Le Mariage d’argent/Acte 3
ACTE TROISIÈME.
Scène PREMIÈRE.
Serait-il déjà parti ? Comment, Olivier, c’est vous qui me faites une visite de cérémonie, une visite par carte ?
Pardon, madame, je savais bien que vous y étiez, car je sors de chez madame Dorbeval, qui a eu la bonté de m’engager à dîner. Mais de crainte de vous déranger, j’aimais mieux attendre à ce soir.
Un ami est-il jamais importun ?
Non, sans doute. Mais vous donner à peine le temps d’arriver, se présenter ainsi à l’improviste….
Nullement, je vous attendais. (Souriant et d’un air de reproche.) Je trouve même que vous venez bien tard.
À ce mot là seul je vous reconnais, vous êtes toujours la même. Non, non, je me trompe, vous êtes bien mieux encore, et je sens renaître ma confiance ; car vous ne vous douteriez pas qu’en venant ici le cœur me battait, et qu’arrivé à votre porte je désirais presque que vous fussiez sortie.
Et pourquoi ?
La crainte que vous ne fussiez changée pour nous… trois années d’absence, c’est terrible ! et puis (Hésitant) ma visite n’était pas tout-à-fait désintéressée, j’avais quelque chose à vous demander.
Je pourrais vous être utile ! ah ! combien je vous remercie ! je ne croyais pas qu’un pareil plaisir me fût réservé ; car déjà j’ai entendu parler de vos succès.
Il serait vrai !….
En arrivant ici, votre nom est le premier qui ait frappé mon oreille ; et jugez de mon bonheur, moi, une étrangère ! j’étais toute fière de connaître un homme célèbre, je me suis hâtée de le dire, car votre gloire appartient à vos amis, et il est naturel qu’ils s’en vantent.
Ah ! s’il est vrai que j’aie quelques talens, si quelques succès ont couronné mes efforts, vous savez à qui je les dois. Orphelin et sans ressources, je serais mort de misère et de faim, ou, traînant une pénible existence, je serais maintenant un artisan, un soldat ignoré, si monsieur de Brienne n’avait daigné me recueillir et me protéger. Ah ! que n’a-t-il pu jouir de ses bienfaits ! que n’a-t-il été le témoin de mes premiers triomphes ! Vous veniez de quitter notre patrie, et je me rappelle encore ce jour solennel, cet asile des arts, où siégeaient tous les talens dont s’honore la France, où la récompense du mérite est décernée par le mérite lui-même. Hélas ! dans cette nombreuse et brillante assemblée je cherchais monsieur de Brienne, je vous cherchais, madame, et quand mon nom fut proclamé, quand ce prix de peinture, ce premier prix me fut accordé, nul regard ne cherchait les miens pour me féliciter ; nulle sœur, nulle amie n’était là pour partager mon triomphe ou comprendre mon bonheur. Comme étranger, comme abandonné au milieu de la foule, je rentrai chez moi la mort dans l’âme, et triste de ma joie solitaire, je cachai en pleurant cette couronne que je venais d’obtenir, et que je réservais à mon bienfaiteur. Ah ! je ne croyais pas alors devoir la déposer sur sa tombe. Mais pardon de renouveler vos douleurs, de vous rappeler de pareils souvenirs !
Ah ! ne le craignez pas ; mon cœur se les retrace souvent. Mais en me parlant de monsieur de Brienne et des services qu’il vous rendit, je vous reprocherai d’oublier celui que vous attendez de moi.
Oui ! madame, oui, vous avez raison ; mais c’est qu’au moment de vous en parler, cela devient plus difficile que jamais, et j’aimerais mieux remettre cette conversation à un autre instant.
Comme vous voudrez, si rien ne presse.
Au contraire, madame, c’est très-pressé ; car le sujet dont je voulais vous entretenir, à coup sûr bien d’autres vous en parleront ; et d’être le premier en date, c’est toujours un titre… pour moi, surtout, qui n’en ai pas d’autre.
Mon ami, je ne vous comprends pas.
Je le crois bien, car je ne suis pas bien sûr de me comprendre moi-même. Aussi, promettez-moi de l’indulgence.
Eh ! mon dieu ! vous tremblez !
