruptes montagnes aux formes capricieusement tourmentées. — Une épaisse verdure est jetée sur tout ce pays comme un manteau splendide ; c’est dans toute l’île un même fouillis d’arbres, d’essences utiles ou précieuses ; et des milliers de cocotiers, haut perchés sur leurs tiges flexibles, balancent perpétuellement leurs têtes au-dessus de ces forêts.

Les cases peu nombreuses dans la capitale, sont passablement disséminées le long de l’avenue ombragée qui suit les contours de la plage.

Derrière cette route charmante, mais unique, quelques sentiers boisés conduisent à la montagne. L’intérieur de l’île, cependant, est tellement enchevêtré de forêts et de rochers, que rarement on va voir ce qui s’y passe, — et les communications entre les différentes baies se font par mer, dans les embarcations des indigènes.

C’est dans la montagne que sont perchés les vieux cimetières maoris, objet d’effroi pour tous, et résidence des terribles Toupapahous…….


Il y a peu de passants dans la rue de Taïohaé ; les agitations incessantes de notre existence européenne sont tout à fait inconnues à Nuka-Hiva. Les indigènes passent la plus grande partie du jour accroupis devant leurs cases, dans une immobilité de sphinx. Comme les Tahitiens, ils se nourrissent des fruits de leurs forêts, et tout travail leur est inutile… Si, de temps à autre, quelques-uns s’en vont encore pêcher par gourmandise, la plupart préfèrent ne pas se donner cette peine.

La popoï, un de leurs mets raffinés, est un barbare mélange de fruits, de poissons et de crabes fermentés en terre. Le fumet de cet aliment est inqualifiable.

L’anthropophagie, qui règne encore dans une île voisine, Hivaoa (ou la Dominique), est oubliée à Nuka-Hiva depuis plusieurs années. Les efforts des missionnaires ont amené cette heureuse modification des coutumes nationales ; à tout autre point de vue cependant, le christianisme superficiel des indigènes est resté sans action sur leur manière de vivre, et la dissolution de leurs mœurs dépasse toute idée……

On trouve encore entre les mains des indigènes plusieurs images de leur Dieu.

C’est un personnage à figure hideuse, semblable à un jeune embryon humain.

La reine a quatre de ces horreurs, sculptées sur le manche de son éventail.

II

PREMIÈRE LETTRE DE RARAHU À LOTI.

(Apportée aux Marquises par un bâtiment baleinier.)


Apiréi te 10 no mati 1872. Apiré, le 10 mai 1872.
E Loti, tau taio rahi e, Ô Loti, mon grand ami,
E ta u tane iti here rahi, Ô mon petit époux chéri,
ia ora na oe je te salue
ì te Atua mau. par le vrai Dieu.
Tau mafatu merahi peapea Mon cœur est très triste
no te mea ua rave atu oe, de ce que tu es parti au loin,
no te mea aita nau mirimiri faahou ia oe. de ce que je ne te vois plus.
I tui nei ra, Je te prie maintenant,
e tau hoa iti here rahi, ô mon petit ami chéri,

ìa tae mau atu teie nei rata ia oe, quand cette lettre te parviendra,
e papai noa mai oe ia ù, de m’écrire,
ì to oe na mau manao rii, pour me faire connaître tes pensées,
ìa mauruuru noa e a vau. afin que je sois contente.
E riro ra paha Il est arrivé peut-être
ua ruri e to oe na manao, que ta pensée s’est détournée de moi,
te huru iho a rahoi ìa te taata nei, comme il arrive ici aux hommes,
ìa taa e atu i taua ra vahine. quand ils ont laissé leurs femmes.
Aita roa tu e parau rii api Il n’y a rien de neuf
ì Apiré neì, à Apiré pour le moment,
maori ra e o Turiri, si ce n’est pourtant que Turiri,
tau pifare iti here rahi, mon petit chat très aimé,
ua merahi mauiui, est fort malade,
e pohe paha roa ino ia oe e haere mai faahou. et sera peut-être absolument mort quand tu reviendras.
Tirara tau parau iti. J’ai fini mon petit discours.
Ia ora na oe. Je te salue,
Rarahu. Rarahu.

III

LA REINE VAÉKÉHU.

… En suivant vers la gauche la rue de Taïohaé, on arrive, près d’un ruisseau limpide, aux quartiers de la reine. — Un figuier des Banians, développé dans des proportions gigantesques, étend son ombre triste sur la case royale. — Dans les replis de ses racines, contournées comme des reptiles, on trouve des femmes assises, vêtues le plus souvent de tuniques d’une couleur jaune d’or qui donne à leur teint l’aspect du cuivre. Leur figure est d’une dureté farouche ; elles vous regardent venir avec une expression de sauvage ironie.

Tout le jour assises dans un demi-sommeil, elles demeurent immobiles et silencieuses comme des idoles……

C’est la cour de Nuka-Hiva, la reine Vaékéhu et ses suivantes.


Sous cette apparence peu engageante, ces femmes sont douces et hospitalières ; elles sont charmées si un étranger prend place près d’elles, et lui offrent toujours des cocos et des oranges.

Élisabeth et Atéria, deux suivantes qui parlent français, vous adressent alors, de la part de la reine, quelques questions saugrenues au sujet de la dernière guerre d’Allemagne. Elles parlent fort, mais lentement, et accentuent chaque mot d’une manière originale. Les batailles où plus de mille hommes sont engagés excitent leur sourire incrédule ; la grandeur de nos armées dépasse leurs conceptions.

L’entretien pourtant languit bientôt ; quelques phrases échangées leur suffisent, leur curiosité est satisfaite, et la réception terminée ; la cour se momifie de nouveau, et, quoi que vous fassiez pour réveiller l’attention, on ne prend plus garde à vous…


La demeure royale, élevée par les soins du gouvernement français, est située dans un recoin solitaire, entourée de cocotiers et de tamaris.

Mais au bord de la mer, à côté de cette habitation modeste, une autre case, case d’apparat, construite avec tout le luxe indigène, révèle encore l’élégance de cette architecture primitive.

Sur une estrade de larges galets noirs, de lourdes pièces de magnifique bois des îles soutiennent la charpente. La voûte et les murailles de l’édifice sont formées de branches de citronniers choisies entre mille, droites et polies comme des joncs ; tous ces bois sont liés entre eux par des amarrages de cordes de diverses couleurs, disposés de manière à former des dessins réguliers et compliqués.

Là encore, la Cour, la reine et ses fils passent de longues heures d’immobilité et de repos, en regardant sécher leurs filets à l’ardent soleil.

Les pensées qui contractent le visage étrange de la reine restent un mystère pour tous, et le secret de ses éternelles rêveries est impénétrable. Est-ce tristesse ou abrutissement ? Songe-t-elle à quelque chose, ou bien à rien ? Regrette-t-elle son indépendance et la sauvagerie qui s’en va, et son peuple qui dégénère et lui échappe ?…

Atéria, qui est son ombre et son chien, serait en position de le savoir ; peut-être cette inévitable fille nous l’apprendrait-elle, mais tout porte à croire qu’elle l’ignore ; il se peut même qu’elle n’y ait jamais songé……


Vaékéhu consentit avec une bonne grâce parfaite à poser pour plusieurs éditions de son portrait ; jamais modèle plus calme ne se laissa examiner plus à loisir,

Cette reine déchue, avec ses grands cheveux en crinière et son fier silence, conserve encore une certaine grandeur…

IV

VAÉKÉHU À L’AGONIE.

Un soir, au clair de la lune, comme je passais seul dans un sentier boisé qui mène à la montagne, les suivantes m’appelèrent.

Depuis longtemps malade, leur souveraine, disaient-elles, s’en allait mourir.

Elle avait reçu l’extrême-onction de l’évêque missionnaire.

Vaékéhu — étendue à terre — tordait ses bras tatoués avec toutes les marques de la plus vive souffrance ; ses femmes, accroupies autour d’elle, avec leurs grands cheveux ébouriffés, poussaient des gémissements et menaient deuil (suivant l’expression biblique qui exprime parfaitement leur façon particulière de se lamenter).

On voit rarement dans notre monde civilisé des scènes aussi saisissantes ; dans cette case nue, ignorante de tout l’appareil lugubre qui ajoute en Europe aux horreurs de la mort, l’agonie de cette femme révélait une poésie inconnue, pleine d’une amère tristesse…

Le lendemain de grand matin, je quittai Nuka-Hiva pour n’y plus revenir, et sans savoir si la souveraine était allée rejoindre les vieux rois tatoués ses ancêtres.

Vaékéhu est la dernière des reines de Nuka-Hiva ; autrefois païenne et quelque peu cannibale, elle s’était convertie au christianisme, et l’approche de la mort ne lui causait aucune terreur…

V

FUNÈBRE.

Notre absence avait duré juste un mois, le mois de mai 1872.

Il était nuit close, lorsque le Rendeer revint mouiller sur rade de Papeete, le 1er juin, à huit heures du soir.

Quand je mis pied à terre dans l’île délicieuse, une jeune femme qui semblait m’attendre, sous l’ombre noire des bouraos, s’avança et dit :

— « Loti, c’est toi ?… Ne t’inquiète pas de Rarahu ; elle t’attend à Apiré où elle m’a chargée de te ramener près d’elle. Sa mère Huamahine est morte la semaine passée ; son père Tahaapaïru est mort ce matin, et elle est restée auprès de lui avec les autres femmes d’Apiré pour la veillée funèbre.

« Nous t’attendions tous les jours, continua Tiahoui, et nous avions souvent les yeux fixés sur l’horizon de la mer. Ce soir, au coucher du soleil, dès qu’une voile blanche a paru au large, nous avons reconnu le Rendeer ; nous l’avons ensuite vu entrer par la passe de Tanoa, et c’est alors que je suis venue ici pour t’attendre. »


Nous suivîmes la plage pour gagner la campagne. Nous marchions vite, par des chemins détrempés ; il était tombé tout le jour une des dernières grandes pluies de l’hivernage, et le vent chassait encore d’épais nuages noirs.

Tiahoui m’apprit en route qu’elle s’était mariée depuis quinze jours avec un jeune Tahitien nommé Téharo ; elle avait quitté le district d’Apiré pour habiter avec son mari celui de Papéuriri, situé à deux jours de marche dans le sud-ouest. Tiahoui n’était plus la petite fille rieuse et légère que j’avais connue. Elle causait gravement, on la sentait plus femme et plus posée.


Nous fûmes bientôt dans les bois. Le ruisseau de Fataoua, grossi comme un torrent, grondait sur les pierres ; le vent secouait les branches mouillées sur nos têtes, et nous couvrait de larges gouttes d’eau.

Une lumière apparut de loin, brillant sous bois, dans la case qui renfermait le cadavre de Tahaapaïru.

Cette case qui avait abrité l’enfance de ma petite amie, était ovale, basse comme toutes les cases tahitiennes, et bâtie sur une estrade de gros galets noirs. Les murailles en étaient faites de branches minces de bourao, placées verticalement et laissant des vides entre elles, comme les barreaux d’une cage. À travers, on distinguait des formes humaines immobiles, dont la lampe agitée par le vent déplaçait les ombres fantastiques,

Au moment où je franchissais le seuil funèbre, Tiahoui me repoussa brusquement à droite ; — je n’avais pas vu les deux grands pieds du mort qui débordaient à gauche sur la porte ; — j’avais failli les heurter, — un frisson me parcourut le corps, et je détournai la tête pour ne les point voir.

Cinq ou six femmes étaient là, assises en rang le long du mur — et, au milieu d’elles, Rarahu fixant sur la porte un regard anxieux et sombre…

Rarahu m’avait reconnu au seul bruit de mon pas ; elle courut à moi et m’entraîna dehors…

VI

Nous nous étions embrassés longuement, en nous serrant dans nos bras enlacés, et puis nous nous étions assis tous deux sur la mousse humide, près de la case où dormait ce cadavre. Elle ne songeait plus à avoir peur, et nous causions tout bas, comme dans le voisinage des morts.

Rarahu était seule au monde, bien seule. Elle avait décidé de quitter le lendemain le toit de pandanus où ses vieux parents venaient de mourir…

— « Loti, disait-elle, si bas que sa petite voix douce était comme un souffle à mon oreille, Loti, veux-tu que nous habitions ensemble une case dans Papeete ? Nous vivrons comme vivaient ton frère Rouéri et Taïmaha, comme vivent plusieurs autres qui se trouvent très heureux, et auxquels la reine ni le gouverneur ne trouvent rien à redire. Je n’ai plus que toi au monde et tu ne peux pas m’abandonner… »

— « Tu sais même qu’il y a des hommes de ton pays qui se sont trouvés si bien de cette existence, qu’ils se sont faits tahitiens pour ne plus partir… »


Je savais cela fort bien ; j’avais parfaitement conscience de ce charme tout-puissant de volupté et de nonchalance ; et c’est pour cela que je le redoutais un peu…

Cependant, une à une, les femmes de la veillée funèbre étaient sorties sans bruit et s’en étaient allées par le sentier d’Apiré. Il se faisait fort tard…

— « Maintenant, rentrons, dit-elle… »


Les longs pieds nus se voyaient du dehors ; nous passâmes devant, tous deux, avec un même frisson de frayeur. Il n’y avait plus auprès du mort qu’une vieille femme accroupie, une parente, qui causait à demi-voix avec elle-même. Elle me souhaita le bonsoir à voix basse, et me dit : « A parahi oé !… » (Assieds-toi !)

