ACTE TROISIÈME.

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Scène PREMIÈRE.

Madame DE BRIENNE, sortant de l’appartement à gauche, puis OLIVIER, entrant par la porte du fond.
MADAME DE BRIENNE, tenant à la main une carte de visite.

Serait-il déjà parti ? Comment, Olivier, c’est vous qui me faites une visite de cérémonie, une visite par carte ?

OLIVIER.

Pardon, madame, je savais bien que vous y étiez, car je sors de chez madame Dorbeval, qui a eu la bonté de m’engager à dîner. Mais de crainte de vous déranger, j’aimais mieux attendre à ce soir.

MADAME DE BRIENNE.

Un ami est-il jamais importun ?

OLIVIER.

Non, sans doute. Mais vous donner à peine le temps d’arriver, se présenter ainsi à l’improviste….

MADAME DE BRIENNE.

Nullement, je vous attendais. (Souriant et d’un air de reproche.) Je trouve même que vous venez bien tard.

OLIVIER.

À ce mot là seul je vous reconnais, vous êtes toujours la même. Non, non, je me trompe, vous êtes bien mieux encore, et je sens renaître ma confiance ; car vous ne vous douteriez pas qu’en venant ici le cœur me battait, et qu’arrivé à votre porte je désirais presque que vous fussiez sortie.

MADAME DE BRIENNE, vivement.

Et pourquoi ?

OLIVIER.

La crainte que vous ne fussiez changée pour nous… trois années d’absence, c’est terrible ! et puis (Hésitant) ma visite n’était pas tout-à-fait désintéressée, j’avais quelque chose à vous demander.

MADAME DE BRIENNE.

Je pourrais vous être utile ! ah ! combien je vous remercie ! je ne croyais pas qu’un pareil plaisir me fût réservé ; car déjà j’ai entendu parler de vos succès.

OLIVIER.

Il serait vrai !….

MADAME DE BRIENNE.

En arrivant ici, votre nom est le premier qui ait frappé mon oreille ; et jugez de mon bonheur, moi, une étrangère ! j’étais toute fière de connaître un homme célèbre, je me suis hâtée de le dire, car votre gloire appartient à vos amis, et il est naturel qu’ils s’en vantent.

OLIVIER.

Ah ! s’il est vrai que j’aie quelques talens, si quelques succès ont couronné mes efforts, vous savez à qui je les dois. Orphelin et sans ressources, je serais mort de misère et de faim, ou, traînant une pénible existence, je serais maintenant un artisan, un soldat ignoré, si monsieur de Brienne n’avait daigné me recueillir et me protéger. Ah ! que n’a-t-il pu jouir de ses bienfaits ! que n’a-t-il été le témoin de mes premiers triomphes ! Vous veniez de quitter notre patrie, et je me rappelle encore ce jour solennel, cet asile des arts, où siégeaient tous les talens dont s’honore la France, où la récompense du mérite est décernée par le mérite lui-même. Hélas ! dans cette nombreuse et brillante assemblée je cherchais monsieur de Brienne, je vous cherchais, madame, et quand mon nom fut proclamé, quand ce prix de peinture, ce premier prix me fut accordé, nul regard ne cherchait les miens pour me féliciter ; nulle sœur, nulle amie n’était là pour partager mon triomphe ou comprendre mon bonheur. Comme étranger, comme abandonné au milieu de la foule, je rentrai chez moi la mort dans l’âme, et triste de ma joie solitaire, je cachai en pleurant cette couronne que je venais d’obtenir, et que je réservais à mon bienfaiteur. Ah ! je ne croyais pas alors devoir la déposer sur sa tombe. Mais pardon de renouveler vos douleurs, de vous rappeler de pareils souvenirs !

MADAME DE BRIENNE.

Ah ! ne le craignez pas ; mon cœur se les retrace souvent. Mais en me parlant de monsieur de Brienne et des services qu’il vous rendit, je vous reprocherai d’oublier celui que vous attendez de moi.

OLIVIER.

Oui ! madame, oui, vous avez raison ; mais c’est qu’au moment de vous en parler, cela devient plus difficile que jamais, et j’aimerais mieux remettre cette conversation à un autre instant.

MADAME DE BRIENNE.

Comme vous voudrez, si rien ne presse.

OLIVIER.

Au contraire, madame, c’est très-pressé ; car le sujet dont je voulais vous entretenir, à coup sûr bien d’autres vous en parleront ; et d’être le premier en date, c’est toujours un titre… pour moi, surtout, qui n’en ai pas d’autre.

MADAME DE BRIENNE.

Mon ami, je ne vous comprends pas.

OLIVIER.

