Le Mari passeport/Texte entier

Éditions Jean Froissard (p. 9-249).

INTRODUCTION


Pourquoi écrire, quand on ne sait pas écrire ?

Pourquoi parler de soi pendant trois cents pages alors que le moi est haïssable ?

Parce que toute la presse française et étrangère, après avoir annoncé ma mort par pendaison, a raconté sur moi des choses invraisemblables.

Parce que, à la suite de certaines coïncidences et dans une incompréhension totale de mes actes, la Sûreté générale et le Service de Renseignements de Syrie ont édifié sur mon compte un dossier abominable qui m’a ruinée moralement et financièrement et dont je ne puis obtenir la communication, mais que beaucoup de mes relations de Paris, et même le député basque des Basses-Pyrénées, se vantent d’avoir vu aux Affaires étrangères, colportant ainsi les bruits les plus calomnieux sur moi.

Le seul intérêt de ce récit, à mon avis, est que tout ce que je dis est absolument vrai, tous les gens cités dans ce bouquin vivent (sauf le mari-passeport), sont en place et je les nomme.

Je les mets tous au défi de pouvoir relever une inexactitude.

Ce récit n’a aucune prétention, il ne sacrifie à aucun préjugé, à aucune arrière-pensée, à nulle précaution d’ordre diplomatique ou intéressé. Il dit ce que j’ai vu avec la précision maxima qui me soit possible.

Et je voudrais enfin — c’est un simple vœu — que l’on oublie un peu, après m’avoir lue, les calomnies et les sottises amoncelées, comme par passion, autour de mes actes et de mon nom.

Serai-je comprise, telle que j’étais enfant, telle que j’ai vécu les événements que je relate, telle que je demeure à cette heure ?

*

ENFANCE


Je suis née à Bayonne, de famille basque. Sur la souche dont je suis issue, se sont entées des générations de dignes bourgeois, magistrats, notaires, soldats, fonctionnaires. Il y eut également des gentilshommes vivant sur leurs terres, portant l’épée ou adonnés à de lointains labeurs diplomatiques.

Nul n’ignore que dans tout Basque dorment de lointaines hérédités de chercheur d’aventures. Nous avons une origine obscure et que les ethnologues ni les linguistes n’ont encore su préciser. Pourquoi l’âme lointaine des Basques coureurs des mers et des continents, après tant de siècles où les êtres de mon sang avaient ignoré qu’elle pût encore fermenter en eux, s’avisa-t-elle de renaître dans la petite fille promise à toutes les quiétudes, à toutes les monotonies de la vie de province, que j’étais en naissant et que je devais abandonner ?

Cela commença par des témoignages puérils. Par exemple, ma gêne et la secrète protestation de tout mon être lorsqu’il me fallait obéir à des ordres que je n’admettais pas.

Le travail m’attirait, par un ardent besoin de savoir. Seulement, en sus, un non moins ardent désir d’indépendance se développait. Qu’on en juge : à trois ans, je fuyais un beau jour la maison de mes parents. Je voulais sortir seule. Je me sentis fière de passer devant une sentinelle qui gardait l’ancienne poudrière de Bayonne. J’allai me cacher sous un pont où je me sentais plus libre, laissant ma famille s’affoler pendant toute une journée.

Un autre jour, plus tard, ayant pris la bicyclette de ma sœur, sur un chemin de halage, je voulus faire des prouesses que mes petites jambes ne permirent point et je tombai dans le Gave.

Bien entendu, ces fantaisies et combien d’autres, étaient accomplies en dépit des interdictions familiales et dans une sorte de dédain du danger que pourtant je devinais fort bien. Cependant, je grandissais, et avec moi mes « défauts ».

Ma famille donnait l’exemple d’une vie coite et paisible que je commençai d’abominer. Le rituel des convenances, les réceptions, les échanges de visites, les politesses hypocrites, les gentillesses que suivaient des cancans sans douceur, tout ce qui fait le fond de l’existence provinciale, me donnaient la nausée.

Bientôt, je ne pus refréner mes goûts ni les manifestations de mon indiscipline. La docilité dont, malgré tout, je témoignais souvent, fit place à une insubordination violente. Il fallut envisager le meilleur moyen de mettre fin à cet anarchisme enfantin.

On décida de me mettre au couvent. J’avais neuf ans révolus.

Hélas ! Éducateurs et éducatrices ne conçoivent guère de réduire par la persuasion, la douceur, la bonté, les esprits non conformistes. On compte sur la force, qui cependant paraît bien avoir fait faillite. Elle ne devait point réussir avec moi.

J’avais déjà et j’ai toujours, au suprême degré, un grand besoin de vérité, d’exactitude et de franchise. Il correspondait bien aux conseils qu’on me donnait de partout, mais pas à la façon dont il faut les comprendre. On me nommait saint Jean Bouche d’Or, pour ma sincérité brutale.

Mon éducation fut confiée à tous les ordres religieux possibles, en France et en Espagne. De chaque établissement, la révolte, l’impertinence et ce qu’on appelle la dissipation me firent congédier bientôt.

Notez que je n’étais ni paresseuse ni mauvaise élève. La seule fois où je passai toute l’année scolaire dans un de ces couvents, je récoltai tous les prix de la classe, sauf celui de sagesse. Je rentrai chez moi, avec des piles de volumes dorés, une couronne de lauriers comme une impératrice et la bienveillante accolade de Mgr Gieure, évêque de Bayonne, qui était venu, ce jour-là, présider la distribution des prix aux Ursulines de Fontarabie.

Je cite cet événement, car il fut exceptionnel. Partout ailleurs, avant que juillet arrivât, on me mettait en devoir de partir d’urgence, soit pour avoir scandaleusement violé la règle, soit pour avoir fomenté la révolte dans un dortoir, soit pour une folle équipée conforme à mes goûts. Ma famille, découragée par tant d’expulsions, voulut faire l’essai d’une éducation à la maison. On me confia à une institutrice.

Mais, pendant les vacances, je retrouvai à Biarritz mon cousin d’Andurain qui avait quitté le pays depuis quelques années. Il me plut aussitôt. Je l’invitai à la campagne, notre mariage fut décidé entre nous. Mon père objecta mon extrême jeunesse, l’instabilité de mon caractère, mon manque absolu d’expérience, d’esprit pratique et… Pierre d’Andurain n’avait pas de situation.

Ma chère maman lutta pour obtenir le consentement de mon père. C’est alors que je vis ma future belle-mère ; l’entrevue eut lieu chez d’autres cousins.

On avait, pour cette réception, établi mes cheveux en chignon et je portais une robe longue de ma cousine, de telle sorte que ma mère elle-même faillit ne pas me reconnaître, tant j’étais fagotée pour me vieillir. Sitôt l’entretien terminé, je repris mes jupes courtes, relâchai mes cheveux et repartis vers mes exercices coutumiers qui étaient l’équitation et l’ascension des arbres.