Alors je regardai ce vieillard, sur lequel tremblait la lueur indécise d’une lampe indigène. — Ses yeux et sa bouche étaient à demi ouverts ; sa barbe blanche avait dû pousser depuis la mort, on eût dit un lichen sur de la pierre brune, ses longs bras tatoués de bleu, qui avaient depuis longtemps la rigidité de la momie, étaient tendus droits de chaque côté de son corps, — ce qui surtout était saillant dans cette tête morte, c’étaient les traits caractéristiques de la race polynésienne, l’étrangeté maorie. — Tout le personnage était le type idéal du Toupapahou……

Rarahu ayant suivi mon regard, ses yeux tombèrent sur le mort ; — elle frissonna et détourna la tête. — La pauvre petite se roidissait contre la terreur ; elle voulait rester quand même auprès de celui qui avait entouré de quelques soins son enfance. — Elle avait sincèrement pleuré la vieille Huamahine, mais ce vieillard glacé n’avait guère fait pour elle que la laisser croître ; elle ne lui était attachée que par un sentiment de respect et de devoir ; son corps effrayant qui était là ne lui inspirait plus qu’une immense horreur……

… La vieille parente de Tahaapaïru s’était endormie, — La pluie tombait, torrentielle, sur les arbres, sur le chaume du toit, avec des bruits singuliers, des fracas de branches, des craquements lugubres. — Les Toupapahous étaient là dans le bois, se pressant autour de nous, pour regarder par toutes les fentes de la muraille ce nouveau personnage, qui depuis le matin était des leurs. On s’attendait à toute minute à voir entre les barreaux passer leurs mains blêmes……

— « Reste, ô mon Loti, disait Rarahu.. Si tu partais, demain je serais morte de frayeur…… »

… Et je restai toute la nuit auprès d’elle, tenant sa main dans les miennes ; je restai auprès d’elle jusqu’au moment où les premières lueurs du jour se mirent à filtrer à travers les barreaux de sa demeure. — Elle avait fini par s’endormir, sa petite tête délicieuse, amaigrie et triste, appuyée sur mon épaule. — Je l’étendis tout doucement sur des nattes, et m’en allai sans bruit……

Je savais que le matin les Toupapahous s’évanouissent, et qu’à cette heure je pouvais sans danger la quitter……

VII

INSTALLATION.

…… Non loin du palais, derrière les jardins de la reine, dans une des avenues les plus vertes et les plus paisibles de Papeete, était une petite case fraîche et isolée. — Elle était bâtie au pied d’une bouillée de cocotiers si hauts, qu’on eût dit là-dessous une habitation microscopique de lilliputiens. — Elle avait sur la rue une vérandah que garnissaient des guirlandes de vanille. — Derrière était un enclos, fouillis de mimosas, de lauriers-roses et d’hibiscus. — Des pervenches roses croissaient par touffes tout alentour, fleurissaient sur les fenêtres et jusque dans les appartements. — Tout le jour on était à l’ombre dans ce recoin, et le calme n’y était jamais troublé.

Là, huit jours après la mort de son père adoptif, Rarahu vint s’établir avec moi.

C’était son rêve accompli.

VIII

MUO FARÉ.

Un beau soir de l’hiver austral, — le 12 juin 1872, — il y eut grande réception chez nous : c’était le muo-faré, — la consécration du logis. — Nous donnions un grand amurama, un souper et un thé. — Les convives étaient nombreux, et deux Chinois avaient été enrôlés pour la circonstance, gens habiles à composer des pâtisseries fines, au gingembre, — et à construire des pièces montées d’un aspect fantastique.

Au nombre des invités était d’abord John, mon frère John, qui passait au milieu des fêtes de là-bas, comme une belle figure mystique, inexplicable pour les Tahitiennes qui jamais ne trouvaient le chemin de son cœur, ni le côté vulnérable de sa pureté de néophyte.

Il y avait encore Plumkett, dit Remuna, — le prince Touinvira, le plus jeune fils de Pomaré, — et deux autres initiés du Rendeer. — Et puis toute la bande voluptueuse des suivantes de la cour, Faimana, Téria, Maramo, Raouréa, Tarahu, Eréré, Taouna, jusqu’à la noire Tétouara.

Rarahu avait oublié sa rancune de petite fille contre toutes ces femmes, maintenant qu’elle allait en maîtresse leur faire les honneurs du logis ; — absolument comme Louis XII, roi de France, oublia les injures du duc d’Orléans.

Aucun des invités ne manqua au rendez-vous, et le soir, à onze heures, la case fut remplie de jeunes femmes en tunique de mousseline, couronnées de fleurs, buvant gaiement du thé, des sirops, de la bière, croquant du sucre et des gâteaux, et chantant des himéné.

Dans le courant de la soirée, il se produisit un incident bien regrettable, au point de vue du décorum anglais. Le grand chat de Rarahu, apporté le matin même d’Apiré et qu’on avait par prudence enfermé dans une armoire, fit une brusque apparition sur la table, — effaré, poussant des cris de désespoir, chavirant les tasses et sautant aux vitres.

Sa petite maîtresse l’embrassa tendrement et le réintégra dans son armoire. — L’incident fut clos de cette manière et, quelques jours plus tard, ce même Turiri, complètement apprivoisé, devint un chat citadin, des mieux éduqués et des plus sociables.


À ce souper sardanapalesque, Rarahu était déjà méconnaissable ; elle portait une toilette nouvelle, une belle tapa de mousseline blanche à traîne qui lui donnait fort grand air ; elle faisait les honneurs de chez elle avec aisance et grâce, — s’embrouillant un peu par instants, et rougissant après, mais toujours charmante. — On me complimentait sur ma maîtresse ; les femmes elles-mêmes, Faïmana la première, disaient : « Merahi menehenehé ! » (Qu’elle est jolie !). — John était un peu sérieux, et lui souriait tout de même avec bienveillance. — Elle rayonnait de bonheur ; c’était son entrée dans le monde des jeunes femmes de Papeete, entrée brillante qui dépassait tout ce que son imagination d’enfant avait pu concevoir et désirer.


C’est ainsi que joyeusement elle franchit le pas fatal. Pauvre petite plante sauvage, poussée dans les bois, elle venait de tomber comme bien d’autres dans l’atmosphère malsaine et factice où elle allait languir et se faner.

IX

JOURS ENCORE PAISIBLES.

Nos jours s’écoulaient très doucement, au pied des énormes cocotiers qui ombrageaient notre demeure.

Se lever chaque matin, un peu après le soleil ; franchir la barrière du jardin de la reine ; et là, dans le ruisseau du palais, sous les mimosas, prendre un bain fort long, — qui avait un charme particulier, dans la fraîcheur de ces matinées si pures de Tahiti.

Ce bain se prolongeait d’ordinaire en causeries nonchalantes avec les filles de la cour, et nous menait jusqu’à l’heure du repas de midi. — Le dîner de Rarahu était toujours très frugal ; comme autrefois à Apiré, elle se contentait des fruits cuits de l’arbre à pain, et de quelques gâteaux sucrés que les Chinois venaient chaque matin nous vendre.

Le sommeil occupait ensuite la plus grande partie de nos journées. — Ceux-là qui ont habité sous les tropiques connaissent ce bien-être énervant du sommeil de midi. — Sous la vérandah de notre demeure, nous tendions des hamacs d’aloës, et là nous passions de longues heures à rêver ou à dormir, au bruit assoupissant des cigales.

Dans l’après-midi, c’était généralement l’amie Téourahi que l’on voyait arriver, pour jouer aux cartes avec Rarahu. — Rarahu, qui s’était fait initier aux mystères de l’écarté, aimait passionnément, comme toutes les Tahitiennes, ce jeu importé d’Europe ; et les deux jeunes femmes, assises l’une devant l’autre sur une natte, passaient des heures, attentives et sérieuses, absolument captivées par les trente-deux petites figures peintes qui glissaient entre leurs doigts.

Nous avions aussi la pêche au corail sur le récif. — Rarahu m’accompagnait souvent en pirogue dans ces excursions, où nous fouillions l’eau tiède et bleue, à la recherche de madrépores rares ou de porcelaines. — Il y avait toujours dans notre Jardin inculte, sous les broussailles d’orangers et de gardénias, des coquilles qui séchaient, des coraux qui blanchissaient au soleil, mêlant leur ramure compliquée aux herbes et aux pervenches roses……

C’était là cette vie exotique, tranquille et ensoleillée, cette vie tahitienne telle que jadis l’avait menée mon frère Rouéri, telle que je l’avais entrevue et désirée, dans ces étranges rêves de mon enfance qui me ramenaient sans cesse vers ces lointains pays du soleil. — Le temps s’écoulait, et tout doucement se tissaient autour de moi ces mille petits fils inextricables, faits de tous les charmes de l’Océanie, qui forment à la longue des réseaux dangereux, des voiles sur le passé, la patrie et la famille, — et finissent par si bien vous envelopper qu’on ne s’échappe plus……


… Rarahu chantait beaucoup toujours. Elle se faisait différentes petites voix d’oiseau, tantôt stridentes, tantôt douces comme des voix de fauvettes, et qui montaient jusqu’aux plus extrêmes notes de la gamme. — Elle était restée un des premiers sujets du chœur d’himéné d’Apiré…

De son enfance passée dans les bois, elle avait conservé le sentiment d’une poésie contemplative et rêveuse ; elle traduisait ses conceptions originales par des chants ; elle composait des himéné dont le sens vague et sauvage resterait inintelligible pour des Européens auxquels on chercherait à les traduire. — Mais je trouvais à ces chants bizarres un singulier charme de tristesse, — surtout quand ils s’élevaient doucement dans le grand silence des midis d’Océanie……

Quand venait le soir, Rarahu s’occupait généralement de préparer ses couronnes de fleurs pour la nuit. — Mais rarement elle les composait elle-même ; il y avait certains Chinois en renom qui savaient en fabriquer de très extraordinaires ; avec des corolles et des feuilles de vraies fleurs combinées ensemble, ils arrivaient à produire des fleurs nouvelles et fantastiques, — vraies fleurs de potiches, empreintes d’une grâce artificielle et chinoise……

Les fleurs de gardenia blanc, à l’odeur ambrée, étaient toujours employées à profusion dans ces grandes Couronnes singulières, qui étaient le principal luxe de Rarahu.

Un autre objet de parure, plus habillé que la simple couronne de fleurs, était la couronne de piia, faite d’une paille fine et blanche comme la paille de riz, et tressée par les mains des Tahitiennes avec une délicatesse et un art infinis. Sur la couronne de piia, se posait le reva-reva (de reva-reva, flotter) qui complétait cette coiffure des fêtes, et s’épivardait comme un nuage, au moindre souffle du vent……

Les reva-reva sont de grosses touffes de rubans transparents et impalpables, d’une nuance d’or-vert, que les Tahitiennes retirent du cœur des cocotiers.


La nuit venue, quand Rarahu était parée, et que ses grands cheveux étaient dénoués, nous partions ensemble pour la promenade. Nous allions circuler avec la foule devant les échoppes illuminées des marchands chinois, dans la grande rue de Papeete, ou bien faire cercle au clair de lune, autour des danseuses de Upa-Upa.

De bonne heure nous rentrions au logis, et Rarahu, qui se mêlait rarement aux plaisirs des autres jeunes femmes, était réputée partout pour une petite fille très sage……

C’était encore pour nous deux une époque de tranquille bonheur, et cependant ce n’étaient plus nos jours de paix profonde, d’insouciante gaieté des bois de Fataoua……

C’était déjà quelque chose de plus troublé et de plus triste. — Je l’aimais davantage, parce qu’elle était seule au monde, parce que pour le peuple de Papeete elle était ma femme. — Les habitudes douces de la vie à deux nous unissaient plus étroitement chaque jour ; et cependant cette vie qui nous charmait n’avait point de lendemain possible, elle allait se dénouer bientôt par le départ et la séparation……


… Séparation des séparations, qui mettrait entre nous les continents et les mers, et l’épaisseur effroyable du monde……

X

… Il avait été décidé que nous irions ensemble rendre une visite à Tiahoui, dans son district lointain, et Rarahu depuis longtemps s’était promis une grande joie de ce voyage.

Un beau matin, par la route de Faaa, nous partîmes à pied tous deux, emportant sur l’épaule notre léger bagage de Tahitiens : une chemise blanche pour moi, deux pareos, et une tapa de mousseline rose pour Rarahu……

On voyage dans cet heureux pays comme on eût voyagé aux temps mystérieux de l’âge d’or, si les voyages eussent été inventés à cette époque reculée……

Il n’est besoin d’emporter avec soi ni armes ; ni provisions, ni argent ; l’hospitalité vous est offerte partout, cordiale et gratuite, et dans toute l’île il n’existe d’autres animaux dangereux que quelques colons européens ; encore sont-ils fort rares, et à peu près localisés dans la ville de Papeete……


Notre première étape fut à Papara, où nous arrivâmes au coucher du soleil, après une journée de marche ; c’était l’heure où les pêcheurs indigènes revenaient du large dans leurs minces pirogues à balancier ; les femmes du district les attendaient groupées sur la plage, et nous n’eûmes que l’embarras de choisir pour accepter un gite. L’une après l’autre, les pirogues effilées abordaient sous les cocotiers ; les rameurs nus battaient l’eau tranquille à grands coups de pagayes, et sonnaient bruyamment de leurs trompes de coquillage, comme des tritons antiques ; cela était vivant et original, simple et primitif comme une scène des premiers âges du monde……


Dès l’aube, le lendemain, nous nous remîmes en route……

Le pays autour de nous devenait plus grandiose et plus sauvage. — Nous suivions sur le flanc de la montagne un sentier unique, d’où la vue dominait toute l’immensité de la mer, — çà et là des îlots bas, couverts d’une végétation invraisemblable : des pandanus à la physionomie antédiluvienne, des bois qu’on eût dit échappés de la période éteinte du lias. — Un ciel lourd et plombé comme celui des âges détruits ; un soleil à demi voilé, promenant sur le Grand-Océan morne de pâles traînées d’argent……

De loin en loin nous rencontrions les villages cachés sous les palmiers, les huttes ovales aux toits de chaume, et les graves Tahitiens, accroupis, occupés à suivre dans un demi-sommeil leurs rêveries éternelles ; des vieillards tatoués, au regard de sphinx, à l’immobilité de statue ; je ne sais quoi d’étrange et de sauvage qui jetait l’imagination dans des régions inconnues……

Destinée mystérieuse que celle de ces peuplades polynésiennes, qui semblent les restes oubliés des races primitives ; qui vivent là-bas d’immobilité et de contemplation, qui s’éteignent tout doucement au contact des races civilisées, et qu’un siècle prochain trouvera probablement disparues……

XI

À mi-chemin de Papéuriri, dans le district de Maraa, Rarahu eut un moment de surprise et d’admiration……

Nous avions rencontré une grande grotte qui s’ouvrait sur le flanc de la montagne comme une porte d’église, et qui était toute pleine de petits oiseaux. — Une colonie de petites hirondelles grises avaient, à l’intérieur, tapissé de leurs nids les parois du rocher ; elles voltigeaient par centaines un peu surprises de notre visite, et s’excitant les unes les autres à crier et à chanter.

