Le Mariage d’Hermance/Texte entier

Paul Lacomblez, éditeur (5p. 7-234).


I


Ce matin-là, Pierre Dujardin eût bien voulu s’étirer quelques minutes encore dans ce demi-sommeil conscient et voluptueux de la paresse bien portante.

Mais un si beau soleil dorait le store de sa fenêtre, les moineaux faisaient un tel tapage dans la gouttière qu’il craignit de s’être desheuré :

— Diable, se dit-il, j’ai rudement dormi ! Je vais arriver en retard au ministère…

Néanmoins, il s’accordait quelques secondes de grâce quand il s’avisa qu’un délicieux parfum de café vaguait par la chambre :

— Oh, oh !

Il sauta du lit, s’habilla prestement et descendit dans la salle à manger où un magnifique « pain à corinthes » lui fit pousser une exclamation de joyeuse surprise :

— Du cramique ! Hé, que je suis bête ! Parbleu, mais c’est dimanche !

Aussitôt, toute hâte le quitta et il déploya sa serviette avec un soupir d’aise.

Il aimait que ce fût dimanche ; cela l’enchantait plus que les autres fois, tant il se sentait aujourd’hui d’humeur à flâner.

— Monsieur n’attendra pas Monsieur et Madame ? demanda un vieux domestique en petite livrée.

— Ni Mademoiselle ! repartit vivement le jeune homme. Non, non, mon bon Félix, servez tout de suite.

Il déjeuna lentement, de grand appétit, heureux d’être seul ; il parcourut ensuite quelques revues ; puis, la cigarette aux lèvres, il descendit le perron pour saluer les premières pousses des lilas et les jeunes rhubarbes.

Malgré que le petit jardin fût emmuré et plein d’ombre, il y régnait une bonne tiédeur ; ravi de la température, Pierre inspecta le ciel bleu et pensa qu’il faisait un admirable temps pour la photographie :

— Allons charger mon kodak, se dit-il, et partons pour la ville ; grand’mère ne m’attend tout de même qu’à midi…

Pierre Dujardin était un jeune homme de vingt-cinq ans, bien proportionné, d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne. Il avait des cheveux blonds, des yeux gris ou verts selon la couleur du temps.

Sans être régulier ni d’une bien fine arête, son nez ne déparait rien. Les joues étaient modérément pleines et colorées. Sa moustache, tirant sur le fauve, ombrait une bouche charnue, un peu large, mais qui s’ouvrait sur des dents soignées.

Enfin, une courte barbiche allongeait cette figure banale qui n’eût certainement fait se retourner personne.

À ce portrait sommaire, les gens qui jugent vite reconnaissent sans doute un plébéien. Ils n’ont pas tout à fait tort et ne se trompent qu’à demi.

Pierre Dujardin était né dans une opulente demeure du Quartier-Léopold, qu’il habitait avec ses parents et sa sœur cadette Adrienne.

Son père, issu de riches bourgeois vaguement apparentés à des hobereaux de province, avait servi jadis dans la cavalerie ; ruiné par une vie de luxe et de parade, réduit à ses maigres appointements d’officier, il avait démissionné à trente-quatre ans pour épouser Mlle Vermeulen, fille d’opulents brasseurs établis autrefois dans les environs de la place Saint-Géry, tout contre la Senne.

Ce mariage, sans abolir ses grands airs, avait du moins tempéré la fougue d’une jeunesse dissipatrice ; le prodigue s’était amendé jusqu’à devenir un habile administrateur, qui avait su doubler le bien de sa femme en l’espace de quelques années.

Aujourd’hui, âgé de soixante ans, il posait au gentilhomme terrien et faisait belle figure dans le monde ; personne ne lui tenait plus rigueur d’une mésalliance qui lui avait donné la richesse en même temps qu’une femme avouable et non dépourvue d’ambition. De fait, la vanité de Mlle Vermeulen s’était tout de suite accordée avec la sienne ; quelques mois de mariage avaient suffi pour déjargonner cette fille de petits bourgeois et lui apprendre le baragouin de la bonne société.

Mme Dujardin était bien accueillie dans le noble quartier. Elle avait un salon fort suivi où ne se débitaient pas plus de lieux communs que dans les autres. Elle recevait sans parcimonie ; on dînait, on ballait chez elle deux ou trois fois par hiver. L’embonpoint de ses quarante-cinq ans se contenait encore dans les limites d’une certaine élégance ; elle avait même un brin de majesté. Au surplus, elle conservait une fraîcheur de teint, une sorte de printemps de visage qui prévenait en sa faveur. Au fond, et malgré ses glorioles, elle était assez bonne dame, suffisamment maternelle, surtout à l’égard de sa fille qui était bien la plus prétentieuse petite personne que l’on pût imaginer.

Blonde, rose comme un Saxe, Mlle Adrienne passait pour jolie, bien qu’elle eût la bouche mince et perfide. À peine sortie de pension, elle s’était élancée dans le monde où sa réputation d’héritière lui avait tout de suite valu une cour empressée. Éducation de couvent, c’est-à-dire dénuée de toute culture intellectuelle, elle se tenait néanmoins pour une demoiselle accomplie parce qu’elle portait la toilette à ravir et savait tous les pas de danse, jusqu’au stupide Washington Post. C’était la frivolité même. On la rencontrait aux premières, aux ouvertures de salons, au concours hippique, partout où les femmes paradent, paonnent et perruchent. Il va sans dire qu’elle affectait un petit accent anglais et que rien ne lui plaisait comme se promener à travers la ville avec une raquette de tennis, ce qui est un signe de noble désœuvrement dont s’irrite parfois le travailleur qui passe, à moins qu’il n’en sourie de pitié.

Avec cela, hautaine, contredisante, dure de regard et de cœur.

Infatuée de son nom et de ses grâces, elle s’était promis de n’épouser qu’un homme à particule.

Tout autre était son frère. On a vu que Pierre Dujardin ne se distinguait par aucun « chic » de tournure ni de visage, qu’il était en somme le premier venu. Sous le rapport moral, il pouvait paraître tout aussi fongible aux yeux des gens inattentifs ou qui ne rangent pas la simplicité au nombre des plus belles vertus.

Pierre ne s’en faisait pas plus accroire sur ses mérites intellectuels qu’il n’était vain de son médiocre physique. De bonne heure, il s’était jugé avec assez de clairvoyance pour s’interdire sévèrement d’avoir jamais aucune prétention. Il avait médité en classe sur le « quid ferre recusent, quid valeant humeri » d’Horace.

Écolier studieux, assez épris de littérature et d’art, toute son application ne réussit qu’à lui faire obtenir et garder une place honorable dans le juste milieu de sa division.

Son père désirait qu’il fît carrière dans les armes ; mais il avait pour le chiffre une aversion instinctive dont il se blâmait sans parvenir à la surmonter ; donc, il préféra terminer ses humanités et faire son droit, bornant plus tard son ambition à se « caser » dans un ministère : déchéance grave au regard des siens qui n’admettaient point qu’un fils de famille asservît son existence dans une profession vulgaire.

Pierre Dujardin s’acquittait de ses besognes bureaucratiques avec ponctualité ; ses chefs l’estimaient pour son humeur égale et son bon sens. Sérieux, réservé jusqu’à en paraître froid au premier aspect, il n’avait pas le moindre goût pour les habitudes des jeunes gens de son âge et de sa classe. Figurez-vous qu’il dédaignait le jeu, les courses, les femmes ! Le monde lui était insupportable ; il fuyait les bals et les soirées.

Sa garde-robe n’était composée que d’un très petit nombre de costumes d’une coupe simple, rationnelle. Il ne voulait connaître aucun des raffinements de toilette du dandy moderne. Foin du paletot évasé en cloche ; foin surtout de ce col rabattu qui vous emprisonne le cou jusqu’aux oreilles et semble un supplice mandchou. Il nourrissait contre le haut de forme — terrible casque qui marque les tempes comme le serre-tête de la question espagnole — une antipathie voisine de l’horreur et ne s’en coiffait avec dégoût qu’à la toute dernière extrémité.

Enfin, chose encore plus digne de remarque, il ne tenait jamais sa canne ou son parapluie à l’envers mais bien par le côté de la pomme ou du manche.

Bref, Pierre Dujardin était tout le contraire d’un chicard. Il ne faisait rien à rebours ni à contre-sens, selon la méthode moderne. On eût dit qu’il s’étudiait à ce que dans son vêtement, dans son attitude comme dans son caractère, nul détail ne tranchât sur l’ordinaire et ne le fît remarquer. Tout en lui était aisé, naturel, de sorte qu’il semblait, pour les siens, un être parfaitement saugrenu, une manière de paysan incorrigible.

Son père s’était nettement désintéressé d’un bureaucrate qui ne pouvait lui faire honneur ; personne ne le rencontrait jamais avec cet « employé ». Sa mère, moins froide à son égard, plus indulgente à cette simplicité qu’elle considérait comme une tare de nature, ne lui témoignait cependant qu’une affection mesurée et intermittente.

Quant à sa sœur, elle lui en voulait rageusement d’une inélégance qui pouvait rejaillir sur sa personne, croyait-elle, et lui causer le plus grand tort. Elle avait toujours rêvé d’un frère pareil à ceux de ses amies, d’un dameret précieux et musqué qui accompagne sa sœur au bal et favorise ses petits manèges de Célimène. Mais que faire d’un tel lourdaud qui ne savait rien dire, qui s’obstinait à se cravater comme un bourgeois et, dans sa stupidité, ne trouvait aucun agrément aux jolis plaisirs du high-life ! Impossible de le « décrasser », de le convertir à la mode ; aussi Mlle Adrienne avait-elle renoncé à l’utiliser, tant le sans façon de ce rustaud lui donnait à rougir.

Conscient de la déplaisance qu’il inspirait à sa famille, le jeune homme ne s’en attristait pas outre mesure. Il lui suffisait de penser que ses parents ne le comprenaient guère, pour qu’il pardonnât à leur froideur. Que lui importait du reste d’être choyé par ces personnes dont la vanité primait tous les sentiments et qui l’eussent peut-être volontiers renié comme on fait d’un bâtard !

Et puis, n’avait-il pas une grand’maman, bonne vieille femme, bien bourgeoise elle, dont la vive tendresse l’aurait consolé, à supposer que l’indifférence des siens l’eût comblé de peine ?

En vérité, Pierre Dujardin n’était pas en communion de nature ni de sentiments avec la classe de la société où le hasard l’avait fait naître. Pour tout dire, il avait une âme peuple que décelaient avec évidence sa figure placide, ses allures ingénues, ses aspirations raisonnables et bornées. Il se sentait comme dépaysé dans ce quartier aristocratique, coupé de grandes rues solennelles. C’est la ville basse qu’il aimait, qui l’attirait invinciblement ; c’est à elle qu’il consacrait ses loisirs, toutes ses errances de promeneur. Là, sa poitrine se dilatait, respirait plus large.

Muni de son kodak, il partait à la découverte dans l’ancien Bruxelles : il en photographiait les rues pittoresques, les demeures patrimoniales, les marchés fourmillants, la multitude et ses types tranchés. L’une de ses plus chères distractions, par les dimanches de gai soleil, était de se baigner dans la foule qui inonde la Grand’Place et les rues avoisinantes. Ce contact avec le populaire dégourdissait sa pensée, lui communiquait une sorte de fièvre heureuse ; il jouissait intensément et s’exaltait à la vue de l’admirable décor au milieu duquel bruyait cette marée humaine.

Puis, il gagnait des lieux plus tranquilles, tels que la place Saint-Géry où le ramenaient sans cesse des souvenirs de sa plus lointaine enfance. C’était là que s’élevaient jadis la maison et la brasserie de ses grands-parents maternels, bâtiments séculaires que l’exécution du plan Anspach avait rasés avec bien d’autres, pour édifier sur leur emplacement tout un quartier nouveau.

Il se rappelait ses visites, ses jeux dans le grand jardin margé par la Senne. Comme il s’était voluptueusement roulé dans l’herbe de ses larges pelouses ! Avec quelle douceur il se souvenait des « tours de jardin » auxquels le conviait son grand-père !

Il allait, suspendu à la veste du brave homme. Et le vieux lui nommait tous les arbres, comme faisait Laërte en se promenant avec le petit Ulysse dans son verger d’Ithaque. Il lui disait :

— Tiens, Fiston, je te donne ce gros poirier qui porte de si bonnes bergamotes. Et je te donne ce pommier dont les fruits rouges ressemblent à de belles joues de demoiselle. Et je te donne surtout ce petit cerisier qui n’a pas fleuri, étant trop jeune encore, mais qui m’est pourtant le plus cher de tous, car il a germé juste le jour de ta naissance !

Quelle joie aussi, le matin de Pâques, d’aller à la recherche des œufs multicolores déposés aux pieds des arbres par les cloches des Riches-Claires revenues de voyage !

Tout cela n’était plus ; n’importe, son âme attendrie ressuscitait le passé et subodorait encore, en ce coin de ville, les fragrances d’autrefois.

Cette affection pour la vieille ville était un sentiment atavique qui lui venait certainement de ses aïeux maternels ; la vieille maman Vermeulen l’entretenait toujours vivace et l’augmentait par les récits qu’elle faisait à son petit-fils ; lui seul pouvait les aimer et les comprendre. Une tendresse spéciale l’unissait à cet enfant que personne n’aimait chez lui : sans doute lui ressemblait-il beaucoup trop de caractère et de visage ?

Tel était donc Pierre Dujardin, jeune homme doux, positif, sans passions et sans rêves, voué à des besognes modestes, vivant autant que possible en dehors de sa famille et du monde, partageant ses loisirs entre sa grand’mère et quelques camarades, bureaucrates comme lui, dont il appréciait la rectitude d’esprit et le cœur serviable.

En somme, un garçon heureux, mais heureux sans bonheur, peut-être parce que son âme était vacante, c’est-à-dire parce qu’il n’aimait pas encore…


II


Donc, par ce dimanche de printemps, Pierre Dujardin s’en allait à travers la vieille ville, muni de son appareil photographique.

C’était le premier beau jour de l’année ; les rues regorgeaient de citadins et de provinciaux, monde alerte et bruyant le matin, mais qui modérera tantôt sa fringance et renfrognera sa figure, pour se traîner mornement avec ses marmots dans le calme après-midi d’une ville sans autres distractions que les terrasses de ses cafés.

Le jeune homme marchait allégrement, tout surpris de s’entendre siffloter de petites chansons de moineau d’avril.

L’air avait quelque chose d’embaumé, de voluptueux qu’il respirait avec enivrement. Jamais il ne s’était senti plus léger ; son sang, si placide d’ordinaire, s’agitait aujourd’hui dans ses veines comme du vif argent.

Il se découvrait subitement une extrême curiosité à l’endroit des femmes ; c’était la première fois qu’elles le captivaient de la sorte. Il les regardait avec une inconsciente surprise, les yeux agrandis et rêveurs comme ceux des enfants ; il lui arrivait même, ce qui n’était pas dans les habitudes de sa politesse ou dans celles de son indifférence, de se retourner sur une fille du peuple qui allait pavoisée de rubans multicolores, la figure hardiment sensuelle sous un casque ou une tiare de lourds cheveux gras.

Il s’émerveillait du vernis de leurs joues, de leurs prunelles effrontées, du provoquant sourire de leurs lèvres entr’ouvertes.

Sa virilité, tardive comme celle des Germains de Tacite, commençait à éclore ; et voilà que de toutes les choses comme de tous les êtres émanaient, pour son âme et ses yeux ravis, des séductions insoupçonnées, délicieusement nouvelles.

Lui, qui n’avait jamais osé photographier que des groupes, des monuments ou des rues, il ne put résister à l’envie de braquer son appareil sur quelques-unes de ces enfants populaires, muchachas descendues de la rue Haute, dont le grand peintre de Séville eût peut-être fixé les traits et les atours avec bien plus d’entrain qu’il ne peignit ses admirables guenons madrilènes…

Encore tout rougissant de ses audaces, Pierre refermait son kodak en songeant au plaisir de développer ces plaques vivantes, lorsqu’il vit sortir de la rue de la Violette une jeune fille dont le frais visage remplit soudainement son cœur d’un émoi singulier.

Elle menait un enfant par la main et marchait auprès de deux messieurs qui causaient avec animation.

Pierre s’était arrêté sur le trottoir de l’Amigo, ajustant déjà son neuf-douze pour capturer l’image de cette charmante créature ; mais en ce moment, l’un des jeunes hommes qui accompagnaient la demoiselle, fit un haut-le-corps de surprise à la vue de notre photographe, et se détachant du groupe, courut à lui, la main tendue :

— Dujardin !

— Mosselman !

— Parbleu, il y a un siècle !…

Ils s’étaient connus au ministère à l’époque où le cordier, premier commis aux finances, travaillait sous la direction de M. Verbist.

Bien que Dujardin ne fût alors qu’un modeste surnuméraire, Ferdinand, son supérieur en âge et en grade, l’avait toujours traité en camarade. Ils s’estimaient beaucoup et se retrouvaient avec plaisir. Au surplus, feu Mme De Dobbeleer, la grand’maman de Mosselman, était « une connaissance » de Vermeulen, circonstance qui les avait assez souvent rapprochés du vivant de la vieille dame. Mais le mariage de Mosselman et son départ du ministère avaient séparé nos anciens collègues qui ne se voyaient plus que de loin en loin, au hasard des rencontres.

Dujardin s’informa avec empressement de Mme Mosselman qu’il n’avait pas l’honneur de connaître encore :

— Et les enfants, dit-il, ça pousse toujours comme tu veux ? Tu en as une couple, si je ne me trompe ?

— Trois, mon gaillard ! protesta gaîment le jeune père ; hein, je ne marche pas trop mal. Il est vrai que les deux premiers ont débarqué le même jour, une bénédiction du Ciel ! Et toi, mon brave, à quand le mariage ?

— Oh moi ! fit le jeune homme d’un air de profonde insouciance…

— Sacrebleu, ce ne sont pourtant pas les belles demoiselles qui doivent manquer dans ton Quartier-Léopold ! Et puis que diable, tu es un bon parti !… Tu as du foin dans tes bottes, comme dirait mon beau-père. Voyons, il faut te marier ; tel que je te connais, tu feras le meilleur, le plus heureux mari du monde…

— La prédiction est aimable, mais je ne suis nullement pressé…

Et les yeux du jeune homme se reportaient involontairement sur la jeune fille qui attendait de l’autre côté de la rue.

— Vois-tu, continua-t-il en riant, je n’ai rien de ce qu’il faut pour plaire aux demoiselles du monde ; elles ne me trouvent pas assez « smart », assez sportif, sans compter qu’elles méprisent fortement le bureaucrate que je suis ; mais voilà qui m’est parfaitement égal, puisque je ne les aime pas… Ah oui, si l’on avait la chance de rencontrer comme toi…

Mais il changea brusquement de sujet :

— Au fait, dit-il, et la Lyre du Brabant ?

— Elle se porte à merveille, s’écria Mosselman ; nos répétitions pour le festival de Paris ont justement commencé la semaine dernière. Une rude partie, mon cher. Mais ça marche.

Et heureux qu’on l’interrogeât, il devint prolixe, nomma les grosses sociétés qui entreraient probablement en ligne, donna force détails :

— Le concours devait avoir lieu au mois d’août dernier, mais on l’a ajourné d’un an pour le faire coïncider avec une inauguration de je ne sais quoi…

Il s’interrompit tout à coup :

— Hé, j’y pense, je suis précisément avec Joseph Kaekebroeck, notre premier président. Je lui ai si souvent parlé de toi ! Viens, il faut que je te présente…

Mais le jeune homme, saisi d’une bizarre angoisse, résista vivement :

— Non, non, vous êtes en société…

— La belle affaire ! repartit Ferdinand.

Et il s’emparait résolument du bras de notre timide jeune homme, quand ce dernier lui fit observer que ses amis venaient de rencontrer une dame avec laquelle ils paraissaient engagés dans une grande conversation.

— Allons bon, lança Mosselman avec une contrariété comique, c’est encore cette vieille scie de Mme Timmermans ! Parions qu’elle les rase avec son cher défunt ! Ma foi, ils en ont au moins pour une heure si je ne les délivre !

Cependant Dujardin se sentait un vif désir de renouer des relations suivies avec son ancien supérieur :

— Si tu veux, dit-il après quelque hésitation, un de ces soirs je viendrai photographier la Lyre du Brabant au magnésium… Votre local de la Pomme d’Or se trouve presqu’en face de la maison de grand’mère.

— Excellente idée ! applaudit Mosselman. Mais auparavant, promets donc de venir me voir ; je veux te faire les honneurs de ma nouvelle corderie…

— Oh, je la connais bien, déclara le jeune homme ; je passe si souvent rue de Flandre ! Veux-tu croire que je me plais dans ton quartier beaucoup plus que dans le mien ? Oui, tu as joliment restauré la façade du père Verhoegen, à part tes devantures paling style qui me chiffonnent un peu. Cette petite caravelle en or que tu as placée au-dessus de la porte est bien amusante… Va, j’ai déjà gâché bien des plaques à prendre ta maison sous diverses lumières, toujours de biais malheureusement, car la rue est trop étroite, tu comprends, pour la « tirer » de face. N’importe j’ai deux ou trois clichés dont je ne suis pas trop mécontent… Je t’en enverrai quelques épreuves.

— Fais mieux, repartit Ferdinand ; viens un soir dîner familièrement à la maison et apporte tes chefs-d’œuvre. J’inviterai Kaekebroeck…

— Oh, je ne voudrais pas abuser ! se défendit le jeune homme tout confus mais enchanté de la proposition et de l’entrain cordial avec lequel elle était faite.

— Allons, pas de manières ! Je t’écrirai et tu viendras. Je te présenterai à ma femme, et puis, tu feras la connaissance de mon beau-père, un bon type ! Hein, c’est dit. À bientôt mon brave !

Et il retourna à ses amis. Pierre le vit s’incliner cérémonieusement devant l’excellente Mme Timmermans qui minaudait, faisant la coquette ; puis, il comprit que Ferdinand le nommait à ses compagnons, car ceux-ci tournèrent les yeux de son côté avec un air de curiosité sympathique.

Le jeune homme rougit, esquissa un salut timide et s’engagea d’un pas accéléré dans la rue de l’Étuve. Mais dès qu’il se crut hors de vue, il reprit sa tranquille allure de limaçon pour réfléchir à la bonne rencontre qu’il venait de faire.

Ah ce Ferdinand Mosselman, quel heureux caractère ! Comme le mariage lui avait réussi ! Dieu sait pourtant si personne eût jamais soupçonné chez ce flirteur enragé un tempérament de père de famille et des vertus domestiques, quand il s’amusait jadis à mystifier ses collègues du Ministère et passait le meilleur de son temps à lancer par la fenêtre de son bureau des œillades assassines aux jolies gouvernantes qui se promenaient dans le Parc !