C’est vrai ; et si je m’en souviens bien, tel fut le premier effet que produisit sur moi votre présence. Vous rappelez-vous ce jour où, quelque temps après son mariage, monsieur de Brienne nous présenta à sa jeune compagne. Jusque-là, étranger au monde et à ses usages, j’avais fui la société des femmes ; mon caractère âpre et sauvage ne pouvait s’accommoder de ces soins empressés et futiles que je croyais indispensables pour leur plaire, et d’avance votre aspect m’effrayait. Quel fut mon étonnement de trouver en vous la simplicité unie à la franchise, ce charme inconnu qui inspire et promet l’amitié. Aussi, quand vous réclamiez pour vous celle que je portais à monsieur de Brienne, vous la possédiez déjà ainsi que lui. Ah ! bien mieux encore ! Ses vertus commandaient ma confiance ; votre vue seule attirait la mienne. Mes idées, mes projets, je les lui disais parfois : à vous, jamais ; vous les saviez avant moi, vous les aviez devinés. Je pouvais causer avec lui, je pensais avec vous. Et si vous vous rappelez quelles sombres idées flétrissaient alors mon âme, honteux de ma misère et de ma naissance, je croyais que le monde devait à jamais me repousser de son sein ; c’est vous qui m’avez rendu le courage et la fierté ; c’est vous qui m’avez dit : « Tous les chemins aujourd’hui sont ouverts aux talens ; l’estime publique qui les honore, qui les ennoblit, regarde où ils sont arrivés, et ne s’informe pas d’où ils sont partis. » Vous m’avez montré alors l’honneur, la fortune, la gloire qui m’attendaient. Ah ! si vous saviez en vous écoutant quelle noble ardeur embrasait mon âme, quel feu divin circulait dans tout mon être ! Impatient de l’avenir, ces succès, ces honneurs, ces palmes que vous me promettiez, je les rêvais d’avance, non pour un monde qui m’était indifférent, mais pour les apporter à vos pieds, pour les offrir à celle que j’adorais !
Ô ciel !
Oui, voilà mon secret, voilà ma vie.
Olivier !….
Ah ! ne me répondez pas encore ; ne me condamnez pas au silence, laissez-moi un instant de bonheur ; laissez-moi vous parler d’un amour que votre vue seule a fait naître. Depuis ce jour fatal, dévorant mes chagrins, vous savez si la femme de mon bienfaiteur me fut sacrée ! Commandant à ma bouche, à mes regards, l’instant où vous auriez soupçonné mon amour aurait été le dernier de ma vie ; mais quels tourmens, quel supplice continuel ! quelle contrainte affreuse ! À votre départ au moins je fus libre… d’être malheureux ! Je pouvais sans crainte m’occuper de vous ; vous étiez sans cesse présente à mes yeux, et dans ce jour encore, je vous dois le plus doux des triomphes. À mon dernier ouvrage, je rêvais une beauté noble et touchante, une grâce enchanteresse, idéale ; je croyais créer, je copiais ! Vos traits venaient d’eux-mêmes se placer sous mes pinceaux, et tout à l’heure au salon, j’ai vu la foule arrêtée devant mon tableau : Quelle tête admirable ! disaient-ils, que c’est beau ! que c’est sublime Et moi je disais : Ah ! que c’est ressemblant ! De riches étrangers m’entouraient, m’en offraient des trésors : leur vendre mon tableau, mon bien, mon bonheur ! Dussent-ils le couvrir d’or, jamais ! Mais du moins mes rêves sont réalisés ; ce peu de gloire et d’honneur que je désirais, je l’ai obtenu, et je viens vous l’offrir. (Avec passion.) Mon guide, mon appui, mon ange tutélaire, seul arbitre de ma vie, prononcez maintenant !
Olivier ! ce n’est pas avec un cœur tel que le vôtre que je puis feindre plus long-temps. Je vous dois ma confiance, toute mon amitié, et je vous crois même assez généreux pour me pardonner le chagrin que je vais vous faire.
Ô ciel !
Ah ! j’en souffre autant que vous, car je vous plains, mon ami, je vous aime autant qu’une amie peut aimer ; ce n’est pas ma faute si je ne puis vous donner davantage !
Que dites-vous ?
Que ce cœur qui vous estime et vous admire… d’aujourd’hui, je vous le jure, serait à vous si déjà il n’était a un autre.