Pour les Tahitiens d’autrefois ces petites créatures étaient des « varué », des esprits, des âmes de trépassés ; pour Rarahu ce n’étaient plus qu’une famille nombreuse d’oiseaux ; pour elle qui n’en avait jamais tant vu, c’était encore quelque chose de nouveau et de charmant, et volontiers elle fût restée là, en extase, à les entendre, à les imiter.

Un pays idéal à son avis eût été un pays rempli d’oiseaux, où tout le jour, dans les branches, on les eût entendus chanter.

XII

Un peu avant d’arriver sur les terres du district de Papéuriri, nous trouvâmes sur le chemin Téharo et Tiahoui qui venaient au-devant de nous. Leur joie de nous rencontrer fut extrême et bruyante ; les grandes manifestations entre amis qui se retrouvent sont tout à fait dans le caractère tahitien.

Ces deux braves petits sauvages étaient encore dans le premier quartier de leur lune de miel, chose fort douce en Océanie comme ailleurs ; — bien gentils tous deux, — et hospitaliers dans la plus cordiale acception du terme.

Leur case était propre et soignée, classique d’ailleurs, dans ses moindres détails. — Nous y trouvâmes un grand lit qui nous était préparé, recouvert de nattes blanches, et entouré de rideaux indigènes faits de l’écorce distendue et assouplie du mûrier à papier.

On nous fit grande fête à Papéuriri, et nous y passâmes quelques journées délicieuses. — Le soir par exemple c’était triste, et dans l’obscurité je sentais, quoi qu’on fît pour nous égayer, la solitude et la sauvagerie de ce recoin de la terre. La nuit, quand on entendait au loin le son plaintif des flûtes de roseau, ou le bruit lugubre des trompes de coquillage, j’avais conscience de l’effroyable distance de la patrie, et un sentiment inconnu me serrait le cœur.


Il y eut chez Tiahoui des repas magnifiques en notre honneur, — auxquels tout le village était convié : des menus très particuliers, des petits cochons rôtis tout entiers sous l’herbe, — des fruits exquis au dessert, — et puis des danses, et de charmants chœurs d’himéné.

J’avais fait le voyage en costume tahitien, pieds et jambes nus, vêtu simplement de la chemise blanche et du pareo national. Rien n’empêchait qu’à certains moments je ne me prisse pour un indigène, et je me surprenais à souhaiter parfois en être réellement un ; j’enviais le tranquille bonheur de nos amis, Tiahoui et Téharo ; dans ce milieu qui était le sien, Rarahu se retrouvait plus elle-même, plus naturelle et plus charmante ; — la petite fille gaie et rieuse du ruisseau d’Apiré reparaissait avec toute sa naïveté délicieuse. — Et pour la première fois je songeais qu’il pourrait y avoir un charme étrange à aller vivre avec elle comme avec une petite épouse, dans quelque district bien perdu, dans quelqu’une des îles les plus lointaines et les plus ignorées des domaines de Pomaré ; — à être oublié de tous et mort pour le monde ; — à la conserver là telle que je l’aimais, singulière et sauvage, avec tout ce qu’il y avait en elle de fraîcheur et d’ignorance.

XIII

Ce fut une des belles époques de Papeete que l’année 1872. — Jamais on n’y vit tant de fêtes, de danses et d’amuramas.

Chaque soir, c’était comme un vertige. — Quand la nuit tombait les Tahitiennes se paraient de fleurs éclatantes ; les coups précipités du tamtam les appelaient à la upa-upa, — toutes accouraient, les cheveux dénoués, le torse à peine couvert d’une tunique de mousseline, — et les danses, affolées et lascives, duraient souvent jusqu’au matin.

Pomaré se prêtait à ces saturnales du passé, que certain gouverneur essaya inutilement d’interdire : elles amusaient la petite princesse qui s’en allait de jour en jour, quoi qu’on fît pour enrayer son mal, et tous les expédients étaient bons pour la distraire.

C’était le plus souvent devant la terrasse du palais qu’avaient lieu ces fêtes, auxquelles se pressaient toutes les femmes de Papeete. — La reine et les princesses sortaient de leur demeure, et venaient au clair de lune, en spectatrices nonchalantes, s’étendre sur des nattes.

Les Tahitiennes battaient des mains, et accompagnaient le tamtam d’un chant en chœur, rapide et frénétique ; — chacune d’elles à son tour exécutait une figure ; le pas et la musique, lents au début, s’accéléraient bientôt jusqu’au délire ; et quand la danseuse épuisée s’arrêtait brusquement sur un grand coup de tambour, une autre s’élançait à sa place, et qui la surpassait en impudeur et en frénésie.

Les filles des Pomotous formaient d’autres groupes plus sauvages, et rivalisaient avec celles de Tahiti. Coiffées d’extravagantes couronnes de datura, ébouriffées comme des folles, elles dansaient sur un rythme plus saccadé et plus bizarre, — mais d’une manière si charmante aussi, qu’entre les deux on ne savait ce que l’on préférait.


Rarahu aimait passionnément ces spectacles qui lui brûlaient le sang, — mais elle ne dansait jamais. Elle se parait comme les autres jeunes femmes, laissait tomber sur ses épaules les masses lourdes de ses cheveux, et se couronnait de fleurs rares ; — et puis, pendant des heures, elle restait assise auprès de moi sur les marches du palais, captivée et silencieuse.

Nous partions la tête en feu ; nous rentrions dans notre case, comme grisés de ce mouvement et de ce bruit, et accessibles à toutes sortes de sensations étranges.

Ces soirs-là, il semblait que Rarahu fût une autre créature. La upa-upa réveillait au fond de son âme inculte la volupté fiévreuse et la sauvagerie.

XIV

Rarahu portait le costume de son pays, les tuniques libres et sans taille appelées « tapa ». — Les siennes, qui étaient longues et traînantes, avaient une élégance presque européenne.

Elle savait déjà distinguer certaines coupes nouvelles de manches ou de corsage, certaines façons laides ou gracieuses. Elle était déjà une petite personne civilisée et coquette.

Dans le jour, elle se coiffait d’un large chapeau en paille blanche et fine de Tahiti, qu’elle mettait tout en avant sur ses yeux ; sur le fond, plat comme le fond d’un chapeau de marin, elle posait une couronne de feuilles naturelles ou de fleurs.

Elle était devenue plus blanche, à l’ombre, en vivant de la vie citadine, et mainte « Andalouse au sein bruni » eût semblé plus basanée que ma petite épouse. Sans le léger tatouage de son front, sur lequel les autres la raillaient et que moi j’aimais, on eût dit une jeune fille blanche. — Et cependant, sous certains jours, il y avait sur sa peau des reflets fauves, des teintes exotiques de cuivre rose, — qui rappelaient encore la race maorie, sœur des races peau rouge de l’Amérique.

Dans le monde de Papeete, elle se posait et s’affirmait de plus en plus comme la sage et indiscutable petite femme de Loti ; — et aux soirées du gouvernement la reine me disait en me tendant la main : « Loti, comment va Rarahu ? »

Dans la rue, on la remarquait quand elle passait ; les nouveaux venus de la colonie s’informaient de son nom ; à première vue même, on était captivé par ce regard si expressif, par ce fin profil et ces admirables cheveux.

Elle était plus femme aussi, sa taille parfaite était plus formée et plus arrondie. — Mais ses yeux se cernaient par instants d’un cercle bleuâtre, et une toute petite toux sèche, comme celle des enfants de la reine, soulevait de temps en temps sa poitrine.

Au moral, une grande et rapide transformation s’accomplissait en elle, et j’avais peine à suivre l’évolution de son intelligence. — Elle était assez civilisée déjà pour aimer que je l’appelasse « petite sauvage », — pour comprendre que cela me charmait, et qu’elle ne gagnerait rien à copier la manière des femmes blanches.

Elle lisait beaucoup dans sa bible, et les promesses radieuses de l’Évangile lui causaient des extases ; elle avait des heures de foi ardente et mystique, son cœur était rempli de contradictions ; on y trouvait les sentiments les plus opposés, confondus et pêle-mêle ; elle n’était jamais deux jours de suite la même créature.

Elle avait quinze ans à peine ; ses notions sur toutes choses étaient fausses et enfantines ; son extrême jeunesse donnait un grand charme à toute cette incohérence de ses idées et de ses conceptions.

Dieu sait que, dans les limites de ma faible foi, je la dirigeais avec amour vers tout ce qui me semblait bon et honnête. Dieu sait que jamais un mot ni un doute de ma part ne venait ébranler sa confiance naïve dans l’éternité et la rédemption, et bien qu’elle ne fût que ma maîtresse, je la traitais un peu comme si elle eût été ma femme.

Mon frère John passait une partie de ses journées auprès de nous ; quelques amis européens, du Rendeer ou du personnel colonial français, nous visitaient souvent aussi, dans notre case paisible : on se trouvait bien chez nous… La plupart d’entre eux n’entendaient pas le tahitien ; mais la petite voix douce et le frais sourire de Rarahu charmaient ceux qui ne savaient pas comprendre son langage ; tous l’aimaient et la distinguaient comme une personnalité à part, ayant droit aux mêmes égards qu’une femme blanche........

XV

Depuis longtemps je pouvais couramment parler le « tahitien de la plage » qui est au tahitien pur ce que le petit-nègre est au français ; — mais je commençais aussi à m’exprimer sans embarras au moyen des mots corrects et des tournures bizarres d’autrefois, et Pomaré consentait à tenir de longues conversations avec moi. J’avais deux personnes qui pouvaient me comprendre et m’aider dans l’étude de cette langue qui bientôt ne se parlera plus : Rarahu et la reine.

La reine, pendant nos longues parties d’écarté, me reprenait avec intérêt, charmée de me voir apprendre et aimer cette langue destinée à disparaître.

Je trouvais plaisir à l’interroger sur les légendes, les coutumes et les traditions du passé… Elle parlait lentement, d’une voix basse et rauque ; je recueillais de sa bouche d’étranges récits sur les temps anciens, sur ces temps mystérieux et oubliés que les maoris appellent : « la nuit. »

Le mot « po », en tahitien, désigne en même temps la nuit, l’obscurité et les époques légendaires dont les vieillards ne se souviennent plus.

XVI

LA LÉGENDE DES POMOTOUS (racontée par la reine Pomaré).

« Les îles Pomotous (îles de la nuit ou îles soumises), nom que nous avons changé aujourd’hui sur la demande de leurs chefs en celui de Tuamotous (îles éloignées), renferment encore aujourd’hui, tu le sais, de pauvres cannibales.

« Elles furent peuplées les dernières de toutes les îles de nos archipels. Des génies de l’eau les gardaient jadis, et battaient si fort la mer de leurs grandes ailes d’albatros que personne n’en pouvait approcher. À une époque fort reculée, ils furent battus et détruits par le Dieu Taaroa.

» C’est depuis leur défaite que les premiers maoris ont pu venir habiter les Pomotous. »

XVII

LÉGENDE DES LUNES.

« La légende océanienne rapporte que jadis cinq lunes étaient au ciel, au-dessus du Grand Océan. Elles avaient des visages humains, plus accusés que la lune actuelle, et jetaient des maléfices sur les premiers hommes qui habitaient Tahiti ; ceux qui levaient la tête pour les fixer étaient pris de folies étranges. — Le grand dieu Taaroa se mit à les conjurer. Alors elles s’agitèrent ; — on les entendit chanter ensemble dans l’immensité, avec de grandes voix lointaines et terribles ; elles chantaient des chants magiques en s’éloignant de la terre. Mais, sous la puissance de Taaroa, elles commencèrent à trembler, furent prises de vertige, et tombèrent avec un bruit de tonnerre sur l’océan qui s’ouvrait en bouillonnant pour les recevoir.

» Ces cinq lunes en tombant formèrent les îles de Bora-Bora, Emeo, Huahine, Raïatéa et Toubouai-Manou. »

XVIII

Le prince Tamatoa était assis près de moi sous la vérandah du palais. C’était un peu avant les scènes atroces qui le firent enfermer de nouveau dans la prison de Taravao. Il tenait sur ses genoux sa pâle petite fille, Pomaré V, qu’il caressait doucement dans ses larges mains terribles. Et la vieille reine les considérait tous deux, avec une expression de tendresse infinie, et d’inexprimable tristesse.

La petite princesse était fort triste aussi ; elle tenait à la main un oiseau mort, et contemplait une cage vide avec des yeux pleins de larmes.

C’était un oiseau chanteur, bête peu connue à Tahiti, rareté qu’on lui avait apportée d’Amérique, et dont la possession lui avait causé une joie très grande.

« Loti, dit-elle, l’amiral à cheveux blancs nous a prévenus que ton navire irait bientôt à la terre de Californie (i te fenua California). Quand tu reviendras de là-bas, je veux que tu m’apportes une très grande quantité d’oiseaux, une cage entièrement pleine ; et je les ferai s’envoler dans les bois de Fataoua afin qu’il y ait, quand je serai grande, dans notre pays comme dans les autres, des oiseaux qui chantent. » .......