Et Pierre souriait au souvenir de toutes les farces de ce sémillant garçon, de ses intarissables quolibets sur M. Verbist et sa grosse dondon de fille, Mlle Irma, qui avait entrepris de le séduire en lui faisant accompagner de stupides romances !

Mais quelle pouvait bien être cette « jeune personne » qu’il avait aperçue tout d’abord avec son ami et M. Joseph Kaekebroeck ? Elle restait devant son regard, il y repensait sans cesse avec une secrète douceur. Quel dépit il éprouvait de n’avoir pas été plus preste en manipulant son kodak ! Il avait laissé échapper l’occasion de saisir la ravissante image de cette tête adorable. Quel dommage et comme il s’en voulait à présent de sa maladresse !

Il ne s’apaisa qu’en se rappelant l’invitation du cordier. Quand viendrait-elle ? Il se surprenait maintenant à désirer qu’elle ne se fît pas trop attendre.

— Certainement que j’irai ! se dit-il. Voilà qui me changera des ennuyeux dîners et des froides réceptions auxquels me condamne ma famille. Je saurai bien interroger Mosselman sur cette belle enfant. Qui sait, elle sera peut-être invitée en même temps que moi dans cette jolie maison de la rue de Flandre !

Cette vague espérance suffit à le remplir d’un contentement intime qui rejaillit sur sa figure, colora son teint et fit briller ses yeux d’un éclat inaccoutumé. En ce moment, il se retrouva au bas de la rue de la Violette, à la place même où stationnaient tout à l’heure Joseph Kaekebroeck et la jeune fille pendant qu’il causait avec son ami.

Il avait en effet rebroussé chemin sans y prendre garde, invinciblement attiré vers l’endroit où il avait été frappé d’un charme subit à l’aspect d’un pur visage.

Il s’arrêta un moment sur ce trottoir et sourit de la puérilité de ses sentiments ; ce qui ne l’empêcha pas, un instant après, de se reculer pour photographier cette place mémorable que rien de particulièrement pittoresque ne signalait pourtant à l’attention de personne.

Soudain, dans l’air joyeux, une impérieuse double cloche fit retentir par trois fois ses notes claires et vibrantes : c’étaient dix heures trois quarts qui sonnait au beffroi de l’Hôtel de Ville.

Pierre consentit alors à s’arracher aux délices de sa rêverie et, poursuivant son chemin, il s’enfonça dans l’épaisse foule qui bourdonnait entre les pignons d’or de la Grand’Place.

Il avait traversé cette mer vivante et s’engageait dans la rue au Beurre, quand il aperçut Joseph Kaekebroeck et la demoiselle qui sortaient de la Ruche d’Or où ils avaient acheté un spéculoos pour la fillette.

Sans délibérer une seconde, Pierre se promit, cette fois, de ne pas perdre la trace des amis de Mosselman. Il les suivit donc à quelque distance et contourna la Bourse avec eux.

D’ordinaire, le jeune homme ne manquait pas de décocher un regard à la fois désolé et méprisant sur ce temple de la finance, car il ne comprenait pas comment il s’était trouvé des hommes assez dépourvus de goût pour adopter les plans de ce Parthénon de pâtissiers, et cela lorsque juste à deux pas se dressaient un monument et des maisons magnifiques, archétypes à jamais glorieux des palais brabançons.

Mais il ne soupçonna pas même l’existence de la Bourse aujourd’hui, tant il dardait ses yeux sur la jeune fille, enchantement de cette radieuse matinée. Il se dit qu’elle avait tout au plus dix-huit ans ; sans doute, elle venait à peine de quitter ses robes courtes : une tresse châtain retombait encore sur son dos et formait un délicieux contraste avec sa longue jupe.

Grande et svelte, la taille bien prise, elle marchait avec une souplesse ondoyante et légère. Quelle sollicitude elle témoignait à la fillette suspendue à sa main ! Quels gestes de gentille protection ! Comme elle se courbait avec grâce pour sourire à la petite et l’encourager à la marche ! Comme elle la mouchait avec délicatesse !

Elle voulut à un certain moment l’enlever dans ses bras car la gamine pleurnichait. Mais Joseph Kaekebroeck s’y opposa sans doute ; elle reprit aussitôt l’enfant par la menotte, courut quelques pas avec elle, voulant ainsi la distraire de son menu chagrin.

Ils traversèrent le boulevard et entrèrent dans la rue Orts, pour s’arrêter soudain devant la grande porte du Café Moderne.

Aussitôt la jeune fille baisa la gamine sur les deux joues et, prenant congé de Joseph Kaekebroeck, s’élança dans le vestibule de la maison.

Le président des Cadets venait de tourner le coin de la rue, lorsque Dujardin fit halte à son tour devant l’entrée particulière du Café Moderne, où une pancarte jaune lui apprit tout de suite qu’un « cours de danse par inscriptions » avait lieu tous les dimanches, de onze heures à midi, dans les vastes salons du premier étage, sous la direction de M. et Mme Van Crombrugghe-Paneels ; le prix des leçons s’élevait à la somme de vingt francs pour la saison commençant le premier dimanche de novembre et finissant le dernier dimanche d’avril.

Sur le champ, Pierre songea à se faire inscrire au nombre des élèves de M. et Mme Van Crombrugghe-Paneels. N’était-ce pas le plus sûr moyen de la voir, de lui parler peut-être ?

Mais, sa timidité reprenant le dessus, il réfléchit qu’il avait passé l’âge où l’on apprend à danser. On se moquerait de lui. Toutefois, il devenait ingénieux à trouver des raisons de s’introduire quand même dans la salle. Voyons, qu’est-ce qui l’empêchait de monter, simplement pour s’informer ? On ne l’expulserait pas, que diable ! Au besoin, il interrogerait les professeurs sur le programme, sur les heures de leçons particulières à donner à de vagues neveux ou nièces.

N’importe, il demeurait indécis et perplexe, lorsqu’il fut obligé de s’écarter pour livrer passage à un imposant cortège de dames mûres suivies d’une ribambelle de jeunes gens des deux sexes. Cette bande, très animée, emplit tout le corridor et escalada l’escalier en jacassant.

C’étaient les habitués du cours de danse. À l’endimanchement cossu des envahisseurs, comme à leurs allures et à leur langage sans affectation, Dujardin comprit qu’ils appartenaient à la bonne bourgeoisie du quartier. Il les regarda monter avec sympathie ; puis, subitement enhardi, il cessa de délibérer avec lui-même et s’élança derrière eux.

À l’irruption de ce contingent de retardataires dans la vaste salle du premier étage, un petit homme pansu qui sautillait, scandant une valse pour quelques couples de danseurs arrivés à l’heure juste, frappa le bois de sa pochette afin d’avertir le piano qu’il eût à exécuter la coda sans reprise. Puis, empressé et gracieux, il s’avança au-devant des matrones qui le saluaient avec familiarité, tandis que sa longue femme, accourant à son tour, se confondait en belles révérences.

Déjà la pétulante jeunesse s’arrachait paletots et chapeaux pour les semer en désordre sur les banquettes.

— Hein ça, quel beau temps, s’écriait Mme Van Crombrugghe, il fait presque si chaud qu’en été !

— Oui, mais ça n’est pas bon que ça vient si vite, repartit une grosse mère qui transpirait sous un opulent manteau bordé de fourrures. Aujourd’hui on étouffe et demain on va grelotter… Avec ça on ne sait plus ce qu’on doit mettre sur son dos !

Toutes ces dames reconnurent que « c’était positif ». Le temps n’était pas de saison et par conséquent malsain. Mais il fallait prendre garde de se découvrir trop tôt. Toutefois, elles n’hésitèrent pas à se débarrasser de leurs pelleteries tant il faisait « gras ».

Soudain, l’une d’elles poussa un cri de désolation devant le spectacle des paletots et des pèlerines jetés pêle-mêle sur les bancs de velours :

— Allo, voyez un peu maintenant comme ils arrangent leurs effets ! Il n’y a qu’à même rien à leur dire, et c’est tous les dimanches la même histoire. Ils jettent seulement ça comme un paquet de sottises !

Et pleine de tristesse, branlant la tête, elle s’efforça avec ses compagnes de réparer la déroute de ce jeune vestiaire.

Cependant M. Van Crombrugghe disposait les couples en leur adressant des recommandations qu’il illustrait de gestes légers et de ronds de jambes. Après quoi, il pria sa femme de retourner au piano et s’établit au milieu de la salle. Alors, saisissant sa pochette de dessous son bras gauche, il joua une brève ritournelle de polka, et les couples se mirent en branle aux flonflons d’un vieux piano discord, que renforçait le glapissement aigre du crincrin.

Ce M. Van Crombrugghe était un petit homme imberbe et rougeaud qui portait une épaisse toison grisonnante, frisée au petit fer. Bien qu’il eût depuis longtemps doublé le cap de la soixantaine, il jouissait encore d’une extrême agilité et ne ménageait pas ses jambes.

Ancien chorégraphe du Théâtre de la Monnaie, il y avait brillé d’un éclat modeste pendant plus de vingt-cinq ans. Puis, arrivé à l’âge où les fards et tous les artifices de la cosmétique moderne ne parviennent plus à rajeunir un visage, il avait quitté le théâtre pour enseigner la danse dans les divers établissements de bal du centre de la ville.

C’était un bonhomme plein de patience, une sorte de Sancho Pança agile, dont sa longue femme pouvait passer pour le Don Quichotte en jupons.

Mme Van Crombrugghe, qui n’était guère moins âgée que son époux, avait également débuté comme ballerine à notre Opéra, où la distinction de son visage et l’élégance de ses formes héronnières avaient trouvé jadis quelques attentifs parmi les télescopes de l’orchestre. Mais l’amour du coryphée Van Crombrugghe l’avait sortie des liaisons galantes, si bien qu’elle était devenue une épouse parfaite.

Elle enseignait également, de préférence, les tout petits, les bébés, qu’elle aimait beaucoup, comme une femme désespérée d’être demeurée stérile malgré des efforts méritoires ; mais elle se cantonnait d’habitude dans la fonction modeste de pianiste à danser, suppléant ainsi au mince violon de son mari.

M. et Mme Van Crombrugghe étaient un couple original et populaire. On s’en moquait bien un peu, principalement à cause de la disparate de leur physique, mais ils donnaient d’excellentes leçons et possédaient la sympathie de tous leurs élèves.

Cependant la polka allait son train et les mères attendries contemplaient les danseurs en souriant. Ceux-ci, au nombre d’une trentaine environ, semblaient déjà assez exercés ; ils avaient de la cadence et, sur le parquet ciré de la vaste salle, leurs pieds retentissaient en glissements rythmiques.

— Allons, ça va, ça va ! s’écriait à tout moment le petit maître qui courait de l’un à l’autre couple, dansant, stoppant une seconde auprès de chacun d’eux, en même temps qu’il grattait de sa pochette. — À la bonne heure ! Ça va très bien, mes enfants !

C’était aussi l’avis de Dujardin. Personne ne l’avait aperçu ; dissimulé derrière une fausse colonne, il ne pouvait détacher ses yeux de la jeune fille qui dansait avec un tout jeune garçon.

Débarrassée de sa toque, elle lui apparaissait bien plus charmante encore ; ses bandeaux sombres, où frissonnait la lumière, faisaient admirablement ressortir la fraîcheur de son teint. Toute la figure respirait la candeur souriante, un entrain joyeux qui ravissait le jeune homme et le plongeait dans une véritable extase.

Certes, il y avait là d’autres demoiselles fort séduisantes ; mais il ne les regardait qu’à la dérobée et seulement pour en faire des objets de comparaison à l’avantage de celle qu’il avait distinguée entre toutes.

Comme elle lui semblait plus gracieuse, plus fine et plus vive que toutes ses compagnes !

Il remarqua bientôt qu’en passant et repassant devant le groupe des mamans, la jeune fille et son cavalier adressaient des sourires à l’une de ces dames qui leur répondait en se trémoussant avec exubérance. C’était une personne assez forte, très mûre, dont le visage haut en couleur exprimait une profonde bonté.

Qui donc était cette excellente femme ?

Mais la polka venait de finir. Aussitôt, la demoiselle et son cavalier, se détachant de la file, coururent à la bonne dame qui refit le nœud de cravate du jeune garçon, tapota sa figure cramoisie avec son mouchoir et finalement l’embrassa avec tendresse.

Pierre crut alors découvrir des traits de ressemblance entre ces trois personnages : c’étaient apparemment la mère avec son fils et sa fille. Mais quel était le nom de cette jeune amie de Mosselman ? Il brûlait maintenant de le connaître ; sa curiosité devenait si impérieuse qu’elle lui causait presque du malaise.

De nouveau, le petit maître de danse avait rassemblé ses élèves :

— Mes amis, leur dit-il, on va une fois essayer maintenant la valse en trois temps. Prenez bien attention aux mouvements que je vais décomposer comme l’autre fois…

Il marqua les temps en tournant sur place, d’abord avec lenteur comme un ours forain, et puis plus vite jusqu’à ce qu’il eût atteint l’allure normale.

— Attendez, vous allez encore mieux comprendre…

Et il appela la docile Mme Van Crombrugghe avec laquelle il se mit à pirouetter tout en continuant ses explications.

Il y avait surtout cet arc de cercle sur la pointe du pied, auquel il désirait que l’on prît bien garde. Aussi l’exagérait-il beaucoup, et Mme Van Crombrugghe faisait de même.

Rien n’était plus comique que ces vieux époux, de type et de taille si opposés, dansant sur place avec une raideur d’automates de muséum boulonnés sur un socle mécanique.

Enfin, ils s’arrêtèrent. Mme Van Crombrugghe retourna flegmatiquement au piano tandis que son époux, vu les difficultés de cette danse et l’inexpérience de la plupart de ses élèves, triait ces derniers avec l’intention d’apparier des valseurs et des valseuses de force inégale.

Soudain, Pierre le vit s’approcher de celle dont il suivait tous les mouvements avec un intérêt de plus en plus excité.

— Vous, Mademoiselle, dit le professeur, vous savez déjà très bien danser. Alors je vais vous mettre avec M. Leemans, pour lui apprendre…

Il alla quérir un grand jeune homme et le « mit » avec la jeune fille, qui accepta ce cavalier de bonne grâce. C’était d’ailleurs un assez joli garçon, bien découplé et déjà pourvu d’une fine moustache blonde. Il paraissait avoir une vingtaine d’années tout au plus. Très dégagé, il sourit à sa danseuse et lui passa hardiment le bras autour de la taille.

À cette vue, Pierre Dujardin ressentit comme un frisson ; d’abord il ne se rendit pas bien compte de ce qu’il éprouvait, puis il comprit qu’une grosse jalousie lui étreignait le cœur.

Tout à coup, abandonnant son poste d’observation, le jeune homme s’avança dans la salle sans se douter de son audace et comme mû par une force irrésistible.

Au milieu du subit silence, ses bottines criaient sur le parquet ciré ; toute la classe le considérait avec surprise, tandis que les dames se coudoyaient en chuchotant :

— Tiens, d’où est-ce qu’il sort celui-là !

Or, M. Van Crombrugghe brandissait déjà son archet, lorsqu’il vit cet étrange individu qui venait droit sur lui, les yeux fixes, comme un somnambule. Vivement étonné, il différa le signal de la danse et roula au devant de l’intrus :

— Monsieur, dit-il d’un air assez contrarié, à qui ai-je l’honneur ?…

Pierre s’arrêta brusquement, stupéfait de se trouver au milieu de la salle et d’être le point de mire de tant de regards. Mais son ahurissement ne dura guère. Il se ressaisit et se courbant très bas :

— Maître, dit-il avec une extrême politesse, excusez la liberté que je prends de venir ainsi troubler vos précieuses leçons. Je suis Pierre Dujardin, premier commis au Ministère : je me présente sous les auspices de mon ancien collègue Mosselman et de son ami M. Joseph Kaekebroeck. Bien que j’habite un quartier éloigné du centre, la réputation de votre cours de danse est venue jusqu’à moi ; aussi ai-je le plus vif désir de m’enrôler parmi vos élèves…

— Mais, objecta le petit professeur dont la mine commençait à se rasséréner, il est peut-être un peu tard…

— Oh, repartit le jeune homme, je sais ce que vous allez me répondre : la saison est fort avancée et le cours ne comporte plus guère que deux ou trois séances. Qu’à cela ne tienne ! Je n’ai besoin que de quelques leçons de perfectionnement pour lesquelles, du reste, j’entends payer la cotisation entière…

— Monsieur, fit le bonhomme avec un sourire aimable, si vous désirez…

— Tenez, interrompit de nouveau Dujardin, c’est précisément la valse allemande que vous venez d’expliquer avec tant de méthode qui est mon point faible. Je ne suis pas fichu — oh pardon — je ne suis pas capable d’attraper le « glissé ». C’est prodigieusement difficile…

— Mais non, mais non, répondit M. Van Crombrugghe, ça n’est qu’une affaire d’habitude. Le tout est d’être bien appris dès la première fois. Voyez, c’est bien simple…

Il allait se livrer à de nouveaux exercices de démonstration quand il se retourna pour crier à ses élèves :

— Mes enfants, une petite minute si vous plaît !

Et revenant à Dujardin :

— J’ai une idée. Est-ce que vous ne voulez pas danser une fois avec ma femme ? Ça serait encore mieux…

Mais le plaisir de tournoyer avec la vieille ballerine parut médiocre au jeune homme.

— Oh, je vous en prie, protesta-t-il vivement, ne dérangez pas Mme Van Crombrugghe pour si peu. Je suis indigne de danser avec elle. Et puis le piano est tout à fait nécessaire dans cette valse en trois temps ; votre pochette ne marquerait pas suffisamment le rythme…

— Ça est encore vrai, reconnut le bonhomme ; mais ça n’est rien. Je vais une fois demander à une de ces demoiselles si elle ne veut pas danser avec.

Et Pierre Dujardin, qui n’en pouvait croire ses yeux, le vit s’approcher de la jeune vierge en bandeaux, qu’il détacha de son cavalier et ramena avec lui :

— Tenez, dit-il, Mademoiselle va danser avec vous ; c’est ma meilleure élève ! Allons placez vous seulement, on va commencer !

Mme Van Crombrugghe plaqua quelques accords en guise de prélude et attaqua une valse de Suppé qui fit bondir tous les couples.

Pierre avait délicatement enlacé le buste de la jeune fille et dansait avec une facilité qui prouva tout de suite combien il avait injustement ravalé ses mérites de valseur. Il tournait sans dire un mot, sans même oser regarder sa danseuse, tant il était ému, oppressé de joie.

Elle, dansait à ravir, souple comme une couleuvre, légère comme une sylphe. Elle ne semblait pas le moins du monde intimidée, et c’est elle qui parla la première très franchement :

— Mais vous dansez à la perfection, Monsieur Dujardin !

À cette exclamation, les joues du jeune homme s’empourprèrent et son cœur palpita fortement :

— Comment, vous savez mon nom, Mademoiselle ?

— Mais oui ! Vous ne vous rappelez donc pas ? Nous vous avons rencontré ce matin au bas de la rue de la Violette… J’étais avec mon beau-frère et votre ami Ferdinand.

— C’est vrai ! répliqua Dujardin qui rougit encore davantage de feindre l’étonnement ; oui, je me rappelle, vous vous promeniez avec une petite fille, n’est-ce pas ?

— Précisément ; c’était ma petite nièce, Hélène Kaekebroeck.

— Une bien jolie gamine !

Elle eut une explosion de tendresse :

— N’est-ce pas ? Oh, elle est si mignonne ! C’est tout le portrait de ma sœur Pauline quand elle avait cinq ans !

— C’est juste, fit alors le jeune homme, et je comprends maintenant : M. Mosselman vous a dit mon nom… Hein, vous avez dû nous maudire de vous faire attendre ainsi en pleine rue !

— Mais non, la petite était justement un peu fatiguée… Et puis, nous avons rencontré une dame de nos amies.

Elle avoua que c’était effectivement M. Mosselman qui leur avait dit son nom :

— Et je me suis bien rappelé votre figure : M. Ferdinand nous a si souvent parlé de son camarade Pierre Dujardin !

— Oh, mais que vous êtes savante ! s’écria-t-il avec bonne humeur ; voilà que vous savez même mon prénom !

Elle le regarda, souriante :

— Mais oui, dit-elle, c’est vrai que M. Ferdinand vous aime beaucoup…

Tout en devisant, ils continuaient à tourner, à glisser avec une aisance qui les préservait de l’essoufflement, au rebours des autres couples qui se trémoussaient avec une lourdeur, des à coups, des « floches » qui provoquaient chez eux une abondante transpiration.

M. Van Crombrugghe se multipliait, harcelait les danseurs, gourmandant les uns, encourageant les autres. Mais il n’avait pas assez de « très bien », ni de « à la bonne heure » pour son nouvel élève et sa jolie partenaire, ce qui amusait beaucoup nos jeunes gens.

— Je vous jure, Mademoiselle, hasarda timidement Dujardin que je danse très mal la valse. Mais aujourd’hui, je ne me reconnais plus ; ça va très bien ! Au fait, c’est tout simple, puisque j’ai une très bonne danseuse…

— Prenez garde, dit-elle en riant, ou je vais croire que vous êtes un moqueur comme M. Ferdinand.

— Mais je vous assure…

Il était charmé de la trouver si aimable, si naturelle et déjà si enjouée malgré sa grande jeunesse. Aucune minauderie chez elle, aucune affectation. Son regard avait quelque chose de direct, de transparent qui réfléchissait son cœur ingénu. Un tendre sourire flottait sur sa bouche. Il n’y avait pas jusqu’au timbre de sa voix, frais et sonore, qui ne l’émût profondément. Au surplus, il s’étonnait de l’entendre parler avec un accent clair et une correction relative, chose vraiment surprenante chez une demoiselle de la ville basse.

— Mais, dit-il tout à coup, vous savez mes nom et prénom… Et moi, figurez-vous que je ne connais pas les vôtres… Ce n’est pas juste !

Il s’enhardissait et la regardait avec une expression de tristesse comique, nuancée de dépit.

— Oui, continua-t-il sur un geste de surprise de la jeune fille, Ferdinand m’a bien nommé son ami Kaekebroeck, mais il n’a pas jugé à propos de m’apprendre qui vous étiez…

Il baissa les yeux et ajouta gravement :

— Et c’était pourtant ce qui m’intéressait le plus dans notre rencontre…

Elle leva sur lui un beau regard plein d’innocence et sans démêler le sens qui se cachait sous les paroles de son cavalier :

— Oh, fit-elle, il ne faut pas en vouloir à M. Mosselman. Il me connaît depuis si longtemps qu’il me croit toujours petite fille. Si vous saviez comme il me taquine à cause de mes robes longues !

Mais ils furent interrompus en ce moment par la voix glapissante de M. Van Crombrugghe qui commandait la dernière reprise. Et la valse stoppa au désespoir de Pierre, mais à la vive satisfaction des autres couples qui n’en pouvaient plus et transpiraient copieusement.