Je le crois bien, car je ne suis pas bien sûr de me comprendre moi-même. Aussi, promettez-moi de l’indulgence.

MADAME DE BRIENNE.

Eh ! mon dieu ! vous tremblez !

OLIVIER.

C’est vrai ; et si je m’en souviens bien, tel fut le premier effet que produisit sur moi votre présence. Vous rappelez-vous ce jour où, quelque temps après son mariage, monsieur de Brienne nous présenta à sa jeune compagne. Jusque-là, étranger au monde et à ses usages, j’avais fui la société des femmes ; mon caractère âpre et sauvage ne pouvait s’accommoder de ces soins empressés et futiles que je croyais indispensables pour leur plaire, et d’avance votre aspect m’effrayait. Quel fut mon étonnement de trouver en vous la simplicité unie à la franchise, ce charme inconnu qui inspire et promet l’amitié. Aussi, quand vous réclamiez pour vous celle que je portais à monsieur de Brienne, vous la possédiez déjà ainsi que lui. Ah ! bien mieux encore ! Ses vertus commandaient ma confiance ; votre vue seule attirait la mienne. Mes idées, mes projets, je les lui disais parfois : à vous, jamais ; vous les saviez avant moi, vous les aviez devinés. Je pouvais causer avec lui, je pensais avec vous. Et si vous vous rappelez quelles sombres idées flétrissaient alors mon âme, honteux de ma misère et de ma naissance, je croyais que le monde devait à jamais me repousser de son sein ; c’est vous qui m’avez rendu le courage et la fierté ; c’est vous qui m’avez dit : « Tous les chemins aujourd’hui sont ouverts aux talens ; l’estime publique qui les honore, qui les ennoblit, regarde où ils sont arrivés, et ne s’informe pas d’où ils sont partis. » Vous m’avez montré alors l’honneur, la fortune, la gloire qui m’attendaient. Ah ! si vous saviez en vous écoutant quelle noble ardeur embrasait mon âme, quel feu divin circulait dans tout mon être ! Impatient de l’avenir, ces succès, ces honneurs, ces palmes que vous me promettiez, je les rêvais d’avance, non pour un monde qui m’était indifférent, mais pour les apporter à vos pieds, pour les offrir à celle que j’adorais !

MADAME DE BRIENNE.

Ô ciel !

OLIVIER.

Oui, voilà mon secret, voilà ma vie.

MADAME DE BRIENNE.

Olivier !….

OLIVIER.

Ah ! ne me répondez pas encore ; ne me condamnez pas au silence, laissez-moi un instant de bonheur ; laissez-moi vous parler d’un amour que votre vue seule a fait naître. Depuis ce jour fatal, dévorant mes chagrins, vous savez si la femme de mon bienfaiteur me fut sacrée ! Commandant à ma bouche, à mes regards, l’instant où vous auriez soupçonné mon amour aurait été le dernier de ma vie ; mais quels tourmens, quel supplice continuel ! quelle contrainte affreuse ! À votre départ au moins je fus libre… d’être malheureux ! Je pouvais sans crainte m’occuper de vous ; vous étiez sans cesse présente à mes yeux, et dans ce jour encore, je vous dois le plus doux des triomphes. À mon dernier ouvrage, je rêvais une beauté noble et touchante, une grâce enchanteresse, idéale ; je croyais créer, je copiais ! Vos traits venaient d’eux-mêmes se placer sous mes pinceaux, et tout à l’heure au salon, j’ai vu la foule arrêtée devant mon tableau : Quelle tête admirable ! disaient-ils, que c’est beau ! que c’est sublime Et moi je disais : Ah ! que c’est ressemblant ! De riches étrangers m’entouraient, m’en offraient des trésors : leur vendre mon tableau, mon bien, mon bonheur ! Dussent-ils le couvrir d’or, jamais ! Mais du moins mes rêves sont réalisés ; ce peu de gloire et d’honneur que je désirais, je l’ai obtenu, et je viens vous l’offrir. (Avec passion.) Mon guide, mon appui, mon ange tutélaire, seul arbitre de ma vie, prononcez maintenant !

MADAME DE BRIENNE.

Olivier ! ce n’est pas avec un cœur tel que le vôtre que je puis feindre plus long-temps. Je vous dois ma confiance, toute mon amitié, et je vous crois même assez généreux pour me pardonner le chagrin que je vais vous faire.

OLIVIER.

Ô ciel !

MADAME DE BRIENNE.

Ah ! j’en souffre autant que vous, car je vous plains, mon ami, je vous aime autant qu’une amie peut aimer ; ce n’est pas ma faute si je ne puis vous donner davantage !

OLIVIER.

Que dites-vous ?

MADAME DE BRIENNE.