Que viens-je d’entendre ? un rival ? et quel est-il ? quel est son nom ? qu’a-t-il fait pour mériter un si grand bonheur ?
Au nom du ciel ! calmez-vous.
Qu’il en soit plus digne que moi, je le veux ! mais ce bien qu’il m’enlève, il ne l’achètera du moins qu’au prix, de son sang ou du mien !
Qu’allez-vous faire ? c’est le compagnon, l’ami de votre enfance… C’est Poligni.
Grand Dieu ! mon malheur me vient donc de tous ceux que j’aime ! Vous m’avez porté le coup de la mort, mais vous n’entendrez de moi ni plaintes, ni reproches : Adieu madame.
Olivier, vous me quittez ?
Vous l’aimez donc ?
Hélas oui !
Et beaucoup !
Plus que je ne peux dire, puisqu’un tel sentiment a pu résister à tant d’amour ; mais je l’aimais avant de vous connaître. Comme vous nous fûmes bien à plaindre, comme vous nous avons souffert. Vous saurez tout ; je ne veux plus avoir de secret pour vous. Mais, mon ami, mon meilleur ami, dites que vous ne m’en voulez pas, ou je serai bien malheureuse !
Vous, malheureuse ! jamais ! Moi, c’est différent : c’est mon sort ; grâce à vous je suis habitué à souffrir. J’y suis fait ; cela ne me coûtera rien.
N’est-il donc plus de bonheur pour vous ? Quelle femme ne serait glorieuse de partager votre sort ?
Non, ce serait la tromper ; car je ne puis aimer que vous, jamais nulle autre que vous. Mais ne craignez rien : je m’éloignerai, je me tairai comme autrefois.
Ne vous verrai-je donc plus ?
Qu’avez-vous besoin de moi ? vous êtes heureuse. Mais si jamais les chagrins pouvaient vous atteindre, alors je reviendrai. Jusque-là adieu !
Scène II.
Ah ! que je le plains ! car celui-ci aimait réellement.
Scène III.
arrivant vivement du grand salon.
Eh mais ! c’est Élise !
Ah ! te voilà ! je te cherchais… Viens à mon aide, viens à mon secours !
Qu’as-tu donc ?
J’ai besoin de ton appui, de tes conseils, ou c’est fait de moi. Tout à l’heure Cécile, ma femme de chambre, vient de me donner cette lettre.
Et de qui ?
Ne le devines-tu pas, au trouble où je suis ?
De monsieur de Nangis ?
Oui, il est au désespoir, il veut mourir.
Calme-toi. Il me semble qu’il te doit être indifférent !
Et s’il ne l’était pas ?
Que dis-tu, malheureuse !
Ah ! ne me trahis pas ! (À voix basse et regardant autour d’elle.) Eh bien ! oui ; j’ai voulu le fuir, je l’ai banni de ma présence ; je peux tout supporter, hormis sa douleur et son désespoir. Tiens, lis toi-même.
« La plus aimée, la plus adorée des femmes. » (S’interrompant.) Ah ! je n’ai pas besoin d’achever, je comprends tes tourmens, car je les ai éprouvés.
Ah ! que tu devais souffrir !
Oui, tu es bien malheureuse, je le vois, mais tu le serais bien plus encore, si tu étais coupable. Le malheur réel, c’est l’oubli de ses devoirs… Me préserve le ciel de m’ériger ici en moraliste, moi, ton amie, moi, qui suis femme et faible comme toi ; d’autres s’armeront des maximes les plus sévères ; je te parle, moi, de ton intérêt, de ton repos, de ton bonheur.
Mais ce sacrifice que tu me demandes, ce n’est pas moi seule qui dois en souffrir. Lis seulement les dernières lignes, elles te concernent.
Oui, ici, au bas de la quatrième page. (Lisant.) « J’apprends l’arrivée de madame de Brienne, de cette amie qui vous est si chère ; je sais dans ce moment les moyens de lui être utile ; mais pour cela il faut que je vous parie à vous seule. Il y va de son sort, de sa fortune. »
Eh bien ?
Si j’avais pu hésiter, voilà qui me déciderait sur-le-champ.
Que dis-lu ?
Écoute-moi, Elise ; je connais monsieur de Nangis.
Toi ?