Enfin après six mois de lutte et d’objections mes parents autorisèrent mon mariage.

*

ESPIONNAGE


Mon mari partageait mon goût pour les voyages, les ciels et les soleils nouveaux. Nous partîmes aussitôt, errâmes en Espagne, au Portugal, au Maroc, en Algérie, nous arrêtant où bon nous semblait.

En 1912 nous rentrâmes en France et repartîmes pour l’Amérique du Sud. J’ai horreur des pays froids, brumeux, sans lumière. Il me faut le soleil brûlant. En 1914, la guerre nous ramenait en France. Mon mari partit pour le front. Enseveli par l’explosion d’un obus devant Verdun, il fut réformé en 1916 ; sa santé l’empêcha désormais de mener l’existence vagabonde de jadis.

Notre fortune d’ailleurs était sensiblement entamée. Il nous fallait trouver des fonds. On me parla d’un Suisse qui fabriquait des perles artificielles et cherchait, pour son industrie, tout à la fois un commanditaire et un local. Des pourparlers eurent lieu, nous nous entendîmes, et le Suisse s’installa dans un grand atelier que j’habitais, 29, avenue Henri-Martin.

Me voilà donc faisant des perles, mais le procédé de mon associé était primitif. Je voulus faire mieux, m’installai à mon compte et, grâce au concours d’un chimiste habile et fort connu, nous créâmes une perle très parfaite, d’une nacre sans défaut et d’un très bel orient. Mes affaires prirent une envergure que je n’attendais pas, mais comme je ne vendais qu’en gros, le plus clair des bénéfices passait à des intermédiaires.

Comme, d’autre part, ma famille aurait poussé les hauts cris si j’avais ouvert un magasin de vente, je décidai de partir.

Mon père étant mort sur ces entrefaites, ma mère tenta de nous faire revenir près d’elle pour que nous renoncions à gagner de l’argent par un commerce qui lui semblait honteux. Mais ce fut en vain.

L’attrait d’un pays riche, où le ciel est pur, le soleil chaud, n’était pas de ceux auxquels nous pussions résister. Un beau jour, à Marseille, nous prîmes avec nos meubles le paquebot d’Égypte.

Je ne me crus vraiment en route, que lorsque le bateau eut quitté la terre. Des obstacles surgirent, jusqu’au dernier moment, devant mon ardeur à partir.

La cloche avait sonné, la sirène avait déchiré l’air, mais j’étais seule à bord avec mes deux enfants et mes yeux scrutaient le quai grouillant où mon mari n’arrivait pas. Enfin il apparut, juché sur un camion qui portait nos vingt-cinq malles. On le prit pour l’impresario de la tournée Clara Tambour… Ah ! ce départ, quel soupir quand les hélices tournèrent !

Mais après un voyage sans histoire, quel drame à Alexandrie ; la douane, pour une signature apposée sans réfléchir, au bas d’une formule imprimée, et cela dans le moment même où j’inscrivais scrupuleusement ce que nous avions à déclarer, prétend m’imposer une amende de cent mille francs ! Huit jours de négociations et l’intervention du consul de France nous épargnèrent cette ruine, mais l’incident ne laissa pas de nous coûter fort cher. Un peu plus tard, nous étions installés au Caire, dans un appartement tout neuf, en face du célèbre Groppi. Il fallut travailler, mais le succès fut immédiat.

Je passai deux hivers en ville et l’été aux bains de mer de San-Stéfano. Nous sortions, nous fréquentions le Sporting-Club, mon mari y montait à cheval. Pourquoi, demandera-t-on, ne restai-je là que deux ans ? Parce que ma passion du changement m’entraîna vers d’autres lieux.

Je rencontrai au Caire la baronne Brault, Anglaise de naissance, qui me parla un jour d’un voyage qu’elle devait faire en Syrie et en Palestine avec un officier de l’Intelligence Service de Haïfa et une autre Anglaise aussi, the Honorable Mrs. Mead, filleule du roi Édouard vii. Celle-ci se trouvant malade au dernier moment, je pris sa place avec joie, malgré l’avertissement d’une amie qui me mettait en garde contre mes relations trop étroites avec les Anglais et me prédisait qu’un pareil voyage allait me nantir d’un dossier. J’éclatai de rire, ces conseils me parurent incroyables. Je partis pour Haïfa et visitai la Palestine en compagnie du major S… et de Mme Brault. Nous aboutîmes à Damas où s’offrit l’occasion d’un voyage, soit à Palmyre, soit à Bagdad. Le congé du major S… était près d’expirer et nous ne pouvions faire les deux. La baronne préférait Bagdad, pour moi, j’étais naturellement plus tentée par le site fabuleux de Palmyre perdu dans un désert, alors moins accessible qu’aujourd’hui.

Mon insistance l’emporta et nous partîmes pour ces ruines.

L’impression que j’en ressentis fut formidable. Cet immense champ de ruines dorées, ces files de colonnes perdues dans le sable, ces horizons sans limites, cette palmeraie dont le vert sombre tranchait sur l’étendue vide du désert, et, par-dessus tout, cette solitude, ce silence, cette vie qui semblait celle d’un autre monde, me firent comprendre d’emblée que j’avais découvert la demeure de mes rêves. Dès mon arrivée, je me sentis comme l’enfant de cette terre étrange et décidai de m’y établir pour y monter un élevage comme je l’avais fait en Amérique du Sud. Il ne fallait que convaincre mon mari. Je rentrai donc au Caire et le décidai sans peine.

Quinze jours plus tard il me précédait à Palmyre.

Pendant ce temps, je liquidais mes affaires d’Égypte, je fis un saut en Grèce où je tournai un petit film, puis je passai en Italie, en France enfin où j’allai assister à la première communion de mon plus jeune fils qui eut lieu à la cathédrale de Bayonne, mais ma fidélité à l’A. F. m’y fit refuser l’absolution, et je ne pus accompagner mon fils à la sainte table. C’était au moment du drame entre l’A. F. et le Vatican.

Là, je reçus de mon mari des nouvelles extrêmement surprenantes. Il avait été reçu à Palmyre, et de la façon la plus cordiale, par le petit groupe des officiers du poste, vivait en popote avec eux, partageait leur vie, était traité en camarade par eux, en sa qualité d’officier de réserve. Mais un certain colonel Ripert, qui commandait alors à Deir-ez-Zor sur l’Euphrate et dont Palmyre dépendait, crut bon de se montrer surpris de ce que je fusse venue à Palmyre avec le major S…, officier très redouté et mal vu des Français. Aussi me faisait-il prier de cesser de le fréquenter et surtout de ne revenir avec lui en Syrie sous aucun prétexte.

Je tombai des nues ! Qui étais-je pour recevoir des conseils, presque des ordres d’un colonel ?