Que ce cœur qui vous estime et vous admire… d’aujourd’hui, je vous le jure, serait à vous si déjà il n’était a un autre.

OLIVIER.

Que viens-je d’entendre ? un rival ? et quel est-il ? quel est son nom ? qu’a-t-il fait pour mériter un si grand bonheur ?

MADAME DE BRIENNE.

Au nom du ciel ! calmez-vous.

OLIVIER.

Qu’il en soit plus digne que moi, je le veux ! mais ce bien qu’il m’enlève, il ne l’achètera du moins qu’au prix, de son sang ou du mien !

MADAME DE BRIENNE.

Qu’allez-vous faire ? c’est le compagnon, l’ami de votre enfance… C’est Poligni.

OLIVIER.

Grand Dieu ! mon malheur me vient donc de tous ceux que j’aime ! Vous m’avez porté le coup de la mort, mais vous n’entendrez de moi ni plaintes, ni reproches : Adieu madame.

MADAME DE BRIENNE.

Olivier, vous me quittez ?

OLIVIER revient, s’approche d’elle, et après un moment de silence, lui dit douloureusement.

Vous l’aimez donc ?

MADAME DE BRIENNE.

Hélas oui !

OLIVIER.

Et beaucoup !

MADAME DE BRIENNE.

Plus que je ne peux dire, puisqu’un tel sentiment a pu résister à tant d’amour ; mais je l’aimais avant de vous connaître. Comme vous nous fûmes bien à plaindre, comme vous nous avons souffert. Vous saurez tout ; je ne veux plus avoir de secret pour vous. Mais, mon ami, mon meilleur ami, dites que vous ne m’en voulez pas, ou je serai bien malheureuse !

OLIVIER.

Vous, malheureuse ! jamais ! Moi, c’est différent : c’est mon sort ; grâce à vous je suis habitué à souffrir. J’y suis fait ; cela ne me coûtera rien.

MADAME DE BRIENNE.

N’est-il donc plus de bonheur pour vous ? Quelle femme ne serait glorieuse de partager votre sort ?

OLIVIER.

Non, ce serait la tromper ; car je ne puis aimer que vous, jamais nulle autre que vous. Mais ne craignez rien : je m’éloignerai, je me tairai comme autrefois.

MADAME DE BRIENNE.

Ne vous verrai-je donc plus ?

OLIVIER.

Qu’avez-vous besoin de moi ? vous êtes heureuse. Mais si jamais les chagrins pouvaient vous atteindre, alors je reviendrai. Jusque-là adieu !

(Il sort par le fond.)

Scène II.

Madame DE BRIENNE, seule.

Ah ! que je le plains ! car celui-ci aimait réellement.


Scène III.

Madame DE BRIENNE, Madame DORBEVAL,
arrivant vivement du grand salon.
MADAME DE BRIENNE.

Eh mais ! c’est Élise !

MADAME DORBEVAL, fort agitée.

Ah ! te voilà ! je te cherchais… Viens à mon aide, viens à mon secours !

MADAME DE BRIENNE.

Qu’as-tu donc ?

MADAME DORBEVAL.

J’ai besoin de ton appui, de tes conseils, ou c’est fait de moi. Tout à l’heure Cécile, ma femme de chambre, vient de me donner cette lettre.

MADAME DE BRIENNE.

Et de qui ?

MADAME DORBEVAL.

Ne le devines-tu pas, au trouble où je suis ?

MADAME DE BRIENNE.

De monsieur de Nangis ?

MADAME DORBEVAL.

Oui, il est au désespoir, il veut mourir.

MADAME DE BRIENNE.

Calme-toi. Il me semble qu’il te doit être indifférent !

MADAME DORBEVAL.

Et s’il ne l’était pas ?

MADAME DE BRIENNE.

Que dis-tu, malheureuse !

MADAME DORBEVAL.

Ah ! ne me trahis pas ! (À voix basse et regardant autour d’elle.) Eh bien ! oui ; j’ai voulu le fuir, je l’ai banni de ma présence ; je peux tout supporter, hormis sa douleur et son désespoir. Tiens, lis toi-même.

MADAME DE BRIENNE, prenant la lettre et lisant.

« La plus aimée, la plus adorée des femmes. » (S’interrompant.) Ah ! je n’ai pas besoin d’achever, je comprends tes tourmens, car je les ai éprouvés.

MADAME DORBEVAL.

Ah ! que tu devais souffrir !

MADAME DE BRIENNE, lui prenant la main, et la regardant un instant en silence.