XIX

Dans l’île de Tahiti, la vie est localisée au bord de la mer ; les villages sont tous disséminés le long des plages, et le centre est désert.

Les zones intérieures sont inhabitées et couvertes de forêts profondes. Ce sont des régions sauvages, coupées par des remparts d’inaccessibles montagnes et où règne un éternel silence. Dans les vallées étrangement encaissées du centre, la nature est sombre et imposante ; de grands mornes surplombent les forêts, et des pics aigus se dressent dans l’air ; on est là comme au pied de cathédrales fantastiques, dont les flèches accrochent les nuages au passage ; tous les petits nuages errants que le vent alisé promène sur la grande mer sont arrêtés au vol ; ils viennent s’amonceler contre les parois de basalte, pour redescendre en rosée, ou retomber en ruisseaux et en cascades. Les pluies, les brumes épaisses et tièdes entretiennent dans les gorges une verdure d’une inaltérable fraîcheur, des mousses inconnues et d’étonnantes fougères.


En sens inverse des cascades du bois de Boulogne et de Hyde-Park, la cascade de Fataoua tombe là-bas, en-dessous du vieux monde, troublant de son grand bruit monotone cette nature si profondément calme et silencieuse.

À environ mille mètres plus haut que la case abandonnée de Huamahine et de Tahaapaïru, en remontant le cours du ruisseau, dans les bois et les rochers, on arrive à cette cascade célèbre en Océanie, que Tiahoui et Rarahu m’avaient autrefois souvent fait visiter.


Nous n’y étions pas revenus depuis notre installation à Papeete, et nous y fîmes, en septembre, une excursion qui marqua dans nos souvenirs.

En passant, Rarahu voulut revoir d’abord la case de ses vieux parents morts ; elle entra en me tenant par la main sous le chaume déjà effondré de son ancienne demeure et regarda en silence les objets familiers que le temps et les hommes avaient encore laissés à leur place. Rien n’avait été dérangé, dans cette case ouverte, depuis le jour où était parti le corps de Tahaapaïru. Les coffres de bois étaient encore là, avec les banquettes grossières, les nattes et la lampe indigène pendue au mur ; Rarahu n’avait emporté avec elle que la grosse bible des deux vieillards.

Nous continuâmes notre route, nous enfonçant dans la vallée par des sentiers touffus et ombreux, vrais sentiers de forêt vierge encaissés dans les rochers.

Au bout d’une heure de marche, nous entendîmes près de nous le bruit sourd et puissant de la chute. Nous arrivions au fond de la gorge obscure où le ruisseau de Fataoua, comme une grande gerbe argentée, se précipite de trois cents mètres de haut dans le vide.

Au fond de ce gouffre, c’était un vrai enchantement :

Des végétations extravagantes s’enchevêtraient à l’ombre, ruisselantes, trempées par un déluge perpétuel ; le long des parois verticales et noires, s’accrochaient des lianes, des fougères arborescentes, des mousses et des capillaires exquises. L’eau de la cascade, émiettée, pulvérisée par sa chute, arrivait en pluie torrentielle, en masse échevelée et furieuse.

Elle se réunissait ensuite en bouillonnant dans des bassins de roc vif, creusés et polis par la main patiente des siècles ; et puis se reformait en ruisseau, et continuait son chemin sous la verdure.

Une fine poussière d’eau était répandue comme un voile sur toute cette nature ; tout en haut apparaissait le ciel, comme entrevu du fond d’un puits, et la tête des grands mornes à moitié perdus dans des nuages sombres.

Ce qui frappait surtout Rarahu, c’était cette agitation éternelle, au milieu de cette solitude tranquille : un grand bruit, et rien de vivant ; — rien que la matière inerte suivant depuis des âges incalculables l’impulsion donnée au commencement du monde.


Nous prîmes à gauche par des sentiers de chèvre qui montaient en serpentant sur la montagne.

Nous marchions sous une épaisse voûte de feuillage ; des arbres séculaires dressaient autour de nous leurs troncs humides, verdâtres, polis comme d’énormes piliers de marbre. — Les lianes s’enroulaient partout, et les fougères arborescentes étendaient leurs larges parasols, découpés comme de fines dentelles. En montant encore, nous trouvâmes des buissons de rosiers, des fouillis de rosiers en fleurs. — Les roses du Bengale de toutes les nuances s’épanouissaient là haut avec une singulière profusion, et à terre dans la mousse, c’étaient des tapis odorants de petites fraises des bois — on eût dit des jardins enchantés.

Rarahu n’était jamais allée si loin ; elle éprouvait une terreur vague en s’enfonçant dans ces bois. Les paresseuses Tahitiennes ne s’aventurent guère dans l’intérieur de leur île, qui leur est aussi inconnu que les contrées les plus lointaines ; c’est à peine si les hommes visitent quelquefois ces solitudes, pour y cueillir des bananes sauvages, ou y couper des bois précieux.

C’était si beau cependant qu’elle était ravie. — Elle s’était fait une couronne de roses, et déchirait gaiement sa robe à toutes les branches du chemin.

Ce qui nous charmait le plus tout le long de notre route, c’étaient ces fougères toujours, qui étalaient leurs immenses feuilles avec un luxe de découpure et une fraîcheur de nuances incomparables.

— Et nous continuâmes tout le jour à monter, vers des régions solitaires que ne traversait plus aucun sentier humain ; devant nous s’ouvraient de temps à autre des vallées profondes, des déchirures noires et tourmentées ; l’air devenait de plus en plus vif, et nous rencontrions de gros nuages, aux contours nets et accusés, qui semblaient dormir appuyés contre les mornes, les uns au-dessus de nos têtes, les autres sous nos pieds.

XX

Le soir nous étions presque arrivés à la zone centrale de l’île tahitienne, — au-dessous de nous se dessinaient dans la transparence de l’air tous les effondrements volcaniques, tous les reliefs des montagnes, — de formidables arêtes de basalte partaient du cratère central, et s’en allaient en rayonnant mourir sur les plages. — Autour de tout cela, l’immense océan bleu ; l’horizon monté si haut, que par une commune illusion d’optique, toute cette masse d’eau produisait à nos yeux un étrange effet concave. La ligne des mers passait au-dessus des plus hauts sommets ; l’Oroena, le géant des montagnes tahitiennes, la dominait seul de sa majestueuse tête sombre. — Tout autour de l’île, une ceinture blanche et vaporeuse se dessinait sur la nappe bleue du Pacifique : l’anneau des récifs, la ligne des éternels brisants de corail.

Tout au loin apparaissaient l’îlot de Toubouaimanou et l’île de Moorea ; sur leurs pics bleuâtres, planaient de petits nuages colorés de teintes invraisemblables, qui étaient comme suspendus dans l’immensité sans bornes.

De si haut, nous observions, comme n’appartenant plus à la terre, tous ces aspects grandioses de la nature océanienne. — C’était si admirablement beau que nous restions tous deux en extase et sans rien nous dire, assis l’un près de l’autre sur les pierres.

— « Loti, demanda Rarahu après un long silence, quelles sont tes pensées ? (E Loti, e aha ta oé manao iti ?) »

— « Beaucoup de choses, répondis-je, que toi tu ne peux pas comprendre. Je pense, ô ma petite amie, que sur ces mers lointaines sont disséminés des archipels perdus ; que ces archipels sont habités par une race mystérieuse bientôt destinée à disparaître ; que tu es une enfant de cette race primitive ; — que tout en haut d’une de ces îles, loin des créatures humaines, dans une complète solitude, moi, enfant du vieux monde, né sur l’autre face de la terre, je suis là auprès de toi, et que je t’aime.

» Vois-tu, Rarahu, à une époque bien reculée, avant que les premiers hommes ne fussent nés, la main terrible d’Atua fit jaillir de la mer ces montagnes ; l’île de Tahiti, aussi brûlante que du fer rougi au feu, s’éleva comme une tempête, au milieu des flammes et de la fumée.

» Les premières pluies qui vinrent rafraîchir la terre après ces épouvantes, tracèrent ce chemin que le ruisseau de Fataoua suit encore aujourd’hui dans les bois. — Tous ces grands aspects que tu vois sont éternels ; ils seront les mêmes encore dans des centaines de siècles, quand la race des Maoris aura depuis longtemps disparu, et ne sera plus qu’un souvenir lointain conservé dans les livres du passé.

— » Une chose me fait peur, dit-elle, à Loti, mon aimé (e Loti, ta u here) ; comment les premiers Maoris sont-ils venus ici, puisque aujourd’hui même ils n’ont pas de navires assez forts pour communiquer avec les îles situées en dehors de leurs archipels ; comment ont-ils pu venir de ce pays si éloigné où d’après la Bible fut créé le premier homme ? Notre race diffère tellement de la tienne que j’ai peur, quoi que nous disent les missionnaires, que votre Dieu sauveur ne soit pas venu pour nous et ne nous reconnaisse point. » ..........

Le soleil, qui allait bientôt se lever sur l’Europe pour une matinée d’automne, s’abaissait rapidement dans notre ciel ; il jetait sur ces tableaux gigantesques ses dernières lueurs dorées. — Les gros nuages qui dormaient sous nos pieds dans les gorges de basalte prenaient d’extraordinaires teintes de cuivre ; — à l’horizon, l’île de Moorea s’épanouissait comme une braise, avec ses grands pics rougis, — éblouissants de lumière.

Et puis tout cet incendie s’éteignit par la base, et la nuit descendit, rapide et sans crépuscule, et la Croix-du-Sud et toutes les étoiles australes s’allumèrent dans le ciel profond.

— « Loti, dit Rarahu, — ton pays, à quelle hauteur faudrait-il monter pour l’apercevoir ?… »

XXI

… Quand l’obscurité fut venue, Rarahu eut peur, cela va sans dire……

Le silence de cette nuit ne ressemblait à rien de connu. Les brisants, bien loin sous nos pieds, ne s’entendaient plus ; — pas même un léger craquement de branches, pas même un bruissement de feuilles ; l’atmosphère était immobile. — On ne peut trouver de silence semblable que dans ces régions désertes, où les oiseaux mêmes n’habitent pas……

Il y avait bien toujours autour de nous des silhouettes d’arbres et de fougères, tout comme si nous eussions été en bas, dans des bois bien connus de Fataoua ; — mais on apercevait par échappées, à la lueur pâle qui tombait des étoiles, la vertigineuse concavité bleuâtre de l’Océan, et on était comme en proie au sublime de l’isolement et de l’immensité……


Tahiti est un des rares pays où l’on puisse impunément s’endormir dans les bois, sur un lit de feuilles mortes et de fougères, avec un pareo pour couverture. — C’est là ce que nous fîmes bientôt tous deux, — après avoir toutefois choisi un lieu découvert, où aucune surprise ne fût à redouter de la part des Toupapahous… Encore, ces sombres rôdeurs de la nuit qui hantent de préférence les lieux où des êtres humains ont vécu, ne montent-ils guère aussi haut, dans les régions presque vierges où nous étions couchés……


Longtemps, je restai en contemplation du ciel. — Des étoiles, et des étoiles… — des myriades d’étoiles brillantes, dans l’étonnante profondeur bleue ; toutes les constellations invisibles à l’Europe, tournant lentement autour de la Croix-du-sud……

… Rarahu contemplait, elle aussi, les yeux grands ouverts et sans rien dire ; tour à tour elle me regardait en souriant, ou regardait en l’air. — Les grandes nébuleuses de l’hémisphère austral scintillaient comme des taches de phosphore, laissant entre elles des espaces vides, de grandes trouées noires, où on n’apercevait plus aucune poussière cosmique, — et qui donnaient à l’imagination une notion apocalyptique et terrifiante de l’immensité vide……


Tout à coup, nous vîmes une terrible masse noire qui descendait de l’Oroena et se dirigeait lentement vers nous… — Elle avait des formes extraordinaires, des aspects de cataclysme. — En un instant elle nous enveloppa d’une obscurité si profonde que nous cessâmes de nous voir. Une rafale passa dans l’air, nous couvrant de feuilles et de branches mortes ; — en même temps qu’une pluie torrentielle nous inondait d’eau glacée…

À tâtons, nous rencontrâmes le tronc d’un gros arbre contre lequel nous nous mîmes à l’abri, bien serrés l’un contre l’autre, — tremblant de froid tous deux, — et elle, de frayeur aussi un peu……


Quand cette grande ondée fut passée, le jour se leva, chassant devant lui les nuages et les fantômes. — En riant nous fîmes sécher nos vêtements au beau soleil, et, après un très frugal repas tahitien, nous commençâmes à redescendre……

XXII

… Le soir, harassés de fatigue, et très affamés aussi, nous arrivions au bas de Fataoua sans incident nouveau…

Là se trouvaient deux jeunes hommes inconnus, qui revenaient des forêts ; ils étaient vêtus du pareo national noué autour des reins ; en passant dans la zone des rosiers, ils s’étaient fait de larges couronnes semblables à celle de Rarahu, et portaient au bout de longs bâtons leur récolte sur leurs épaules nues : de beaux fruits de l’arbre à pain, et des bananes sauvages, rouges et vermeilles.

Nous fîmes halte avec eux dans un bas-fond délicieux, sous une voûte odorante de citronniers en fleurs.

La flamme jaillit bientôt entre leurs mains, du frottement de deux branches sèches ; un grand feu fut allumé, et les fruits cuits sous l’herbe nous constituèrent un repas excellent dont les deux jeunes hommes inconnus nous offrirent joyeusement la moitié, comme c’est là-bas la coutume……


Rarahu avait rapporté de cette expédition autant d’étonnements et d’émotions que d’un voyage en pays lointain.