Comme j’ai été obligée de le dire cent fois depuis lors, je ne suis qu’une personne privée, étrangère à l’armée, et je me juge libre de fréquenter qui me plaît.

J’étais convenue de revoir le major S… en Palestine et ne voyais aucune raison de modifier mes plans. Je rentrai donc au Caire pour y prendre mon fils aîné et me rendis à Haïfa. Au passage à Kantara, les autorités palestiniennes me dépouillèrent de mon revolver, pour l’envoyer en transit à la frontière.

Je me rendis à Haïfa, chez le major S…, et nous partîmes pour Damas, lui, mon fils et moi. Je cherchai à retirer mon revolver, mais comme il n’était pas arrivé, nous trouvâmes inutile d’attendre, je donnai mes papiers au major pour le retirer plus tard, et il me prêta, en attendant, un revolver à lui.

Le soir même nous dînions à Damas où, deux jours plus tard, je laissai le major partant à l’aube avec mon fils pour rejoindre mon mari à Palmyre et nous nous y installâmes dans une case du village. Quelques jours plus tard, j’y recevais la visite d’amis anglais venus au Caire…

La médiocrité des quelques officiers auxquels j’avais affaire me paraît encore plus lamentable aujourd’hui, quand j’y pense. Mes relations avec le major S…, empreintes de cette simple camaraderie si plaisante et si sympathique qui m’attire tant vers les Anglais et que la plupart des Français ne conçoivent même pas, ancrèrent dans ces esprits minuscules l’idée fixe que j’étais venue à Palmyre pour en étudier les graves secrets militaires et les livrer contre forte somme à l’ennemi. La visite de mes amis officiers anglais renforça cette opinion qu’un gramme de bon sens aurait dû suffire à dissiper. Si l’objet de mon séjour à Palmyre avait été l’espionnage, aurais-je choisi de m’y rendre avec le chef de l’Intelligence Service de Palestine ? M’y serais-je fait rendre aussitôt visite par des officiers de l’armée d’Égypte ? Et lorsque, quelques jours après mon arrivée, on me vola le revolver du major S…, serais-je allée porter plainte à ce capitaine Bouteille, qui commandait alors à Palmyre en lui déclarant avec candeur quel était le propriétaire de l’arme et en lui offrant d’écrire à Haïfa pour connaître son numéro de fabrique, qu’il me demanda afin de faciliter les recherches ? Mais il est bien inutile sans doute de se demander pourquoi des idées aussi sottes germent dans certains cerveaux.

Quoi qu’il en soit, les racontars faisaient leur chemin et le faisaient à mon insu. En attendant la réponse de l’administration des domaines à la demande de terrains que j’avais déposée en vue de mes projets d’élevage, mon mari et moi commençâmes à construire une petite maison au bord d’une source d’eau tiède, dans un joli jardin qui appartenait au cheik Abdallah, le maître du village de Palmyre, célèbre pour s’être laissé enlever par Mme Pérouse, nièce du Président Grévy. Ce vieillard racontait encore ses souvenirs de Chenonceaux et de l’Opéra… Nous vécûmes là six mois de lenteurs administratives. Un beau jour, les officiers du poste, avec qui nous avions des rapports fréquents et d’ailleurs cordiaux, m’apprirent qu’un contrôleur général de l’armée allait venir. Par le plus grand des hasards, cet officier, le contrôleur général Péria, se trouvait être mon parent et la perspective de cette rencontre inattendue dans le bled m’amusa beaucoup. Pourtant il fit un faux bond et c’est tout à fait par hasard que je tombai sur lui quelques jours après dans un hôtel de Damas.

Il me parut plutôt géné de me rencontrer, mais l’esprit de famille sans doute l’emporta car il me prit à part pour un entretien confidentiel. Ce qu’il me dit me plongea dans un ahurissement sans bornes. Au début, il se contenta de m’engager à quitter Palmyre pour regagner la France, seul pays où l’on puisse vivre honnêtement. Comme un tel conseil ne pouvait avoir aucun sens pour moi, il fut contraint de s’ouvrir davantage et j’appris que je passais pour une espionne dangereuse, que j’avais un dossier affreux, que l’on supposait que ma présence à Palmyre n’avait d’autre objet que de me faciliter la rencontre du redoutable major Sinclair et mille balivernes de même qualité. Au reste, ajoutait mon parent, je pouvais bien rentrer en France puisque le major Sinclair était mort. Je tombais des nues, et ma stupeur, à cette nouvelle que j’ignorais, sembla encore une comédie à cet infortuné cousin qui me quitta pourtant en me donnant rendez-vous pour le lendemain à Beyrouth. J’y vins donc et en profitai pour provoquer une explication décisive au Haut-Commissariat ; j’appris les choses les plus invraisemblables.

C’est au service des renseignements du Haut-Commissariat qu’étaient concentrés les fameux rapports qui provoquaient tous mes ennuis. Il apparut alors que toute la machination était ourdie surtout par le colonel Ripert. Cet officier, dont la misogynie était connue (Palmyre était interdite aux femmes de militaires), avait été sans doute mal disposé pour moi dès le début. On se rappelle les propos qu’il avait tenus à mon mari.

Possédé, comme tant de Français de Syrie, par une anglophobie maladive, par une manie de voir la main de l’Angleterre dans les événements les plus insignifiants et dans ceux-là même où l’intérêt de l’Angleterre est le plus évidemment absent pour un officier réfléchi, il avait chargé deux infimes mouchards de lui faire rapport sur mon activité à Palmyre.

Un certain Félix, qui n’était sorti de son obscurité jusque-là, que pour quelques condamnations de droit commun, avait été employé naguère dans un hôtel qu’un consortium avait organisé à Palmyre. Les affaires ayant été médiocres, l’exploitation en fut abandonnée et la discorde se mit entre les parties du consortium, qui refusaient, chacune de son côté, de se reconnaître propriétaires. Félix, profitant de cette situation trouble, resta, en usurpant le titre de gardien, pour dilapider le mobilier et l’argenterie. On pourrait croire que les officiers du service de renseignements, qui ne manquaient pas une occasion d’exprimer leur mépris pour cet individu, le tenaient à distance.

Mais non. Félix les traitait en camarades, pénétrait à leur popote comme s’il eut été chez lui et leur fournissait toutes sortes de rapports. D’autre part, un sieur Lakache, dit Joubert, représentant de la Sûreté à Palmyre, était des plus intimes amis de Félix.

J’appris donc, au Haut-Commissariat, que ces deux honorables compères avaient été sollicités par le colonel Ripert de fournir sur moi des rapports. Il va sans dire que ces rapports répondirent aux désirs du colonel, ils continrent précisément le genre de documentation que nos mouchards crurent de nature à lui plaire. On connaît la mentalité des agents subalternes de la Sûreté, et quant à Ripert, durant cinq années de Syrie, je n’ai jamais rencontré d’officiers qui ne le méprisassent pas. Il fut d’ailleurs mêlé à des procès retentissants où il avoua avoir commis des faux. Voila la qualité de mes ennemis.