Seuls, parmi tous, Dujardin et sa danseuse montraient un visage un peu plus rose qu’au naturel, mais que n’altérait pas la moindre contraction de lassitude. Ils furent vivement félicités par le savant professeur :

— On vous a admirés, savez-vous ! dit le bonhomme en montrant le public féminin qui s’agitait sur les banquettes. Ma foi, on ne sait plus rien vous apprendre à vous deux !

Dujardin avait offert son bras, mais la jeune fille s’excusa :

— Je dois rejoindre Maman, dit-elle. Tenez, vous voyez là-bas cette dame qui essuie le front d’un petit jeune homme ? C’est ma mère avec mon frère Hippolyte…

Il songea à se faire présenter, mais il remit cette formalité à plus tard dans la crainte de paraître s’imposer.

— Eh bien, interrogea-t-il d’un air timide et nargueur, j’ai eu l’honneur de danser avec Mademoiselle… avec Mademoiselle qui ? Au fait, c’est peut-être un secret et vous désirez attendre jusque dimanche prochain pour me le dire…

Elle éclata d’un rire perlé :

— Mais il n’y a pas le moindre secret !

Et, faisant une belle révérence de cour, elle s’esquiva en disant :

— Au revoir, Monsieur Dujardin, je m’appelle Hermance Platbrood !


III


Un samedi soir, jour de gala chez les Dujardin, Pierre endossait avec ennui son frac de cérémonie quand il fut mandé dans le cabinet de son père.

Il en éprouva une vive surprise :

— Monsieur n’est pas souffrant ? finit-il par demander au valet de chambre chargé du message.

Car il ne démêlait pas le motif de cette convocation tout à fait extraordinaire de la part d’un homme qui le traitait en étranger depuis tant de mois.

Fort intrigué, il expédia sa toilette et se fit annoncer chez M. Dujardin. Celui-ci, déjà paré pour le banquet, la brochette de décorations agrafée au revers de son habit, reçut le jeune homme dans son bureau et l’invita à s’asseoir en face de lui, du geste théâtral de l’empereur Auguste.

Il se recueillit une minute, tambourina avec un couteau d’ivoire, puis, redressant sa tête fine et soignée de vieux beau :

— Mon ami, dit-il d’une voix grave en s’écoutant parler, vous me rendrez cette justice que je n’ai jamais beaucoup contrarié vos inclinations. J’avais compté jadis que vous embrasseriez la carrière militaire où mon nom et ma fortune vous eussent aidé à tenir un rang honorable. Par malheur, les mathématiques vous inspiraient de la répugnance et vous avez préféré devenir un simple bureaucrate. Soit ; c’était votre droit de garçon majeur. Sans doute, avez-vous constaté alors un certain refroidissement dans nos relations. Rien de plus naturel, puisque vous aviez dédaigné mes conseils et résisté aux instances de votre mère et de votre sœur. Oh, ne protestez pas, je vous en prie… Encore une fois, vous étiez libre ; vous aviez le droit de ne pas comprendre les x et de vous sentir plus capable de remplir une fonction modeste que d’affronter, comme je l’ai fait, moi, avec succès, les difficiles examens de l’École. Vous n’êtes pas doué ; je ne vous le reproche pas de même que je ne proteste plus contre une tournure d’esprit et des habitudes de vie tout à fait incompatibles avec celles de notre monde, mais que j’excuse à présent parce que je me rends compte qu’elles dérivent autant de votre conformation morale que de l’influence néfaste de votre grand’mère, personne excentrique, pour la qualifier avec douceur… Soyez donc rassuré, je suis un censeur indulgent.

M. Dujardin, satisfait de son exorde, fit une pause, regarda son fils comme pour l’engager à répondre. Mais celui-ci demeura impassible, les yeux obstinément fixés sur une bougie brune et torse qui servait à fondre la cire.

— Oui, mon ami, poursuivit alors le grand seigneur en abandonnant son coupe-papier pour jouer avec un cachet d’argent dont le manche représentait le buste de Marie-Antoinette, vous avez déçu, sans le vouloir, nos légitimes espérances. Mais, de ce que je me sois résigné à la médiocrité de vos aspirations et que je vous aie permis de vivre à votre fantaisie, vous auriez tort de croire que je me suis complètement désintéressé de votre avenir. Non, je n’oublie pas mes devoirs. Écoutez-moi : vous avez atteint vingt-six ans, un âge où le jeune homme peut raisonnablement songer au mariage. Or, notre plus vif désir à votre mère et à moi, serait de vous voir disposé à contracter une union honorable qui, en vous donnant le bonheur, vous réhabiliterait en même temps de cette espèce de déchéance où vous êtes tombé. Jugez de notre sollicitude à votre égard ; depuis longtemps, nous cherchons dans notre entourage une jeune personne qui soit digne de vous plaire et d’être notre bru. Je pense que nous l’avons trouvée. Je ne vous cacherai pas que Mlle Hortense de Berghe nous paraît une demoiselle accomplie. C’est l’une des meilleures amies de votre sœur ; elle est riche, bien apparentée, instruite. Vous la verrez précisément ce soir ; j’ai recommandé qu’on vous plaçât à côté d’elle. Promettez-moi de la juger sans prévention ni malveillance, et soyez aimable avec elle autant que cela sera en votre pouvoir. Vraiment, je serais heureux qu’elle vous agréât. Je sais, d’ailleurs, que vous ne lui déplaisez nullement… Voilà qui doit vous disposer favorablement à l’égard de cette noble fille que votre condition de premier commis au Ministère ne paraît aucunement offusquer et qui vous considère tant soit peu comme une façon d’original…

M. Dujardin cessa de jouer avec le buste de Marie-Antoinette.

— Mon ami, c’est tout ce que j’avais à vous dire aujourd’hui. Réfléchissez à votre aise et en toute indépendance. Vous me répondrez quand il vous plaira.

Puis, ayant consulté son chronomètre :

— Ma foi, l’heure s’avance ; il est temps que nous allions rejoindre Mme et Mlle Dujardin dans la salle de réception.

Pierre se leva, fit une légère inclinaison de tête et sortit de la pièce sans avoir prononcé un seul mot.

Les Dujardin recevaient assez fréquemment et avec apparat, dans l’espoir de marier promptement leur fille.

Ces dîners, où ils déployaient toutes les richesses de leurs buffets, étaient le cauchemar de Pierre, qui y assistait en automate à peine articulé et s’ennuyait à mourir au milieu de ces convives éphémères, réunis là non point par l’attrait d’une sympathie mutuelle, mais uniquement pour satisfaire aux obligations mondaines.

Le gala d’aujourd’hui assemblait dans la salle du premier étage une trentaine d’invités appartenant aux diverses classes de la haute bourgeoisie bruxelloise. C’étaient des douairières, des vieux messieurs, des couples entre deux âges, quelques officiers et tout un lot de jeunes demoiselles et de fashionables heureux de s’exhiber dans leurs beaux atours.

Cuirassée dans une robe de soie noire garnie de jais, Mme Dujardin, souriante malgré la torture d’une guimpe montante destinée principalement à cacher les colliers de son robuste cou, trônait avec la majesté des grandes et fortes femmes entre le chevalier de Berghe et M. le conseiller honoraire Schelfout, vieillards verdelets que l’opulence de ses formes impressionnaient visiblement.

Tout en répondant à leurs galants propos, elle cerclait la table du regard et surveillait les serveurs ; car la bonne dame, maîtresse de maison accomplie, mettait un immense amour-propre à ce que ses hôtes fussent bien traités ; au reste, elle n’avait jamais pu se défendre d’éprouver du plaisir lorsqu’on la complimentait sur la composition de son menu ou la succulence d’un certain plat, sentiment vulgaire que son mari lui reprochait avec amertume comme un restant de bas bourgeoisisme.

On comprend donc qu’elle rougit de jubilation quand le vieux chevalier de Berghe, qui lui avait jadis fait la cour, et s’émouvait encore en voyant se soulever les masses puissantes de sa poitrine, s’écria enthousiasmé :

— Tant pis, chère Madame, si je commets une faute de goût, cela ne m’empêchera pas de proclamer que voilà d’admirables truites !

— Vous trouvez ! repartit la belle dame en coulant à son adorateur un regard tout chargé de tendre gratitude. Savez-vous bien qu’elles nous arrivent du fin fond des Ardennes ?

— En effet, déclara M. Dujardin, qui trouvait l’information trop incomplète pour sa vanité ; elles ont été pêchées aujourd’hui même dans le Néblon qui traverse notre parc de Genneraye ; la malle nous les a apportées il y a une heure à peine.

Alors M. le conseiller Schelfout, qui réfrénait mal son envie d’entamer pour la centième fois le récit d’une affaire d’assises retentissante qu’il avait présidée il y a quelques dix ans, vanta à son tour, en gourmet, le « bleu » de ces incomparables poissons.

— L’âme de Vatel, dit-il prétentieusement comme tout ce qu’il disait et faisait, a pour le moins transmigré dans celle de votre chef !

Mme Dujardin resta un moment ahurie : elle ne comprenait pas. Puis elle eut un éclair :

— Oh ! mais, s’écria-t-elle, c’est ma cuisinière de tous les jours qui prépare nos grands dîners ! Notre Catherine est une fille de premier ordre !

Mais un sévère regard de son mari l’arrêta sur cette pente des confidences culinaires juste à temps pour l’empêcher de confier au magistrat que l’on avait sans doute le droit d’être bien servie quand on donnait « septante-cinq » francs par mois à un cordon bleu.

Si Mme Dujardin, malgré tout son acquis, conservait un fond bonne femme qui transparaissait dans ses manières et jusque dans sa santé trop reluisante, il n’en était pas de même de sa fille Adrienne, créature hautaine que la morgue de M. Dujardin animait depuis son enfance.

Elle ne comprenait pas, elle, que l’on pût s’abaisser jusqu’à de mesquines préoccupations de ménage ; sa mère l’impatientait avec ce qu’elle appelait « ses agitations de cuisinière ». Que lui importait la qualité des mets pourvu qu’ils eussent bel air et fussent servis dans une opulente vaisselle !

Elle se vantait d’ailleurs de ne pas savoir ce que c’est qu’une cuisine, prouvant ainsi la grande distinction de sa nature.

Placée à l’un des bouts de la table spécialement réservé à la jeunesse, elle jasait déjà avec une volubilité vertigineuse, contant au petit-fils du chevalier de Berghe ainsi qu’à un jeune avocat mondain, ses derniers bals et ses prochains tennis.

Jolie, la figure fine et d’une grande fraîcheur de teint, Mlle Dujardin était en gracilité ce que sa mère était en force. Pourtant, elle eût été plus séduisante sans de froids yeux gris qui donnaient de la dureté à sa physionomie et surtout sans cette perruque ondulée qu’elle superposait à sa chevelure à la mode Henri III ou Aztèque. Rien d’aussi prétentieux ; on se navrait en pensant au pauvre diable chargé de construire chaque jour ce postiche ridicule.

Mlle Adrienne n’avait aucun fond sérieux de quoi que ce fût, pas même de religion. Ignorante, vaine, inconsidérée, médisante, c’était une « gale » sans esprit qui avait parfaitement raison d’être riche pour ne pas faire fuir les prétendants.

— Comment, vous avez été au bal des Van Malderen ? s’écriait-elle avec une petite voix surette qui agaçait les nerfs ; quel dommage, c’était précisément notre Vendredi de gala à la Monnaie. Oh, vite, donnez des détails… En quoi était cette dinde de Mlle Defresnes ? Et la petite Mme M…, vous savez qui je veux dire, est-ce qu’elle s’était enfin décidée à changer de toilette ? Hein, son flirt était là ?

Assis juste en face de sa sœur, Pierre s’efforçait tant bien que mal d’écouter Mlle Hortense de Berghe, grande « bringue » aux yeux de flamme, qui se penchait à tout instant vers lui, frôlait son genou pointu contre le sien, et le regardait de si près qu’il sentait parfois le souffle de son haleine ébouriffer ses cheveux.

Elle aussi, s’était extasiée sur les truites du Néblon :

— Quelle finesse ! Je raffole de ce poisson de rivière. Et vous, Monsieur Pierre ?

— Oh moi, Mademoiselle, je trouve que la truite est un grand préjugé. Je ne lui découvre aucune saveur ; elle manque de consistance. Entre nous, je lui préfère un hareng frais ou saur…

— Oh, ricana Mlle Dujardin qui avait entendu, mon frère a des goûts si distingués !

Mais Mlle Hortense n’était pas du tout indignée. Elle sourit, taquina le jeune homme. Sans transition, elle lui demanda quel était son type de jeune fille : ça devait être drôle.

— Adrienne m’a toujours assuré que vous étiez un être très peu sociable, que vous détestiez le monde, que vous n’aimiez rien, en un mot que…

— Que je suis un ours, ne vous gênez point !

Elle se récria :

— Oh mais non, un misanthrope tout bonnement. Au fait, il y a ours et ours… Moi aussi, je l’avoue, je suis un peu ourse quand ça me prend…

Il se demanda quand ça la prenait, car il ne l’avait jamais vue qu’en flirtante conversation, et toute prête à se pâmer dans les bras de ses danseurs. C’était une ourse joliment bien dressée aux petits coins, bonne fille après tout, qui restait sèche sans doute à force de brûler en dedans et pour rien.

— Non, reprit-elle avec indulgence, je crois que vous êtes un drôle de corps, un original qui prend toujours le contrepied de l’opinion commune. Ma foi, c’est très amusant : je ne déteste pas cela. Je ne suis pas comme tout le monde, vous savez… Je vous trouve très gentil…

Et elle lui darda ses yeux d’hystérique en pleine figure.

Le jeune homme ne savait quoi répondre et perdait contenance quand un serveur providentiel s’interposa entre eux sous prétexte de leur verser d’un vin étampé au château.

Il suffit de ce simple incident pour que la jeune fille se retournât du côté de son voisin de droite, un certain M. Réville, homme de cheval, fortement barbu, dont les performances vigoureuses lui étaient sympathiques.

Celui-ci, tout heureux d’échapper à une vieille douairière qui l’entretenait de ses vapeurs, mordit aux agaceries de Mlle Hortense et répondit de petites choses égrillardes qui plurent tant à la demi-vierge qu’elle en oublia complètement son « ours » de gauche.

Et Pierre, que son autre voisine dédaignait également pour rire et babiller du côté de ses flirts, s’isola dans le bavardage ambiant pour songer aux ténébreux desseins de son père.

Il essayait de le regarder sous le masque, n’étant pas dupe du faux intérêt qu’on lui témoignait. Pourquoi fallait-il maintenant qu’il épousât Mlle Hortense de Berghe ? Sans doute pour des raisons auxquelles la vanité de M. Dujardin ou ses combinaisons financières servaient de principal fondement. D’ailleurs, rien de plus naturel que le vieux chevalier de Berghe voulût marier sa petite-fille au plus vite, fût-ce même à un simple bureaucrate ; car il devait redouter que ce qui pouvait encore, à la rigueur, passer chez Mlle Hortense pour des enfantillages, ne finît un jour par la mener à un esclandre fâcheux pour son établissement.

D’autre part, le jeune homme ne remarquait pas sans une vive surprise, l’empressement de sa sœur auprès du jeune Armand de Berghe. Jamais, cette péronnelle ne s’était montrée aussi enjôleuse : ses perfides yeux de chatte luisaient ce soir avec un air de douceur inaccoutumé. Visiblement, elle engluait le jeune homme à particule.

Pierre réfléchissait : est-ce que son mariage avec Mlle Hortense ne devait pas tout bonnement former la rançon des fiançailles de Mlle Dujardin avec le jeune hobereau ?

Cette idée le fît sourire ; car il ne s’alarmait point des projets de son père, se sentant fermement résolu à ne jamais épouser une Mlle de Berghe. Du reste, le mariage ne semblait pas s’imposer à ses vingt-six ans ; il ne l’envisageait encore que dans une assez lointaine perspective.

Il songeait, enfoncé dans ses méditations, quand il se rappela tout à coup que, le lendemain dimanche, il allait revoir une petite bourgeoise dont le souvenir l’avait occupé toute la semaine. Aussitôt, ses idées s’égayèrent. Il ressentait un doux plaisir à évoquer la gentille élève de M. Van Crombrugghe. Dans cette société clinquante qui l’entourait, il se demanda quelle jeune fille l’emportait sur la petite Platbrood, simple et fraîche comme une églantine. Il n’y avait ici que des coquettes, infatuées d’elles-mêmes, en rivalité d’atours, et dont l’écorce mondaine ne recouvrait d’autre sentiment que celui de la mode.

Il les regardait minauder à l’envi sans comprendre ce qui pouvait séduire en elles ; toutes, presque sans exception, il les trouvait affectées, niaises, dépourvues de sensibilité.

Sa sœur surtout, lui représentait un échantillon synthétique de ces demoiselles : elle était une véritable perfection dans l’égoïsme et la frivolité. De fait, Mlle Adrienne ne cessait de caqueter, jetant de petits éclats de rire, manégeant de son insolent face à main, à moins qu’elle ne se masquât la figure de son éventail, comme si elle avait la honte coquette des choses hardies et spirituelles qu’elle croyait avoir dites. Pierre la prenait en pitié ; sa vue lui était pénible, autant que les propos qui s’échangeaient par dessus cette table chargée de fleurs et de surtouts magnifiques.

Malgré ses efforts et un véritable génie de transition, le conseiller Schelfout n’était pas encore parvenu à accaparer la parole pour conter les mots qu’il avait faits dans son fameux procès d’assises. C’étaient le chevalier et M. Dujardin qui, pendant les premiers services, avaient dirigé la conversation parlant propriétés, immeubles, chasses, courses, automobiles avec une compétence affligeante pour des oreilles aussi peu au courant de la terminologie sportive que l’étaient celles du pauvre Pierre.

Plus tard, le théâtre avait subitement délié la langue des dames. Pièces, opéras, récitals, elles jugeaient tout d’un mot, sans appel.

On effleura aussi la peinture à propos d’une récente exposition, ce qui permit à une chaussette, qui se croyait un bas-bleu, de proférer quelques sentences : le tableau devait plaire, représenter des sujets agréables et moraux. Aujourd’hui, la peinture s’encanaillait, blessant le regard et les mœurs.

De là on en vint à parler du dernier livre. Une dame, qui s’écoutait grasseyer, déplora les tendances malsaines des auteurs modernes. Alors, le petit avocat, qui se piquait de littérature, se plaignit de ce qu’on ne lût pas en Belgique :

— Au fait, dit-il, à qui la faute, sinon à nos auteurs ?…

— Pourtant, lança quelqu’un, je me suis laissé dire que les Nouvelles Bruxelloises

— Précisément, coupa le petit maître en rajustant son monocle, le public belge ne lit que ce qu’il mérite de lire, du sous-Paul de Kock.

Mais ce débat finit tout de suite, emporté dans le flux de paroles que déchaînait de toutes parts l’annonce des attractions du prochain concours hippique. Un lieutenant des Guides joliment frisé, sanglé comme une femme, donna de longues explications.

Le dîner approchait d’ailleurs à sa fin, car on servait vite, à l’instar de ce qui se faisait à la Cour. Bientôt Mme Dujardin prit le bras de M. de Berghe et passa dans le salon où les invités se répandirent à sa suite.

On apporta le café. De petits groupes s’étaient formés qui jasaient dans les coins, au fond des embrasures et derrière le piano à queue dont la table relevée faisait l’office de paravent.

Enfin, M. le conseiller Schelfout racontait l’histoire de son empoisonneuse à quelques étourdis qu’il avait astucieusement poussés dans une encoignure sans issue.

Mme Dujardin, étalée dans un sofa, recevait les hommages de son vieux chevalier que l’extra-dry rendait expansif, cependant que, derrière une jardinière, son mari s’entretenait avec une jolie femme dont il recherchait les sourires, en attendant peut-être de moins menus suffrages.

Quand à Mlle Adrienne, elle avait entraîné les jeunes gens dans la pièce voisine pour leur montrer ses derniers chefs-d’œuvre, car elle ajoutait à tous ses défauts celui de peindre des fleurs.

Voyant cela, Pierre se préparait à disparaître à l’anglaise, quand surgit devant lui, haute comme une perche de télégraphie sans fil, Mlle Hortense, momentanément abandonnée par M. Réville qui s’était fait sottement emprisonner dans le filet de M. Schelfout.

— Que c’est vilain, de me « lâcher » ainsi ! dit-elle d’un ton de gronderie gentille. Est-ce que vous êtes fâché ? Je vous assure que ce n’est pas ma faute si M. Réville m’a accaparée de la sorte pendant tout le dîner…

Il balbutia quelques mots plutôt diffus :

— Oh, croyez Mademoiselle…

Elle le regardait avec ses grands yeux dont une pointe d’ivresse attisait encore la flamme :

— Entre nous, vous savez, je n’aime pas M. Réville… Il a des façons un peu… Oh je ne suis pas bégueule, mais tout de même…

Puis changeant de sujet :

— Il paraît que vos orchidées sont si belles ? Dites, menez-moi faire un tour dans le jardin d’hiver ?

Il frémit, car il pensait que les senteurs capiteuses qui embaumaient cet endroit tropical, assez écarté des salons, ne manqueraient pas d’exciter la frénésie d’une jeune fille naturellement volcanique. Après cela, elle ne cherchait peut-être qu’à le faire tomber dans un piège : on surprendrait tout à l’heure Hortense pâmée dans ses bras sous les feuilles de quelque chamerops excelsa ou d’une fougère géante ! Et il lui faudrait réparer.

Aussi, plein d’une juste peur, il restait là à chercher une réponse poliment évasive, quand la folle demoiselle poussa un cri et courut à M. Réville qui venait d’échapper au conseiller Schelfout, on ne sait par quelle manigance de Mohican.

Délivré, Pierre poussa un soupir d’aise et sourit en voyant s’éloigner les jeunes gens dans la direction de la serre.

N’importe, il s’ennuyait effroyablement dans cette assemblée où il ne sympathisait avec personne. Ah, comme il lui tardait que ce fût déjà demain matin ! Il eût voulu hâter les heures. Il avait des élans d’âme vers cette jolie Hermance Platbrood ; son impatience de la revoir le jetait maintenant dans une sorte de frémissement aigu et nerveux qui lui faisait mal.

Sur ces entrefaites, une petite dame s’assit au piano pour taper tout un recueil de cake-walks nouvellement importé de New-York. Pierre la remercia de faire beaucoup de bruit et se dirigea lentement vers l’anti-chambre, avec le ferme propos de se retirer dans ses appartements.

Comme il traversait une petite pièce encombrée d’un pêle-mêle de bibelots bêtes et de mauvais tableautins, il trouva sa sœur postée devant une Vénus de Milo égarée dans ce capharnaüm.