Oui, tu es bien malheureuse, je le vois, mais tu le serais bien plus encore, si tu étais coupable. Le malheur réel, c’est l’oubli de ses devoirs… Me préserve le ciel de m’ériger ici en moraliste, moi, ton amie, moi, qui suis femme et faible comme toi ; d’autres s’armeront des maximes les plus sévères ; je te parle, moi, de ton intérêt, de ton repos, de ton bonheur.

MADAME DORBEVAL.

Mais ce sacrifice que tu me demandes, ce n’est pas moi seule qui dois en souffrir. Lis seulement les dernières lignes, elles te concernent.

MADAME DE BRIENNE.

Oui, ici, au bas de la quatrième page. (Lisant.) « J’apprends l’arrivée de madame de Brienne, de cette amie qui vous est si chère ; je sais dans ce moment les moyens de lui être utile ; mais pour cela il faut que je vous parie à vous seule. Il y va de son sort, de sa fortune. »

MADAME DORBEVAL.

Eh bien ?

MADAME DE BRIENNE, souriant.

Si j’avais pu hésiter, voilà qui me déciderait sur-le-champ.

MADAME DORBEVAL.

Que dis-lu ?

MADAME DE BRIENNE.

Écoute-moi, Elise ; je connais monsieur de Nangis.

MADAME DORBEVAL.

Toi ?

MADAME DE BRIENNE.

Fort peu, il est vrai. Lors de la dernière ambassade, il vint à Saint-Pétersbourg, et je le rencontrai souvent dans le monde, où il obtenait des succès nombreux ; car on le dit fort aimable, fort séduisant, et surtout n’aimant jamais qu’avec passion.

MADAME DORBEVAL.

Monsieur de Nangis !

MADAME DE BRIENNE.

C’est son système, et le meilleur pour réussir. Cet amant que vous apercevez à peine dans le monde n’a que le temps d’être aimable et de séduire ; il ne se montre jamais que sous son beau côté ; tandis que les maris que nous voyons toute la journée se montrent franchement tels qu’ils sont, distraits, ennuyés, de mauvaise humeur ; ils ne dissimulent rien. Juge alors ce qu’ils gagnent à la comparaison ! mais ces rivaux qu’on leur préfère, ces rivaux si passionnés, n’ont pas plus tôt usurpé les droits du mari, qu’ils en prennent les manières ; tant qu’on refuse de les écouter, ils sont furieux, désespérés, (Montrant la lettre qu’elle tient.) ils écrivent quatre pages, ils sont prêts à mourir ! Ils meurent, ma chère ! Plus tard, calmes, tranquilles, indifférens, ils ne savent plus écrire, et se portent à merveille. Tous les hommes en sont là, et monsieur de Nangis sera comme eux.

MADAME DORBEVAL.

Tu pourrais supposer….

MADAME DE BRIENNE.

Je veux croire qu’il est de bonne foi ; mais en t’aimant, il ne songe qu’à lui et aux intérêts de son amour ; peu lui importe ton bonheur ou ta réputation ! Cette lettre qu’il t’envoie ainsi ne pouvait-elle pas t’exposer ?

MADAME DORBEVAL.

Non : point d’adresse ni de signature.

MADAME DE BRIENNE.

Mais Cécile, à qui il s’est confié, possède son secret, peut-être le tien : un pas de plus, et tu es compromise aux yeux du monde, tu exposes un bien qui ne t’appartient pas. Tu as des enfans, une fille, et ta réputation est la dot de ta fille.

MADAME DORBEVAL.

Grand Dieu ! (Froidement et revenant à elle.) Que me demandes-tu ? que veux-tu que je fasse ?

MADAME DE BRIENNE.

Que tu n’accordes point ce rendez-vous ; que tu renonces à monsieur de Nangis. Voilà ce qu’il faut lui écrire.

MADAME DORBEVAL.

Ô ciel ! une pareille réponse !

(Dans ce moment entre Dorbeval par la porte du fond.)
MADAME DE BRIENNE.

Ici même et à l’instant. Tiens, voici sa lettre.

MADAME DORBEVAL.

Tu le veux ; mais comment faire, mais que lui dire ? Ah ! que j’aurais besoin de conseils !


Scène IV.

Les précédens, DORBEVAL.
DORBEVAL, entrant vivement.

Un conseil, madame, me voilà ! je suis à vos ordres !

MADAME DORBEVAL.

Dieu ! mon mari !

DORBEVAL.

Eh mais ! qu’avez-vous donc toutes deux ? et d’où vient cet effroi ? cette lettre en serait-elle cause ?

(Il prend la lettre que sa femme tient encore à la main.)
MADAME DORBEVAL, doucement.

Monsieur… de grâce !

DORBEVAL.

Non pas ! c’est dans les affaires importantes que vous devez me consulter.

MADAME DORBEVAL, à part.