Fort peu, il est vrai. Lors de la dernière ambassade, il vint à Saint-Pétersbourg, et je le rencontrai souvent dans le monde, où il obtenait des succès nombreux ; car on le dit fort aimable, fort séduisant, et surtout n’aimant jamais qu’avec passion.
Monsieur de Nangis !
C’est son système, et le meilleur pour réussir. Cet amant que vous apercevez à peine dans le monde n’a que le temps d’être aimable et de séduire ; il ne se montre jamais que sous son beau côté ; tandis que les maris que nous voyons toute la journée se montrent franchement tels qu’ils sont, distraits, ennuyés, de mauvaise humeur ; ils ne dissimulent rien. Juge alors ce qu’ils gagnent à la comparaison ! mais ces rivaux qu’on leur préfère, ces rivaux si passionnés, n’ont pas plus tôt usurpé les droits du mari, qu’ils en prennent les manières ; tant qu’on refuse de les écouter, ils sont furieux, désespérés, (Montrant la lettre qu’elle tient.) ils écrivent quatre pages, ils sont prêts à mourir ! Ils meurent, ma chère ! Plus tard, calmes, tranquilles, indifférens, ils ne savent plus écrire, et se portent à merveille. Tous les hommes en sont là, et monsieur de Nangis sera comme eux.
Tu pourrais supposer….
Je veux croire qu’il est de bonne foi ; mais en t’aimant, il ne songe qu’à lui et aux intérêts de son amour ; peu lui importe ton bonheur ou ta réputation ! Cette lettre qu’il t’envoie ainsi ne pouvait-elle pas t’exposer ?
Non : point d’adresse ni de signature.
Mais Cécile, à qui il s’est confié, possède son secret, peut-être le tien : un pas de plus, et tu es compromise aux yeux du monde, tu exposes un bien qui ne t’appartient pas. Tu as des enfans, une fille, et ta réputation est la dot de ta fille.
Grand Dieu ! (Froidement et revenant à elle.) Que me demandes-tu ? que veux-tu que je fasse ?
Que tu n’accordes point ce rendez-vous ; que tu renonces à monsieur de Nangis. Voilà ce qu’il faut lui écrire.
Ô ciel ! une pareille réponse !
Ici même et à l’instant. Tiens, voici sa lettre.
Tu le veux ; mais comment faire, mais que lui dire ? Ah ! que j’aurais besoin de conseils !
Scène IV.
Un conseil, madame, me voilà ! je suis à vos ordres !
Dieu ! mon mari !
Eh mais ! qu’avez-vous donc toutes deux ? et d’où vient cet effroi ? cette lettre en serait-elle cause ?
Monsieur… de grâce !
Non pas ! c’est dans les affaires importantes que vous devez me consulter.
Oh ! mon Dieu ! elle avait raison : le châtiment ne s’est pas fait attendre !
Voyons un peu… (Lisant.) « La plus aimée, la plus adorée des femmes… »
Monsieur, n’achevez pas !
Et pourquoi donc, madame ? (Lisant.) « Depuis trop long-temps je suis séparé de vous ! je ne puis vivre ainsi….. »
Arrêtez, et n’allez pas plus loin, monsieur : ce billet est pour moi.
Ô ciel !
Vous avez mon secret, (Montrant madame Dorbeval) un secret que l’amitié seule devait connaître, mais je vous crois trop discret et trop galant homme….
Pardon, pardon, madame.
Cette lettre est de quelqu’un qui m’est fort indifférent, et à qui, certainement, je n’accorde aucune préférence.
Je n’en doute pas.
Je ne pouvais l’empêcher de m’écrire ; mais je puis au moins me dispenser de lui répondre ; et quand vous êtes entré, je priais votre femme, qui est mon amie, qui possède tous mes secrets, je la priais de vouloir bien se charger de ce soin. (Passant près de madame Dorbeval.) Oui, chère Elise, je t’en supplie : rends-moi ce service, ôte-lui tout espoir ; tu vois déjà les craintes, les inquiétudes que je prévoyais. On peut se trouver compromise
Ah ! madame !
Pas aujourd’hui, mais une autre fois, peut-être, je pourrais ne pas si bien rencontrer ou n’être pas aussi heureuse. (À madame Dorbeval.) Qu’il n’en soit plus question ! Je compte sur toi. (Lui serrant la main.) Je te recommande le repos et le bonheur d’une amie.