Mlle Adrienne, le face à main braqué sur la déesse, parlait art au milieu de ses cavaliers servants :

— Franchement, disait-elle, je ne comprends pas qu’on fasse tant d’histoires pour cette Vénus à laquelle il manque tant de choses. Il paraît qu’elle est très belle… Eh bien, moi, je trouve qu’elle a une taille de paysanne ! Voyons, l’on dira tout ce qu’on veut, mais cette femme-là serait incapable de porter un costume tailleur !

Alors, Pierre se sauva, appelant le courroux d’Aphrodite sur cette pécore.


IV


Mme Vermeulen, la grand’mère de Pierre Dujardin, était une petite femme ronde et grasse qui approchait de ses soixante-dix-huit ans.

En dépit de l’âge, elle avait conservé par-dessus ses rides une appétissante coloration de teint et des yeux vifs qui brillaient derrière ses lunettes. Sa voix masculine, un peu bourrue, contrastait drôlement avec la bonté de ses paroles.

Bien qu’impotente et recluse, elle n’était pas morose et souriait aisément. Instruite, douée d’une mémoire surprenante, elle savait une foule d’histoires qu’elle contait avec finesse, en intercalant parfois dans son récit des mots curieux, empruntés à un vocabulaire assez imprévu sur les bords de la Senne et qui lui venait sans doute de quelque lointain ascendant français.

Elle était riche ; mais la grosse fortune acquise par son mari dans la fabrication des bières, ne l’avait jamais enorgueillie. Simple, cordiale, elle gardait le souvenir attendri de la boutique où s’était écoulée sa prime enfance. Très généreuse, elle avait partagé ses biens avec sa fille unique et vivait modestement dans la maison que lui avaient laissée ses parents, une petite demeure à pignon triangulaire dont l’ameublement vieillot s’appariait avec elle et respirait encore la vie du passé.

Restée peuple, fortement attachée aux anciennes « connaissances » et aux traditions de sa jeunesse, Mme Vermeulen se plaisait dans ce vétuste logis de la rue de Laeken ; devenue impotente, elle s’était obstinément refusée à quitter la ville basse, malgré les instances de M. Dujardin qui lui avait maintes fois offert un appartement dans son hôtel de la rue d’Arlon, non qu’il fût rempli d’attentions pour sa belle-mère, mais pour mieux surveiller l’emploi qu’elle faisait de ses rentes.

Du reste, Mme Vermeulen ne témoignait à son gendre qu’une estime des plus tempérées ; elle lui avait toujours été hostile, lors même des fiançailles de sa fille ; elle détestait sa vanité ; elle le sentait méprisant à son égard, profondément honteux de son origine et de ses façons roturières.

Elle lui en voulait aussi d’exercer une influence néfaste sur sa femme et sa fille et l’accusait, non sans raison, de les avoir complètement détachées d’elle. De fait, Mme et Mlle Dujardin lui faisaient à peine une visite par mois, sous prétexte qu’elles étaient débordées par leurs devoirs mondains ; au vrai, elles n’aimaient la vieille femme que tièdement et ne s’aventuraient dans la ville basse qu’avec une répugnance non dissimulée.

Si Mme Vermeulen avait d’abord souffert de cette froideur, elle n’en ressentait plus aujourd’hui aucune peine ; la chaleureuse affection de son petit-fils la dédommageait largement d’une indifférence qui était devenue mutuelle.

Pierre adorait sa Grand’Maman, avec laquelle il était en contact de pensées et de sentiments ; il lui consacrait plusieurs soirées par semaine et la majeure partie de ses dimanches. Il aimait à écouter la vieille femme : ses jolis radotages du passé l’agenouillaient encore bien souvent devant son fauteuil comme lorsqu’il était tout petit. Il admirait sa figure craquelée que rajeunissait un gai sourire. Auprès d’elle, il était autre et changeait de nature en quelque sorte ; plus de contrainte comme dans la maison de son père ! Car il était la joie de cette chère aïeule qui avait reporté sur son petit-fils toutes ses affections méconnues et ne vivait plus que pour lui.

Or, ce dimanche-là, Pierre se faisait attendre. Il était plus que midi et demi et Mme Vermeulen, allongée sur sa bergère à longues oreilles, commençait à manifester une certaine inquiétude, quand Annette, qui interrogeait l’espion de la rue, s’écria familièrement :

— Enfin, le voilà ! Ça n’est pas malheureux !

Vite, elle courut ouvrir la porte et le jeune homme s’élança dans la salle à manger :

— Bonjour, Bonne Maman !

Tandis qu’il l’embrassait fougueusement sur les deux joues :

— Mille pardons si je suis en retard ; je t’expliquerai…

— Bonjour, Pierrot, s’écria la vieille dame d’une voix joyeuse ; ma foi, tu sais, je devenais impatiente. Mais d’où sors-tu donc avec cette tête de boubou ?

Il se regarda dans la glace et ne put s’empêcher de rire en voyant sa tête légèrement dépeignée et hérissée :

— Je t’expliquerai, je t’expliquerai, répondit-il en riant ; mais tu permets que je sonne ? Je meurs de faim et j’ai une soif !

Il appuya le pied sur une sorte de champignon de fer qui sortait du tapis, juste au-dessous de la table, et fit retentir dans le sous-sol une grêle sonnette.

— Comme tu as chaud ! s’apitoya la bonne dame. Je parie que tu as encore une fois couru comme un basque !

— Eh bien c’est ce qui te trompe, dit-il avec enjouement ; je n’ai pas couru, j’ai dansé !

— Tu as dansé, toi ! Et ce matin !… Quelle plaisanterie !

— Comme je te dis, Bonne Maman ! Oui, j’ai dansé, moi ! Tiens, j’ai même dansé… comme un basque !

— Parbleu, voilà du nouveau ! Je croyais que tu avais la danse en horreur…

— Hé, cela dépend…

Il se plaisait à la faire languir.

— Sois tranquille, je t’expliquerai, je t’expliquerai, reprit-il en riant ; mais d’abord laisse-moi un peu me frotter…

Il disparut quelques minutes et rentra en même temps que la vieille servante, parée de son bonnet de dimanche, apportait le potage, une de ces crèmes d’herbes printanières patiemment hachées au kip-kap et qui était le triomphe d’Annette.

Il en avala voracement deux assiettées, but un grand verre de vin, puis essuyant ses moustaches :

— Ah cela va mieux ! Et maintenant causons, ma chère Bonne Maman. Sache donc…

Mais la vieille dame l’interrompit aussitôt :

— Sais-tu bien, dit-elle d’un ton de sévérité plaisante, que tu es un vilain cachottier !

Il se redressa amusé et surpris :

— Un cachottier, moi ! Ah par exemple !

— Oui, oui, insista-t-elle gaîment, un vilain cachottier ! Hé, ton nez remue…

— Mon nez remue ! Mais je t’assure, Bonne Maman…

— Allons, allons, reprit-elle, comme si tu ne savais pas que j’ai eu hier après-midi la visite de ton père !

Il fit un haut le corps, ébahi :

— M. Dujardin a daigné venir chez toi ! Pas possible !

— Tiens, dit-elle avec un accent de menace comique, si tu continues à jouer le Monsieur qui tombe des nues, je te prive de dessert !

— Grâce, Bonne Maman, supplia-t-il, le châtiment est trop fort. Et pourtant, la tête sur le billot…

Soudain, elle lui poussa rudement :

— Il paraît que tu vas te marier !

Il resta un moment bouche bée, la fourchette en l’air ; puis, éclatant de rire :

— Je vais me marier, moi ! Et contre qui, bon Dieu !

— Contre une jeune fille charmante, à ce que l’on dit, Mlle Hortense de Berghe…

Cette fois, sa mine changea, devint sérieuse.

— Eh bien, fit Mme Vermeulen, suis-je exactement renseignée ?

Il semblait atterré :

— Non, c’est trop fort ! murmura-t-il comme en se parlant à lui-même ; c’est trop fort !

— Allons, reprit la vieille dame qui se méprenait évidemment sur l’ahurissement de son petit-fils, je vois que tu es ennuyé. Va, je comprends… Cela t’embarrassait de m’annoncer que tu aimes une demoiselle noble. Bah, si elle est gentille… et si elle a une belle dot ! Pourquoi ne t’appellerais-tu pas de Jardin au lieu de Dujardin ?

Il la regardait avec stupeur :

— Je t’en prie, Bonne Maman, ne continue pas sur ce ton, ou je me sens incapable de manger ton poulet de Bruxelles !

Il la supplia de lui conter la visite de M. Dujardin, fait sans exemple dans la vie de ce grand seigneur dont les politesses envers sa belle-mère se bornaient à une entrevue de cinq minutes le premier janvier de chaque année.

Alors elle donna des détails, retraça tout au long l’entretien qu’elle avait eu avec son gendre :

— Tu penses, dit-elle, si j’étais étonnée ! Mais j’avoue que ton père a été fort aimable, presque cordial ! Il m’a énuméré tous les avantages d’une alliance avec les de Berghe… Il paraît même que ta sœur Adrienne n’est pas indifférente au jeune M. de Berghe et qu’il ne serait pas impossible… Enfin ton père m’a demandé mon avis sur ses projets. Je n’en revenais pas ! Mais, qu’as-tu donc à me regarder avec ce drôle d’air ?

Il éclata :

— Bonne Maman, mon père est venu pour t’entortiller, espérant sans doute que tu me convertirais mieux que lui à ses idées ! Ce mariage n’existe que dans son imagination. Voyons, regarde-moi bien, ai-je la tête d’un monsieur qui épouse une demoiselle de la noblesse, et une Hortense de Berghe encore ! Ah, je me moque bien de cette gaillarde !

Et d’une voix vibrante d’indignation, il expliqua à la bonne femme ahurie, les ténébreuses manigances de M. Dujardin.

— Hé, calme-toi, Fiston ! s’écria Mme Vermeulen. Je suis bien heureuse ! Il me semblait bien que tu étais incapable de devenir un faiseur d’embarras !

Un large rayon de soleil entrait maintenant dans la pièce, égayant les étagères et les vieux portraits de famille. Alors, tandis qu’Annette desservait, Pierre roula le fauteuil de sa grand’mère jusqu’à l’une des fenêtres qui donnaient sur le jardin, un petit jardin avec une gloriette, où quelques poiriers rabougris mêlaient en ce moment la neige de leurs fleurs aux girandoles violacées des massifs de lilas.

Il s’assit près de la vieille dame et la câlinant :

— À mon tour, Bonne Maman, de te raconter mon histoire… Mais d’abord, regarde !

Et il lui tendit une épreuve photographique qu’il avait retirée de son portefeuille.

— Oh, oh, fît Mme Vermeulen, quelle est cette jolie personne ?

— Devine, répondit-il d’un air de mystère.

Intriguée, elle affermit ses lunettes :

— Attends donc… Mais oui, il me semble que je connais cette jeune demoiselle… N’est ce pas Mme Timmermans qui me l’a amenée le mois dernier ? Parbleu, mais c’est la petite Platbrood !

— Bravo, Bonne Maman, tu vois et tu te souviens comme… un basque !

— Ah, la charmante enfant ! s’écria la bonne dame. Mais comment se fait-il ?… Où donc l’as-tu rencontrée ? Et ce portrait ?

Il sourit à ces questions pressées, puis dans un élan de tendresse :

— Écoute, lui dit-il, je vais tout te raconter.

Et, animé par la joie, il partit dans un récit vibrant de sa rencontre avec Mlle Platbrood, des leçons de danse au Café Moderne. Voilà trois dimanches de suite qu’il revoyait la jeune fille : le sentiment qu’elle lui avait soudainement inspiré ne faisait que se fortifier et grandir. Oui, elle charmait par la simplicité de ses manières si franches, si cordiales ; il y pensait sans cesse, son image lui apparaissait sur toutes les feuilles de ses dossiers.

Elle incarnait celle qu’avaient pressentie ses rêves d’adolescent. Elle lui semblait plus belle que nulle autre sur la terre : il l’aimait.

Mais, elle, est-ce qu’elle l’aimerait jamais ?

— Bonne Maman, s’écria-t-il avec exaltation, je veux épouser Mlle Platbrood ; sinon je sens bien que je serais malheureux toute ma vie.

Très émue, les yeux humectés de larmes de bonheur, la vieille dame pressait son cher enfant dans ses bras :

— Allons, allons, petit ! Pourquoi n’aimerait-on pas un garçon comme toi ? Ah, que je suis contente !

Sans connaître les Platbrood et les Van Poppel autrement que par personnes interposées, elle savait pourtant leur généalogie sur le bout des doigts. Ce joli portrait de jeune fille, qu’elle contemplait avec attendrissement, évoquait tout à coup chez elle un monde de souvenirs :

— Comme elle ressemble tout de même à Maria Spelmans, mon ancienne amie de classe !

Elle se rappelait : cette Maria Spelmans, établie mercière rue des Bateaux, avait épousé un Platbrood en 1840 ; de ce mariage était issu le major Platbrood qui, en 1875 ou 1876, s’était marié avec une Joséphine Van Poppel de la rue de Flandre.

Elle devint intarissable, donna des détails sur la descendance des Platbrood, dénombra tous les mariages qui avaient été célébrés dans la famille, sans oublier les noces d’or des époux Van Poppel.

— Tous, de braves gens ! conclut-elle. Va, Fiston, tu ne pouvais faire un meilleur choix. Moi aussi, j’aime cette petite Hermance Platbrood. Sois tranquille, elle sera ta femme !

Pierre souriait, le visage tout illuminé d’espérance :

— Comme tu me réconfortes, Bonne Maman ! Ainsi tu crois que Mlle Hermance…

— Grand bêta, est-ce que l’amour n’appelle pas l’amour ?

— Oui, dit-il, mais mon père… Il ne consentira jamais à ce mariage !

— Ta, ta, ta, s’écria-t-elle joyeusement, laisse-moi faire. Il consentira, foi de vieille femme, ou sinon…

Elle n’acheva point, mais sa figure prit un air de résolution qui décelait un dessein énergique.

Puis retrouvant son bon sourire :

— Allons, cher enfant, ne nous tracassons pas davantage. Sache que je t’approuve de tout mon cœur et que je suis bien heureuse !

Elle avait pris la tête du jeune homme dans ses mains et le contemplait avec une tendresse infinie :

— Ah ! dit-elle en le pressant sur sa poitrine, toi du moins tu es bien mon petit-fils !

Elle approuvait son dédain du monde et l’encourageait dans ses goûts modestes. Elle se sentait vraiment revivre en lui : il était bien de sa race, simple, affectueux et bon, sans l’ombre d’une vanité. Toute l’âme honnête de ce brave garçon était dérivée de la sienne.

Elle s’ébroua de son émotion :

— Hé, si l’on faisait maintenant un petit besigue !

— Tout ce que tu voudras, ma chère petite Bonne Maman !

Mais avant d’aller chercher les cartes et les marquoirs, il l’étreignit encore à grands bras.

Elle souriait finement :

— Ah ! câlin Pierrot, comme tu l’aimes !


V


À l’occasion de la Saint-Isidore, fête de M. Verhoegen, Ferdinand avait invité à dîner son ami Dujardin avec les Kaekebroeck, les époux Platbrood et leur fille Hermance.

Déjà les présentations étaient faites et Pierre, tout heureux de la présence de Mlle Platbrood, répondait avec entrain aux politesses de ses nouvelles « connaissances », quand le vieux Jérôme, la moesch sur la tête et la plume encore fichée sur l’oreille, entra vivement dans la pièce :

— Attention, le patron est là, savez-vous ! Il vient de tourner le coin du Marché aux Grains !

Aussitôt, Thérèse s’agita, voulut quitter le salon.

— Reste seulement, filleke, dit le vieux commis, moi je sais bien aller les chercher…

Il avait à peine disparu que la porte se rouvrait au large pour livrer passage à deux petits garçons jumeaux que l’on eût pris l’un pour l’autre, n’avait été la couleur de leurs boucles respectivement blondes et brunes.

Très fiers, ventre en avant, tous deux s’avançaient chargés d’un pot de fuschia et Jérôme les poussait avec précaution, portant sur les bras un amour de petite fille qui balançait dans sa main gauche une énorme rose.

À cette vue, Mme Platbrood ne put retenir un cri d’attendrissement.

— Och arm, mais voyez une fois comme ils sont gentils !

Déjà l’impétueuse Adolphine s’était précipitée :

— Mais bonjour Léion, bonjour Georgke ! Hein ça est gai maintenant de souhaiter la fête à son bon papa !

Sous l’avalanche de ses « baises » croquantes, Léion et Georgke, cramponnés à leurs pots, témoignaient d’un visible effarement ; on ne sait ce qui fût advenu si Hermance n’était accourue fort à point pour les rassurer avec de gentils gestes et les empêcher de pleurer.

Sans se douter de sa brusquerie, Mme Kaekebroeck s’abattait à présent sur la petite Cécile :

— Mais bonjour, mon ancheke !

Très effrayée, la fillette s’était blottie dans le cou de Jérôme.

— Eh bien, Mademoiselle, faisait le vieux commis en secouant la gamine, il ne faut pas avoir peur ! Allo, qu’est-ce qu’on dit à Mme Adolphine ?

L’enfant s’était redressée, risquant un œil craintif à travers ses doigts ; bientôt elle se rassura, épanouit sa petite frimousse ; soudain d’un coup droit, elle poussa sa rose dans la figure de la jeune femme.

— Mon Dieu, fit Adolphine en humant la fleur avec force, ça est une qui sent bon, sais-tu !

Thérèse suivait de loin tous ces amours et rougissait de plaisir sous les compliments de Dujardin :

— Ah, Madame, les beaux enfants ! Et comme ils vous ressemblent à tous les deux !

— Oh, dit-elle en riant, Léion et Georges sont si fiers aujourd’hui ! C’est la première fois qu’ils sont habillés en culottes, alors vous comprenez…

Il comprenait fort bien ; il n’avait même jamais aussi bien compris et s’ingéniait à trouver de nouveaux éloges lorsqu’une sonnerie électrique retentit dans la maison.

C’était le timbre du magasin ; le père Verhoegen venait de rentrer.

Il y eut alors un branle-bas joyeux ; tout le monde s’empara qui de pots de fleurs, qui de bouquets déposés çà et là sur les chaises et les étagères.

Thérèse courut à ses petits garçons qu’elle amena au milieu de la chambre ; elle prit ensuite la fillette dans ses bras et se posta sur la deuxième ligne tandis que le fébrile Ferdinand engageait les amis à se placer derrière sa femme.

Il se trouva que Pierre Dujardin et Hermance, soucieux d’observer strictement le protocole, formaient l’arrière-garde.

— Qu’est-ce que je dois faire ? chuchota le jeune homme en implorant la jeune fille avec des yeux comiques ; conseillez-moi, Mademoiselle Hermance, afin que je n’aie pas l’air trop bête…

Elle enleva vivement une rose de son bouquet :

— Tenez, dit-elle en lui tendant la fleur, il faut que vous ayez au moins quelque chose dans les mains.

Puis, comme il restait là, embarrassé et farceur, tenant sa fleur ainsi qu’une chandelle :

— Eh bien, reprit-elle, vous offrirez cette rose en disant : « M. Verhoegen, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais j’ai tout de même le plaisir de vous souhaiter une bonne fête. » Voilà !

— Bravo, fit-il en riant, vous êtes pleine d’imagination. Moi, vous savez, je me connais, je n’aurais jamais trouvé ça tout seul. Voyons, dites encore une fois…

— Ah mais non, vous vous moquez !

— Attendez alors, je vais une fois répéter pour voir…

Mais il s’embrouilla à dessein dans son compliment, bégaya, finit par s’arrêter court :

— Non, décidément j’y renonce, c’est trop difficile !

Elle éclata de rire :

— Allons, n’ayez pas peur, je vous soufflerai comme en classe !

Ils furent brusquement interrompus :

— Sapristi, cria Mosselman, est-ce que vous allez vous taire, tous les deux !

Soudain, on entendit un « mouchage » bruyant dans la pièce voisine :

— Attention, le voilà !

Et Ferdinand bondit au piano.

En ce moment la porte s’ouvrit et M. Verhoegen parut court et replet, avec sa bonne tête vermillonnée et riante, ses cheveux ras, sa moustache bourrue.

Il eut un petit renversement de surprise et ses yeux s’écarquillèrent en voyant tout ce monde rangé en bataille.

— En avant arche ! commanda Ferdinand en attaquant sur le piano une large brabançonne.

Et le bataillon s’avança en bon ordre, armé de verdure et de fleurs, comme les soldats de Malcolm.

Des vivats retentirent et des cris répétés :

— Bonne fête, Papa Verhoegen !

Une subite émotion avait pâli les joues rubicondes du brave homme et il demeurait appuyé au chambranle de la porte, bouche ouverte, la figure sillonnée d’un tic nerveux sans pouvoir articuler un seul mot. Puis des larmes montèrent à ses yeux.

M. Platbrood et Joseph se précipitèrent pour le soutenir car il flageolait d’attendrissement. On dut l’asseoir dans un fauteuil et c’est là que, comme du haut d’un trône et les trois enfants accrochés à ses genoux, il reçut les hommages de ses amis.

— Je ne savais de rien, balbutiait-il, non positivement je ne savais de rien ! Déjà la Saint-Isidore ! Comme ça passe !

Il se remit peu à peu et sa figure prit une expression de grand bonheur. Quand ce fut le tour de Jérôme de lui présenter ses vœux, il le querella de ne l’avoir pas prévenu, tout en embrassant son vieux serviteur avec une effusion qui faisait plaisir à voir.

Cependant tout le monde avait défilé devant le cordier, à l’exception de Pierre Dujardin que cette scène de famille retenait discrètement dans un coin du salon.

Alors Ferdinand vint l’empoigner par le bras et le mena devant son beau-père :

— Papa, voilà mon camarade Dujardin dont je vous ai parlé si souvent !

Et se tournant vers son ami :

— Allons, mon cher, vas-y de ton petit compliment !

Le jeune homme ne s’attendait pas à cette mauvaise plaisanterie ; il rougit fortement, gêné de sentir l’attention fixée sur lui. Mais il aperçut tout à coup derrière le piano la jolie figure d’Hermance qui lui adressait un signe d’encouragement et il recouvra son assurance.

— Monsieur Verhoegen, dit-il d’une voix grave, je ne vous connais encore que de réputation. Qui ignore en effet que vous fûtes un des plus ardents promoteurs de Bruxelles-Port de Mer ! Oui, c’est grâce à des volontés, à des énergies telles que les vôtres que cet admirable projet maritime, méconnu et combattu pendant tant d’années, a enfin conquis l’opinion publique ! Vous devez être heureux et fier de le voir s’exécuter aujourd’hui avec une activité sans pareille. Ces bassins, ces gares, ces entrepôts, ces ponts électriques, ces dragues puissantes, ces grues, ces machines, toute cette vie de gigantesque fourmilière qui bruit là-bas dans les anciennes plaines désolées de Tour-et-Taxis, tout ça, oui, tout ça c’est votre œuvre !