Oh ! mon Dieu ! elle avait raison : le châtiment ne s’est pas fait attendre !

DORBEVAL, qui a déployé la lettre.

Voyons un peu… (Lisant.) « La plus aimée, la plus adorée des femmes… »

MADAME DORBEVAL.

Monsieur, n’achevez pas !

DORBEVAL.

Et pourquoi donc, madame ? (Lisant.) « Depuis trop long-temps je suis séparé de vous ! je ne puis vivre ainsi….. »

MADAME DE BRIENNE, s’élançant vers lui.

Arrêtez, et n’allez pas plus loin, monsieur : ce billet est pour moi.

MADAME DORBEVAL.

Ô ciel !

MADAME DE BRIENNE.

Vous avez mon secret, (Montrant madame Dorbeval) un secret que l’amitié seule devait connaître, mais je vous crois trop discret et trop galant homme….

DORBEVAL, reployant la lettre et la lui tendant.

Pardon, pardon, madame.

MADAME DE BRIENNE, hésitant.

Cette lettre est de quelqu’un qui m’est fort indifférent, et à qui, certainement, je n’accorde aucune préférence.

DORBEVAL.

Je n’en doute pas.

MADAME DE BRIENNE.

Je ne pouvais l’empêcher de m’écrire ; mais je puis au moins me dispenser de lui répondre ; et quand vous êtes entré, je priais votre femme, qui est mon amie, qui possède tous mes secrets, je la priais de vouloir bien se charger de ce soin. (Passant près de madame Dorbeval.) Oui, chère Elise, je t’en supplie : rends-moi ce service, ôte-lui tout espoir ; tu vois déjà les craintes, les inquiétudes que je prévoyais. On peut se trouver compromise

DORBEVAL, d’un ton de reproche.

Ah ! madame !

MADAME DE BRIENNE.

Pas aujourd’hui, mais une autre fois, peut-être, je pourrais ne pas si bien rencontrer ou n’être pas aussi heureuse. (À madame Dorbeval.) Qu’il n’en soit plus question ! Je compte sur toi. (Lui serrant la main.) Je te recommande le repos et le bonheur d’une amie.

(Elle salue Dorbeval et sort par la porte à droite.)

Scène V.

DORBEVAL, Madame DORBEVAL.
DORBEVAL, riant.

L’aventure est impayable, et je n’en reviens pas ; ni toi non plus, car tu en es encore toute surprise. Mon amie, maintenant que nous sommes seuls, dis-moi donc la fin de la lettre.

MADAME DORBEVAL, vivement.

Y pensez-vous ?

DORBEVAL.

Puisque je suis du secret, il n’y a pas de danger ; c’est pour voir seulement si j’ai rencontré juste : rien qu’à l’écriture j’ai cru deviner….

MADAME DORBEVAL, avec trouble.

Quoi donc ?

DORBEVAL.

Ce n’était pas bien difficile : un instant auparavant je venais de recevoir un petit mot de monsieur de Nangis….

MADAME DORBEVAL.

Ô ciel !

DORBEVAL.

Qui, désolé de ne pas dîner avec nous, m’annonçait qu’il viendrait passer la soirée. Et moi qui lui savais gré de son empressement ! moi qui croyais qu’il venait pour moi ! Comme quelquefois nous sommes dupes ! Et cette madame de Brienne, une femme aussi exemplaire, aussi prude !

MADAME DORBEVAL.

Monsieur, je la défendrai ; apprenez que c’est la vertu même.

DORBEVAL.

Je le veux bien ; mais une vertu qui reçoit de pareilles lettres est une vertu qui déjà prête beaucoup aux commentaires ; car enfin, chère amie, je l’ai lue : « la plus aimée, la plus adorée des femmes !… » et ce qu’il y a surtout d’admirable, c’est ta vertueuse amie, qui à peine arrivée d’aujourd’hui… Où diable se sont-ils vus ?… Eh parbleu ! m’y voilà : il a suivi le maréchal dans son ambassade en Russie, il y est resté six mois ; c’est là qu’ils se seront rencontrés. Deux Français, deux compatriotes ?

À tous les cœurs bien nés..
MADAME DORBEVAL.

Quoi ! monsieur, vous pourriez supposer ?….

DORBEVAL.

Moi, je ne suppose rien ; je l’ai lu. D’ailleurs, si je me trompe, dis-lui de nous montrer cette lettre.

MADAME DORBEVAL.

Non, monsieur ; mais pour vous prouver l’injustice de vos soupçons, je vais, comme elle m’en a priée, répondre en son nom et le bannir à jamais.

DORBEVAL.

À la bonne heure. Veux-tu que nous composions cette lettre ensemble ?

MADAME DORBEVAL, avec émotion.