Son intelligence d’enfant s’était ouverte à une foule de conceptions nouvelles, — sur l’immensité et sur la formation des mondes, sur la dispersion des races humaines, et le mystère de leurs destinées……

XXIII

… Elles étaient à Papeete deux élégantes personnes, Rarahu et son amie Téourahi, — qui donnaient le ton aux autres jeunes femmes pour certaines couleurs nouvelles d’étoffes, certaines fleurs ou certaines coiffures.

Elles allaient généralement pieds nus, les pauvres petites, et leur luxe, qui consistait surtout en couronnes de roses naturelles, était un luxe bien modeste. Mais le charme et la Jeunesse de leurs figures, la perfection et la grâce antique de leurs tailles, leur permettaient encore, avec de si simples moyens, d’avoir l’air parées et d’être ravissantes.

Elles couraient souvent en mer, sur une mince pirogue à balancier qu’elles menaient elles-mêmes, et aimaient à venir en riant passer à poupe du Rendeer.

Quand elles naviguaient à la voile, leur frêle embarcation, couchée par le vent alisé, prenait des vitesses surprenantes, — et alors, debout toutes deux, le regard animé, les cheveux flottants, elles glissaient sur l’eau comme des visions. — Elles savaient, par des flexions habiles de leur corps, maintenir l’équilibre de cette flèche qui les emportait si vite, en laissant derrière elles une longue traînée d’écume blanche……

XXIV

« Tahiti la délicieuse, cette reine polynésienne, cette île d’Europe au milieu de l’Océan sauvage, — la perle et le diamant du cinquième monde. »
(Dumont d’Urville.)


La scène se passait chez la reine Pomaré, en novembre 1872.

La cour, qui est le plus souvent pieds nus, étendue sur l’herbe fraîche ou sur les nattes de pandanus, était en fête ce soir-là, et en habits de luxe.

J’étais assis au piano, et la partition de l’Africaine était ouverte devant moi. Ce piano, arrivé le matin, était une innovation à la cour de Tahiti ; c’était un instrument de prix qui avait des sons doux et profonds, — comme des sons d’orgue ou de cloches lointaines, — et la musique de Meyerbeer allait pour la première fois être entendue chez Pomaré.

Debout près de moi, il y avait mon camarade Randle, qui laissa plus tard le métier de marin pour celui de premier ténor dans les théâtres d’Amérique, et eut un instant de célébrité sous le nom de Randetti, jusqu’au moment où, s’étant mis à boire, il mourut dans la misère.

Il était alors dans toute la plénitude de sa voix et de son talent, et je n’ai entendu nulle part de voix d’homme plus vibrante et plus délicieuse. Nous avons charmé à nous deux bien des oreilles tahitiennes, dans ce pays où la musique est si merveilleusement comprise par tous, même par les plus sauvages.


Au fond du salon, sous un portrait en pied d’elle-même, où un artiste de talent l’a peinte il y a quelque trente ans, belle et poétisée, était assise la vieille reine, sur son trône doré, — capitonné de brocart rouge. — Elle tenait dans ses bras sa petite fille mourante, la petite Pomaré V, qui fixait sur moi ses grands yeux noirs, agrandis par la fièvre.

La vieille femme occupait toute la largeur de son siège par la masse disgracieuse de sa personne. — Elle était vêtue d’une tunique de velours cramoisi ; un bas de jambe nue s’emprisonnait tant bien que mal dans une bottine de satin.

À côté du trône, était un plateau, rempli de cigarettes de pandanus.

Un interprète en habit noir se tenait debout près de cette femme qui entendait le français comme une Parisienne, et qui n’a jamais consenti à en prononcer seulement un mot.

L’amiral, le gouverneur et les consuls étaient assis près de la reine.

Dans cette vieille figure ridée, brune, carrée, dure, il y avait encore de la grandeur ; il y avait surtout une immense tristesse, — tristesse de voir la mort lui prendre l’un après l’autre tous ses enfants frappés du même mal incurable, — tristesse de voir son royaume, envahi par la civilisation, s’en aller à la débandade, — et son beau pays dégénérer en lieu de prostitution……

Des fenêtres ouvertes donnaient sur les jardins ; — on voyait par là s’agiter plusieurs têtes couronnées de fleurs, qui s’approchaient pour écouter : toutes les suivantes de la cour, Faïmana, coiffée comme une naïade, de feuilles et de roseaux ; — Téhamana, couronnée de fleurs de datura ; Téria, Raouréa, Tapou, Eréré, Taïréa, — Tiahouiï et Rarahu.

La partie du salon qui me faisait face était entièrement ouverte ; la muraille absente, remplacée par une colonnade de bois des îles, à travers laquelle la campagne tahitienne apparaissait par une nuit étoilée.

Au pied de ces colonnes, sur ce fond obscur et lointain, se détachait une banquette chargée de toutes les femmes de la cour, cheffesses ou princesses. Quatre torchères dorées, d’un style pompadour, qui s’étonnaient de se trouver en pareil lieu, les mettaient en pleine lumière, et faisaient briller leurs toilettes, vraiment élégantes et belles. Leurs pieds, naturellement petits, étaient chaussés ce soir dans d’irréprochables bottines de satin.

C’était d’abord la splendide Ariinoore, en tunique de satin cerise, couronnée de péia, — Ariinoore qui refusa la main du lieutenant de vaisseau français M***, qui s’était ruiné pour la corbeille de mariage, — et la main de Kaméhaméha V, roi des îles Sandwich.

À côté d’elle, Paüra, son inséparable amie, type charmant de la sauvagesse, avec son étrange laideur ou son étrange beauté, — tête à manger du poisson cru et de la chair humaine, — singulière fille qui vit au milieu des bois dans un district lointain, — qui possède l’éducation d’une miss anglaise, et valse comme une Espagnole……

Titaüa, qui charma le prince Alfred d’Angleterre, type unique de la Tahitienne restée belle dans l’âge mûr ; constellée de perles fines, la tête surchargée de reva-reva flottants.

Ses deux filles, récemment débarquées d’une pension de Londres, déjà belles comme leur mère ; des toilettes de bal européennes, à demi dissimulées, par condescendance pour les désirs de la reine, sous des tapas tahitiennes en gaze blanche.

La princesse Ariitéa, belle-fille de Pomaré, avec sa douce figure, rêveuse et naïve, fidèle à sa coiffure de roses du Bengale naturelles, piquées dans ses cheveux dénoués.

La reine de Bora-Bora, autre vieille sauvagesse aux dents aiguës, en robe de velours.

La reine Moé (Moé : sommeil, ou mystère), en robe sombre, d’une beauté régulière et mystique, ses yeux étranges à demi fermés, avec une expression de regard en dedans, comme les portraits d’autrefois.

Derrière ces groupes en pleine lumière, dans la profondeur transparente des nuits d’Océanie, les cimes des montagnes se découpant sur le ciel étoilé ; une touffe de bananiers dessinant leurs silhouettes pittoresques, leurs immenses feuilles, leurs grappes de fruits, semblables à des girandoles terminées par des fleurs noires. Derrière ces arbres, les grandes nébuleuses du ciel austral faisaient un amas de lumière bleue, et la Croix-du-sud brillait au milieu. Rien de plus idéalement tropical que ce décor profond.

Dans l’air, ce parfum exquis de gardénias et d’orangers, qui se condense le soir sous le feuillage épais ; un grand silence, mêlé de bruissements d’insectes sous les herbes ; et cette sonorité particulière aux nuits tahitiennes, qui prédispose à subir la puissance enchanteresse de la musique.

Le morceau choisi était celui où Vasco, enivré, se promène seul dans l’île qu’il vient de découvrir, et admire cette nature inconnue ; — morceau où le maître a si parfaitement peint ce qu’il savait d’intuition, les splendeurs lointaines de ces pays de verdure et de lumière. — Et Randle, promenant ses yeux autour de lui, commença de sa voix délicieuse :


« Pays merveilleux,
Jardins fortunés.
........
Oh ! paradis… sorti de l’onde…… »
..........


L’ombre de Meyerbeer dut cette nuit-là frémir de plaisir en entendant ainsi, à l’autre bout du monde, interpréter sa musique.

XXV

Vers la fin de l’année, une grande fête fut annoncée dans l’île de Moorea, à l’occasion de la consécration du temple d’Afareahitu.

La reine Pomaré manifesta à l’amiral à cheveux blancs l’intention de s’y rendre avec toute sa suite, le conviant lui-même à la cérémonie et au grand banquet qui devait s’ensuivre.

L’amiral mit sa frégate à la disposition de la reine, et il fut convenu que le Rendeer appareillerait pour transporter là-bas toute la cour.


La suite de Pomaré était nombreuse, bruyante, pittoresque ; elle s’était augmentée pour la circonstance de deux ou trois cents jeunes femmes, qui avaient fait de folles dépenses de réva-réva et de fleurs.

Un beau matin pur de décembre, le Rendeer ayant déjà largué ses grandes voiles blanches, se vit pris à l’assaut par toute cette foule joyeuse.

J’avais eu mission d’aller, en grande tenue, chercher la reine au palais.

Celle-ci, qui désirait s’embarquer sans mise en scène, avait expédié en avant toutes ses femmes. — et, en petit cortège intime, nous nous acheminâmes ensemble vers la plage, aux premiers rayons du soleil levant.

La vieille reine en robe rouge ouvrait la marche, en tenant par la main sa petite fille si chérie, — et nous suivions à deux pas, la princesse …Ariitéa, la reine Moé, la reine de Bora-Bora et moi.

C’est là un tableau que je retrouve souvent dans mes souvenirs… Les femmes ont leurs heures de rayonnement, — et cette image d’Aritéa marchant auprès de moi sous les arbres exotiques, dans la grande lumière matinale, — est celle que je revois encore, quand, à travers les distances et les années, je pense à elle…

Lorsque le canot d’honneur qui portait la reine et les princesses accosta le Rendeer, les matelots de la frégate, rangés sur les vergues suivant le cérémonial d’usage, poussèrent trois fois le cri de : « Vive Pomaré ! » et vingt et un coups de canon firent retentir les tranquilles plages de Tahiti.

Puis la reine et la cour entrèrent dans les appartements de l’amiral, où les attendait un lunch à leur goût composé de bonbons et de fruits, — le tout arrosé de vieux champagne rose.


Cependant les suivantes de toutes les classes s’étaient répandues dans les différentes parties du navire, où elles menaient grand et joyeux tapage, en lançant aux marins des oranges, des bananes et des fleurs.

Et Rarahu était là aussi, embarquée comme une petite personne de la suite royale ; Rarahu pensive et sérieuse, au milieu de ce débordement de gaieté bruyante. — Pomaré avait emmené avec elle les plus remarquables chœurs d’himéné de ses districts, et Rarahu étant un des premiers sujets du chœur d’Apiré avait été à ce titre conviée à la fête.


Ici une digression est nécessaire au sujet du tiaré miri, — objet qui n’a point d’équivalent dans les accessoires de toilette des femmes européennes.

Ce tiaré est une sorte de dahlia vert que les femmes d’Océanie se plantent dans les cheveux, un peu au-dessus de l’oreille, les jours de gala. — En examinant de près cette fleur bizarre, on s’aperçoit qu’elle est factice ; elle est montée sur une tige de jonc, et composée des feuilles d’une toute petite plante parasite très odorante, sorte de lycopode rare qui pousse sur les branches de certains arbres des forêts.

Les Chinois excellent dans l’art de monter des tiaré très artistiques, qu’ils vendent fort cher aux femmes de Papeete.

Le tiaré est particulièrement l’ornement des fêtes, des festins et des danses ; lorsqu’il est offert par une Tahitienne à un jeune homme, il a le même sens à peu près que le mouchoir jeté par le sultan à son odalisque préférée.

Toutes les Tahitiennes avaient ce jour-là des tiaré dans les cheveux.


J’avais été mandé par Ariitéa pour lui faire société pendant ce lunch officiel, — et la pauvre petite Rarahu, qui n’était venue que pour moi, m’attendit longtemps sur le pont, pleurant en silence de se voir ainsi abandonnée. Punition bien sévère que je lui avais infligée là, pour un caprice d’enfant qui durait depuis la veille et lui avait déjà fait verser des larmes.

XXVI

La traversée durait depuis deux heures, nous approchions de l’île de Moorea.

On faisait grand bruit au carré du Rendeer ; une dizaine de jeunes femmes, choisies parmi les plus connues et les plus jolies, avaient été conviées à une collation fort brillante que leur offraient les officiers.

Rarahu en mon absence avait accepté d’y prendre part. — Elle était là, en compagnie de Téourahi et de quelques autres de ses amies ; elle avait essuyé ses pleurs et riait aux éclats.

Elle ne parlait point français, comme la plupart des autres ; — mais, par signes et par monosyllabes, elle entretenait une conversation très animée avec ses voisins qui la trouvaient charmante.

Enfin, — ce qui était le comble de la perfidie et de l’horreur, — au dessert, elle avait avec mille grâces offert son tiaré à Plumkett.

Elle était assez intelligente, il est vrai, pour savoir qu’elle tombait bien, et que Plumkett ne voudrait pas comprendre.

XXVII

Comment peindre ce site enchanteur, la baie d’Afareahitu !

De grands mornes noirs aux aspects fantastiques ; des forêts épaisses, de mystérieux rideaux de cocotiers se penchant sur l’eau tranquille ; — et sous les grands arbres, quelques cases éparses, parmi les orangers et les lauriers-roses.

Au premier abord on eût dit qu’il n’y avait personne dans ce pays ombreux ; — et pourtant toute la population de Moorea nous attendait là silencieusement, à demi cachée sous les voûtes de verdure.

On respirait dans ces bois une fraîcheur humide, une étrange senteur de mousse et de plantes exotiques ; tous les chœurs d’himéné de Moorea étaient là, assis en bon ordre, au milieu des troncs énormes des arbres ; tous les chanteurs d’un même district étaient vêtus d’une même couleur, — les uns de blanc, les autres de vert ou de rose ; toutes les femmes étaient couronnées de fleurs, — tous les hommes, de feuilles et de roseaux. Quelques groupes, plus timides ou plus sauvages, étaient restés dans la profondeur du bois, et nous regardaient de loin venir, à moitié cachés derrière les arbres.