Sa voix, qui s’enflait progressivement, avait pris un accent de fanfare pour lancer ces dernières paroles. Il fit une pause et reprit d’un ton pénétré :

— Je salue en vous un homme aux larges vues, un homme d’action et de progrès. Aussi, combien je sens l’honneur que vous me faites en daignant permettre que je m’associe à cette touchante manifestation de famille ! Laissez-moi donc à mon tour vous souhaiter toutes les félicités du monde et veuillez accepter cette humble rose comme un gage d’estime et d’admiration !

Le père Verhoegen était abasourdi, ni plus ni moins d’ailleurs que les invités.

Ferdinand Mosselman donna un coup de coude à Joseph Kaekebroeck :

— Et bien, murmura-t-il à l’oreille de son ami, que dis-tu de mon élève ?

— Il est très bien dressé, repartit Joseph, mais il nous fait perdre beaucoup de temps avec ses phrases. Je meurs de faim !

Cependant le bon cordier avait accepté la rose de Dujardin et il la tenait dans ses doigts, immobile sur son siège, dans une posture égyptienne, quasi hiératique. Il cherchait évidemment une réponse qui fût digne des paroles du harangueur. Enfin, il se décida :

— Mon cher garçon, dit-il avec bonhomie, voulez-vous croire que votre figure me dit quelque chose… J’ai dansé avec votre mère à la société Thalie. Mais je parle d’il y a trente ans, savez-vous, quand elle n’avait pas encore marié votre père. Eh bien, Fiske, je suis content de faire votre connaissance, ça me rappelle le bon temps…

Il flaira la rose et poursuivit :

— Oui, oui, vous avez raison de le dire, je suis un promoteur de Bruxelles-Port de Mer. On était trois avec De Stobbeleer et Van Dievoet ; on courait ensemble dans les maitings et on revenait tout rauque d’avoir crié. Jérôme le sait bien et Ferdinand aussi ; oui, oui, je suis un promoteur… Et maintenant ça marche savez-vous !

Il allait entrer dans de plus amples détails quand une grosse fille reluisante de santé s’élança dans le salon d’un pas pesant qui faisait tintinnabuler les pendeloques du lustre :

— Madame, la soupe est sur la table !

Aussitôt Thérèse embrassa les sages enfants et les expédia à la cuisine avec la bonne. Puis, en parfaite maîtresse de maison, elle forma les couples avant que l’on passât dans la salle à manger :

Elle s’était emparé du bras de l’olympien major Platbrood et circulait, donnant ses ordres de sa jolie voix fransquillonnante :

— Papa, vous prendrez Mme Platbrood. Toi, Ferdinand, avec Adolphine…

Pierre attendait avec une petite anxiété, qui se transforma en plaisir délicieux quand il reçut cette instruction :

— Vous, Monsieur Dujardin, vous prendrez Mlle Platbrood n’est-ce pas ? Vous êtes juste placé à côté d’elle.

S’il la prendrait ! Vite, il se porta vers la jeune fille, devant laquelle il s’inclina avec une affectation joyeuse, en arrondissant le bras comme sur les gravures de mode :

— Mademoiselle Hermance…

Elle riposta par sa révérence des grands jours :

— Monsieur Pierre…

Et ils suivirent la file en riant, tandis que Jérôme et Joseph Kaekebroeck, qui venaient en queue, échangeaient à leur adresse un coup d’œil sympathique.

On avait grand faim et personne ne bouda aux plats substantiels du menu. La face pourpre et joviale de M. Verhoegen excitait d’ailleurs l’appétit. Le bonhomme trônait comme un Père de la table ; à tout propos, il levait son verre, trinquait avec les convives. Il faisait de belles déclarations à Mme Platbrood, qu’il claquait à chaque instant dans le gras du dos :

— Hein, ça goûte ?

Ils étaient de vieilles connaissances :

— Est-ce que vous vous rappelez, Joséphine, quand on jouait cachette chez le papa Van Poppel ? Votre sœur, Mme Spruyt, ça c’était une colère et qui avait des griffes comme un tigre ! Mais vous, à la bonne heure, toujours sage comme une image. Oui, oui, quand j’étais sur mes vingt ans et que vous aviez encore des courts jupons, et bien j’avais une bountje pour vous… Est-ce que vous savez ça ?

Et l’excellente femme, devenue très forte, souriait, s’attendrissant à l’évocation d’une époque où elle était svelte et légère comme une biche sauvage.

Quant au major Platbrood, il était assez intrigué par la présence de Pierre Dujardin qu’il regardait du haut de sa cravate. Un peu inquiet de le voir si empressé auprès d’Hermance, il interrogeait discrètement Thérèse sur ce jeune homme imprévu :

— Ma femme m’a dit qu’il s’était fait dernièrement présenter à elle au cours de danse de M. Van Crombrugghe. Je ne savais pas que vous le connaissiez. Qu’est-ce qu’il fait ?

— Je vous avouerai que je le vois aujourd’hui pour la première fois, répondit Mme Mosselman. C’est un ancien collègue de mon mari. Il est déjà presque sous-chef au ministère… Ferdinand m’a toujours dit que c’était un si bon garçon… Je le trouve très comme il faut.

— Il ne s’exprime pas mal, repartit le major qui se rappelait le speech de tout à l’heure ; il aurait dû se faire avocat. Quel dommage que ce garçon soit enterré dans un bureau ! Ça ne le mènera pas à grand’chose, sans compter que ses appointements seront toujours médiocres…

— Oh mais, déclara gaîment la jeune femme, M. Dujardin n’attend pas après ça ! Il est entré au ministère pour faire son goût. Ses parents sont très riches, même qu’ils habitent un hôtel dans le quartier Léopold, rue d’Arlon !

— Ah bah ! fit M. Platbrood.

Et son regard, subitement transformé, enveloppa d’une réelle sympathie le groupe jeune et riant que formaient Pierre et Hermance à l’autre bout de la table.

— Mais vous devez connaître sa Bonne Maman, poursuivit Thérèse ; c’est Mme Vermeulen de la rue de Laeken… Elle a été en classe avec votre mère…

— Attendez donc… Comment c’est le petit-fils de… Je savais que Mlle Vermeulen avait épousé un Dujardin ; mais il y a tant de Dujardin, et j’étais à cent lieues de me douter… Comment, comment, c’est le petit-fils !… Ah oui, fichtre, il sera « bien » un jour ce garçon. Les parents Vermeulen avaient gagné une grosse fortune.

Alors Thérèse compléta le portrait de Dujardin d’après les confidences de son mari. Elle parla de son bon caractère, de sa modestie, de son indifférence pour les demoiselles du grand monde.

— Vous voyez, dit-elle, il n’a pas du tout des manières de richard. Il n’est pas fier ; il a tout de suite accepté de manger la soupe avec nous à la bonne franquette. Hein, ça est gentil ?

— En effet, répliqua le major, ce garçon est tout à fait aimable ; je le crois très intelligent. Il arrivera.

Et il s’abîma dans ses réflexions, tandis que Mme Mosselman stimulait ses invités et prévenait obligeamment qu’il n’y avait plus après ça que des poulets avec de la salade.

Soudain, un cri sonore brocha sur le bruit des conversations :

— Oeie, mais ça !

C’était Adolphine qui se renversait sur sa chaise en suffoquant de rire.

Très émoustillé selon son habitude dès qu’il se trouvait à côté d’une jolie femme, Ferdinand venait sans doute de conter à sa voisine quelque forte gaudriole. Il singeait l’imperturbabilité de la bonne foi, de la candeur :

— Je vous donne ma parole que c’est vrai… Demandez plutôt à Joseph !

Mais Adolphine ne voulait rien croire :

— Oui, oui, on vous connaît, savez-vous ! Vous voulez encore une fois me faire poser !

Puis interpellant son mari qui, habitué aux exclamations impétueuses de sa femme, s’était remis à parler de la Lyre du Brabant avec Jérôme :

— Joseph, est-ce que ça est vrai que Mme Timmermans a une petite…

— Une petite excroissance au bas de la colonne vertébrale ! périphrasa brusquement Mosselman.

Tout le monde éclata de rire.

— Ferdinand aime du moins à le déclarer, répondit Joseph, mais il n’y a jamais été voir !

— Ah par exemple, s’écria le jeune cordier, j’en appelle à ma femme ! C’est elle qui m’a révélé ce secret…

— Voyons cher, supplia la rougissante Thérèse, est-ce qu’on parle de ça à table !

— Hé, s’exclama Adolphine, je sais bien que c’est une farce ! Moi, je suis comme Saint-Thomas, je dois le toucher pour le croire !

— Eh bien, Sainte-Thomate, reprit Ferdinand, combien parions-nous que c’est la pure vérité ?

Tous les convives, hormis Pierre et Hermance qui continuaient à babiller avec entrain sans se soucier de personne, s’intéressaient maintenant au débat. On tenait généralement Mosselman pour un « sacré blagueur ».

— Voyons Thérèse, insista Ferdinand, vas-tu me laisser prendre pour un fumiste ! C’est toi qui m’as conté cette histoire… Est-il vrai, oui ou non, que Mme Timmermans a un bout de…

— Comme un Spitz ! termina Joseph. Non, tenez vous êtes encore de la bonne année de croire à pareilles bourdes !

Cette fois, Mme Mosselman un peu piquée, prit un air sérieux et se décida :

— Mais Monsieur Joseph, je vous assure que c’est vrai, dit-elle fermement. Mme Timmermans a une petite queue… C’est elle-même qui me l’a avoué il y a trois ans, juste après la mort de son mari.

Et au milieu des exclamations et des rires, elle conta la douleur de la veuve et son regret d’avoir perdu un homme qui la soignait avec tant de sollicitude. N’avait-il pas entrepris de la débarrasser de cet appendice en appliquant dessus tous les soirs un certain onguent corrosif destiné à le sécher, à l’émietter, à le pulvériser !

— Pauvre homme, murmura Ferdinand, il est mort à la peine !

On dut s’incliner devant le témoignage digne de foi de Thérèse.

— Qu’est-ce qui aurait jamais cru ça ! s’apitoyait Adolphine consternée. Pauvre Mme Timmermans, elle doit être si malheureuse pour s’asseoir…

— Mais non, dit Ferdinand avec bonhomie, elle la relève en trompette !

— Och, taisez-vous, vous ! répliqua Adolphine qui ne pouvait tout de même s’empêcher de rire. — Ça est déjà assez triste…

— Il faut avouer aussi, déclara alors M. Platbrood avec solennité, que cette Mme Timmermans est d’une naïveté qui dépasse les bornes ! Est-ce qu’on fait de semblables confidences sur les particularités, je dirai même les monstruosités de son individu ! Que diable, on garde ça pour soi…

Tout à coup, Joseph, qui réfléchissait sur ce singulier phénomène, se frappa le front :

— Sapristi, j’ai trouvé, s’écria-t-il ; Mme Timmermans s’est trompé de siècle et de mari !

Et comme on le considérait avec étonnement :

— Mais oui, dit-il, elle aurait dû naître sous Périclès pour épouser… Alcibiade !

Mais cette saillie, d’une finesse doublement attique, ne fut applaudie que par Ferdinand qui entreprit de l’expliquer sans y réussir beaucoup. Il est vrai que deux magnifiques poulets de Bruxelles, venaient d’apparaître sur la table et concentraient en ce moment l’attention générale sur leur croupe dorée.

On oublia l’historiette pour célébrer ces admirables spécimens des basses-cours brabançonnes. Il fallut que Mme Mosselman donnât le nom de sa marchande de volaille : c’était du reste la même que celle de Mme Platbrood et d’Adolphine ; elle s’appelait Jeannette et tenait une petite échoppe contre la Halle. Elle n’était pas plus cher qu’une autre ; on pouvait « la fier » et lui acheter de confiance…

— Tout ça est très joli, remarqua Ferdinand, mais qui va découper cette volaille ?

Tout le monde avança des mains récusatrices :

— Pas moi, savez-vous !

On insista tellement auprès de Mme Platbrood et de Jérôme qu’ils finirent par se charger de la besogne.

Tous deux possédaient un vrai talent de découpeur ; on suivait leurs gestes habiles avec un vif intérêt.

— Voulez-vous croire, avoua Mosselman, que je n’ai jamais été fichu de découper quoi que ce soit, pas même un pain de veau !

— Il n’y a pas à dire, prononça le major Platbrood, découper une volaille, ça n’est pas l’affaire du premier venu. Je sais découper, mais ma femme découpe beaucoup mieux.

— Moi, dit Joseph Kaekebroeck d’une mine paterne, je découperais tout ce que l’on veut si on voulait bien me laisser faire…

Adolphine se récria :

— Lui, découper quelque chose ! Merci savez-vous !

Et d’un ton de pitié joyeuse :

— Pour faire du Kip-Kap, oui, pour ça, il est bon !

— C’est mal et c’est injuste, protesta doucement Joseph : tu me rabaisses dans la considération publique. Il y a en moi de véritables facultés d’officier tranchant auxquelles tu ne m’as jamais permis de donner carrière. Que voulez-vous, je suis un découpeur incompris !

— Découpeur incompris, och arm ! Quand il a seulement le grand couteau dans sa main, je tremble ! J’ai toujours peur qu’il coupe sa tête en bas…

— Croyez, chère Madame, dit galamment Mosselman, qu’il s’empresserait de vous l’offrir sur un plat d’argent comme à une autre Madame Hérodiade !

— Oui, oui, déclara malignement Thérèse, ces messieurs nous accablent d’un tas de compliments… Et nous faisons si bien ceci, et nous faisons si bien cela… Mais on les connaît ! C’est pour ne pas devoir s’échiner eux-mêmes, n’est-ce pas vrai Madame Platbrood ?

Mais Mme Platbrood resta coite. La figure violacée et froncée de plis, elle s’acharnait précisément sur une jointure qui lui donnait un mal de chien.

— Och, laissez le seulement ! répétait le père Verhoegen, ému de tant d’efforts.

Mais il ne connaissait pas l’amour-propre de la majoresse. Elle prétendait l’emporter sur cette bête diabolique. À la fin, impatientée, subitement farouche, elle repiqua la grande fourchette dans la juteuse cuisse du chapon et trancha l’os d’un coup victorieux qui fut acclamé de tous.

Alors le vieux Jérôme qui achevait également son travail de dissection, interpella sa voisine :

— Mademoiselle Hermance, donnez une fois vite votre assiette pour mettre dessus les morceaux coupés…

La jeune fille n’entendit pas tout de suite tant elle était absorbée dans son babillage avec Dujardin. Joseph dut la rappeler à l’ordre et prit un malin plaisir à taquiner les jeunes gens sur le peu d’attention qu’ils accordaient au festin. Mais il les vit tous deux si interdits de ses boutades, qu’il se reprocha aussitôt de les avoir arrachés à leur tête à tête.

Il échangea un clin d’œil avec le commis :

— Tenez, Jérôme, prenez seulement mon assiette, ce sera plus facile à votre droite…

Et généreusement, il abandonna les bavards qui se replongèrent aussitôt dans leur causette.

Depuis l’instant où elle avait posé son bras sur le sien, il ne s’était point écoulé une minute que Pierre n’eût senti grandir sa joie. Hermance lui mettait au cœur un amour délicieux.

D’abord timide et contraint, il s’était réfugié dans l’ironie, dans la blague de soi-même ; puis, enhardi par le tapage des voix, subissant l’influence de cette atmosphère enjouée et cordiale qui régnait dans la maison, il avait repris son naturel.

Ah vraiment, elle était charmante ! Quelle abondance, quelle source de cœur ? Comme elle avait su l’attendrir et l’émouvoir en lui parlant de Mme Vermeulen ! Comme elle s’intéressait gentiment à son frère Hippolyte « qui faisait tant de progrès à l’Athénée » !

Et Alberke, et Hélène Kaekebroeck, et le petit Prosper Cappellemans, quelle place de tendresse tous ces petits occupaient dans l’existence de cette jeune tante !

Elle lui plaisait de toutes les manières ; elle était également jolie, bonne et spirituelle ; on voyait son âme au fond de ses yeux limpides.

Brune et svelte, avec des joues vermeilles, une bouche sanguine qui montrait d’admirables dents, il se dégageait de tout son être l’attrait de la santé, quelque chose d’expansif et de rayonnant. Oui, elle avait, pour lui, je ne sais quoi de supérieur à toutes les jeunes filles rencontrées jusqu’à ce jour.

Il y avait en elle un heureux mélange de la nature impressive d’Adolphine et de la candeur de Pauline. Et puis, elle parlait avec une douceur, un naturel qui faisait de sa voix la plus exquise musique du monde. Il est vrai que, sur les conseils de Joseph Kaekebroeck, M. Platbrood l’avait placée dans une institution française, à la fin de ses classes. C’est là qu’elle avait pris cet accent moins lourd, plus clair, et que les grâces d’esprit et de cœur dont elle était si abondamment pourvue, mais qui demeuraient latentes dans l’atmosphère bourgeoise de la famille, s’étaient tout à coup épanouies au contact de ses compagnes de pension.

Pierre ne se lassait pas de l’écouter ; il s’extasiait sur l’instruction, le goût, la finesse d’Hermance ; il contemplait passionnément le joli sourire de sa bouche, le tendre et malicieux rayon de ses yeux. Il était entraîné ; il lui répondait à présent avec une volubilité, une éloquence lycéenne !

Elle s’était fort divertie de son speech au père Verhoegen. Il avoua que l’ami Ferdinand l’avait admirablement préparé en lui expliquant les petites vanités de son beau-père. Il n’avait craint qu’une seule chose et c’est que le cordier, emballé par sa harangue, ne l’accaparât par la suite. Fort heureusement, le bonhomme, dont le cerveau s’était assez vite engourdi sous les libations, se contentait de lui sourire de temps à autre par-dessus la table et de lancer cette interrogation cordiale :

« Hein, Fils, ça goûte ? », ce qui amusait beaucoup nos jeunes gens.

Elle lui demanda s’il ne voulait pas être aussi dans les bonnes grâces de Joseph et de M. Platbrood.

Comment donc ! Il ne demandait pas mieux. Mais que fallait-il faire pour cela ?

— Rien de plus simple, répondit-elle. À Papa, vous parlerez garde civique, milice citoyenne. Pour Joseph, il suffit que vous fassiez avec à propos quelques citations latines ou grecques à votre choix…

— Ah diable, fit-il un peu effaré, c’est que je n’en ai pas sur moi !

— Je vous soufflerai ! dit-elle avec une adorable suffisance.

Il s’étonna qu’elle fût aussi savante :

— Oh, fit-elle en riant, ce n’est pas bien difficile ; en pension, je lisais les pages roses de mon Larousse quand je m’ennuyais ! Et puis, mon frère Hippolyte est entré en latine cette année ; je l’aide à faire ses devoirs. Nous traduisons déjà l’épitomé s’il vous plaît !

— Ah bah ! Voilà une bonne petite sœur !

Mais tout en se moquant, il songeait à sa sœur Adrienne uniquement occupée de chiffons et de tennis. Ce n’est pas elle qui l’eût jamais aidé à faire ses devoirs, à supposer qu’il eût été le cadet !

— C’est très amusant, l’épitomé, reprit-elle, et surtout très facile. On traduit à livre ouvert…

Aperto libro ! insinua-t-il.

— Bravo !

— Oh, dit-il modestement, ce n’est qu’une timide mise en train. Et où en êtes-vous dans l’épitomé, sans indiscrétion ?

— Au paragraphe ou Eliézer va chercher une femme pour son maître en Mésopotamie…

— Ah oui, quand il s’arrête à la fontaine, n’est-ce pas ?

— Tout juste ! Écoutez.

Et d’un ton solennel :

— Alors Eliézer invoqua le Très-Haut et dit ces paroles : « Fais, Seigneur, que la première femme qui me donnera à boire soit celle que tu destines pour compagne à mon maître »…

— C’est rudement joli, dit-il d’un accent pénétré ; et puis, tout autour, il y a les élégants palmiers et les chameaux agenouillés, les chameaux avec leurs grands cous recourbés et leurs bonnes têtes paisibles…

— N’est-ce pas, fit-elle rêveusement, gagnée par la poésie de ce paysage biblique, n’est-ce pas que c’est beau !

Et ils se turent un instant pour contempler le mirage qui se formait dans leur imagination.

Soudain, le jeune homme fut pris d’une quinte de toux violente.

— Qu’avez-vous ? dit-elle effrayée. Vous avez avalé de travers ? Vite, buvez un peu…

Elle lui versa un grand verre d’eau. Il but avec une feinte avidité ; puis, levant les yeux au plafond :

— « Merci, Seigneur ! Par ce signe, je connais maintenant celle que tu lui destines. Voici que j’ai rencontré la plus belle, la plus bienfaisante des filles de ce riche pays. Que ta volonté soit faite ! »

Et ramenant sur elle ses yeux chargés d’une inexprimable tendresse :

— Pardonnez-moi, balbutia-t-il en rougissant, je croyais que j’étais Eliézer…

Elle le considérait avec surprise, sans comprendre les sens de ses paroles, mais émue tout de même d’un trouble délicieux dont elle n’aurait pû démêler la cause.

Alors, comme il souriait, un peu penaud, effrayé sans doute d’avoir été trop hardi, elle eut ce mot indulgent, si raisonnable dans la bouche d’une toute jeune fille et qui dévoilait déjà son âme maternelle :

— Mon Dieu, quel grand gosse vous faites !

Mais leur aparté, qui n’avait été troublé jusqu’à présent que par quelques interpellations anodines, fut définitivement rompu, cette fois, par l’arrivée d’un énorme gâteau confectionné par Thérèse. Il leur fallut s’extasier comme tout le monde sur la forme et l’arrangement de cette friandise qui ne démentit pas du reste les succulentes promesses de son apparence.

C’était un riz aux amandes, surmonté de fruits confits et baignant dans un jus de caramel.

— Oeie, ça est bon ! s’écria Adolphine à la première cuillerée. Mais comment est-ce que tu fais, Thérèse, pour que ça tient comme ça si dur !

Ravie, Mme Mosselman commença un petit boniment de ménagère :

— Bé, c’est très simple. Tu fais bouillir le riz dans du lait avec des jaunes d’œufs, un bâton de vanille, et du sucre bien entendu ; puis, tu verses dans la forme en ayant bien soin de…

Mais ce fut Mme Platbrood qui recueillit la fin de la recette car Adolphine, excitée par Ferdinand, repassait en ce moment le plat à Dujardin en insistant pour qu’il acceptât une nouvelle portion.

— Oh, merci, chère Madame, déclina vivement le jeune homme ; c’est délicieux mais j’ai eu ma part.

— Allo, allo, pas faire des manières, riposta la jeune femme avec son vigoureux contralto, il y en a de trop, savez-vous !

Et, avant que Pierre eût pu retenir son bras nerveux, elle lui avait envoyé un énorme bloc de riz.

— Vlan ! cria Mosselman. Si tu crois qu’on résiste à Mme Kaekebroeck !