Ensemble… volontiers. (Elle se met a la table et écrit.)

DORBEVAL, par-dessus l’épaule de sa femme.

« L’honneur vous fait un devoir d’oublier celle que vous aimez… » Je mettrais là un point d’admiration. « Si son repos, si son bonheur vous sont chers, elle vous supplie de ne plus paraître à ses yeux, ni ce soir, ni jamais. » Voilà ce que je craignais, une lettre qui n’a pas le sens commun, et qui va le désespérer.

MADAME DORBEVAL, vivement.

Vous croyez… (Froidement.) Cependant je n’y changerai rien, et je vais envoyer….

DORBEVAL, la lui prenant des mains.

Y pensez-vous ? Je vous en épargnerai la peine. (Appelant.) Dubois, cette lettre à l’instant chez monsieur de Nangis, dont l’hôtel est voisin du nôtre.

DUBOIS.

Oui, monsieur. Mais monsieur de Poligni est là qui vous demande. Il est déjà venu s’informer deux fois si monsieur était de retour.

DORBEVAL.

C’est juste : qu’il entre. (À sa femme.) Eh bien ! vous nous quittez ?

MADAME DORBEVAL.

Oui, oui ; nous avons à sortir ce matin avec madame de Brienne.

DORBEVAL.

C’est différent.

MADAME DORBEVAL, suivant des yeux la lettre que tient Dubois.

Allons, j’ai fait mon devoir.

(Elle sort par la porte à droite, et en même temps Poligni entre par le fond, précédé par Dubois qui l’introduit et se retire.)

Scène VI.

DORBEVAL, POLIGNI, entrant du fond.
DORBEVAL.

Eh bien ! mon cher ami, eh bien ! monsieur l’agent de change, que devenez-vous donc ? Je ne t’ai pas vu depuis ta nouvelle dignité.

POLIGNI, avec agitation.

Ne pouvant te rejoindre, j’ai couru chez Lajaunais.

DORBEVAL.

Et pour quoi faire ?

POLIGNI, de même.

Pour lui rendre sa parole, pour rompre notre marché. Il refuse, ou il veut des dédommagemens énormes ; il parle de cent mille francs.

DORBEVAL.

Ah ça ! je t’écoute et ne puis te comprendre : rompre le marché le plus avantageux ! et au moment où je viens déjà de t’employer dans une affaire superbe ! À qui en as-tu ? pour quelle raison ?

POLIGNI.

Ah ! mon ami, je l’ai vue, et un seul mot d’elle a changé toutes mes résolutions. Je renonce à la fortune et à ses vaines promesses ; madame de Brienne est tout pour moi.

DORBEVAL.

Il serait possible ! Et tu es bien sûr au moins que celle à qui tu t’immoles ainsi mérite un pareil sacrifice ?

POLIGNI.

Elle n’a jamais aimé que moi ; et pendant ces trois années d’absence, nul autre souvenir, nul autre hommage….

DORBEVAL.

Tu en es bien sûr ?

POLIGNI.

Elle me l’a dit.

DORBEVAL.

Et si je te disais, moi… Mais au fait cela ne me regarde pas : fais comme tu le voudras.

POLIGNI, avec inquiétude.

Quoi ? qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que cela signifie ?

DORBEVAL.

Rien… rien, mon ami ; d’ailleurs, je ne puis, c’est un secret qui m’a été confié.

POLIGNI.

En as-tu donc pour moi, pour un ami ?

DORBEVAL.

Si tu étais raisonnable, si j’étais sûr de ta discrétion… mais je te connais ; tu ne sais jamais prendre les choses modérément, ni d’une manière philosophique.

POLIGNI.

Je me tairai, je te le jure !

DORBEVAL, à demi-voix.

Eh bien ! mon ami, madame de Brienne avait une liaison en Russie.

POLIGNI.

Quelle indigne calomnie ! qui oserait la soutenir ?

DORBEVAL.

Te voilà déjà ! ne vas-tu pas te battre avec moi, parce que je veux te rendre service ? si tu le prends ainsi, je ne te dirai rien.

POLIGNI, se modérant.

Non, mon ami, je te remercie Mais, comment sais-tu ? où as-tu vu ?….

DORBEVAL.

Je le sais par ma femme, qui est son ancienne amie et sa confidente. Je l’ai vu par une lettre, que j’ai lue de mes propres yeux, ici, tout à l’heure, et qui est encore entre ses mains ; est-ce clair ? Une lettre adressée à madame de Brienne par monsieur de Nangis.

POLIGNI, furieux.

Monsieur de Nangis !

DORBEVAL.

Oui, mon cher, une inclination commencée en Russie sous le règne du premier mari ; et tu veux être le second, tu veux lui succéder !