Le colonel fut donc servi abondamment et transmit à Beyrouth les ragots de ses brillants informateurs en leur donnant le poids de son autorité. Pour conclure, il demandait mon expulsion.

Le rapport fut transmis au colonel (depuis général) Catroux. Comme il ne manque jamais en ces affaires un élément cocasse, le colonel Catroux recevait, par le même courrier, un mot du maréchal Lyautey qui nous recommandait à lui…

On se demandera ce que contenaient ces fameux rapports. Je voudrais pouvoir le dire, mais toutes mes instances n’aboutirent jamais à me les faire communiquer, ni à Paris ni à Beyrouth. J’obtins seulement du contrôleur général Péria les détails suivants : on me reprochait les relations que j’avais eues au Caire avec les princes Lotfallah, dont on connaît le rôle dans la politique syrienne ; la propagande antifrançaise que j’aurais faite à Bagdad ; mes relations avec la baronne Brault, agent officieux de l’Intelligence Service, dont la compagnie était encore plus compromettante, disait mon pauvre cousin, que ne l’eût été celle de la fameuse Gertrude Bell. En outre, comment expliquer que mon mari et moi, bien que nous eussions au Caire un commerce, y fussions membres du Sporting-Club ?

N’était-ce pas l’indice de mes relations occultes avec l’Intelligence Service ?

On jugera probablement superflu que je réponde à ces deux derniers griefs. Pour ce qui est de ma propagande à Bagdad, il me suffira de dire que, même aujourd’hui, je n’ai jamais mis les pieds dans cette ville, ni dans une autre en Irak. Quant à mes relations avec les Lotfallah, j’avais été liée par mes affaires, puis par une vraie sympathie, à la princesse Michel, qui avait aidé mes débuts au Caire et que je trouvais charmante. Mais dès qu’il s’agit de questions politiques, ma conduite fut toute différente. C’est moi, notamment, qui, invitée à déjeuner au Caire par le duc d’Orléans, le dissuadai de voir les frères Lotfallah, qui, par trois fois, téléphonèrent au cours du repas pour obtenir sa présence à leurs chasses ou à leurs réceptions. Le duc, à la suite de ce que je lui dis, annula une audience qu’il leur avait accordée, déclarant avec force qu’il n’admettait pas de voir un ennemi de la France.

Le docteur Récamier fut un peu ennuyé, sur le moment, de décommander cette audience. Ce fut le dernier voyage du prince qui mourait vingt jours après à Palerme et voici, pour confirmer mes dires, des extraits des lettres que mon mari reçut du docteur Récamier, médecin du prince :

1, rue du Regard, 23 Mai 1926.
Cher Monsieur,

Vous êtes certainement les derniers Français que Monseigneur a reçus à sa table et peut-être les derniers avec lesquels le Prince a causé en dehors de ses serviteurs.

Certes, j’étais préoccupé à l’époque de notre passage au Caire, car je voyais le Prince triste et fatigué par ce voyage épuisant, mais j’étais loin de me douter du danger qui le menaçait. Il avait été vacciné l’année précédente et j’avoue que la crainte d’une variole hypertoxique était le dernier de mes soucis.

Cependant, c’est au Caire ou à Alexandrie, sans presque sortir de l’hôtel, qu’il a dû contracter la maladie.

En janvier 1928, il nous écrivait encore :

Votre visite au Prince, au Caire, lui avait fait un grand plaisir ; grâce à la gaîté courageuse et bien française de Madame d’Andurain, il a passé avec vous d’heureux moments, comme toutes les fois qu’il rencontrait des Français dont il sentait le dévouement. Mais le Prince vous a dû bien plus qu’un moment de calme et de repos moral, vous lui avez rendu le plus grand service en l’éclairant comme vous l’avez fait sur la vraie personnalité, les vraies tendances de ce Lotfallah, qui cherchait à pénétrer dans son intimité. Pour ma part, je vous en suis toujours resté reconnaissant.

Je n’oublie pas non plus l’hommage que la colonie française du Caire lui a rendu après sa mort, grâce à votre initiative.

Veuillez, cher Monsieur, offrir mes plus respectueux hommages à Madame d’Andurain et croire à mes sentiments très dévoués.

L. Récamier.

L’ineptie des griefs dont on me chargeait aurait dû sauter aux yeux, semble-t-il, d’un service ayant quelque prétention à l’esprit critique. Il n’en fut rien. Le spectre de l’espionnage anglais provoque en Syrie la même obsession que celui de l’espionnage allemand en France pendant la guerre. On pourrait écrire un livre sur cette maladie, contre laquelle il y a peu de remèdes.

Quoi qu’il en soit, j’appris au cours de ces mêmes entretiens qu’une personne obligeante, je n’ai jamais pu savoir qui, avait eu l’idée odieuse de porter ces accusations jusque devant ma mère, femme âgée, d’un patriotisme brûlant, étroitement confinée dans les idées d’une autre génération et aux yeux de qui, comme aux miens d’ailleurs, aucun crime ne pouvait sembler plus monstrueux. Je compris tout de suite quel choc affreux ces accusations devaient lui porter et j’obtins qu’une dépêche lui fût envoyée sur-le-champ, dont la teneur me fût soumise, attestant suffisamment le sentiment où étaient les autorités de leur méprise scandaleuse. Il disait textuellement : « Grossière erreur, affaire admirablement terminée ».

En outre, le colonel Arnauld, successeur du colonel Catroux à la tête du service des Renseignements, adressa à mon mari la lettre suivante :

SECRÉTARIAT GÉNÉRAL



Service des Renseignements



Beyrouth, le 19 décembre 1927.
Monsieur,

Je tiens à nouveau à vous assurer que vous n’êtes l’objet d’aucune surveillance spéciale et que toutes les instructions ont été données pour que vous puissiez, ainsi que Mme d’Andurain, vivre en paix et en confiance à Palmyre. Je ne doute pas qu’ainsi avec la bonne volonté de tous, tout incident s’aplanisse.

Toutefois, je vous demanderai de recommander à Mme d’Andurain d’être très prudente dans ses relations avec des personnes étrangères, de façon à ne faire naître aucun soupçon chez quelque agent subalterne. Si je me permets de vous donner ce conseil c’est parce que je sais que M. le Contrôleur, votre parent, l’a déjà donné à Mme d’Andurain.

Pensant que ces quelques lignes vous donneront tout apaisement, je vous adresse, Monsieur, mes salutations et vous prie de croire à mes sentiments distingués.

Le Directeur du Service des Renseignements
au Levant,
Colonel Arnauld.