— C’est trop, c’est trop, protestait le pauvre jeune homme, je n’en viendrai jamais à bout !

Il demeurait atterré, hagard, devant cette montagne jaune tombée dans son assiette.

— Mangez seulement, commanda Adolphine, on vous regarde tout de même pas !

On entendit alors la voix de Mme Platbrood qui demandait :

— Et comment est-ce que vous appelez ça donc, chère Madame ?

Thérèse avança sa jolie bouche et d’un petit ton parisien :

— Mais c’est du riz à la Condé, je crois…

À ces mots, le père Verhoegen, dont le bourgogne commençait à violacer les couleurs, éclata de rire :

— Du riz à la Condé ! s’écria-t-il en imitant le ton précieux de sa fille, du riz à la Condé !

Sa gaieté redoubla. Le bonhomme se congestionnait si fort qu’on le crut en route pour l’apoplexie. Soudain, il fit une pause et avec une platitude farce apprise à l’école de M. Rampelbergh :

— Du riz à la Condé ! De la rijse-pappe, oué !

Et les mains sur le bras de Mme Platbrood, il repouffa, continuant à glapir d’une toute petite voix de mulot :

— Du riz à la Condé ! Du riz à la Condé !

Tout le monde riait, gagné par la gaieté exubérante du cordier. Toutefois, il semblait à Dujardin que ce riz à la Condé lui fût devenu encore plus « bourratif » depuis qu’on l’avait appelé « de la rijse pappe » et il invoquait avec ferveur quelque puissant magicien pour que d’un coup de baguette il volatilisât ce bloc gélatineux qui tremblait devant lui.

N’importe, il mangeait avec lenteur, multipliant les étapes de précaution, rusant avec son estomac susceptible, quand Hermance voyant sa détresse se pencha vers lui comme un ange de bon secours :

— Ne soyez donc pas si gourmand, dit-elle en avançant son assiette contre celle du jeune homme, et partagez avec moi !

Il l’enveloppa d’un regard languissant, tout chargé de gratitude et d’amour :

— Malheureuse enfant, soupira-t-il, mais c’est le péril jaune ! Non, non, je n’ai pas le droit de vous entraîner dans mon malheur. Laissez-moi mourir tout seul !

Et d’une main ferme, il souleva jusqu’à sa bouche une cuiller héroïquement chargée d’une formidable quantité de rize-pappe.

Il ferma les yeux :

Ave Cesar, morituri… Ça est aussi dans le Larousse, Mademoiselle.

— Arrêtez ! jeta la jeune fille.

Et, d’une habile secousse, elle fit tomber sur son assiette la portion homicide :

Plache, dit-elle, vous voilà sauvé !

— Non, s’écriait-il tout confus, non, non, je ne permettrai jamais…

Mais elle attaquait déjà le massif gâteau d’une cuiller ingénue. Alors, en la voyant porter à ses lèvres ce mets qu’elle lui avait dérobé, il pâlit d’un immense bonheur. Il palpita ; il avait envie de crier : « je vous aime, je vous aime ! » Mais la figure d’Hermance exprimait tant de naïf plaisir, tant de fraîche innocence, qu’il refoula ces paroles au fond de son cœur. Non, elle ne pouvait pas l’aimer encore. Savait-elle ce que c’était aimer ? Elle riait, elle plaisantait avec lui ; certes, il ne lui était pas indifférent : on le traitait en bon camarade. Mais elle était trop jeune pour s’émouvoir et deviner le tendre désir qu’elle avait fait naître. Elle donnait la flamme mais ne la recevait pas encore : son âme de femme n’était pas éclose.

Sur ces entrefaites, le champagne avait détonné joyeusement. Joseph Kaekebroeck se leva et, en quelques phrases heureuses, porta la santé du père Verhoegen.

Les flûtes tintèrent dans la mousse pétillante ; le major Platbrood, qui avait son idée, se leva à son tour pour boire aux dames et souhaiter la bienvenue au nouvel ami de la famille.

— Attrape ! cria Ferdinand à son camarade. À présent, il faut répondre…

Mais Pierre, nullement gêné, tarit d’un coup son verre de champagne et se dressa hardiment, décidé à déclamer quelque chose, il ne savait quoi, par exemple !

— M. le major Platbrood, dit-il dans un silence qui faillit un moment impressionner son audace, c’était déjà un grand honneur pour moi que d’avoir été accueilli à la table du plus glorieux promoteur de Bruxelles-Port de Mer. Mais ma joie se double maintenant, en même temps que ma modestie s’effarouche, d’être l’objet de paroles si flatteuses de la part d’un des plus brillants officiers de notre milice citoyenne ! Né dans le haut de la ville, dans cet ennuyeux quartier Léopold, il me semble pourtant que je suis un fils du vieux Bruxelles, et que j’ai toujours vécu au milieu de vous. Oui, Monsieur le Major, ma grand’maman, qui eut jadis l’honneur d’être la compagne de classe et l’amie de Madame votre mère, et dont la bonté…

Il commença à bredouiller, à chercher ses mots et même ses idées, ce qui était plus grave. Bientôt, il battit la campagne carrément. Il avait trop présumé de son éloquence.

Joseph Kaekebroeck le médusait surtout par un air gouailleur d’être suspendu à ses lèvres.

En ce moment, une voix discrète souffla :

Claudite… Claudide jam rivos…

Il comprit : c’était Hermance qui venait à son aide avec les pages roses du petit Larousse. Il la remercia d’un regard humide et puisant dans ses yeux un aplomb nouveau :

— Mais je patauge, dit-il en fixant Joseph comme un aigle, et je suis sûr que M. Kaekebroeck murmure déjà à mon adresse ce vers de l’églogue virgilienne : Claudite jam rivos pueri… Il a raison. Oui, en voilà assez. Fermons le ruisseau ! Je vous remercie tous. Je suis ému. Je vous offre mon émotion. Partagez-vous la !

Et il se rassit en faisant mine de s’éponger le front avec sa serviette.

On l’applaudit et Joseph Kaekebroeck tout ému, charmé d’entendre une citation latine, prit la parole en ces termes :

— Monsieur Dujardin, votre discours avait presque une tournure cicéronienne ! Permettez-moi de vous féliciter cordialement et trinquons, voulez-vous, à la mémoire sacrée de Virgile, Virgile le plus doux des poètes, animæ dimidium meæ !

— Comme dit Pline le jeune, répliqua Dujardin en se trompant d’auteur avec intention.

— Permettez, fit Joseph, comme dit Horace !

— C’est juste, s’excusa Dujardin, Horace livre I, ode III : Au vaisseau qui emporte Virgile !

C’en était trop pour la patience de Ferdinand :

— Avez-vous fini, s’écria-t-il, de nous assommer avec vos sornettes classiques ! C’est idiot, non erat hic locus !

Et d’une voix de stentor :

— Assez ! Tout le monde au salon !

La soirée s’acheva gaîment et se corsa d’une agréable farce.

En effet, la poste de huit heures apporta un exemplaire de la revue Les Bruxellois du Jour où se trouvait la biographie et le portrait du père Verhoegen.

On juge de la stupeur du cordier en lisant les pages lyriques qui lui étaient consacrées. Cela débutait ainsi : « Né le 5 février 1845, fils de Jean-Guillaume-Louis Verhoegen et de Goosens Marie-Louise, Isidore-Philippe-Louis Verhoegen montra de bonne heure de grandes dispositions pour le commerce. Âgé de cinq ans à peine, il accompagnait son père dans ses tournées à travers le pays et apprenait à juger les hommes et les choses… »

Il y en avait ainsi deux pleines pages qui représentaient M. Verhoegen comme l’un des hommes les plus considérables et les plus considérés du quartier Sainte-Catherine. On rappelait sa contribution à la campagne de Bruxelles-Maritime, pour s’étonner en fin de compte que ce vaillant champion du commerce ne siégeât pas encore au tribunal où ses lumières eussent rendu tant de services aux justiciables, etc, etc.

Le bonhomme profondément ahuri, protesta d’abord contre ce dithyrambe qui lui semblait tout de même excessif : il ne parvenait pas à se reconnaître. Mais, sous les félicitations de ses invités, sa confusion se dissipa peu à peu pour faire place à un naïf orgueil. Il se rengorgea, se mira dans cet article apologétique :

— Il y a des choses justes là-nedans, disait-il ; mais comment est-ce qu’ils savent savoir tout ça, je me le demande ! Ça est tout de même quelque chose que ces journalistes !

Finalement, il se leva et disparut subrepticement avec le bon Jérôme, tant il lui tardait de montrer sa biographie à ses amis du Château d’Or.

Alors Ferdinand et Joseph avouèrent la mystification ; au milieu des rires, ils annoncèrent les prochaines biographies de Posenaer, de Rampelbergh et même celle de Malvina, oui, pourquoi pas ?

En tout autre circonstance, M. Platbrood eût peut-être éprouvé un vif dépit de l’honneur insigne que Les Bruxellois du Jour venait de faire au cordier, car il devait se croire bien plus de titres qu’un Verhoegen à figurer dans cette remarquable publication, sœur de Plutarque et de Cornélius Nepos. Mais les explications des mystificateurs avaient calmé les premiers élancements de sa vanité. Au surplus, il se sentait ce soir là fort entraîné vers Dujardin dont il appréciait les qualités avec une sympathie grandissante.

Il l’avait accaparé et conduit dans un coin du salon avec le ferme propos de faire sa conquête, chose d’autant plus aisée que le jeune homme recherchait les bonnes grâces du père d’Hermance.

Il s’entretint familièrement avec lui, s’informa de Mme Vermeulen, rappela les relations d’amitié qui avaient existé jadis entre la vieille dame et Mme Platbrood mère, qui était une demoiselle Spelmans. Il dénombra ses enfants, ses propriétés, expliqua ses occupations et ses devoirs d’officier de la garde civique.

Enfin, il voulut consulter Dujardin sur une affaire qui, disait-il, ne laissait pas que de le tracasser beaucoup en ce moment :

— Figurez-vous que l’on veut établir juste derrière ma maison de la rue des Chartreux, un dépôt de vernis. C’est fort dangereux. J’ai protesté à l’enquête commodo et incommodo, mais on a passé outre. Comme vous êtes docteur en droit, vous pourriez peut-être me donner un conseil…

Pierre s’indigna et sut faire croire qu’il prenait grand intérêt à cette question de police administrative. Dans un élan, il alla jusqu’à promettre d’en parler à un gros bonnet du ministère qui était précisément allié à un député permanent.

Toutefois, cette conversation se prolongeait un peu trop, à son gré, quand Mosselman lui réclama fort à point les fameuses photographies de la corderie.

— Je les ai justement dans mon portefeuille !

Il s’empressa de les montrer. Les images passèrent de main en main et tout le monde fut d’accord pour les trouver très réussies, l’une notamment sur laquelle on apercevait, derrière la grande verrière de droite, le vieux Jérôme qui écrivait, studieusement penché sur son grand livre.

— Oeie oui, ça est bien ! répétait à chaque instant Adolphine.

Alors Pierre demanda à Thérèse s’il lui serait agréable qu’il vînt un dimanche faire le portrait des enfants, proposition qui enchanta la jeune femme :

— Oh oui, dit-elle, c’est une bonne idée. Figurez-vous que je ne sais pas avoir une bonne photographie des petits !

Elle le prouva aussitôt en faisant subir au jeune homme le long supplice de l’album de famille. Mais il fit bonne contenance, ayant, ce soir-là surtout, des trésors de complaisance à dépenser.

Il reconnut que Léion, Georgke et Cécile n’étaient pas du tout ressemblants. Oh, ils étaient bien mieux que cela ! Toutefois, il avoua qu’il y avait des gosses qui étaient rudement difficiles à « faire ».

— Oh, s’écria Aldolphine, ça n’est pas comme Alberke et Hélène ! Ils photographient si bien, n’est-ce pas Joseph ?

Mais Joseph, redoutant pour Dujardin et pour lui une plus longue incursion dans le redoutable album, qui ne contenait pas moins de deux cents portraits de parents et connaissances des Mosselman, s’écria tout à coup pour faire diversion :

— Voyons, si Hermance nous jouait un petit air de quelque chose ?

La jeune fille hésitait malgré les regards insistants du major Platbrood.

— Oh oui, appuya Dujardin, je serais charmé d’entendre Mademoiselle ! J’adore la musique !

Alors elle se laissa conduire au piano par son beau-frère et exécuta un morceau de Mendelssohn, le lied ohne worte no 17.

Pierre, tombé dans un fauteuil, écoutait avec ravissement. Hermance jouait à merveille ce morceau agité ; sous ses doigts nerveux, l’instrument éclatait en sonorités orageuses, superbes. Et que la pianiste était donc charmante dans sa robe blanche qui mettait en relief tous les agréments de sa figure et de sa personne ! La voir c’était l’adorer, comme on dit.

Pierre contemplait sa chevelure châtain abondante et soyeuse, que le peigne relevait pour la première fois sur une nuque adorable ; son col flexible, admirablement attaché, dont une mouche de beauté avivait la blancheur ; la ligne onduleuse de ses épaules ; sa taille souple, légèrement allongée ; ses bras ronds et roses qui transparaissaient sous les manches de mousseline. Toutes ces grâces introduisaient un grain de sensualité dans son extase et augmentaient son amour. Il se félicitait d’être assis, car, debout, il eût peut-être chancelé d’ivresse.

Oui, il était enivré et délirait silencieusement. Son cœur se noyait dans des flots de tendresse.

Ah ! la bonne soirée près de cette enfant d’où émanaient tous les enchantements de la jeunesse, au milieu de ces gens affables et gais compagnons ! C’était un moment de sa vie, un moment inoubliable…

Il la complimenta avec sincérité, fit voir qu’il n’était pas un profane ; il connaissait, il aimait les maîtres de la musique :

— À la bonne heure, Mademoiselle ! Vous comprenez ce que vous jouez, vous ! Vous interprétez !

Et se tournant vers la bonne Mme Platbrood qui, étalée sur un fauteuil, les mains croisées sur le ventre, jouissait de son enthousiasme :

— Comme vous avez bien fait de lui donner de bons professeurs ! C’est que Mlle Hermance possède un vrai talent ! Quelle différence avec ces dames pour qui le piano n’est qu’un autre « ouvrage de mains » !

— Vous êtes beaucoup trop indulgent, se défendit la jeune fille ; j’ai fait un tas de… floches. Demandez un peu au Président des Cadets

— Non, non, Petite, déclara Joseph, tu as joué comme un ange. Et puis, le vrai pianiste fait toujours des floches… Regarde Rubinstein !

— Mais, dit M. Platbrood en s’adressant à Dujardin, vous savez le piano pour en parler si bien ?

— Ma foi, Major, répondit-il avec bonne humeur, j’ai tapé comme tout le monde, mais je n’ai jamais été plus loin que…

— Les Cloches du Monastère, je parie ! coupa Ferdinand.

— Juste !

Et mis en verve par sa joie et son amour, Pierre conta en riant :

— Les Cloches du Monastère, oui, je me rappelle. C’est, je pense, d’un monsieur Lefébure-Wély, j’ai joué ça quand j’étais tout petit, avec succès mais jamais sans faute… Jouer sans faute, comme c’est bête ! Tout de même, ce diable de morceau vous avait des traquenards, des passages insidieux… Il y avait surtout, s’il m’en souvient encore, une note sans cesse jetée, un la bémol, qui marquait la cloche au milieu de variations et que mon pouce de gosse s’obstinait à prendre en écharpe avec un la bécarre… Et la cloche semblait fêlée ! Cet effet m’attrista tout d’abord, puis m’enthousiasma à tel point que je ne prétendis plus jouer autrement, au désespoir de toute ma famille qui augurait mieux de mon oreille. J’en étais venu à me dire que ça devait être ainsi, que ce monastère était un vieux monastère, et sa cloche une vieille cloche à tout faire, qui avait bien le droit d’être un peu fêlée. Ma foi, quand j’y pense, je m’approuve encore, le romantisme n’avait rien à y perdre… Je dois avouer pourtant que cette explication satisfaisait peu de monde ; cette traduction libre d’un texte musical faisait hausser les épaules de pitié à tous ceux qui ne voulaient pas comprendre qu’on eût voiler une… floche avec une histoire. Un jour, on me défendit tout net de jouer les Cloches du Monastère. On en avait assez. Et comme j’en avais moi-même plus qu’à suffisance, je me le tins pour dit sans trop de révolte. Je jetai mon Monastère aux orties…

Il se retira vers onze heures avec les Platbrood et les Kaekebroeck.

Joseph et Adolphine, qui habitaient rue du Boulet, furent tout de suite chez eux et se séparèrent du groupe après de grands bonsoirs.

Pierre avait offert son bras à la jeune fille ; tous deux suivaient M. et Mme Platbrood à quelque distance.

— Eh bien, lui dit-elle embarrassée de son silence, vous avez perdu votre langue ?

— Je suis triste, répondit-il, si triste, que j’ai envie de pleurer !

Elle crut qu’il raillait, mais le timbre de sa voix s’était altéré. Surprise, elle le dévisagea à la lueur d’un réverbère et vit des larmes dans ses yeux.

— Mon Dieu, dit-elle attendrie, qu’avez-vous donc ?

— Je pense, que le cours de danse est terminé et que je ne vous reverrai peut-être plus d’ici bien longtemps !

— C’est vrai ! fit-elle, naïvement étonnée de n’avoir pas songé à cela.

Sous la confuse révélation de l’affection qu’elle inspirait, elle demeura un instant toute rêveuse, puis elle murmura :

— Moi aussi, Monsieur Pierre, je crois que je serai triste de ne plus vous voir…

Il lui pressa le bras :

— Vous croyez seulement, vous n’en êtes pas sûre… Tandis que moi… Ah, si vous saviez !

Elle ne répondit rien. Ils marchaient, mélancoliques, dans un silence oppressé, plein d’épanchement.

Soudain, devant la porte cochère d’une maison de la rue des Chartreux, le major Platbrood s’écria cordialement :

— Allons, Monsieur Dujardin, nous voici chez nous ! Croyez que nous sommes enchantés, ma femme et moi, d’avoir fait votre connaissance !

Il lui rappela en même temps sa promesse au sujet du commodo et incommodo :

— Et tenez, dit-il, venez donc un de ces soirs manger la soupe avec nous, tout à fait en famille !

À ces mots, les jeunes gens se regardèrent et leurs visages attristés s’illuminèrent tout à coup d’un rayon d’espérance.


VI


Au lendemain de la soirée chez les Mosselman, Pierre avait poliment mais fermement déclaré à son père que Mlle de Berghe ne lui inspirait aucune sympathie et qu’il déclinait l’honneur d’être son époux.

M. Dujardin, peu disposé à reconnaître une volonté chez un garçon qu’il estimait indolent et faible, ne s’émut guère, tout d’abord, d’un refus qu’il ne lui plaisait pas de considérer comme définitif.

Il railla son fils de faire ainsi le dégoûté et lui accorda un nouveau délai de réflexion. Mais Pierre persista dans son attitude.

Alors M. Dujardin se démasqua avec une certaine impudence ; il expliqua au jeune homme combien son obstination compromettait grandement le mariage de sa sœur Adrienne avec le jeune de Berghe ; il ne lui cacha pas non plus que, personnellement, il comptait beaucoup sur l’appui du chevalier pour des raisons à la fois électorales et financières :

— Vous réfléchirez encore, lui dit-il. Il est impossible que vous vous entêtiez dans votre résolution et que vous ne compreniez pas l’importance de votre injurieux refus.

— J’ai suffisamment réfléchi, avait répondu Pierre d’un ton de froide déférence ; croyez que je suis fâché de ne pouvoir entrer dans vos vues.

M. Dujardin le sentit buté et perdit patience :

— Songez, Monsieur, que je suis votre père et que j’ai peut-être le devoir de vous contraindre à faire ce que je veux !

Si maître qu’il fût de ses mouvements d’humeur, le jeune homme se cabra sous cette menace :

— Vous croyez que vous en avez le devoir, mais je sais que vous n’en avez pas le droit !

À cette réponse, M. Dujardin pâlit de colère :

— Vous êtes un malappris et un sot. Sortez de ma maison !

Pierre avait depuis longtemps calculé toutes les chances de son acte de révolte. Il quitta sans regret le prétentieux hôtel de la rue d’Arlon pour s’installer le soir même chez sa grand’mère, où il fut heureux d’habiter dans une atmosphère de tendresse, au milieu de tous ces objets anciens et familiers qu’il aimait et qui l’aimaient.

Au surplus, il éprouvait une joie profonde à vivre dans le voisinage d’Hermance ; il passait volontiers dans la rue des Chartreux en revenant du ministère ; cent fois, il avait été sur le point de sonner à la porte d’une certaine maison qu’il affectionnait maintenant entre toutes.

Malheureusement, les démarches qu’il avait entreprises au sujet du commodo et incommodo du major, n’avaient abouti jusqu’à présent à aucun résultat, de sorte que, dans sa candeur, il ne se croyait pas encore autorisé à faire une visite chez M. Platbrood.

En attendant, il avait renoué des relations suivies avec Mosselman et rencontrait assez souvent Joseph Kaekebroeck dont la sympathie à son égard, composée d’estime et de confiance, se transformait insensiblement en solide amitié.

Or, un soir qu’ils sortaient tous trois vers dix heures de la Pomme d’Or en devisant de la Lyre du Brabant que Pierre venait de photographier au milieu d’une ardente répétition, nos amis aperçurent au ciel une vive lueur d’incendie.

— Mais c’est dans la direction de la place Saint-Géry ! s’écria Joseph Kaekebroeck, courons chez mon beau-père !

Déjà les passants poussaient des exclamations d’épouvante et s’élançaient vers l’endroit du sinistre.

— Sacrebleu, dit Joseph en débouchant de la rue de la Vierge Noire, c’est plus à droite… La rue des Chartreux est peut-être menacée !

Au même instant retentissaient les sons enragés d’une cloche d’alarme ; soudain, l’on vit sortir de la rue Orts une sorte de monstre pavoisé de falots, qui roulait avec un fracas de tonnerre dans un vomissement de fumée et de feu.

C’était une pompe de renfort qui accourait au secours. Debout sur le siège comme le cocher d’un char romain, le pompier conducteur rendait les rênes à deux magnifiques chevaux blancs qui, la crinière dénouée et voltigeante, s’engagèrent à fond de train dans la rue Van Artevelde.

Derrière, la foule s’était aussitôt refermée et courait en poussant d’assourdissantes clameurs.

L’incendie était sérieux. Il avait éclaté dans un bâtiment d’arrière-corps où se trouvaient remisés des bidons de vernis, menaçant tout le pâté de maisons formé par la rue Van Artevelde, la rue Saint-Christophe et la rue des Chartreux. Des flammes immenses montaient dans le ciel en se contournant en volutes tandis que des brûlots, emportés par le vent, s’envolaient sur les toits voisins.