Scène V.
L’aventure est impayable, et je n’en reviens pas ; ni toi non plus, car tu en es encore toute surprise. Mon amie, maintenant que nous sommes seuls, dis-moi donc la fin de la lettre.
Y pensez-vous ?
Puisque je suis du secret, il n’y a pas de danger ; c’est pour voir seulement si j’ai rencontré juste : rien qu’à l’écriture j’ai cru deviner….
Quoi donc ?
Ce n’était pas bien difficile : un instant auparavant je venais de recevoir un petit mot de monsieur de Nangis….
Ô ciel !
Qui, désolé de ne pas dîner avec nous, m’annonçait qu’il viendrait passer la soirée. Et moi qui lui savais gré de son empressement ! moi qui croyais qu’il venait pour moi ! Comme quelquefois nous sommes dupes ! Et cette madame de Brienne, une femme aussi exemplaire, aussi prude !
Monsieur, je la défendrai ; apprenez que c’est la vertu même.
Je le veux bien ; mais une vertu qui reçoit de pareilles lettres est une vertu qui déjà prête beaucoup aux commentaires ; car enfin, chère amie, je l’ai lue : « la plus aimée, la plus adorée des femmes !… » et ce qu’il y a surtout d’admirable, c’est ta vertueuse amie, qui à peine arrivée d’aujourd’hui… Où diable se sont-ils vus ?… Eh parbleu ! m’y voilà : il a suivi le maréchal dans son ambassade en Russie, il y est resté six mois ; c’est là qu’ils se seront rencontrés. Deux Français, deux compatriotes ?
Quoi ! monsieur, vous pourriez supposer ?….
Moi, je ne suppose rien ; je l’ai lu. D’ailleurs, si je me trompe, dis-lui de nous montrer cette lettre.
Non, monsieur ; mais pour vous prouver l’injustice de vos soupçons, je vais, comme elle m’en a priée, répondre en son nom et le bannir à jamais.
À la bonne heure. Veux-tu que nous composions cette lettre ensemble ?
Ensemble… volontiers. (Elle se met a la table et écrit.)
« L’honneur vous fait un devoir d’oublier celle que vous aimez… » Je mettrais là un point d’admiration. « Si son repos, si son bonheur vous sont chers, elle vous supplie de ne plus paraître à ses yeux, ni ce soir, ni jamais. » Voilà ce que je craignais, une lettre qui n’a pas le sens commun, et qui va le désespérer.
Vous croyez… (Froidement.) Cependant je n’y changerai rien, et je vais envoyer….
Y pensez-vous ? Je vous en épargnerai la peine. (Appelant.) Dubois, cette lettre à l’instant chez monsieur de Nangis, dont l’hôtel est voisin du nôtre.
Oui, monsieur. Mais monsieur de Poligni est là qui vous demande. Il est déjà venu s’informer deux fois si monsieur était de retour.
C’est juste : qu’il entre. (À sa femme.) Eh bien ! vous nous quittez ?
Oui, oui ; nous avons à sortir ce matin avec madame de Brienne.
C’est différent.
Allons, j’ai fait mon devoir.
Scène VI.
Eh bien ! mon cher ami, eh bien ! monsieur l’agent de change, que devenez-vous donc ? Je ne t’ai pas vu depuis ta nouvelle dignité.
Ne pouvant te rejoindre, j’ai couru chez Lajaunais.
Et pour quoi faire ?
Pour lui rendre sa parole, pour rompre notre marché. Il refuse, ou il veut des dédommagemens énormes ; il parle de cent mille francs.
Ah ça ! je t’écoute et ne puis te comprendre : rompre le marché le plus avantageux ! et au moment où je viens déjà de t’employer dans une affaire superbe ! À qui en as-tu ? pour quelle raison ?
Ah ! mon ami, je l’ai vue, et un seul mot d’elle a changé toutes mes résolutions. Je renonce à la fortune et à ses vaines promesses ; madame de Brienne est tout pour moi.
Il serait possible ! Et tu es bien sûr au moins que celle à qui tu t’immoles ainsi mérite un pareil sacrifice ?
Elle n’a jamais aimé que moi ; et pendant ces trois années d’absence, nul autre souvenir, nul autre hommage….