La reine quitta le Rendeer avec le même cérémonial qu’à l’arrivée et le bruit du canon se répercuta au loin dans les montagnes.

Elle mit pied à terre, et s’avança conduite par l’amiral. — Nous n’étions déjà plus au temps où les indigènes l’enlevaient dans leurs bras, de peur que son pied ne touchât leur sol ; la vieille coutume qui voulait que tout territoire foulé par le pied de la reine devînt propriété de la couronne, est depuis longtemps oubliée en Océanie.

Une vingtaine de lanciers à cheval, composant toute la garde d’honneur de Pomaré, étaient rangés sur la plage pour nous recevoir.

Quand la reine parut, tous les chœurs d’himéné entonnèrent ensemble le traditionnel : « Ia ora na oe, Pomare vahine ! » — (Salut à toi, reine Pomaré !) — Et les bois retentirent d’une bruyante clameur.

On eût cru mettre le pied dans quelque île enchantée, qui se serait éveillée soudain sous le coup d’une baguette magique.

XXVIII

Ce fut une longue cérémonie que la consécration du temple d’Afareahitu. Les missionnaires firent en tahitien de grands discours, et les himéné chantèrent de joyeux cantiques à l’Éternel.

Le temple était bâti en corail ; le toit, en feuilles de pandanus, était soutenu par des pièces de bois des îles, que reliaient entre elles des amarrages de différentes couleurs, réguliers et compliqués ; c’était le vieux style des constructions maories.

Je vois encore ce tableau original : les portes du fond grandes ouvertes sur la campagne, sur un décor admirable de montagnes et de hauts palmiers ; — auprès de la chaire du missionnaire, la reine en robe noire, triste et recueillie, priant pour sa petite fille, avec sa vieille amie la cheffesse de Papara. Les femmes de sa suite, groupées autour d’elles en robes blanches. Le temple tout rempli de têtes couvertes de fleurs, — et Rarahu, que j’avais laissée partir du Rendeer comme une inconnue, mêlée à cette foule……

Un grand silence se fit quand l’himéné d’Apiré, qui avait été réservé pour la fin, entonna ses cantiques — et je distinguai derrière moi la voix fraîche de ma petite amie, qui dominait le chœur. — Sous l’influence d’une exaltation religieuse ou passionnée, elle exécutait avec frénésie ses variations les plus fantastiques ; sa voix vibrait comme un son de cristal dans le silence de ce temple où elle captivait l’attention de tous.

XXIX

Après la cérémonie, nous passâmes dans la salle du banquet. C’était en plein air, au milieu des cocotiers que les tables étaient dressées sous des tendelets de verdure.

Les tables pouvaient contenir cinq ou six cents personnes ; les nappes étaient couvertes de feuilles découpées et de fleurs d’amaranthes. Il y avait une grande quantité de pièces montées, composées par des Chinois au moyen de troncs de bananiers et de diverses plantes extraordinaires. À côté des mets européens, se trouvaient en grande abondance les mets tahitiens : les pâtes de fruits, — les petits cochons rôtis tout entiers sous l’herbe, — et les plats de chevrettes fermentées dans du lait. On puisait différentes sauces dans de grandes pirogues qui en étaient remplies et que des porteurs avaient grand’peine à promener à la ronde. Les chefs et les cheffesses venaient à tour de rôle haranguer la reine à tue-tête, avec des voix si retentissantes et une telle volubilité qu’on les eût crus possédés. Ceux qui n’avaient point trouvé de place à table mangeaient debout, sur l’épaule de ceux qui avaient pu s’asseoir ; c’était un vacarme et une confusion indescriptibles……

Assis à la table des princesses, j’avais affecté de ne point prendre garde à Rarahu, qui était perdue fort loin de moi, parmi les gens d’Apiré.

XXX

Quand la nuit descendit sur les bois d’Afareahitu, la reine rejoignit le Farehaü du district où un logement lui était préparé. L’amiral à cheveux blancs regagna sa frégate, et la upa-upa commença.

Toute pensée religieuse, tout sentiment chrétien, s’étaient envolés avec le jour ; l’obscurité tiède et voluptueuse redescendait sur l’île sauvage ; comme au temps où les premiers navigateurs l’avaient nommée la nouvelle Cythère, tout était redevenu séduction, trouble sensuel et désirs effrénés.

Et j’avais suivi l’amiral à cheveux blancs abandonnant Rarahu dans la foule affolée.

XXXI

À bord, quand je fus seul, je montai tristement sur le pont du Rendeer. La frégate, le matin si animée, était vide et silencieuse ; les mâts et les vergues découpaient leurs grandes lignes sur le ciel de la nuit ; les étoiles étaient voilées, l’air calme et lourd, la mer inerte.

Les mornes de Moorea dessinaient en noir sur l’eau leurs silhouettes renversées ; on voyait de loin les feux qui à terre éclairaient la upa-upa ; des chants rauques et lubriques arrivaient en murmure confus, accompagnés à contre temps par des coups de tamtam.

J’éprouvais un remords profond de l’avoir abandonnée au milieu de cette saturnale ; une tristesse inquiète me retenait là, les yeux fixés sur ces feux de la plage ; ces bruits qui venaient de terre me serraient le cœur.

L’une après l’autre, toutes les heures de la nuit sonnèrent à bord du Rendeer, sans que le sommeil vînt mettre fin à mon étrange rêverie. Je l’aimais bien, la pauvre petite ; les Tahitiens disaient d’elle : c’est la petite femme de Loti. C’était bien ma petite femme en effet ; par le cœur, par les sens, je l’aimais bien. Et, entre nous deux, il y avait des abîmes pourtant, de terribles barrières, à jamais fermées. Elle était une petite sauvage ; entre nous qui étions une même chair, restait la différence radicale des races, la divergence des notions premières de toutes choses ; si mes idées et mes conceptions étaient souvent impénétrables pour elle, les siennes aussi l’étaient pour moi ; mon enfance, ma patrie, ma famille et mon foyer, tout cela resterait toujours pour elle l’incompréhensible et l’inconnu. Je me souvenais de cette phrase qu’elle m’avait dite un jour : « J’ai peur que ce ne soit pas le même Dieu qui nous ait créés. » En effet, nous étions enfants de deux natures bien séparées et bien différentes, et l’union de nos âmes ne pouvait être que passagère, incomplète et tourmentée.

Pauvre petite Rarahu, bientôt, quand nous serons si loin l’un de l’autre, tu vas redevenir et rester une petite fille maorie, ignorante et sauvage, tu mourras dans l’île lointaine, — seule et oubliée, — et Loti peut-être ne le saura même pas……


À l’horizon une ligne à peine visible commençait à se dessiner du côté du large : c’était l’île de Tahiti. Le ciel blanchissait à l’Orient ; les feux s’éloignaient à terre, et les chants ne s’entendaient plus.

Je songeais que, à cette heure particulièrement voluptueuse du matin, Rarahu était là, énervée par la danse, et livrée à elle-même. Et cette pensée me brûlait comme un fer rouge……

XXXII

Dans l’après-midi, la reine et les princesses s’embarquèrent de nouveau pour retourner à Papeete. Quand elles eurent été reçues avec les honneurs d’usage, je restai les yeux fixés sur les canots nombreux, pirogues et baleinières qui ramenaient leur suite ; la foule s’était augmentée encore d’une quantité de jeunes femmes de Moorea qui voulaient prolonger la fête à Tahiti.

Enfin je vis Rarahu ; elle était là, elle revenait aussi. Elle avait changé sa tapa blanche pour une tapa rose, et mis des fleurs fraîches dans ses cheveux ; elle avait l’air triste et distrait ; son visage était plus pâle, on voyait plus nettement son tatouage sur son front décoloré, et les cercles bleuâtres s’étaient accentués sous ses yeux.

Sans doute elle était restée à la upa-upa jusqu’au matin ; mais elle était là, elle revenait, et c’était pour le moment tout ce que je désirais d’elle.

XXXIII

La traversée s’était effectuée par un beau temps calme.

C’était le soir, le soleil venait de disparaître ; la frégate glissait sans bruit, en laissant derrière elle des ondulations lentes et molles qui s’en allaient mourir au loin sur une mer unie comme un miroir. De grands nuages sombres étaient plaqués çà et là dans le ciel, et tranchaient violemment sur la teinte jaune pâle du soir, dans une étonnante transparence de l’atmosphère.

À l’arrière du Rendeer, un groupe de jeunes femmes se détachait gracieusement sur la mer et sur les paysages océaniens. C’était un groupe dont la vue me causa un étonnement extrême : Ariitéa et Rarahu, causant ensemble comme des amies ; auprès d’elles, Maramo, Faïmana et deux autres suivantes de la cour.

Il était question d’un himéné composé par Rarahu, qu’elle venait de leur apprendre et qu’elles allaient chanter ensemble.

En effet, elles entamaient un chant nouveau en trois parties, Ariitéa, Rarahu et Maramo. La voix de Rarahu, qui dominait vibrante, disait nettement ces paroles, dont aucune ne fut perdue pour moi :


— « Heahaa noa iho (e) ! te tara no Paia (e) — « Humble simplement même le sommet du Paia (le grand morne de Bora-Bora)

i tou nei tai ia oe, tau hoa (e) ! ehahe !… auprès de ma ici douleur pour toi, ô mon amant ! hélas !……
— « Ua iriti hoi au (e) ! i te tumu no te tiare, — « Ai arraché aussi moi les racines du tiaré (la fleur des fêtes, c’est-à-dire : il n’y aura plus pour moi ni joie ni fête),
ei faaite i tau tai ia oe, tau hoa (e) ! ehahe !… pour faire connaître ma douleur pour toi, ô mon amant ! hélas !…
— « Ua taa tau hoa (e) ! ei Farani te fenua, — « Tu es parti, mon amant, pour de France la terre,
e neva oe to mata, aita e hio hoi au (e) ! ehahe !… » tourneras en haut tes yeux, pas verrai de nouveau moi ! hélas !… »


Traduction grossière :


— « Ma douleur pour toi est plus haute que le sommet du Paia, ô mon amant ! hélas…

— « J’ai arraché les racines du tiaré pour marquer ma douleur pour toi, ô mon amant ! hélas !…

— « Tu es parti, mon bien-aimé, vers la terre de France ; tu lèveras tes yeux vers moi, mais je ne te verrai plus ! hélas !… »


Ce chant qui vibrait tristement le soir sur l’immensité du Grand Océan, répété avec un rythme étrange par trois voix de femmes, est resté à jamais gravé dans ma mémoire, comme l’un des plus poignants souvenirs que m’ait laissés la Polynésie……

XXXIV

Il était nuit close quand le cortège bruyant fit son entrée dans Papeete, au milieu d’un grand concours de peuple.

Au bout d’un instant nous nous retrouvâmes marchant côte à côte, Rarahu et moi, dans le sentier qui menait à notre demeure. Un même sentiment nous avait ramenés tous deux sur cette route, où nous avancions sans nous parler, comme deux enfants boudeurs, qui ne savent plus comment revenir l’un à l’autre.

Nous ouvrîmes notre porte, et quand nous fûmes entrés, nous nous regardâmes……

J’attendais une scène, des reproches et des larmes. Au lieu de tout cela, elle sourit en détournant la tête, avec un imperceptible mouvement d’épaules, une expression inattendue de désenchantement, d’amère tristesse et d’ironie.

Ce sourire et ce mouvement en disaient autant qu’un bien long discours ; ils disaient d’une manière concise et frappante à peu près ceci :

— « Je le savais bien, va, que je n’étais qu’une petite créature inférieure, jouet de hasard que tu t’es donné. Pour vous autres, hommes blancs, c’est tout ce que nous pouvons être. Mais que gagnerais-je à me fâcher ? Je suis seule au monde ; à toi ou à un autre, qu’importe ? J’étais ta maîtresse ; ici était notre demeure ; je sais que tu me désires encore. Mon Dieu, je reste, et me voilà !… »

La petite fille naïve avait fait de terribles progrès dans la science des choses de la vie ; l’enfant sauvage était devenue plus forte que son maître et le dominait.

Je la regardais en silence, avec surprise et tristesse ; j’en avais une immense pitié. Et ce fut moi qui demandai grâce et pardon, pleurant presque, et la couvrant de baisers.

Elle m’aimait encore, elle, comme on aimerait un être surnaturel, que l’on pourrait à peine saisir et comprendre……

Des jours doux et paisibles d’amour succédèrent encore à cette aventure d’Afareahitu ; l’incident fut oublié, et le temps reprit son cours énervante..........

XXXV

Tiahoui, qui était en visite à Papeete, était descendue chez nous avec deux autres jeunes femmes de ses fetii de Papéuriri.

Elle me prit à part un soir avec l’air grave qui précède les entretiens solennels, et nous allâmes nous asseoir dans le jardin sous les lauriers roses.

Tiahoui était une petite femme sage, plus sérieuse que ne le sont d’ordinaire les Tahitiennes ; dans son district éloigné, elle avait suivi avec admiration les instructions d’un missionnaire indigène ; elle avait la foi ardente d’une néophyte. Dans le cœur de Rarahu, où elle savait lire comme dans un livre ouvert, elle avait vu d’étranges choses :

— « Loti, dit-elle, Rarahu se perd à Papeete. Quand tu seras parti, que va-t-elle devenir ? »

En effet, l’avenir de Rarahu tourmentait mon cœur ; avec la différence si complète de nos natures, je ne savais qu’imparfaitement saisir tout ce qu’il y avait en elle de contradictions et d’égarements. Je comprenais pourtant qu’elle était perdue, perdue de corps et d’âme. C’était peut-être pour moi un charme de plus, le charme de ceux qui vont mourir, et plus que jamais je me sentais l’aimer……


Personne n’avait l’air plus doux ni plus paisible cependant, que ma petite amie Rarahu ; silencieuse presque toujours, calme et soumise, elle n’avait plus jamais de ses colères d’enfant d’autrefois. Elle était gracieuse et prévenante pour tous. Quand on arrivait chez nous, et qu’on la voyait là, assise à l’ombre de notre vérandah, dans une pose heureuse et nonchalante, souriant à tous du sourire mystique des maoris, on eût dit que notre case et nos grands arbres abritaient tout un poème de bonheur paisible et inaltérable.