Et, pour que la réparation fût complète et publique, les autorités militaires de Palmyre reçurent l’ordre d’afficher à la porte du sérail et affichèrent, en effet, une note qui disait en substance : « Les d’Andurain sont des Français parfaitement honorables, à qui on n’a rien à reprocher. Les militaires sont priés d’être corrects avec eux. »

Le seul résultat pratique de cette explication, fut de débarrasser Palmyre de Lakache et de Félix. Le premier fut retiré sans tambour ni trompette, on parut s’apercevoir qu’un poste de la Sûreté ne répondait vraiment à rien à Palmyre et on le supprima. Quant à Félix, je demandai son départ aussi, en alléguant ses rapports mensongers. Le contenu de ces rapports, comme je l’ai dit, m’était et m’est encore inconnu. Mais leur caractère calomniateur ne fut contesté à aucun moment par les autorités avec lesquelles j’eus à discuter. Le départ de Félix fut donc décidé, en principe. Cependant, l’hôtel allait rester vide. Cette circonstance me semblait insignifiante, d’autant que Félix n’avait reçu de personne la mission de garder l’immeuble. Je ne sais pourquoi, les autorités semblèrent craindre cet abandon. Je levai cette difficulté, en leur proposant de prendre, moi-même, la gestion de l’hôtel, ce qui fut fait.

Félix, un beau matin, quitta Palmyre. Son départ prit même la forme comique d’un enlèvement clandestin, dont les péripéties, à vrai dire, n’ont pas leur place ici.

Nous nous installâmes donc à l’hôtel, mon mari, mon fils aîné et moi. Quelques années plus tard, lorsque la situation du consortium fut liquidée, je m’en rendis propriétaire et le possède encore. Ces années auraient pu être faciles et, pour ce qui est de l’exploitation de l’hôtel, profitables.

Mais je trouvai tous les obstacles administratifs qui avaient rebuté les premiers propriétaires et me heurtai, en outre, à mille difficultés de la part des deux officiers de renseignements sur les trois qui s’y succédèrent pendant mon séjour.

L’un était un simple filou, je le poursuis actuellement pour escroquerie de plusieurs milliers de francs. L’autre, incomparablement pire, canaille sans vergogne, ne tarda pas à être mon ennemi mortel et me jura qu’il aurait ma peau. Aussi ne fus-je pas étonnée le soir où ma chambre fut attaquée de nuit, à main armée, par une bande bien choisie et qui détala devant une résistance qu’elle ne prévoyait pas.

Les balles qui me manquèrent furent ramassées dans ma chambre, une matraque en fer, tombée aussi dans la bagarre, fut saisie ; des empreintes de pieds nus furent relevées sur le carrelage qu’on avait encaustiqué la veille ; mais cela ne servit de rien et l’on étouffa l’affaire après une comédie d’enquête.

*

ÉPISODES BÉDOUINS


Dès que nous fûmes installés dans notre petite maison, nous reçûmes des Arabes de fréquentes visites et des invitations à n’en plus finir. Ces gens, si différents de nous, me plaisaient, et je ne tardai pas à trouver une joie véritable aux visites que je fis moi-même aux tentes noires que les Bédouins portent d’étape en étape, dans leur lente transhumance à travers le désert.

La généreuse hospitalité de ces nomades, leur extrême politesse, le sentiment de l’honneur si développé chez eux, faisaient oublier rapidement les différences qui auraient pu nous séparer sur d’autres points. Lorsque j’arrivais au campement, qu’entouraient les chameaux au pâturage, je me rendais à la tente du cheik, toujours facile à reconnaître, grâce à ses dimensions. Je saluais le cheik, en portant la main à mon front, et je m’accroupissais comme tous les hommes présents, à côté du feu où étaient alignées les cafetières à long bec et les théières. Un homme broyait le café dans un mortier en rythmant son travail, selon une cadence capricieuse, et l’on buvait l’infusion bien bouillie, non sucrée et parfumée de quelques grains de cardamone dans de petites tasses dépourvues d’anses. À la nuit, venait le « kassoud », poète improvisé, dont la récitation était commentée par une mimique expressive. Puis je passais sous la tente des femmes, où grouillaient les enfants. Je m’y endormais, tout habillée, sur quelques couvertures, que protégeait un paravent de joncs réunis par des fils multicolores.

Parfois, le cheik venait s’assurer là, que j’étais bien couverte, et me bordait paternellement. Au réveil, on me versait dans un bol en bois du lait de chamelle, gage de force et de santé, selon mes hôtes. Je goûtais, dans le calme de cette vie simple, une profonde satisfaction intérieure que je ne puis exprimer, mais que jamais la vie civilisée ne m’a donnée.

De temps en temps, la distraction d’une chasse variait l’existence. Les Bédouins chassent encore souvent au faucon les lièvres et les outardes. La chasse à la gazelle, au contraire, se fait presque toujours en auto, aujourd’hui que les chefs bédouins disposent tous de voitures. J’y ai souvent participé, notamment chez Sattam, cheik des Hadidins.

Il fallait une solide voiture ! Je m’asseyais devant, entre Sattam et son chauffeur nègre, tandis que six Bédouins s’empilaient au fond de l’auto, dans le ballonnement de leurs amples vêtements drapés. Et nous abattions les kilomètres jusqu’à ce que quelqu’un s’écriât : « Gazellan, gazellan ! »

Aussitôt on presse l’accélérateur, chacun arme son fusil, c’est un moment de confusion dans l’auto qui bondit de plus belle, au mépris des mottes et des touffes d’herbes desséchées. À cent dix à l’heure on arrive au milieu du troupeau, et les bêtes légères se lancent dans une fuite éperdue, leurs fines jambes paraissent les porter à peine, elles volent, sans nous quitter jamais de leurs immenses yeux noirs pathétiques. Mais pas de pitié, on tire. Leur courte queue noire est comme une cible, au milieu de leurs fesses blanches. Plusieurs sont blessées, mais ne veulent pas quitter le troupeau. Ce n’est que complètement épuisées qu’elles tombent. On continue de poursuivre, de tirer, jusqu’à ce qu’on ne voie plus rien à l’horizon.

Un vieux mâle court encore ; une de ses pattes cassée, presque coupée par une balle, semble ne plus tenir que par un tendon, mais il court toujours, perdant son sang. Je sens mon cœur se serrer un instant. Je voudrais qu’on l’achève. Mais on lui casse une autre patte et il repart pour tomber enfin. Il lève ses grands yeux noirs, et dans l’excitation du massacre, nous accourons pour lui couper la gorge, selon le rite arabe, puis nous revenons sur nos traces pour ramasser sur la piste la quarantaine de victimes que nous y avons semées. D’autres bêtes, sans doute, ont pu fuir et, blessées à mort, sont allées dans quelque coin du désert se faire dévorer par les renards, les hyènes et les chacals.

Mais le soir vient. On a trop faim pour attendre le retour au campement, et ce n’est pas le gibier qui manque.