POLIGNI.

Adieu !

DORBEVAL, le retenant.

Où vas-tu ?

POLIGNI.

Chez monsieur de Nangis.

DORBEVAL.

Y penses-tu ? la compromettre par un éclat, quand tu lui dois des remercîmens et de la reconnaissance ! Tu allais te sacrifier pour elle, te ruiner à jamais, et elle t’offre le moyen de rompre ; elle te rend ta liberté, ta fortune ; je voudrais bien être à ta place : tu es trop heureux d’être trahi.

POLIGNI.

Oui, oui, je suis trop heureux ! mais je suis furieux, et elle saura du moins….

DORBEVAL.

Et voilà ce qu’il ne faut pas. Dans la bonne société, un galant homme qu’on trahit ne se plaint jamais ; sans cela, ce serait un bruit, on ne s’entendrait pas ! D’ailleurs, tu m’as promis… La voici… du silence ! et songe à ta parole.


Scène VII.

POLIGNI, DORBEVAL, Madame DORBEVAL,
Madame DE BRIENNE, arrivant du grand salon ;
elles sont prêtes à sortir.
POLIGNI, se contraignant, et toujours retenu par Dorbeval, qui lui fait signe de se taire.

Il paraît que ces dames se disposent à sortir ?

MADAME DE BRIENNE.

Oui, je ne connais plus Paris, et je m’apprête à admirer !

POLIGNI.

Il vous paraîtra peut-être moins agréable que Saint-Pétersbourg.

MADAME DE BRIENNE.

J’en doute, (Le regardant) car je ne trouverais pas à Saint-Pétersbourg ce que je peux voir ici. Monsieur est-il assez aimable pour nous accompagner ?

POLIGNI, à madame de Brienne.

Tout autre cavalier vous plairait peut-être davantage ; mais en son absence, je suis trop heureux de pouvoir m’offrir.

DORBEVAL, bas à Poligni.

Prends donc garde !

MADAME DE BRIENNE, souriant.

De qui voulez-vous parler ? je n’y suis pas.

POLIGNI.

Vous m’entendriez mieux, sans doute, si monsieur de Nangis était ici.

MADAME DE BRIENNE, étonnée.

Monsieur de Nangis !

MADAME DORBEVAL, à part.

Ô ciel !

DORBEVAL, bas.

Tu vas me compromettre.

POLIGNI, de même.

Eh ! non, morbleu ! ne crains rien (Haut.) Oui, madame, des personnes dignes de foi, et qu’il est inutile de vous nommer, m’ont assuré que vous, madame, qui, depuis trois ans, prétendiez avoir dédaigné tous les vœux, tous les hommages, vous n’aviez pas été insensible à ceux de monsieur de Nangis, que vous lui aviez même permis de vous écrire.

MADAME DORBEVAL, vivement.

Lui ! jamais ! Qui a pu vous abuser ainsi ?

MADAME DE BRIENNE, la retenant.

Y penses-tu ?

DORBEVAL.

C’est étonnant comme les femmes se soutiennent entre elles ! c’est même effrayant !

POLIGNI.

Je ne prétends point récuser le témoignage de madame ; mais il est des gens qui, aujourd’hui même, assurent avoir vu entre vos mains….

DORBEVAL, voulant l’arrêter.

Poligni !

POLIGNI, hors de lui.

Et pourquoi feindre plus long-temps ! Eh bien ! oui, je sais tout, il m’a tout appris. Il faut que mon sort se décide, et il va dépendre d’un mot. Cette lettre à qui était-elle adressée ?

MADAME DORBEVAL, prête à se trahir.

À qui ?

MADAME DE BRIENNE, l’arrêtant, et s’adressant à Poligni.

À moi, monsieur.

POLIGNI.

Vous l’avouez enfin !

MADAME DE BRIENNE.

Et quand monsieur de Nangis m’aurait écrit, quand il m’aimerait, est-ce à dire pour cela que je partage ses sentimens, que je suis obligée d’y répondre ? Y a-t-il rien qui puisse justifier cet éclat, ces emportemens auxquels j’étais loin de m’attendre, et dont je rougis pour vous ?

POLIGNI.

J’ai tort, j’en conviens ; mais il est un moyen bien simple de détruire mes soupçons, et de me réduire au silence. Ne puis-je voir cette lettre ?

MADAME DORBEVAL, à part.

Grand Dieu !

DORBEVAL.

Oui, sans doute, voilà qui concilie tout ; car puisque malgré moi on m’a mis en jeu dans cette affaire, je ne suis pas fâché d’en être le médiateur. (À madame de Brienne.) Voyons, vous pouvez bien nous confier cet écrit, à moi du moins ?