Elle avait pour moi des instants de tendresse infinie ; il semblait alors qu’elle eût besoin de se serrer contre son unique ami et soutien dans ce monde ; dans ces moments-là, la pensée de mon départ lui faisait verser des larmes silencieuses, et je songeais encore à ce projet insensé que j’avais fait jadis, de rester pour toujours auprès d’elle.

Parfois elle prenait la vieille bible qu’elle avait apportée d’Apiré ; elle priait avec extase, et la foi ardente et naïve rayonnait dans ses yeux.

Mais souvent aussi elle s’isolait de moi, et je retrouvais sur ses lèvres ce même sourire de doute et de scepticisme qui avait paru pour la première fois le soir de notre retour d’Afareahitu. Elle semblait regarder au loin, dans le vague, des choses mystérieuses ; des idées étranges lui revenaient de sa petite enfance sauvage ; ses questions inattendues sur des sujets singulièrement profonds dénotaient le dérèglement de son imagination, le cours tourmenté de ses idées.

Son sang maori lui brûlait les veines ; elle avait des jours de fièvre et de trouble profond, pendant lesquels il semblait qu’elle ne fût plus elle-même. Elle m’était absolument fidèle, dans le sens que les femmes de Papeete donnent à ce mot, c’est-à-dire qu’elle était sage et réservée vis-à-vis des jeunes gens européens ; mais je crus savoir qu’elle avait de jeunes amants tahitiens. Je pardonnai, et feignis de ne pas voir : elle n’était pas tout à fait responsable, la pauvre petite, de sa nature étrangement ardente et passionnée.

Physiquement elle n’avait encore aucun des signes qui en Europe distinguent les jeunes filles malades de la poitrine ; sa taille et sa gorge étaient arrondies et correctes comme celles des belles statues de la Grèce antique. Et cependant, la petite toux caractéristique, pareille à celle des enfants de la reine, devenait chez elle plus fréquente, et le cercle bleuâtre s’accentuait sous ses grands yeux.

Elle était une petite personnification touchante et triste de la race polynésienne, qui s’éteint au contact de notre civilisation et de nos vices, et ne sera plus bientôt qu’un souvenir dans l’histoire d’Océanie…

XXXVI

Cependant le moment du départ était arrivé ; le Rendeer s’en allait en Californie, « i te fenua California », comme disait la petite fille de la reine.

Ce n’était pas le départ définitif, il est vrai ; au retour nous devions nous arrêter encore à l’île délicieuse, un mois ou deux, en passant. Sans cette certitude de revenir, il est probable qu’à ce moment-là je ne serais pas parti : la laisser pour toujours eût été au-dessus de mes forces, et m’eût brisé le cœur.

À l’approche du départ, j’étais étrangement obsédé par la pensée de cette Taïmaha, qui avait été la femme de mon frère Rouéri. Il m’était extrêmement pénible, je ne sais pourquoi, de partir sans la connaître, et je m’en ouvris à la reine, en la priant de se charger de nous ménager une entrevue.

Pomaré parut prendre grand intérêt à ma demande :

— « Comment, Loti, dit-elle, tu veux la voir ? Il t’en avait donc parlé, Rouéri ?… Il ne l’avait donc point oubliée ? »

Et la vieille reine sembla se recueillir dans de tristes souvenirs du passé, retrouvant peut-être dans sa mémoire l’oubli de quelques-uns, qu’elle avait aimés, et qui étaient partis pour ne plus revenir.

XXXVII

C’était le dernier soir du Rendeer

Il résultait des renseignements pris à la hâte par la reine, que Taïmaha était depuis la veille à Taïti ; — et le chef des mutoï du palais avait été chargé de lui porter l’ordre de se trouver à l’heure du coucher du soleil sur la plage, en face du Rendeer.

À l’heure du rendez-vous, nous y fûmes, Rarahu et moi.

Longtemps nous attendîmes, et Taïmaha ne vint pas ; — je l’avais prévu.

Avec un singulier serrement de cœur, je voyais s’envoler ces derniers moments de notre dernière soirée. — J’attendais avec une inexplicable anxiété ; j’aurais donné cher à cet instant pour voir cette créature, dont j’avais rêvé dans mon enfance, et qui était liée au lointain et poétique souvenir de Rouéri ; et j’avais le pressentiment qu’elle ne paraîtrait point……

Nous avions demandé des renseignements à des vieilles femmes qui passaient :

« Elle est dans la grande rue, nous dirent-elles ; emmenez avec vous notre petite fille que voici, qui la connaît et vous l’indiquera. Quand vous l’aurez trouvée, vous direz à notre enfant de rentrer au logis. »

XXXVIII

DANS LA GRANDE RUE.

La rue bruyante était bordée de magasins chinois ; des marchands qui avaient de petits yeux en amande et de longues queues vendaient à la foule du thé, des fruits et des gâteaux. — Il y avait sous les vérandahs des étalages de couronnes de fleurs, de couronnes de pandanus et de tiaré qui embaumaient ; les Tahitiennes circulaient en chantant ; quantité de petites lanternes à la mode du céleste empire éclairaient les échoppes, ou bien pendaient aux branches touffues des arbres. — C’était un des beaux soirs de Papeete ; tout cela était gai et surtout original. — On sentait dans l’air un bizarre mélange d’odeurs chinoises de sandal et de monoï, et de parfums suaves de gardénias ou d’orangers.

La soirée s’avançait, et nous ne trouvions rien. — La petite Téhamana, notre guide, avait beau regarder toutes les femmes, elle n’en reconnaissait aucune. — Le nom de Taïmaha même était inconnu à toutes celles que nous interrogions ; nous passions et repassions au milieu de tous ces groupes qui nous regardaient comme des gens ayant perdu l’esprit. — Je me heurtais contre l’impossibilité de rencontrer un mythe, — et chaque minute qui s’écoulait augmentait ma tristesse impatiente.

Après une heure de cette course, dans un endroit obscur, sous de grands manguiers noirs, — la petite Téhamana s’arrêta tout à coup devant une femme qui était assise à terre, la tête dans ses mains et semblait dormir.

— « Téra ! » cria-t-elle. (C’est celle-ci !)

Alors je m’approchai d’elle et me penchai curieusement pour la voir :

— « Es-tu Taïmaha ?…, » demandai-je, — en tremblant qu’elle me répondit : non !

— « Oui ! » répondit-elle, immobile.

— « Tu es Taïmaha, la femme de Rouéri ? »

— « Oui, » dit-elle encore, en levant la tête avec nonchalance — c’est moi, Taïmaha, la femme de Rouéri, le marin « dont les yeux sommeillent » (mata moé), c’est-à-dire : « qui n’est plus… »

— « Et moi, je suis Loti, le frère de Rouéri ! — Suis-moi dans un lieu plus écarté où nous puissions causer ensemble. »

— « Toi ?… son frère ? » dit-elle simplement, avec un peu de surprise, — mais avec tant d’indifférence que j’en restai confondu. — Et je regrettais déjà d’être venu remuer cette cendre, pour n’y trouver que banalité et désenchantement.

Pourtant elle s’était levée pour me suivre. — Je les pris par la main l’une et l’autre, Rarahu et Taïmaha, et m’éloignai avec elles de cette foule tahitienne où personne ne m’intéressait plus……

XXXIX

RÉVÉLATIONS.

Dans un sentier solitaire où s’entendait encore le bruit lointain de la foule, — sous l’ombre épaisse des arbres, dans la nuit noire, — Taïmaha s’arrêta et s’assit :

« Je suis fatiguée, dit-elle avec une grande lassitude, à Rarahu ; — dis-lui de me parler ici, je n’irai pas plus loin ; — c’est son frère, lui ?… »

À ce moment, une idée que je n’avais jamais eue me traversa l’esprit :

— « N’as-tu pas d’enfants de Rouéri ?… » lui demandai-je.

— « Si, — répondit-elle, après une minute d’hésitation, mais d’une voix assurée pourtant ; — si, deux !… »

Il y eut un long silence, après cette révélation inattendue. — Une foule de sentiments s’éveillaient en moi, sentiments d’un genre inconnu, impressions tristes et intraduisibles.

Il est de ces situations dont on ne peut rendre par des mois l’étrangeté saisissante. — Le charme du lieu, les influences mystérieuses de la nature, avivent ou transforment les émotions ressenties, et on ne sait plus, même imparfaitement, les exprimer.

XL

Une heure après, Taïmaha et moi nous quittions Papeete, qui déjà s’était endormi ; cette dernière soirée du Rendeer était terminée, et quantité de marins du bord étaient entrés dans les cases tahitiennes, entourés de bandes joyeuses de jeunes femmes. Un souffle plein de séduction et de trouble sensuel passait sur ce pays, comme après les soirs de grandes fêtes.

Mais j’étais sous l’empire d’émotions profondes, et j’avais pour l’instant oublié jusqu’à Rarahu……

Elle était rentrée seule, elle, et m’attendait en pleurant dans notre chère petite case, où je devais, dans la nuit, revenir pour la dernière fois.


Nous marchions côte à côte, Taïmaha et moi ; nous suivions d’un pas rapide la plage océanienne. La pluie tombait, la pluie tiède des tropiques ; Taïmaha insouciante et silencieuse laissait tremper la longue tapa de mousseline blanche qui traînait derrière elle sur le sable.

On n’entendait dans ce calme de minuit que le bruit monotone de la mer, qui brisait au large sur le corail.

Sur nos têtes, de grands palmiers penchaient leurs tiges flexibles ; à l’horizon les pics de l’île de Moorea se dessinaient légèrement au-dessus de la nappe bleue du Pacifique, à la lueur indécise et embrumée de la lune.

Je regardais Taïmaha, et je l’admirais ; elle était restée, malgré ses trente ans, un type accompli de la beauté maorie. Ses cheveux noirs tombaient en longues tresses sur sa robe blanche ; sa couronne de roses et de feuilles de pandanus lui donnait la nuit un air de reine ou de déesse.

Exprès j’avais fait passer cette femme près d’une case déjà ancienne, à moitié enfouie sous la verdure et les plantes grimpantes, celle qu’elle avait dû jadis habiter avec mon frère.

— « Connais-tu cette case, Taïmaha ? » lui demandai-je…

— « Oui ! répondit-elle en s’animant pour la première fois ; oui, c’était celle-ci, la case de Rouéri !… »

XLI

Nous nous dirigions tous deux, à cette heure déjà avancée de la nuit, vers le district de Faaa, où Taïmaha allait me montrer son plus jeune fils Atario.

Avec une condescendance légèrement railleuse, elle s’était prêtée à cette fantaisie de ma part, fantaisie qu’avec ses idées tahitiennes elle s’expliquait à peine.

Dans ce pays où la misère est inconnue et le travail inutile, où chacun a sa place au soleil et à l’ombre, sa place dans l’eau et sa nourriture dans les bois, — les enfants croissent comme les plantes, libres et sans culture, là où le caprice de leurs parents les a placés. La famille n’a pas cette cohésion que lui donne en Europe, à défaut, d’autre cause, le besoin de lutter pour vivre.


Atario, l’enfant né depuis le départ de Rouéri, habitait le district de Faaa ; par suite de cet usage général d’adoption, il avait été confié là aux soins de fetii (de parents) éloignés de sa mère…

Et Tamaari, le fils aîné, celui qui, disait-elle, avait le front et les grands yeux de Rouéri (te rae, te mata rahi), habitait avec la vieille mère de Taïmaha, dans cette île de Moorea qui découpait là-bas à notre horizon sa silhouette lointaine.

À mi-chemin de Faaa, nous vîmes briller un feu dans un bois de cocotiers. Taïmaha me prit par la main, et m’emmena sous bois dans cette direction, par un sentier connu d’elle.

Quand nous eûmes marché quelques minutes dans l’obscurité, sous la voûte des grandes palmes mouillées de pluie, nous trouvâmes un abri de chaume, où deux vieilles femmes étaient accroupies devant un feu de branches. Sur quelques mots inintelligibles prononcés par Taïmaha, les deux vieilles se dressèrent sur leurs pieds pour me mieux regarder, et Taïmaha elle-même, approchant de mon visage un brandon enflammé, se mit à m’examiner avec une extrême attention. C’était la première fois que nous nous y voyions tous deux en pleine lumière.

Quand elle eut terminé son examen, elle sourit tristement. Sans doute elle avait retrouvé en moi les traits déjà connus de Rouéri ; — les ressemblances des frères sont frappantes pour les étrangers, — même lorsqu’elles sont vagues et incomplètes.

Moi, j’avais admiré ses grands yeux, son beau profil régulier, et ses dents brillantes, rendues plus blanches encore par la nuance de cuivre de son teint…

Nous continuâmes notre route en silence, et bientôt nous aperçûmes les cases d’un district, mêlées aux masses noires des arbres.

— « Tera Faaa ! » (voici Faaa), dit-elle avec un sourire…


Taïmaha me conduisit à la porte d’une case en bourao, enfouie sous des arbres à pain, des manguiers et des tamaris.

Tout le monde semblait profondément endormi à l’intérieur, et, à travers les claies de la muraille, elle appela doucement pour se faire ouvrir.

Une lampe s’alluma, et un vieillard au torse nu apparut sur la porte en nous faisant signe d’entrer.