On dépèce quelques gazelles. Un bidon d’essence promptement flambé fera la casserole, et le crottin de chameau fera le meilleur des combustibles. Les quartiers de gazelle sont rôtis dans leur propre graisse ou simplement jetés, pour cinq minutes, dans les braises mêmes du foyer. Une fois cette cuisine finie, on les présente sur une peau de gazelle retournée et chacun se sert sans fourchette.

Ce genre d’expérience fait oublier la vie mondaine. Je trouvais des joies neuves, des émotions inconnues. Je faisais des séjours sous la tente et m’efforçais de renouveler le plus souvent possible cet ensauvagement. Les Bédouins semblaient m’aimer, m’aimaient peut-être, parce qu’ils sentaient que je comprenais leurs goûts et participais de bon cœur à leurs joies. Je baragouinais un peu l’arabe, assez pour me mettre en confiance avec eux.

Un jour que j’étais allée aux ruines de Résafa, perdues dans le désert, avec deux amies et un colonel, homme de lettres, qui commandait à Palmyre, nous parlâmes du pèlerinage de la Mecque, auquel se préparaient justement les musulmans du monde entier. L’une de ces amies, dont le mari était marin et croisait dans la mer Rouge, me raconta alors, comment un marin du bord, descendant à Djeddah pour y faire des provisions, avait été tellement saisi du silence de la ville, de la terreur qui semblait y régner, de l’aspect des habitants qui frôlaient les murs, de cette austérité qu’y maintenait la police toute-puissante d’Ibn Séoud, qu’il était revenu à bord en claquant des dents.

Ma curiosité fut éveillée et redoubla quand, de retour à Palmyre, mon cuisinier m’annonça que sa sœur était partie pour la Mecque avec une dizaine de Palmyréniens.

Ces deux impressions firent comme cristalliser les vagues tendances, imprécises jusque là, qu’avaient suscitées mes récentes expériences bédouines.

Je lui proposai sur-le-champ de partir avec lui pour rejoindre ces pèlerins, mais ce garçon ne sut même pas me dire si le groupe voyageait par terre ou par mer, et cette stupidité me fit craindre de m’adjoindre un tel guide. Mais je n’abandonnai pas pour cela mon idée. Le hasard voulut que Sattam vînt me voir dans l’après-midi avec sa suite dans laquelle se trouvait un certain Soleiman, Nedjien qui avait servi aux méharistes de Palmyre. Je l’avais souvent rencontré sous la tente des Bédouins et j’avais songé parfois à le prendre pour guide pour un voyage au Nedj, mais divers chefs me l’avaient déconseillé. On ne peut écouter tout le monde, et en raccompagnant Sattam à la porte je posai la main sur l’épaule de Soleiman et lui dis : « Reste, j’ai à te parler. »

Nous nous trouvons alors en tête à tête et je questionne :

— Désires-tu toujours retourner dans ta tribu d’Oneiza ?

Il répond paisiblement :

— Depuis dix ans, j’ai chaque jour le désir de revoir ma tribu, mais l’argent me manque pour aller si loin.

Je continue, voyant une issue favorable à cette conversation :

— Écoute, je voudrais traverser toute l’Arabie et aller voir ton pays, veux-tu m’accompagner ? Tu m’amèneras dans ta famille, quels parents as-tu encore là-bas ?

— Mon père et ma mère sont à Oneiza avec deux de mes sœurs et un petit frère. J’ai une autre sœur mariée avec un pêcheur de perles aux îles Bahrein, dans le golfe Persique.

— Eh bien, nous irons pêcher la perle.

— Jamais le roi Ibn Séoud ne te laissera entrer dans le Nedj.

— Tu diras que je suis de ta famille ; voilée, habillée en femme arabe, je passerai tout à fait pour une Bédouine.

— Oui, mais si on découvre la vérité, on te coupera le cou et on me le coupera à moi-même.

— Eh bien, je t’épouserai. Rien ne pourra plus t’être reproché, tout sera correct et légal.

Cette proposition directe et neuve surprend et interloque Soleiman.

Mais il se reprend. En Arabe que rien n’étonne, il rétorque tranquillement :

— Que dira ton mari ?

— Que veux-tu qu’il dise ? Il ne s’y opposera pas. Je ne t’épouserai pas comme mâle. Je ne serai pas à toi. Tu me serviras de passeport pour faire le voyage. Je paierai tout pour nous deux et, au retour, comme bakchich, je te donnerai le double de ce que nous aurons dépensé.

Soleiman médite. Il devine pour lui une affaire d’or. Son air méfiant l’abandonne. Il n’est ni surpris ni indigné de me servir tout uniment de pièce d’identité vivante. J’explique mon projet en cherchant les garanties qui puissent me servir :

— Tu comprends que je tienne à revenir vivante. Donc tu devras participer aux frais jusqu’au retour où tout te sera remboursé au double… Il faut que tu aies un intérêt à me ramener en vie, car je sais ce que je risque.

Il va consulter ses frères et me demande quelques jours de réflexion.

— Je te donne deux jours.

Je me précipite chez mon mari, pour le mettre au courant de ma nouvelle idée. Il ne condamne pas, en principe, mon projet. Il n’eut de mauvais pressentiments que le lendemain. La nuit, de tristes rêves l’avaient hanté, lui montrant les pires malheurs pour ce voyage. Ma décision est prise, rien ne peut me retenir.

Vingt-quatre heures après, voici Soleiman.

Il a accepté et désormais ne parle plus que pour régler les détails du voyage. Devant Ahmed et Ali, mes fidèles serviteurs, je lui fais jurer protection et respect. Il parle un arabe différent du mien, de telle sorte qu’Ahmed et Ali sont nécessaires pour ne pas commettre d’erreur ou d’impair dans tout ce qu’il calcule, prévoit et m’explique posément.

Devant mes braves domestiques attentifs, Soleiman promet, dans un langage imagé, de m’éviter toute fatigue, d’assurer mon confort. Cette mission sera plus précieuse pour lui que sa vie même.

Afin de sceller le contrat, il répète trois fois, en baissant les yeux : « Ce mariage ne sera qu’un simulacre pour le gouvernement, Soleiman te respectera comme sa propre sœur. »

Ce serment engage son honneur et il le tiendra. Au demeurant, il l’a tenu.

L’affaire fut vite conclue. Mais, avant d’aller plus loin, il me faut donner certains détails sur la situation où je me trouvais depuis quelque temps. Le régime dotal, sous lequel j’avais été mariée à Pierre d’Andurain, constituait pour nous une lourde entrave. On m’avait bien ligotée. Aussi m’étais-je trouvée contrainte à chercher un moyen d’annuler ce régime qui me laissait sans le sou. Il n’y avait à cela qu’un remède : le divorce.