Un cordon de sûreté fermait déjà la rue des Chartreux où fonctionnaient des pompes à bras destinées surtout à protéger les immeubles d’alentour. Fort heureusement, Joseph et Ferdinand connaissaient un des policiers de service, ce qui leur permit de forcer la consigne et de s’élancer avec Dujardin chez M. Platbrood par la porte au large ouverte de la maison déjà livrée aux pompiers et tout encombrée de tuyaux.

Ils entrèrent dans la salle à manger juste à temps pour empêcher Mme Platbrood de s’évanouir de peur. L’excellente dame, en cornette de nuit, se précipita dans les bras de son gendre qui la rassura de son mieux et la repassa à Ferdinand qui lui-même la remit aux bons soins de Dujardin.

— Mon Dieu, quel malheur !

Elle avait été réveillée dans son premier sommeil. Elle expliqua que M. Platbrood se trouvait au grenier avec les sauveteurs ; quant à Hermance, elle était retournée pour le moment dans la chambre de son frère Hippolyte qui continuait à dormir à poings fermés malgré le vacarme ; mais le fracas des écroulements et les appels de clairon pouvaient le réveiller d’un instant à l’autre. Elle crut aussi se rappeler qu’elle avait aperçu M. Rampelbergh ; celui-ci s’était immédiatement éclipsé, sous prétexte d’aller rassurer Colette, la cuisinière.

— Jésusse Maria ! gémissait la grosse dame, est-ce qu’on va brûler avec !

Elle se trémoussait, très pâle ou très rouge tour à tour, dévorée d’une fièvre de sauver quelque chose : l’argenterie, des meubles, des cadres, elle ne savait quoi.

La salle à manger formait un excellent observatoire ; on voyait l’incendie dans toute sa fureur. Le brasier était magnifique. Deux énormes bâtiments brûlaient à une cinquantaine de mètres avec un ronflement terrible. Le feu, plein de colère, se rebiffait, hurlait sous les lances. Par moment, il semblait faiblir, puis tout à coup, il faisait jaillir des flammes nouvelles comme s’il se riait de l’eau, comme si elle n’était qu’un aliment de plus à sa frénésie.

Et d’immenses flammèches voyageaient dans l’air, qui s’abattaient sur les tuiles, telles des semences de feu.

Joseph venait de pousser sa belle-mère dans le salon donnant sur la rue afin de la soustraire à un spectacle trop émotionnant pour elle, quand un nouveau visiteur bondit dans la salle à manger. C’était François Cappellemans qui accourait à son tour. Il envisagea la situation d’un coup d’œil :

— Non, dit-il, ça ne sait pas venir jusqu’ici. Montons une fois en haut !

Mais, au même instant, surgirent MM. Platbrood et Rambelbergh.

— Ah, s’écria le major en serrant la main aux jeunes gens, soyez les bienvenus ! Hein quelle histoire ! Mais où donc est passée ma femme ?

Joseph lui dit qu’il venait de l’installer dans le salon où elle avait promis de se tenir tranquille jusqu’à nouvel ordre.

— Potferdeke ! s’exclama le droguiste, les vitres sont si chaudes qu’un poêle ! Sentez une fois…

En effet, les glaces des fenêtres étaient brûlantes, tant le brasier dégageait une formidable chaleur.

— Ça donne soif ! certifia l’incorrigible buveur.

Mais pour le quart d’heure, le major n’était pas disposé à comprendre cette invite.

— Eh bien, Monsieur Pierre, disait-il en se rengorgeant, avais-je raison de protester contre ce dépôt de vernis ! Ah, ils en font de belles à la Députation Permanente !

Il triomphait ; il était presque heureux de cet événement qui prouvait sa clairvoyance et lui donnerait demain dans le voisinage l’autorité des prophètes.

— Supposez que la pression eût été insuffisante, ce qui s’est vu nombre de fois : tout le quartier flambait comme une meule !

Pierre, toujours un peu intimidé au premier abord, tenait absolument à expliquer sa présence :

— Je me trouvais avec Ferdinand et M. Kaekebroeck à la Pomme d’Or

Mais M. Platbrood, très satisfait de sa visite inopinée, le mit à l’aise en le remerciant d’être accouru lui offrir ses services avec un si cordial empressement.

Cependant le droguiste, qui n’en était pas à une vantardise près, déclarait aux jeunes gens qu’il avait donné le premier l’alarme ; sans lui, on arrivait peut-être trop tard et tout Bruxelles flambait comme une simple ville d’Amérique.

Il assurait également que si on lui avait permis de « parler le capitaine des Pompiers », on serait parvenu à maîtriser tout de suite l’incendie. Mais on l’avait brutalement repoussé.

Il en suffoquait encore, jurait de retrouver demain le bougre d’agent qui l’avait rudoyé et rejeté dans la foule. On lui « ferait son affaire » à celui-là !

En attendant, il critiquait toutes les manœuvres des sauveteurs, gouaillait à chaque sonnerie de clairon :

— Oui, oui, jouaïe seulement de la trompette ! Pour ça ils sont bons, savez-vous !

Tout à coup, on aperçut un pompier hissé sur le mur du jardin contigu, et qui se disposait à inonder les toits les plus voisins de la fournaise.

Il tourna la clef de sa lance mais n’obtint qu’un petit jet sans importance. Désespéré, l’homme se retournait à tout moment pour interpeller d’invisibles compagnons et les engager sans doute à activer la manœuvre des pompes à bras. Mais rien ne faisait ; aucune pression ne raidissait le tuyau qui ne laissait couler qu’un filet d’eau dérisoire.

Le droguiste s’impatientait de ce contretemps, gesticulait, sacrait comme un possédé, au grand ahurissement de Dujardin qui n’avait jamais vu ce curieux bonhomme. Il finit par traiter le pompier d’imbécile. Pourquoi est-ce qu’il ne faisait pas comme ça ?

Enfin, à une nouvelle tentative aussi infructueuse que les précédentes :

— Och Manneke Pisse ! soupira-t-il avec une immense pitié.

Et il se désintéressa de ce maladroit.

Cependant, la situation s’améliorait visiblement : le feu était maintenant « circonscrit », disait le major, qui affectionnait ce mot et ne se lassait de le répéter.

— Je pense aussi, déclara solennellement Joseph Kaekebroeck en adressant un clin d’œil à Mosselman, qu’une « conflagration générale » n’est plus à redouter.

— Heureusement, repartit Ferdinand, qu’il n’y a à déplorer que des « dégâts matériels couverts par l’assurance ».

— Oui, ajouta sentencieusement Kaekebroeck, félicitons-nous de ce qu’aucune vie humaine ne se soit éteinte dans les flammes !

L’embrasement diminuait, mais la clarté restait si intense que, pour employer l’expression du major, « on pouvait lire son journal comme en plein jour ».

Pierre aurait bien voulu, lui aussi, placer quelques clichés incendiaires, mais Joseph et Ferdinand, mis en verve, les lui volaient pour ainsi dire sur la langue.

Il finit tout de même par déclarer avec un grand sérieux :

— Enfin, on commence à se rendre maître de « l’élément destructeur »…

— Si nous retournions là-haut, interrompit le major, on jugerait mieux du progrès des sauveteurs ?

— Ça va ! approuva vivement M. Rampelbergh.

Car le paillard ne demandait qu’à rassurer de nouveau la plantureuse Colette, qu’il avait surprise tantôt dans un déshabillé dont le souvenir galvanisait ses vieux membres.

Tout le monde, Cappellemans en tête, s’était élancé hors de la pièce.

Dujardin disparut avec eux, mais, arrivé dans le vestibule, il s’arrêta, craignant que son intervention là-haut ne semblât intempestive. Au surplus, il se souciait assez peu d’aller rejoindre les pompiers dans les combles. Hermance était son unique préoccupation. Où donc demeurait-elle ?

Anxieux, il regagnait la salle à manger quand la porte du salon s’ouvrit brusquement et la jeune fille apparut dans une longue robe de chambre à cordelière.

En apercevant le jeune homme, elle ne put retenir un petit cri effarouché et voulut rentrer dans le salon. Mais Pierre était déjà auprès d’elle :

— Enfin, c’est vous ! s’écria-t-il avec exaltation. Ah que j’étais inquiet !

Il lui avait saisi les mains et l’attirait doucement contre lui.

— Mon Dieu, dit-elle tout émue et confuse, comment êtes-vous ici ?

— Je suis venu, répondit-il, pour vous secourir en cas de besoin. Mais rassurez-vous, l’incendie est « circonscrit ». Il n’y a plus de danger.

Elle le regardait avec une tendre surprise :

— Oh, je n’ai plus peur, dit-elle, puisque vous êtes près de moi…

En ce moment, un dernier pan de mur croula avec un fracas si terrible que la maison en trembla dans ses fondements. Pendant quelques minutes les flammes jaillirent et crépitèrent de plus belle.

Sous l’étreinte dramatique du spectacle, la jeune fille s’était instinctivement blottie contre le jeune homme. Alors, frémissant au contact de ce corps de vierge si nerveux et si souple dans ses amples vêtements de nuit, il osa balbutier les mots immortels :

— Hermance, vous êtes toute ma vie ! Hermance, je vous aime !

Elle défaillit presque sous la caresse de cette douce voix et une rougeur de désir colora ses joues :

— Oh, Monsieur Pierre…

Des effluves capiteux montaient de son peignoir flottant et de sa chevelure dénouée. Grisé par ce parfum — ce parfum secret — Pierre l’avait renversée dans ses bras et la contemplait en abaissant lentement son visage sur le sien.

Hermance s’abandonnait ; sa gorge battait, se gonflait contre la poitrine du jeune homme. Saisie d’un vertige délicieux, elle ferma les yeux en soupirant, tandis que ses lèvres tressaillaient sous le premier baiser d’amour.


VII


Cependant M. Platbrood demeurait soucieux. Pierre lui apparaissait certainement comme un gendre parfait ; sa promotion de sous-chef, la dot que lui allouerait vraisemblablement Mme Vermeulen, lui assuraient sinon la richesse, du moins une existence confortable, exempte de soucis matériels.

Outre ses qualités morales, Pierre était donc « un excellent parti ». Nonobstant, il était pénible au major de marier sa fille sans avoir obtenu le consentement de M. et Mme Dujardin.

Ceux-ci, en effet, semblaient résolus à subir jusqu’au bout la procédure des actes respectueux ; or, si cette attitude alarmait la tendresse paternelle du major, elle le froissait bien plus encore dans sa vanité de bourgeois riche et de bon renom. Aussi, tout en reconnaissant que Pierre avait les meilleures raisons du monde de rompre avec ses parents, il redoutait que la conscience publique, si souvent injuste, ne donnât tort à un enfant insoumis et ne l’enveloppât, lui le beau-père, dans sa réprobation en l’accusant d’accaparer un fils de famille et d’avoir moyenné ce mariage.

Ces réflexions ne laissaient pas que de le préoccuper beaucoup ; elles tempéraient un peu, à présent, la grosse joie qu’il éprouvait depuis la nuit du fameux incendie, nuit mémorable où Pierre lui avait dévoilé ses sentiments à l’égard d’Hermance.

Il commençait à s’interroger, à se demander s’il lui était permis de passer outre au refus de M. Dujardin et d’accentuer le dédain qu’il en faisait en précipitant les choses, c’est-à-dire en fixant le mariage des jeunes gens au mois d’octobre.

Non, il lui était interdit, dans l’intérêt même de sa fille, de faire bon marché de l’opinion.

Joseph Kaekebroeck, auquel il soumettait d’ordinaire ses cas de conscience difficiles, ne pouvait l’écouter en ce moment ni le conseiller ; le festival de Paris s’avoisinait et le président de La Lyre ne s’appartenait plus, occupé tout entier aux dernières répétitions des morceaux de concours ainsi qu’à l’organisation du voyage.

À vrai dire, les scrupules de M. Platbrood étaient aussi ceux de Pierre à qui il répugnait sincèrement de faire un éclat ; au surplus il s’indignait à cette idée qu’Hermance, si jolie, si bonne, si bien élevée, pût être repoussée par les siens et jugée indigne d’entrer dans la famille Dujardin.

Il s’était donc déterminé à écrire à ses parents pour leur apprendre ses projets et les prier de consentir à son mariage. On ne lui avait pas répondu.

C’est alors que Mme Vermeulen entra en scène ; afin de donner plus de solennité à son intervention, elle chargea le notaire de confirmer en son nom la requête de son petit-fils. Cette tactique était bonne : Mme Dujardin accourait le jour même chez sa mère pour se répandre en doléances sur la conduite de son fils. Mais elle trouva la vieille dame peu disposée à l’écouter et fort sermonneuse.

Elle n’obtint qu’un délai ; M. Dujardin voulait prendre des informations sur ces « petites gensses » de la rue des Chartreux, qui avaient certainement abusé de la naïveté de leur fils.

— C’est juste, avait accordé la grand’mère, bien qu’il devrait suffire que je réponde de la parfaite honorabilité des Platbrood. Souviens-toi, ma fille, que ton mari a également commis une mésalliance en épousant une petite bourgeoise du « bas de la ville ». Quant à Mlle Hermance, soyez sans inquiétude, elle est charmante. Je souhaiterais vraiment qu’Adrienne lui ressemblât de toutes les manières !

Mme Dujardin s’en alla outrée de dépit, mais fort impressionnée par l’attitude nettement hostile de sa mère ; elle la voyait décidée à soutenir son petit-fils, non seulement de toute son autorité d’aïeule, mais encore de sa fortune, dont elle pouvait disposer à son gré, ayant fait un avancement d’hoirie à sa fille de près des deux tiers de ses biens.

Cette dernière considération émut grandement les époux Dujardin et les inclina à se départir de leur rigueur. Après réflexion, ils consentirent donc au mariage de leur fils en déclarant toutefois qu’ils n’assisteraient pas à la cérémonie.

Bien que cette concession eût été difficilement arrachée et qu’elle restât plus ou moins injurieuse, elle calma pour le moment les susceptibilités du major Platbrood. Il y eut une détente dont nos jeunes gens se félicitèrent, car on leur accorda beaucoup plus de liberté.

Alors ce fut un enchantement. Ils vécurent dans l’ivresse d’aimer et s’aimèrent davantage de se mieux connaître. Ils se découvraient chaque jour des qualités nouvelles.

Il y avait chez Hermance une naïveté, un imprévu d’impression qui charmait Pierre ; sa figure mobile, si joliment animée, avait pris dans l’amour une gravité rêveuse qui accentuait la beauté de ses traits ; au surplus, les ornements de son esprit rejaillissaient dans ses manières et lui donnaient une distinction, une élégance corporelle qui formait un piquant contraste avec la beauté charnelle et fruste de ses sœurs. Elle était la plus fine, la plus gracieuse sinon la plus sculpturale des trois.

On les promena dans toute la famille, chez les Van Poppel, les Kaekebroeck et les Cappellemans. Puis, ils s’aventurèrent en province, chez M. et Mme Émile Platbrood définitivement établis à Anvers. Ils allèrent aussi à Turnhout, patrie de l’oncle et de la tante Spruyt. Dujardin y fit la connaissance du petit cousin Ernest, celui-là qui avait fait sa première communion en même temps qu’Hermance et restait fameux dans la famille par l’indisposition « soignée » dont il avait corsé le festin des Van Poppel. C’était devenu un grand et solide gaillard, fort réjoui, qui riait franchement au souvenir de ses « renards » ; son estomac, maintenant aguerri aux régalades, défiait toutes les indigestions du monde.

Partout, les fiancés se virent accueillis avec une cordialité rayonnante et subirent de copieux banquets. Mais rien ne leur était plus doux que les réunions chez Mme Vermeulen ; c’est là que le soir, tandis que les parents Platbrood devisaient en jouant aux cartes avec la bonne-maman, ils se promenaient tous deux dans l’ombre complice, à travers le vieux petit jardin, pour s’asseoir bientôt sous le couvert de la gloriette embaumée de chèvrefeuilles et de seringas.

Ils se voyaient à la lumière de leurs yeux. Elle se blottissait contre sa poitrine et c’étaient d’intarissables babillages, alternés de baisers et de silences pleins d’épanchement. Comme ils souriaient gaîment lorsqu’au dessus du lointain cliquetis des fiches du whist, la voix de Mme Platbrood s’élançait par la fenêtre ouverte :

— Fille, est-ce que tu n’as pas froid avec ta petite « taille » ? Veux-tu un châle…

— Oh ! merci Maman ! criait-elle en flûtant sa jolie voix.

Ils resserraient leur étreinte. Oh, non qu’ils n’avaient pas froid, enveloppés dans leur tendresse sous ce beau ciel de juin tout resplendissant d’étoiles !

Mais quel chagrin quand la voix appelait de nouveau :

— Allons venez, mes enfants, on va partir !

Déjà ? Ils s’éveillaient comme d’un rêve. Il était impossible qu’il fut aussi tard… Elle se suspendait à son cou, offrait ses lèvres avec une sensuelle innocence :

— Tu viendras demain, dis, de bonne heure ?

— Oui chère, demain ! Ah mais non, je serai peut-être retenu au ministère…

— Oh !…

Ses yeux se remplissaient de larmes. Alors il la pressait éperdument dans ses bras :

— Non, non, c’était pour rire ! Sois tranquille, j’aurai fini très tôt demain, encore plus tôt qu’aujourd’hui ! Na, es-tu contente ?

Ils rentraient un peu étourdis et décoiffés, clignant des yeux ; ils accusaient la bonne lampe de les aveugler avec sa brusque lumière.

Cependant Mme Vermeulen fixait sur les amoureux son regard attendri et railleur :

— Pierrot, dit-elle, penses-tu pas qu’il faudrait faire tailler ces méchants arbres ? Ils vous ébouriffent un peu trop avec leurs branches folles !…

On délibérait encore sur la date du mariage quand la Lyre du Brabant revint triomphante de Paris où elle avait remporté le grand prix d’honneur aux acclamations du jury international.

Les fêtes de réception terminées, Joseph Kaekebroeck se fût peut-être morfondu dans la monotonie d’une existence trop calme, si les fiançailles de sa belle-sœur n’avaient fourni un nouvel aliment à sa fièvre d’activité et d’obligeance.

Il se réjouit d’apprendre que les époux Dujardin s’étaient inclinés devant Mme Vermeulen, mais il s’étonna que l’on eût accepté avec tant de philosophie leur refus d’assister au mariage. Il s’indigna sincèrement ; la morgue de « ces gentillâtres », comme il les appelait, lui était insupportable. Plein d’un juste ressentiment, il entreprit son beau-père et le replongea dans son inquiétude du « qu’en dira-t-on », au vif chagrin des fiancés qui ne s’attendaient pas à ce nouveau contretemps.

— Non, non, mes enfants, disait Joseph Kaekebroeck, j’en suis bien fâché, mais il faut que tout se passe dans les règles. M. et Mme Dujardin ainsi que « leur demoiselle » assisteront à vos noces, sinon, moi vivant, vous attendrez qu’ils soient morts !

Il s’animait :

— Morbleu, qu’est-ce qui m’a fichu des aristos pareils ! Ah, ils rougissent de nous ! Parions que je les forcerai bien à descendre dans notre bas de la ville !

— Comment feras-tu, demandait tristement Hermance, leur consentement est l’unique concession que nous pouvions obtenir…

— Comment je ferai ! Ma foi, je n’en sais rien… Mais ne t’inquiète pas, ma petite !

Et pour la taquiner :

— Rien ne presse. D’abord, moi je trouve que tu es bien jeune pour te marier… Tu attendrais six mois, un an, je n’y verrais aucun mal…

— Mais, j’ai près de dix-neuf ans !

— Voyez-vous cette vieille fille !

Mais il ne voulait pas la faire pleurer, connaissant l’impressionnabilité du premier amour.

— Allons, allons, je plaisante ! Sois tranquille, tu seras Madame cette année !

Ce fut Joseph qui fixa la date du repas de fiançailles, que l’on célébra le 5 septembre chez Madame Vermeulen.

Grand-papa et grand’maman Van Poppel, conviés à la fête, s’étaient fait excuser ; ils ne sortaient plus guère, surtout le soir, et s’acagnardaient volontiers dans leur fauteuil.

Comme la maison de la rue de Laeken n’était pas bien grande, on n’avait pu inviter que les parents immédiats, ce qui faisait déjà une table de seize convives, parmi lesquels on remarquait M. et Mme François Cappellemans ; Émile Platbrood l’Africain et sa femme, née Emma de Myttenaere, venus d’Anvers tout exprès ; le jeune Hippolyte, et M. et Mme Ferdinand Mosselman qui, bien que n’appartenant pas à la famille des fiancés, représentaient la parenté de l’amitié.

Ce fut une soirée mémorable. Mme Vermeulen rayonnait, toute heureuse de présider cette fête de famille qui lui rappelait les grands jours de sa jeunesse. Mais elle réclamait l’indulgence de ses invités, sa vieille Annette n’étant pas habituée, non plus qu’elle, à traiter tant de convives de marque.

Tout marchait à merveille cependant ; il est vrai que, pour la circonstance, Mme Platbrood avait prêté sa grosse Colette, Mme Kaekebroeck sa Gertrude et Mme Cappellemans sa vieille Rosalie, de sorte que le service ne traînait pas trop. D’ailleurs, Adolphine, entre les mains de qui Mme Vermeulen avait abdiqué ses pouvoirs de maîtresse de maison, veillait à tout. À chaque instant, elle bondissait de sa chaise pour aider aux servantes, verser le vin, tourner autour de la table, ce qui lui rapportait du reste quelques menus profits, entre autres celui de « faire des farces » à son mari, qu’elle embrassait par exemple brusquement dans le cou, caresse à laquelle Joseph n’était pas insensible mais qui l’embarrassait devant le monde :

— As-tu fini, grande sotte ! Recommence seulement et tu attrapes une bonne gifle !

Elle riait à belles dents :

— Oui, essaie une fois ! Je suis plus forte que toi !

Et avant qu’il songeât à se garer, elle l’avait mordu juste au même endroit.

Alors elle s’enfuyait, pouffante, pour reprendre tout à coup son sérieux et, la serviette sur le bras, s’empresser comme une bonne ménagère. Enfin, disposée à reprendre sa place, elle demandait, adossée un moment contre le buffet :

— Allo, on n’a plus rien besoin avant que je me rasseois ?

Grande et souple, forte sans épaisseur, elle ressemblait, avec ses beaux cheveux flamboyants et dans sa claire toilette, à cette figure, belle comme du Michel-Ange, que Leys a campée dans son tableau de la salle à manger.

Étant donnés les avantages de ces voyages circulaires, Pauline et Emma se fussent volontiers remuées comme la jeune femme ; mais la première se sentait encore un peu faiblotte, relevant à peine de nouvelles couches ; et pour l’autre, force lui était de se tenir tranquille à cause de son poids. Emma stupéfiait en effet par l’amplitude de sa gorge, qui était pourtant peu de chose en comparaison de la protubérance d’un ventre dont les proportions avaient quelque chose de pélasgique !