MADAME DE BRIENNE.

Ni à lui, ni à vous. Il n’existe plus ; je l’ai déchiré.

POLIGNI.

Et vous croyez que je me contenterai d’une pareille excuse ? N’est-ce pas me dire, n’est-ce pas m’avouer clairement….

MADAME DE BRIENNE.

Permis à vous de l’interpréter ainsi. Aussi-bien mon cœur est froissé de ces débats ; je suis humiliée de ce qui se passe, de ce que j’entends ici ; il semble que vous désiriez, que vous souhaitiez ardemment me trouver coupable ! Je vous le répète, monsieur, je n’ai point vu monsieur de Nangis, je ne le verrai jamais. Après cela, pensez de moi tout ce que vous voudrez, il ne m’importe même plus de me justifier.


Scène VIII.

Les précédens, HERMANCE.
HERMANCE, accourant du grand salon.

Ma cousine ! ma cousine ! la singulière aventure ! Vous ne devineriez jamais qui je viens de rencontrer dans votre salon ?

MADAME DORBEVAL.

Eh ! dis-nous-le tout de suite.

HERMANCE.

Monsieur de Nangis.

TOUS, avec une expression différente.

Monsieur de Nangis !

HERMANCE, les regardant.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ? Ce n’est pas là l’étonnant, car il vient souvent. Mais voilà qui va bien vous surprendre.

POLIGNI.

Parlez vite.

HERMANCE.

Il se promenait à grands pas, d’un air agité ; et tenant un petit billet qu’il froissait entre ses mains, il répétait : Je saurai ce que cela signifie… je la verrai, il faut que je la voie….

POLIGNI.

Eh ! qui donc ?

HERMANCE.

Je n’en sais rien… car quoi que je fusse en grande toilette, il ne s’était pas même aperçu de mon entrée. Je lui fais alors une grande révérence : pas un mot de plus. Il me regardait, mais sans me voir. J’étais d’une colère ! Aussi, je suis sortie, et l’ai laissé immobile à la même place où il est encore. Est-ce étonnant !

DORBEVAL, regardant sa femme.

Eh non ! c’est tout simple.

MADAME DORBEVAL.

Comment, monsieur !

DORBEVAL.

Après la lettre que madame vous a priée de lui écrire….

POLIGNI.

Quoi ! madame !

DORBEVAL.

Je vous disais bien que cette lettre produirait le plus mauvais effet ; vous n’avez pas voulu me croire. En tous cas, ce n’est pas ma faute, et je vais lui expliquer….

MADAME DORBEVAL, l’arrêtant.

Monsieur, vous voulez….

DORBEVAL.

Oui, madame, lui faire mes excuses en votre nom. (Regardant madame de Brienne.) N’en déplaise à certaines personnes, je n’entends pas me brouiller avec un homme que j’estime. (Appelant.) Dubois ! dites à monsieur de Nangis que nous serons charmés de le recevoir.

POLIGNI.

Oui, qu’il entre !

MADAME DORBEVAL, bas, à madame de Brienne.

C’est fait de moi !

MADAME DE BRIENNE, de même.

Du courage !

MADAME DORBEVAL, de même.

La moindre explication me perd !

MADAME DE BRIENNE, de même.

Je saurai l’empêcher. Dubois, arrêtez. (Faisant signe a Dubois, qui est déjà près de la porte, de s’arrêter et s’adressant à Dorbeval.) C’est à moi que monsieur de Nangis désirait parler, je vais le recevoir.

POLIGNI, à demi-voix, à madame de Brienne.

Vous, madame ! et vos promesses de tout à l’heure ! Vous ne deviez jamais le voir, disiez-vous, et si vous quittez ces lieux, songez-y bien, tout est fini entre nous.

MADAME DE BRIENNE, avec indignation.

Ah ! monsieur… (Elle s’arrête, le regarde douloureusement.) Ah ! que je vous plains ! (Elle serre la main de madame Dorbeval, jette un dernier regard sur Poligni.) Adieu !… (Elle sort par la porte à droite.)

MADAME DORBEVAL, à part.

Généreuse amie !…

(Elle sort par la porte à gauche, emmenant Hermance, qui pendant la fin de cette scène est restée devant la psyché a arranger les boucles de ses cheveux, et sans prendre part à ce qui se passe.)

POLIGNI.

C’en est fait ? tous nos liens sont rompus ! (À Dorbeval.) Mon ami, je ferai ce que tu voudras, je ne te quitte plus ? je m’abandonne à toi.

DORBEVAL.

Et à la fortune !… et tu verras qu’elle n’est pas plus inconstante qu’une autre.

(Ils sortent par la porte du fond.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.