Tu en es bien sûr ?
Elle me l’a dit.
Et si je te disais, moi… Mais au fait cela ne me regarde pas : fais comme tu le voudras.
Quoi ? qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que cela signifie ?
Rien… rien, mon ami ; d’ailleurs, je ne puis, c’est un secret qui m’a été confié.
En as-tu donc pour moi, pour un ami ?
Si tu étais raisonnable, si j’étais sûr de ta discrétion… mais je te connais ; tu ne sais jamais prendre les choses modérément, ni d’une manière philosophique.
Je me tairai, je te le jure !
Eh bien ! mon ami, madame de Brienne avait une liaison en Russie.
Quelle indigne calomnie ! qui oserait la soutenir ?
Te voilà déjà ! ne vas-tu pas te battre avec moi, parce que je veux te rendre service ? si tu le prends ainsi, je ne te dirai rien.
Non, mon ami, je te remercie Mais, comment sais-tu ? où as-tu vu ?….
Je le sais par ma femme, qui est son ancienne amie et sa confidente. Je l’ai vu par une lettre, que j’ai lue de mes propres yeux, ici, tout à l’heure, et qui est encore entre ses mains ; est-ce clair ? Une lettre adressée à madame de Brienne par monsieur de Nangis.
Monsieur de Nangis !
Oui, mon cher, une inclination commencée en Russie sous le règne du premier mari ; et tu veux être le second, tu veux lui succéder !
Adieu !
Où vas-tu ?
Chez monsieur de Nangis.
Y penses-tu ? la compromettre par un éclat, quand tu lui dois des remercîmens et de la reconnaissance ! Tu allais te sacrifier pour elle, te ruiner à jamais, et elle t’offre le moyen de rompre ; elle te rend ta liberté, ta fortune ; je voudrais bien être à ta place : tu es trop heureux d’être trahi.
Oui, oui, je suis trop heureux ! mais je suis furieux, et elle saura du moins….
Et voilà ce qu’il ne faut pas. Dans la bonne société, un galant homme qu’on trahit ne se plaint jamais ; sans cela, ce serait un bruit, on ne s’entendrait pas ! D’ailleurs, tu m’as promis… La voici… du silence ! et songe à ta parole.
Scène VII.
Madame DE BRIENNE, arrivant du grand salon ;
elles sont prêtes à sortir.
Il paraît que ces dames se disposent à sortir ?
Oui, je ne connais plus Paris, et je m’apprête à admirer !
Il vous paraîtra peut-être moins agréable que Saint-Pétersbourg.
J’en doute, (Le regardant) car je ne trouverais pas à Saint-Pétersbourg ce que je peux voir ici. Monsieur est-il assez aimable pour nous accompagner ?
Tout autre cavalier vous plairait peut-être davantage ; mais en son absence, je suis trop heureux de pouvoir m’offrir.
Prends donc garde !
De qui voulez-vous parler ? je n’y suis pas.
Vous m’entendriez mieux, sans doute, si monsieur de Nangis était ici.
Monsieur de Nangis !
Ô ciel !
Tu vas me compromettre.
Eh ! non, morbleu ! ne crains rien (Haut.) Oui, madame, des personnes dignes de foi, et qu’il est inutile de vous nommer, m’ont assuré que vous, madame, qui, depuis trois ans, prétendiez avoir dédaigné tous les vœux, tous les hommages, vous n’aviez pas été insensible à ceux de monsieur de Nangis, que vous lui aviez même permis de vous écrire.
Lui ! jamais ! Qui a pu vous abuser ainsi ?
Y penses-tu ?
C’est étonnant comme les femmes se soutiennent entre elles ! c’est même effrayant !
Je ne prétends point récuser le témoignage de madame ; mais il est des gens qui, aujourd’hui même, assurent avoir vu entre vos mains….
Poligni !
Et pourquoi feindre plus long-temps ! Eh bien ! oui, je sais tout, il m’a tout appris. Il faut que mon sort se décide, et il va dépendre d’un mot. Cette lettre à qui était-elle adressée ?
À qui ?
À moi, monsieur.
Vous l’avouez enfin !
Et quand monsieur de Nangis m’aurait écrit, quand il m’aimerait, est-ce à dire pour cela que je partage ses sentimens, que je suis obligée d’y répondre ? Y a-t-il rien qui puisse justifier cet éclat, ces emportemens auxquels j’étais loin de m’attendre, et dont je rougis pour vous ?