Joseph, qui se souvenait de la prodigieuse grossesse de sa jeune tante Théodore Van Poppel, n’en revenait pas. Celle-ci était dépassée par celle-là. Il admirait la formidable santé de sa belle-sœur, qui lui apparaissait comme une sorte de Demeter flamande, une nourrice du monde bâtie et mamelonnée par Jordaens !

Aussi Émile Platbrood recevait-il de toutes parts des éloges empressés, qu’il acceptait avec sa bonne humeur ordinaire :

— Och, taisez-vous, disait-il avec fatuité, ça n’est rien du tout… Ça est seulement pour commencer !

Il se réservait de faire beaucoup mieux. Mais sa femme s’indignait, revendiquant sa part de collaboration :

— Ne fais pas tant de ton Jan, j’y suis bien pour quelque chose, moi !

Ferdinand, piqué d’un brin de jalousie, voulait qu’on lui décernât au moins une mention honorable pour son savoir-faire. On ne devait pas oublier qu’il avait débuté par un coup de maître, des jumeaux ! Ça valait la peine.

Et la gaîté prit une pente gaillarde, à la grande rougeur de Thérèse qui, bien que pourvue d’un beau tempérament d’amoureuse, demeurait chaste en public et se drapait volontiers dans un manteau de pudicité.

Au surplus, elle craignait pour les oreilles du jeune Hippolyte, dont la figure éveillée et souriante témoignait du plaisir qu’il prenait à la conversation. Elle crut opportun de le soustraire aux propos grivois en lui parlant de ses études :

— Eh bien, fils, il paraît que tu vas si bien à l’« Athnée » !

De tout autre que Mme Mosselman, la question eût semblé oiseuse au jeune garçon ; mais Thérèse était si jolie, elle sentait si bon, qu’il était ému par ses moindres gestes ; il approchait d’ailleurs de la puberté et commençait à éprouver l’inquiétude délicieuse de la femme. Or, il n’y en avait aucune qui lui apparût plus charmante que la cordière ; dans le secret de son âme, il lui avait voué un de ces amours fervents de petit page, qui le jetait dans une grande exaltation intérieure et développait sa coquetterie en même temps qu’il lui donnait l’ambition d’être digne de celle dont il avait fait la reine de ses pensées.

Voilà pourquoi il étudiait avec tant d’ardeur et voulait se distinguer parmi ses camarades. On pense s’il fut heureux d’attirer tout à coup l’attention de sa dame :

— J’ai été premier en latin, répondit-il en rougissant, et aussi premier en calcul…

— Mais tu ne m’avais pas dit ça ! s’écria Thérèse. Voilà un sage élève ! À la bonne heure !

Et vaguement attirée vers ce gracieux adolescent dont elle était trop fine pour ne pas avoir deviné la discrète adoration :

— Tiens, il faut que je te donne une baise pour ça !

Gentiment, elle posa sa petite bouche sur la joue d’Hippolyte qui pâlit de bonheur et lui rendit son baiser avec une fougue juvénile.

— Eh bien, ne vous gênez pas, vous autres ! s’écria plaisamment Mosselman. Polyte, vous me rendrez raison !

Et le garçon, tout interdit, de bégayer :

— C’est parce que j’ai été premier en latin et aussi premier en calcul…

Tandis que l’on s’amusait de sa mine penaude et que M. et Mme Pladbrood expliquaient à Mme Vermeulen combien cet enfant était « brave » et leur donnait de satisfaction par son travail, Pierre et Hermance, dissimulés derrière une immense corbeille de plantes et de fleurs, ne vivaient que pour eux-mêmes.

Par un accord tacite, personne ne semblait faire attention aux fiancés qui parlaient à peine, tant leur âme était gonflée de bonheur.

La salle à manger étant trop exiguë, on avait dû, pour laisser le passage libre au moins d’un côté, pousser la table contre l’un des murs, de telle sorte que nos jeunes gens se trouvaient juste sous le manteau de la haute cheminée, d’où retombaient des guirlandes de feuillage et de roses. On eût dit qu’ils étaient assis dans une grotte.

Kaekebroeck, qui les regardait à la dérobée, souriait de leurs tendres enlacements : ils évoquaient tous deux à sa pensée les amants de Théocrite assis dans une anfractuosité du Promontoire ; et les voyant parler, il leur prêtait les douces paroles du berger à sa compagne :

« Ah, chère, que ce ne soit point la terre de Pélops, que ce ne soient pas des talents d’or que j’aie à cœur de posséder ; mais sous cet abri embaumé, je chanterai, te tenant entre mes bras, regardant nos troupeaux confondus et devant nous la mer de Sicile ! »

Mais nos amoureux, tout charmants et poétiques qu’ils étaient, ne pensaient nullement à la terre de Pélops non plus qu’à la mer de Sicile. Des préoccupations bien autrement modernes agitaient leur cœur et, tout en resserrant leur étreinte, mêlaient un peu de mélancolie à leurs aveux. Ils s’affligeaient de l’obstination de Joseph et ne la comprenaient pas de la part d’un esprit aussi dégagé de préjugés.

— Ah, disait Pierre, mes parents seront intraitables… S’il faut obéir à ton beau-frère, nous ne nous marierons sans doute que lorsque nous serons vieux !

La jeune fille pâlissait à cette pensée :

— Oh, tais-toi ! On nous a promis que les noces se feraient cette année…

Quelque confiance qu’elle eût en Joseph, elle trouvait qu’il mettait tout de même beaucoup de nonchalance à entamer les négociations. Depuis trois semaines qu’il était revenu de Paris avec Mosselman, il n’avait encore rien décidé ; aussi Hermance ne pouvait-elle se défendre d’un brin d’humeur à son égard ; il avait bien besoin de se montrer tout à coup plus pointilleux que M. Platbrood !

— Regarde-le, disait-elle, c’est qu’il n’a pas du tout l’air de penser à nous !… S’il savait pourtant comme il nous désespère ! Mais non, écoute ce vilain égoïste, le festival de Paris l’occupe tout entier…

En effet, Joseph Kaekebroeck sollicité par Mme Vermeulen et Émile Platbrood, contait avec enthousiasme le triomphe de la Lyre du Brabant, célébrait Paris, le point le plus sonore de l’univers. Mosselman lui donnait la réplique et surenchérissait de son mieux. Mais il eut l’imprudence, voulue d’ailleurs, de chanter le boulevard et les parisiennes, orchidées de l’asphalte et du pavage en bois !

Le couplet ne passa point sans une violente sortie d’Adolphine :

— Oui, oui, on sait bien pourquoi ils ne voulaient pas nous prendre avec !… C’était pour une fois bien s’amuser ensemble et faire des farces !

— Voilà bien les femmes, protestait Kaekebroeck ; comment, nous, des maris modèles, des gens graves, que dis-je, des présidents de société ! Nous croire capables de… Oh !

Et avec une hypocrite tendresse :

— Nous ne pensions qu’à vous ! J’en appelle à Ferdinand. Il ne se passait pas de minute que ce cri ne montât à nos lèvres : « Ah si Adolphine et Thérèse étaient ici ! »

— Oui, affirma Ferdinand, nous avons même failli vous télégraphier de venir !

— Vous avez failli ! Eh bien nous sommes « proppes » avec ça !

Alors Joseph eut un argument péremptoire :

— Ô femmes sans foi ni gratitude, est-ce que nous ne vous avons pas envoyé des tas de cartes postales illustrées ! Elles étaient comme les échos de nos soupirs…

— Eh bien, déclara résolument Adolphine, on ira une fois aussi toutes seules à Paris, nous deux, n’est-ce pas Thérèse, et on verra alors s’ils ne sont pas jaloux !

— Nous le serons, accorda Ferdinand, nous serons même d’une jalousie… hollandaise !

Mais François Cappellemans, qui n’avait encore rien dit, absorbé qu’il était dans ses prévenances pour sa chère Pauline, interrompit la discussion en demandant à quelle heure le vieux Verbeek avait lâché ses pigeons à Paris. C’est ce qui l’intéressait le plus dans le concours.

— À une heure dix-sept minutes, précisa Joseph, c’est-à-dire tout de suite après la proclamation des résultats.

— Eh bien, dit le plombier avec orgueil, voulez-vous croire qu’ils étaient à Bruxelles, déjà à 5 heures, oui, avant le chemin de fer !

— Comme ceux de Jérôme ! dit Thérèse, qui tenait à vanter le colombier du cher commis ; Bolleke est même arrivé à 4 heures 35 !

On s’extasia sur la vitesse de ces braves petites bêtes et l’on se mit à parler pigeons, sujet qui intéressait aussi Platbrood l’Africain, car il avait concouru autrefois dans les joutes colombophiles.

Le major y alla d’une dissertation sur les grands services que rendaient les pigeons en temps de guerre. Il avoua qu’il lui était venu une idée, celle de créer un colombier de la garde civique, copié sur le modèle des colombiers militaires.

Le projet sembla si comique à Joseph Kaekebroeck, qu’il le mit en veine de malice :

— Moi, aussi, dit-il très sérieusement, j’ai une idée que je mijote en silence. Je me suis toujours demandé pourquoi on ne dresserait pas les pigeons de telle manière qu’ils se rendissent d’eux-mêmes à l’endroit d’où l’on désire qu’ils reviennent… Ce serait en quelque sorte des pigeons aller et retour… Vous voyez d’ici les avantages pour les places assiégées ! Et puis, c’est ça qui supprimerait les frais de chemin de fer et ces affreux transports par paniers où les pauvres oiseaux sont encaqués comme des harengs !

Il y eut un moment d’ahurissement ; puis un tollé général accueillit le « zwanzeur », que l’on conspua comme il le méritait.

Mais Kaekebroeck faisait le niais, celui qui ne croit pas avoir dit une chose si bête que ça.

— Tiens, Jan Klaes ! s’écria gaîment Adolphine.

Et elle lui « clacha » sa serviette en pleine figure.

— Attends seulement jusqu’à ce soir, riposta Joseph, tu m’en diras des nouvelles !

Et se penchant vers sa volumineuse belle-sœur Emma, il lui coula dans l’oreille quelque forte gaillardise qui jeta la jeune femme dans une telle crise de fou rire, que sa gorge et son ventre se soulevaient comme une mer démontée et menaçaient de se répandre sur la table.

— Oeie ça, Joseph ! Non, ça c’est trop fort !

Adolphine, intriguée, voulait savoir :

— Qu’est-ce qu’il a dit ? Qu’est-ce qu’il a dit ?

Mais en ce moment une petite bonne s’approcha de Mme Cappellemans et l’entretint à voix basse. Pauline se leva aussitôt :

— Je descends seulement à la cuisine. Excusez-moi, c’est l’heure de la petite. Elle a faim, vous comprenez…

— Oui, oui, allez, ma chère fille, dit affectueusement Mme Vermeulen, et donnez-lui une bonne portion…

— Elle tette si bien, fit Mme Platbrood avec un sourire béat, c’est un vrai plaisir !

— Elle tette comme un Basque ! s’écria Ferdinand qui s’amusait à parodier la grand’maman de Dujardin.

Tout le monde félicita Cappellemans sur la santé de ses deux enfants et la vaillance de sa femme.

— Oh, dit-il avec attendrissement, c’est une si bonne petite mère !

— Quand on sait nourrir soi-même, confia Mme Platbrood à Mme Vermeulen, ça est toujours le mieux, n’est-ce pas ?

— Certainement, repartit la vieille dame, aussi j’espère que votre fille pourra nourrir un petit temps.

— Oh, déclara François, pour ça je suis tranquille…

Et glorieux :

— Pauline a beaucoup de lait, savez-vous, elle en a comme une vache !

Lancé d’une voix forte, le mot surprit un peu dans sa brutalité sonore et pittoresque. Il eût peut-être choqué si Joseph ne l’avait relevé avec à-propos :

— Bravo, François ! Tu parles comme faisait la Sévigné d’une nourrice de la petite de Grignan !

Et, envoyant une tape dans le confortable dos de sa belle-sœur Emma :

— Vous aussi, ma chère, je souhaite que vous ayez du lait comme…

— Comme un Basque ! cria Ferdinand qui tenait décidément à l’expression de Mme Vermeulen et n’en voulait démordre.

— Ça ne sera pas de trop, avoua gravement Émile Platbrood, car Dieu sait combien il y en a là dedans !

— Je parie pour trois, dit Kaekebroeck en faisant tourner son œil sur les admirables rondeurs de sa voisine.

— Oeie non, merci ! protesta Emma en comprimant son édredon avec ses mains d’un geste plein d’effroi. — Je ne saurais pas de chemin avec !

Alors Thérèse, délaissant le jeune Hippolyte, demanda où en était la layette, question qui intéressa vivement les dames et provoqua entre elles de multiples échanges de vues.

Emma assura que tout était prêt : l’enfant pouvait venir quand il voulait ; elle énuméra avec complaisance les petites chemises, les petites robes, les petits bonnets, les petits manteaux, remercia sa belle-mère et ses belles-sœurs des cadeaux en linge dont elles l’avaient comblée.

— Oh, dit-elle à Mme Vermeulen, si vous verriez toutes ces petites brassières, ces petites capelines en dentelles…

Et avec confusion :

— Och, Adolphine, ça est tout de même gentil, sais-tu, d’avoir brodé cette petite chemise ! C’est comme pour un prince !

— Ah, de mon temps, interrompit Mme Vermeulen, je vous assure qu’on n’était pas si raffiné. On ne connaissait pas toutes ces fanfreluches. Quelques loques bien chaudes, l’enfant était habillé et ne s’en portait pas plus mal, au contraire ! Mais aujourd’hui, que de falbalas ! On étouffe nos poupons sous les broderies et les dentelles. On en met jusque sous leur derrière ! Pauvres gosses, ça doit leur faire mal !

Les dames se récrièrent un peu, mais le major approuva et Platbrood l’Africain trouva le mot de la situation :

— Vous avez raison, maman Vermeulen, toutes ces frulekes, ça est bien trop beau pour les moutards qui tous, autant qu’il y en a sur la terre, n’en font qu’à même que des… pisse-laps !

On le hua, comme il sied à la franchise et au bon sens d’être conspués par la tourbe ignorante, et il passa un mauvais quart d’heure à se débattre au milieu des furies dont sa sœur, Mme Kaekebroeck, menait le combat en gaillarde décidée.

Mais l’Africain ne faiblit pas sous les invectives :

— Oui, oui, répétait-il avec un véritable héroïsme, je dis des pisse-laps !

En vain lui fermait-on la bouche ; les sons fusaient entre les doigts, « spitaient » comme fait l’eau en pression d’un robinet obturé par la main.

Il ne ravala pas le mot et jusqu’à la fin, malgré les frénétiques chatouillades d’Adolphine qui menaçait au surplus de l’étrangler, il se tordit de rire en jetant d’une voix de fausset expirante :

— … des pisse-laps ! des pisse-laps !

En toute autre circonstance, Joseph Kaekebroeck lui eût sans doute prêté main-forte, mais le président des Cadets, absent du débat, se recueillait depuis quelques minutes, lançant de furtifs regards sur Pierre et Hermance que tout le monde continuait à faire semblant d’oublier dans leur niche de feuillage.

Au milieu du vacarme et des salaisons de langue, les fiancés poursuivaient leur idylle sans entendre rien ni goûter autre chose que le miel de leurs lèvres.

Serrés l’un contre l’autre, ils souriaient et soupiraient tour à tour selon les brusques alternatives d’espoir ou de souci qui traversaient leurs âmes inquiètes. Et parfois une langueur exquise relâchait leur étreinte et pâlissait leurs visages où se reflétaient toutes les angoisses, tout le vertige de l’accablant désir.

— Quand t’emporterai-je dans mes bras, pour t’aimer loin de tous ! Si je pouvais seulement décompter les jours qui me séparent de ce bonheur !

— Ah, cher, disait-elle tristement, la force d’attendre m’abandonne… Il me semble parfois que je mourrai avant d’être heureuse !

— Tais-toi, méchante, tu ne sais le chagrin que tu me fais !

Elle se suspendait à son cou :

— Oh oui, Pierrot, gronde-moi, mais c’est que je t’aime tant !

Puis, retournant aux regrets :

— Et dire que tout restait fixé au 9 octobre prochain si Joseph ne s’était avisé…

Elle s’interrompit :

— Tiens, il nous regarde justement, le vilain ! Si nous lui faisions une laide grimace !

Elle lui adressa en effet une petite moue fâchée, d’une espièglerie mélancolique pleine de grâce.

Joseph sourit et échangea un regard d’intelligence avec Mme Vermeulen. Alors, sur un signe d’assentiment de la vieille dame :

— Hé là-bas, les amoureux, s’écria-t-il joyeusement, j’oubliais de vous dire que j’ai « arrêté » aujourd’hui même une maison pour vous ! Le bail commencera à courir le 1er octobre prochain. Une très jolie petite maison vous savez, un nid, quoi, rue Jéricho…

Toutes les conversations s’étaient arrêtées dans l’étonnement que provoquait cette nouvelle imprévue, tandis que Pierre et Hermance, stupéfaits, ouvraient des yeux énormes.

— Mais, mon gendre, objecta M. Platbrood, vous vous êtes peut-être un peu trop pressé de…

— Pas du tout, repartit vivement Mme Vermeulen, le mariage de nos enfants n’est-il pas fixé au 9 octobre ? Ils n’ont que le temps d’emménager !

Le major semblait tomber des nues :

— Permettez, dit-il, mais je croyais que la promesse de M. Dujardin d’assister au mariage était devenue une condition…

— En effet, une condition si-ne-qua-non, scanda l’imperturbable Joseph.

— Eh bien ?

Alors Kaekebroeck se leva et jetant un regard amusé sur les convives, dont les visages exprimaient toutes les nuances d’une curiosité violemment excitée, il dit dans le profond silence :

— Eh bien, cette promesse, nous l’avons !

Il y eut un moment de stupeur ; puis soudain, mille exclamations partirent en même temps :

— Allons donc ! Pas possible ! C’est une farce !

Il fit taire les braillards et s’expliqua. M. Dujardin, curieux sans doute de voir de près et d’entendre un « gros Brusselleer », résolu à s’en moquer et à l’éconduire plus ou moins poliment, n’avait mis aucune mauvaise grâce à répondre à la « demande d’audience » que lui avait adressée le Président de la Lyre du Brabant.

— Vous voyez d’ici, insinuait Joseph, comme je l’étonnai par mon élégante maigreur ! Au surplus, je sus raffiner ma langue et mes façons à tel point que je l’intimidai presque ! Bref, je vainquis ce grand seigneur par les séductions de ma diplomatie…

Stoeffer ! cria Ferdinand.

— Il est vrai, poursuivit l’orateur avec plus de modestie, que j’apportais dans les plis de ma redingote quelques images de banque, présents de Maman Vermeulen, destinés à grossir la dot de Mlle Adrienne et à vaincre les dernières hésitations du jeune chevalier de Berghe. Et tout a réussi au-delà de nos vœux. C’est pourquoi j’ai l’avantage de vous annoncer qu’une entrevue préparatoire aura lieu, ici même, demain après-midi, entre les familles Platbrood et Dujardin. Si vous le permettez, j’en réglerai le programme et l’heure de son parcours…

On doutait encore ; mais quand Mme Vermeulen eut confirmé cette grosse nouvelle en proposant de boire à la santé des futurs, tout le monde éclata en cris d’allégresse.

Déjà Pierre et Hermance s’étaient précipités dans les bras de la vieille dame pour tomber dans ceux de Joseph et de tous leurs parents.

En même temps Rosalie, Colette et Gertrude faisaient sauter des bouchons et l’on trinquait avec entrain.

Le timide Hippolyte trouva l’occasion excellente pour tenter un coup d’audace. Enhardi, sans doute parce qu’il était un peu gris, il sauta sur Mme Mosselman et lui colla ses lèvres sur la nuque avec une frénésie de jeune faune. Il penchait la tête par dessus sa collerette et la regardait effrontément jusque dans le corsage.

Soudain, inspiré par les jumelles collines d’une gorge ravissante, blanche et ferme à souhait :

— Je vous jure, dit-il en mordillant presque l’oreille de la jeune femme, je vous jure d’être maintenant premier en géographie !

— Tu es un petit capon, sais-tu ! répondait Thérèse, plus émoustillée peut-être qu’elle ne se l’avouait.

Au milieu des effusions, il ne faudrait pas croire que Mosselman demeurât inactif. Plein d’exubérance, il avait empoigné Adolphine par la taille :

— Maintenant, dit-il, il faut que je vous embrasse une fois comme un Basque !

Mais la jeune femme, qui redoutait cette caresse où Ferdinand mettait d’habitude un peu plus que de l’amitié, se reculait en faisant une mine rieuse et légèrement dégoûtée :

— Non, savez-vous, avec vos sales moustaches toutes mouillées !

— Attendez, fit-il, je vais d’abord les essuyer sur les joues de Thérèse !

Quant à Mme Platbrood, elle versait alternativement un pleur sur la poitrine du major et sur celle de Joseph qui adjurait en vain Pauline et François de venir les relayer.

Enfin, là bas tout au bout de la table, Platbrood l’Africain lutinait son Emma dont toute la personne houlait comme des flots de théâtre ; et l’on eût dit vraiment que les vagues humanités tapies en elle, participaient également, dans la mesure de leurs moyens, à cette joie bienfaisante qui ouvrait tous les cœurs à deux battants !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’entrevue eut lieu le lendemain. Elle ne pouvait être extrêmement cordiale, mais elle fut moins gourmée qu’on ne l’eût attendu de personnages placés dans une situation assurément fort délicate.

La bonne maman Vermeulen triomphait sur son fauteuil : elle sut noyer les rancunes de son gendre et de sa fille dans la générosité de ses paroles et de ses dons. Du reste, Hermance intéressa vivement M. et Mme Dujardin qui ne s’attendaient pas à tant de piquante franchise et de grâce chez une petite roturière. Elle étonna beaucoup aussi Mlle Adrienne : celle-ci, venue dans le ferme propos de la traiter de haut en bas, de l’accabler d’impertinences, subit malgré elle l’ascendant de cette jeune fille pleine de naturel et s’en retourna à la fois dépitée et songeuse, partagée entre l’envie de détester une belle-sœur si aimable et le désir de gagner son amitié.

Le mariage de M. Pierre Dujardin avec Mlle Hermance Platbrood fut célébré à la date convenue, par une belle matinée d’octobre douce et blonde.

Cet événement mémorable avait assemblé tout le bas de la ville sur la place Sainte-Catherine. Et le populaire, heureux de ce gala qui marquait une nouvelle étape dans la voie d’alliance des petits Kaekebroeck avec la haute bourgeoisie bruxelloise, acclama cordialement les gentils mariés quand ils apparurent sur le perron de l’église, souriants et ravis, éclairés par le double rayon du soleil et de la jeunesse.