Nous en parlâmes longtemps. C’était un parti qui, nécessairement, devait paraître étrange et nous susciter des inimitiés. Nous nous y résolûmes pourtant et divorçâmes en nous entendant à ravir. Pierre d’Andurain restait mon vrai mari et continua d’être pour moi l’ami le plus sûr. Mais, au point de vue civil, j’étais libre.

PREMIERS OBSTACLES


Nous avions décidé de partir le lendemain à l’aube. Pas de préparatifs, je partirai comme à la promenade. Pas de malles. J’achèterai en route mes costumes arabes… C’est oublier, et avec quelle joie, une des misères de tous les voyages.

Ali m’offre en cadeau un collier de tubes d’argent contenant des sourates du Coran. C’est un talisman.

J’allais connaître peu après tous les obstacles opposés à mon projet par les odieuses puissances administratives, gouvernementales et politiques.

Le soir même, comme je conversais avec Pierre d’Andurain, Soleiman se fit annoncer. Mais je ne voulais plus le voir que le lendemain à l’heure du départ. Il insista et m’expliqua alors que le colonel venait de faire perquisitionner chez lui. Le service archéologique de Beyrouth avait, disait-il, déposé une plainte contre le pauvre garçon en recel d’armes et d’antiquités. Et il devait se tenir à la disposition de la justice, en l’espèce le colonel, à qui la plainte aurait été transmise par le moudir.

Je devine une manigance du petit colonel pour m’empêcher de partir, car j’avais eu la sottise de lui confier mes projets. Je l’avais fait, au surplus, pour tranquilliser Soleiman qui redoutait les militaires. Je demande donc à mon mari de m’accompagner chez le colonel. Cette démarche l’ennuie fort, mais il cède à mon désir. Nous partons. Malgré l’heure tardive, le sourire aux lèvres et en pyjama, le petit homme de lettres nous reçoit volontiers. Il est fin et diplomate. Nous buvons le champagne traditionnel chez lui. Et j’attaque immédiatement mon sujet.

— Pourquoi, dis-je, cette mesure ridicule contre Soleiman ? Vous savez bien que cette plainte de la direction des antiquités n’est pas fondée.

Il prétend qu’il possède la lettre de plainte et qu’il doit lui donner suite.

J’insiste :

— La plainte est du chef de service ? De Seyrig ?

— Certainement.

Je triomphe sans modestie :

— Comme cela se trouve, colonel, le directeur du service des antiquités est justement à Palmyre, je vais lui demander de venir vous voir d’urgence, tout s’arrangera.

Le colonel ne bronche pas :

— Certainement, madame, je serai ravi de le voir.

Je me lève et me dirige vers la porte. Mais le colonel chuchote dans l’oreille de mon mari et, lorsque nous sommes sortis, Pierre me confirme ce que je pensais :

— Naturellement, il m’a demandé de ne pas lui envoyer le directeur des antiquités. La plainte est une blague ; ce qu’il veut, c’est simplement te voir renoncer à ton voyage.

Mais il faudrait bien autre chose pour modifier mes décisions. Je donne rendez-vous à Soleiman pour l’aurore, le lendemain. Il devra être sur la place de l’ancien village de Palmyre. Et à tous ceux que je rencontre, ou vois, je dis que je pars pour la France. Au petit matin, tous mes amis arabes viennent me saluer. Sauf Ahmed et Ali, personne ne se doute de ma vraie destination. On me souhaite bon voyage, l’auto démarre et se dirige vers le village où Soleiman m’attend en se promenant sur la place pour ne pas se faire remarquer.

Je suis un peu anxieuse de cet enlèvement à la barbe du colonel et j’ai raison, car au moment où j’arrive sur la place une voiture de la police se met en travers de la mienne. Nous nous arrêtons.

Le brigadier descend et me demande :

— Où vas-tu ?

Je réponds, furieuse :

— Ça ne te regarde pas.

Mais mon chauffeur arabe, malheureusement, fait du zèle. Il a déjà dit :

— Nous allons à Damas.

Le brigadier m’offre de m’escorter jusqu’à Aïn Beïda, premier puits sur la route de Palmyre à Damas.

Je réponds sans aménité :

— Je n’ai point besoin de toi. J’ai fait cette route cent fois seule. Pourquoi me faire accompagner aujourd’hui ?

— Je veux te protéger, on a signalé des rezzous dans la région.

— Je n’ai pas peur des rezzous.

— Moi, j’en ai peur pour toi.

— Je suis seule à en juger.

Voyant la dispute s’éterniser et sentant qu’il y a des ordres donnés, je comprends qu’il faut trouver un autre stratagème. Car, dussé-je déclarer la guerre à toute la garnison de Palmyre, je partirai…

Un nouveau plan se forme dans mon esprit. J’aurai, cette fois, l’aide active de mon mari. Il est irrité par les procédés autocratiques du colonel Coltard. Il partira avec son fusil, soi-disant pour chasser avec Soleiman. Il l’amènera ainsi au col de Palmyre, sur la route de Damas, où je le retrouverai. Et j’attends nerveusement, dans le hall de l’hôtel, entourée d’amis arabes et de voisins.

Soudain, un bruit d’auto devant la porte. Je me penche à la fenêtre et entrevois la huit cylindres du colonel avec lui-même qui en descend.

Je me sauve en donnant l’ordre de dire que je suis sortie.

Ibrahim, un valet, me rejoint au bout d’un moment. Le grand chef veut absolument me voir. Il demande que je passe chez lui, mais il est bien naïf…

Je surveille au dehors et j’entrevois deux autos mitrailleuses revenant vers Palmyre. C’est encore contre moi, on déploie toutes les forces offensives… Je leur fais un pied de nez, et voyant la piste de Damas libre, je monte en voiture. Un Arabe, voyageur pour Damas, m’accompagne. Il sert de justification. Nerveusement, je prie le chauffeur d’accélérer. Un dernier coup d’œil sur Palmyre. L’auto suit la vallée des Tombeaux. Sur la route, Pierre se promène comme à son ordinaire. Je le prends en voiture et il me confie à l’oreille que Soleiman est caché dans une tour funéraire.

À l’endroit désigné, mon mari descend et m’embrasse, puis Soleiman apparaît et, de l’air le plus naturel du monde, me demande si j’ai de la place pour lui en voiture. Mon époux, d’un air négligent, me demande de l’emmener.

— Oui, monte vite !

La comédie a réussi.

Nous roulons rapidement, j’exulte et je songe à l’avenir. Je cherche à deviner les émotions inconnues et violentes des périls à courir.

Soleiman, par contre, semble inquiet. Il n’a pas encore pesé les conséquences possibles de cette équipée. Il redoute les représailles du roi Ibn Séoud, si la supercherie était découverte. Je lui donne un cachet de Kalmine pour endormir son inquiétude trop apparente. Je tente de le remonter. Ensuite, j’interroge en français l’autre Arabe. Soleiman ne comprend pas ma langue. L’Arabe, qui la connaît, me confie que mon futur mari a un mauvais renom d’orgueilleux, de paresseux, d’ambitieux. Mais c’est un guerrier et il a ce sens rare du désert qui l’a fait utiliser par les officiers français. Nous arrivons à Damas à la nuit. Soleiman ne dissimule pas son admiration pour les prairies, les cascades et les olivettes qui entourent cette perle de l’Orient.