La case était grande ; c’était une sorte de dortoir sombre où étaient couchés des vieillards. La lampe indigène, à huile de cocotier, ne jetait qu’un filet de lumière dans ce logis, et dessinait à peine toutes ces formes humaines sur lesquelles passait le vent de la mer.

Taïmaha se dirigea vers un lit de nattes, où elle prit un enfant qu’elle m’apporta…

— « … Mais non ! dit-elle, quand elle fut près de la lampe… je me trompe, ce n’est pas lui !… »

Elle le reposa sur sa couchette, et elle se mit à examiner d’autres lits où elle ne trouva point l’enfant qu’elle cherchait. Elle promenait au bout d’une longue tige sa lampe fumeuse, et n’éclairait que des vieilles femmes peau-rouges immobiles et rigides, roulées dans des pareo d’un bleu sombre à grandes raies blanches ; on les eût prises pour des momies, roulées dans des draps mortuaires…

Un éclair d’inquiétude passa dans les grands yeux veloutés de Taïmaha :

— « Vieille Huahara, dit-elle, où donc est mon fils Atario… ? »

La vieille Huahara se souleva sur son coude décharné, et fixa sur nous son regard effaré par le réveil :

— « Ton fils n’est plus avec nous, Taïmaha, dit-elle ; il a été adopté par ma sœur Tiatiara-honui (araignée), qui habite à cinq cents pas d’ici, au bout du bois de cocotiers… »

XLII

Nous traversâmes encore ce bois, dans la nuit noire.

À la case de Tiatiara-honui, même scène, même cérémonie de réveil, semblable à une évocation de fantômes.

On éveilla un enfant qu’on m’apporta. Le pauvre petit tombait de sommeil ; il était nu. Je pris sa tête dans mes mains et l’approchai de la lampe que tenait la vieille Araignée, sœur de Huahara. L’enfant, ébloui, fermait les yeux.

— « Oui ! celui-ci est bien Atario, dit de loin Taïmaha qui était restée à la porte.

— « C’est le fils de mon frère ?… » lui demandai-je d’une façon qui dut la remuer jusqu’au fond du cœur.

— « Oui, dit-elle, comme comprenant que la réponse était solennelle, oui, c’est le fils de ton frère Rouéri !… ».

La vieille Tiatiara-honui apporta une robe rose pour l’habiller, mais l’enfant s’était rendormi entre mes mains ; je l’embrassai doucement et le recouchai sur sa natte, Puis je fis signe à Taïmaha de me suivre, et nous reprîmes le chemin de Papeete.

Tout cela s’était passé comme dans un rêve. J’avais à peine pris le temps de le regarder, et cependant ses traits d’enfant s’étaient gravés dans ma mémoire, de même que, la nuit, une image très vive qu’on a perçue un instant, persiste et reparaît encore, après qu’on a fermé les yeux.


J’étais singulièrement troublé, et mes idées étaient bouleversées ; j’avais perdu toute conscience du temps et de l’heure qu’il pouvait bien être. Je tremblais de voir se lever le jour, et d’arriver juste à temps pour le départ du Rendeer sans pouvoir retourner dans ma chère petite case, ni même embrasser Rarahu que peut-être je ne reverrais plus…

XLIII

Quand nous fûmes dehors, Taïmaha me demanda :

— « Tu reviendras demain ? »

— « Non, dis-je, je pars de grand matin pour la terre de Californie. »

Un moment après, elle demanda avec timidité :

— « Rouéri t’avait parlé de Taïmaha ? »

Peu à peu Taïmaha s’animait en parlant ; peu à peu son cœur semblait s’éveiller d’un long sommeil. — Elle n’était plus la même créature, insouciante et silencieuse : elle me questionnait d’une voix émue, sur celui qu’elle appelait Rouéri, et m’apparaissait enfin telle que je l’avais désirée, conservant avec un grand amour et une tristesse profonde le souvenir de mon frère…

Elle avait retenu sur ma famille et mon pays de minutieux détails que Rouéri lui avait appris ; elle savait encore jusqu’au nom d’enfant qu’on me donnait jadis dans mon foyer chéri ; elle me le redit en souriant, et me rappela en même temps une histoire oubliée de ma petite enfance. Je ne puis décrire l’effet que me produisirent ce nom et ces souvenirs, conservés dans la mémoire de cette femme, et répétés là par elle, en langue polynésienne…

Le ciel s’était dégagé ; nous revenions par une nuit magnifique, et les paysages tahitiens, éclairés par la lune, au cœur de la nuit, dans le grand silence de deux heures du matin, avaient un charme plein d’enchantement et de mystère.


Je reconduisis Taïmaha jusqu’à la porte de la case qu’elle habitait à Papeete. — Sa résidence habituelle était la case de sa vieille mère Hapoto, au district de Téaroa, dans l’île de Moorea.

En la quittant, je lui parlai de l’époque probable de mon retour, et voulus lui faire promettre de se trouver alors à Papeete, avec ses deux fils. — Taïmaha promit par serment, mais, au nom de ses enfants, elle était redevenue sombre et bizarre ; ses dernières réponses étaient incohérentes ou moqueuses, son cœur s’était refermé ; en lui disant adieu, je la vis telle que je devais la retrouver plus tard, incompréhensible et sauvage…

XLIV

Il était environ trois heures quand je rejoignis l’avenue tranquille où Rarahu m’attendait ; on sentait déjà dans l’air la fraîcheur humide du matin. — Rarahu, qui était restée assise dans l’obscurité, jeta ses bras autour de moi quand j’entrai.

Je lui contai cette nuit étrange, en la priant de garder pour elle ces confidences, pour que cette histoire depuis longtemps oubliée ne redevînt pas la fable des femmes de Papeete.

C’était notre dernière nuit… et les incertitudes du retour, et les distances énormes qui allaient nous séparer, jetaient sur toutes choses un voile d’indicible tristesse… À cet instant des adieux. Rarahu se montrait sous un jour suave et délicieux ; elle était bien la petite épouse de Loti ; elle était doucement touchante dans ses transports d’amour et de larmes. Tout ce que l’affection pure et désolée, la tendresse infinie, peuvent inspirer au cœur d’une petite fille passionnée de quinze ans, elle le disait dans sa langue maorie, avec des expressions sauvages et des images étranges.

XLV

Les premières lueurs indécises des jours vinrent m’éveiller après quelques moments de sommeil.

Dans cette confusion, dans cette angoisse inexpliquée, qui est particulière au réveil, je retrouvai mêlées ces idées : le départ, quitter l’île délicieuse, abandonner pour toujours ma case sous les grands arbres, et ma pauvre petite amie sauvage, et puis, Taïmaha et ses fils, — ces nouveaux personnages à peine entrevus la nuit, et qui venaient encore, à la dernière heure, m’attacher à ce pays par des liens nouveaux…

La triste lueur blanche du matin filtrait par mes fenêtres ouvertes… Je contemplai un instant Rarahu endormie, et puis je l’éveillai en l’embrassant :

— « … Ah ! oui, Loti, dit-elle… c’est le jour, tu me réveilles, et il faut partir. »

Rarahu fit sa toilette en pleurant ; elle passa sa plus belle tunique ; elle mit sur sa tête sa couronne fanée et son tiaré de la veille, en faisant le serment que jusqu’à mon retour elle n’en aurait pas d’autres.

J’entr’ouvris la porte du jardin ; je jetai un coup d’œil d’adieu à nos arbres, à nos fouillis de plantes ; j’arrachai une branche de mimosas, une bouillée de pervenches roses, — et le chat nous suivit en miaulant, comme jadis il nous suivait au ruisseau d’Apiré……

Au petit jour, ma petite épouse sauvage et moi, en nous donnant la main, nous descendîmes tristement à la plage, pour la dernière fois.


Là, il y avait déjà assistance nombreuse et silencieuse ; toutes les filles de la reine, toutes les jeunes femmes de Papeete, auxquelles le Rendeer enlevait des amis ou des amants, étaient assises à terre ; quelques-unes pleuraient ; les autres, immobiles, nous regardaient venir.

Rarahu s’assit au milieu d’elles sans verser une larme, — et le dernier canot du Rendeer m’emporta à bord……


Vers huit heures, le Rendeer leva l’ancre au son du fifre.

Alors je vis Taïmaha, qui, elle aussi, descendait à la plage pour me voir partir, comme, douze ans auparavant, elle était venue, à dix-sept ans, voir partir Rouéri qui ne revint plus.

Elle aperçut Rarahu et s’assit près d’elle.

C’était une belle matinée d’Océanie, tiède et tranquille ; il n’y avait pas un souffle dans l’atmosphère ; cependant des nuages lourds s’amoncelaient tout en haut dans les montagnes ; ils formaient un grand dôme d’obscurité, au-dessous duquel le soleil du matin éclairait en plein la plage d’Océanie, les cocotiers verts et les jeunes femmes en robes blanches.

L’heure du départ apportait son charme de tristesse à ce grand tableau qui allait disparaître.

XLVI

Quand le groupe des Tahitiennes ne fut plus qu’une masse confuse, la case abandonnée de mon frère Rouéri fut encore longtemps visible au bord de la mer, et mes yeux restèrent fixés sur ce point perdu dans les arbres.

Les nuages qui couvraient les montagnes descendaient rapidement sur Tahiti ; ils s’abaissèrent comme un rideau immense, sous lequel l’île entière fut bientôt enveloppée. — La pointe aiguë du morne de Fataoua parut encore dans une déchirure du ciel, et puis tout se perdit dans les épaisses masses sombres ; un grand vent alisé se leva sur la mer, qui devint verte et houleuse, et la pluie d’orage commença à tomber.

Alors je descendis tout au fond du Rendeer, dans ma cabine obscure ; je me jetai sur ma couchette de marin, en me couvrant du pareo bleu, déchiré par les épines des bois, que Rarahu portait autrefois pour vêtement dans son district d’Apiré… Et tout le jour je restai là étendu, à ce bruit monotone d’un navire qui roule et qui marche, à ce bruit triste des lames qui venaient l’une après l’autre battre la muraille sourde du Rendeer… Tout le jour, plongé dans cette sorte de méditation triste, qui n’est ni la veille ni le sommeil, et où venaient se confondre des tableaux d’Océanie, et des souvenirs lointains de mon enfance.

Dans le demi-jour verdâtre qui filtrait de la mer, à travers la lentille épaisse de mon sabord, se dessinaient les objets singuliers épars dans ma chambre, — les coiffures de chefs océaniens, les images embryonnaires du dieu des maoris, les idoles grimaçantes, les branches de palmiers, les branches de corail, les branches quelconques arrachées à la dernière heure aux arbres de notre jardin, des couronnes flétries et encore embaumées, de Rarahu ou d’Ariitéa, — et le dernier bouquet de pervenches roses, coupé à la porte de notre demeure.

XLVII

Un peu après le coucher du soleil, je devais prendre le quart, et je montai sur la passerelle. Le grand air vif, la brise qui me fouettait le visage, me ramenèrent aux notions précises de la vie réelle, au sentiment complet du départ.

Celui que je remplaçais pour le service de nuit, c’était John B…, mon cher frère John, dont l’affection douce et profonde était depuis longtemps mon grand recours dans les douleurs de la vie.

« Deux terres en vue, Harry, me dit John, en me rendant le quart ; elles sont là-bas derrière nous ; je n’ai pas besoin de te les nommer, tu les connais. »

Deux silhouettes lointaines, deux nuages à peine visibles à l’horizon : l’île de Tahiti, et l’île de Moorea……


John resta près de moi jusqu’à une heure avancée de la nuit ; je lui contai ma soirée de la veille, il savait seulement que j’avais fait la nuit une longue course, que je lui cachais quelque chose de triste et d’inattendu. J’avais perdu l’habitude des larmes, mais depuis la veille j’avais besoin de pleurer ; dans l’obscurité du banc de quart, personne ne le vit que mon frère John ; auprès de lui je pleurai là comme un enfant.

La mer était grosse, et le vent nous poussait rudement dans la nuit noire. C’était comme un réveil, un retour au dur métier des marins, après une année d’un rêve énervant et délicieux, dans l’île la plus voluptueuse de la terre……


… Deux silhouettes lointaines, deux nuages à peine visibles à l’horizon : l’île de Tahiti et l’île de Moorea……

L’île de Tahiti, où Rarahu veille à cette heure en pleurant dans ma case déserte, — dans ma chère petite case que battent la pluie et le vent de la nuit, — et l’île de Moorea qu’habite Taamari, l’enfant qui a « le front et les yeux de mon frère… »

Cet enfant qui est le fils aîné de la famille, qui ressemble à mon frère Georges, quelle chose étrange ! c’est un petit sauvage, il s’appelle Taamari ; le foyer de la patrie lui sera toujours inconnu, et ma vieille mère ne le verra jamais. Pourtant cette pensée me cause une tristesse douce, presque une impression consolante. Au moins, tout ce qui était Georges n’est pas fini, n’est pas mort avec lui……

Moi aussi, qui serai bientôt peut-être fauché par la mort dans quelque pays lointain, jeté dans le néant ou l’éternité, moi aussi, j’aimerais revivre à Tahiti, revivre dans un enfant qui serait encore moi-même, qui serait mon sang mêlé à celui de Rarahu ; je trouverais une joie étrange dans l’existence de ce lien suprême et mystérieux entre elle et moi, dans l’existence d’un enfant maori, qui serait nous deux fondus dans une même créature…

Je ne croyais pas tant l’aimer, la pauvre petite. Je lui suis attaché d’une manière irrésistible et pour toujours ; c’est maintenant surtout que j’en ai conscience. Mon Dieu, que j’aimais ce pays d’Océanie ! J’ai deux patries maintenant, bien éloignées l’une de l’autre, il est vrai ; — mais je reviendrai dans celle-ci que je viens de quitter, et peut-être y finirai-je ma vie……