J’ai tort, j’en conviens ; mais il est un moyen bien simple de détruire mes soupçons, et de me réduire au silence. Ne puis-je voir cette lettre ?
Grand Dieu !
Oui, sans doute, voilà qui concilie tout ; car puisque malgré moi on m’a mis en jeu dans cette affaire, je ne suis pas fâché d’en être le médiateur. (À madame de Brienne.) Voyons, vous pouvez bien nous confier cet écrit, à moi du moins ?
Ni à lui, ni à vous. Il n’existe plus ; je l’ai déchiré.
Et vous croyez que je me contenterai d’une pareille excuse ? N’est-ce pas me dire, n’est-ce pas m’avouer clairement….
Permis à vous de l’interpréter ainsi. Aussi-bien mon cœur est froissé de ces débats ; je suis humiliée de ce qui se passe, de ce que j’entends ici ; il semble que vous désiriez, que vous souhaitiez ardemment me trouver coupable ! Je vous le répète, monsieur, je n’ai point vu monsieur de Nangis, je ne le verrai jamais. Après cela, pensez de moi tout ce que vous voudrez, il ne m’importe même plus de me justifier.
Scène VIII.
Ma cousine ! ma cousine ! la singulière aventure ! Vous ne devineriez jamais qui je viens de rencontrer dans votre salon ?
Eh ! dis-nous-le tout de suite.
Monsieur de Nangis.
Monsieur de Nangis !
Eh bien ! qu’avez-vous donc ? Ce n’est pas là l’étonnant, car il vient souvent. Mais voilà qui va bien vous surprendre.
Parlez vite.
Il se promenait à grands pas, d’un air agité ; et tenant un petit billet qu’il froissait entre ses mains, il répétait : Je saurai ce que cela signifie… je la verrai, il faut que je la voie….
Eh ! qui donc ?
Je n’en sais rien… car quoi que je fusse en grande toilette, il ne s’était pas même aperçu de mon entrée. Je lui fais alors une grande révérence : pas un mot de plus. Il me regardait, mais sans me voir. J’étais d’une colère ! Aussi, je suis sortie, et l’ai laissé immobile à la même place où il est encore. Est-ce étonnant !
Eh non ! c’est tout simple.
Comment, monsieur !
Après la lettre que madame vous a priée de lui écrire….
Quoi ! madame !
Je vous disais bien que cette lettre produirait le plus mauvais effet ; vous n’avez pas voulu me croire. En tous cas, ce n’est pas ma faute, et je vais lui expliquer….
Monsieur, vous voulez….
Oui, madame, lui faire mes excuses en votre nom. (Regardant madame de Brienne.) N’en déplaise à certaines personnes, je n’entends pas me brouiller avec un homme que j’estime. (Appelant.) Dubois ! dites à monsieur de Nangis que nous serons charmés de le recevoir.
Oui, qu’il entre !
C’est fait de moi !
Du courage !
La moindre explication me perd !
Je saurai l’empêcher. Dubois, arrêtez. (Faisant signe a Dubois, qui est déjà près de la porte, de s’arrêter et s’adressant à Dorbeval.) C’est à moi que monsieur de Nangis désirait parler, je vais le recevoir.
Vous, madame ! et vos promesses de tout à l’heure ! Vous ne deviez jamais le voir, disiez-vous, et si vous quittez ces lieux, songez-y bien, tout est fini entre nous.
Ah ! monsieur… (Elle s’arrête, le regarde douloureusement.) Ah ! que je vous plains ! (Elle serre la main de madame Dorbeval, jette un dernier regard sur Poligni.) Adieu !… (Elle sort par la porte à droite.)
Généreuse amie !…
(Elle sort par la porte à gauche, emmenant Hermance, qui pendant la fin de cette scène est restée devant la psyché a arranger les boucles de ses cheveux, et sans prendre part à ce qui se passe.)
C’en est fait ? tous nos liens sont rompus ! (À Dorbeval.) Mon ami, je ferai ce que tu voudras, je ne te quitte plus ? je m’abandonne à toi.
Et à la fortune !… et tu verras qu’elle n’est pas plus inconstante qu’une autre.