J’entre à l’hôtel, il doit venir prendre mes ordres demain à huit heures.

Naturellement, il faut mener tambour battant les démarches préalables à la célébration de notre mariage. Je n’ai qu’un mois, j’ai quitté Palmyre le matin du 9 mars et c’est le 9 avril que commencent les cérémonies d’El Arafat, début des prières indispensables pour la validité morale de tout pèlerinage.

Un musulman qui n’assisterait pas à ces manifestations n’aurait plus droit aux grâces spéciales du pèlerinage. Un fidèle n’a d’ailleurs le titre de « hadj », même s’il a passé un an à Médine ou à la Mecque, que s’il a accompli ce rite sacré. La tradition dit que c’est sur ce sommet qu’Adam et Ève, chassés du paradis terrestre, séparés, ayant même erré des années à la recherche l’un de l’autre, finirent par se rencontrer. De là, le nom de la montagne, El Arafat, qui signifie : la montagne de la reconnaissance.

Le lendemain, Soleiman vient en retard d’une heure au rendez-vous promis. Mais, rassuré, il sourit avec béatitude. Il est accompagné d’un Arabe qu’il dit être secrétaire au consulat du Nedj.

Soleiman postule tout de suite un bakchich pour ce Nedjien, afin, dit-il, de faciliter les choses près du consul. Je m’y refuse catégoriquement. Il faut qu’il perde cette fâcheuse habitude de me considérer comme une banque ouverte.

Nous partons à travers la ville, vers le consulat. Là règne une atmosphère absolument neuve, on se sent dans la plus délicate tradition du véritable Islam. Un menzoul consacre l’importance de la maison ; c’est une pièce où le café est servi en permanence à tout visiteur.

Qu’on imagine le feu de charbon de bois, au milieu de la pièce, sur lequel chauffent constamment plusieurs cafetières à long bec. Des domestiques servent le café et offrent des cigarettes.

Nous ne buvons pas, nous voulons voir le consul.

C’est le cheik Abdel Raouf.

Le voici justement dans l’escalier : un homme digne, presque majestueux. Son costume est simple, mais le kéfié est retenu par un agal d’or, signe de son importante fonction. D’un geste solennel, il nous prie de le suivre dans son bureau.

Il s’assied sans un mot, de la main nous indique des sièges et d’une voix sourde prie l’interprète de nous interroger.

Comme je voudrais diriger la conversation, je prends la parole :

— Une Française peut-elle obtenir un passeport pour Djeddah ?

S’il est étonné, le cheik n’en laisse rien voir. Pas un muscle de son visage ne bouge. Il me dévisage seulement, avec une netteté droite et profonde, puis l’interprète me transmet sa réponse :

— Que veux-tu aller faire à Djeddah ?

— J’ai envie de voyager et de pénétrer au cœur de l’Islam. J’ai beaucoup vécu avec les Arabes qui parlent sans cesse des lieux saints et du Nedj défendu. Je suis attirée par la religion d’Allah et je veux me convertir à l’Islam.

Il ne commente pas mes paroles, mais rétorque d’un ton égal :

— Je ne puis te donner un passeport pour Djeddah, mais cela même ne t’avancerait pas, puisqu’il faut la permission du roi pour pénétrer à l’intérieur des terres.

— Bon, mais si tu ne veux pas me donner de passeport, veux-tu me marier à Soleiman ?

— Si tu as vraiment l’intention de l’épouser, pourquoi ne t’es-tu pas mariée à Palmyre ?

— C’était impossible, je suis trop connue et on y aurait mis obstacle.

— Aimes-tu vraiment Soleiman ?

Sur ma réponse affirmative, Soleiman plastronne et se rengorge. Le consul reste de glace, mais ses questions témoignent d’une méfiance croissante.

— Te feras-tu musulmane seulement pour épouser Soleiman ?

— En aucune façon. Même si je ne pouvais l’épouser, je me convertirais. Marie-nous donc ici sans aucune crainte. Je veux éviter les complications avec mon gouvernement, car il ne verra pas d’un bon œil une Française devenir Nedjienne et musulmane.

Abdel Raouf me demande si je peux avoir comme témoins deux membres du Haut-Commissariat.

— Je viens de te dire que je veux garder mon projet secret jusqu’à son accomplissement.

— Bien, reprend le consul, tu n’as qu’à revenir demain. Je vais me renseigner et je te dirai oui ou non.

— Pourquoi attendre ? Il est vain de perdre son temps, tu le sais. Il est tellement plus simple de nous marier sur-le-champ.

— Demain.

— Si tu es décidé à dire non, dis-le tout de suite. Je partirai renseignée.

— Demain, revenez, je ferai mon possible, termine le cheik Abdel Raouf.

Je rentre à l’hôtel presque satisfaite. Cet entretien, en vérité, me laisse de l’espoir. Servie, comme cela m’est arrivé souvent, par le hasard, je rencontre alors le secrétaire du Président de la République syrienne, avec un de mes amis, conseiller français aux Travaux publics. Voilà cette fois mes deux témoins, tous deux fonctionnaires très officiels, l’un du gouvernement français, l’autre du gouvernement syrien. Il faut, il est vrai, avoir leur signature. Je les invite à déjeuner. J’expose mes intentions et, après une minute de stupeur, ils acceptent de me rendre ce service. Le lendemain, dès que je suis en présence du consul, je lui annonce que j’ai des témoins officiels.

— Cela ne peut suffire. Je veux M. Véber, le délégué français à Damas.

Furieuse, je proteste :

— C’est une moquerie, vous vous êtes renseigné depuis notre entretien d’hier et on vous a certainement dit que j’étais brouillée à mort avec ce fonctionnaire. Il m’est impossible de le faire intervenir.

Le consul répond laconiquement :

— Je ne puis vous unir qu’en présence de M. Véber ; si vous ne le voulez pas, allez vous marier ailleurs.

Voilà une complication terrible. Il n’y a de consul du Nedj qu’ici, au Caire et à Londres. C’est sans doute l’ailleurs où m’envoie Abdel Raouf. Le consul s’adoucit, maintenant qu’il a refusé. Il m’explique que je n’aurai de chances de réussite qu’en Égypte ou en Palestine, parce que ces deux pays ne sont pas sous mandat français. Lui ne veut pas risquer d’ennuis avec les autorités en mariant une Française avec un Nedjien.

Là-dessus la séance est levée. Je suis désappointée, mécontente et soucieuse. Que vais-je faire ?

En tout cas, je vais avant tout quitter Damas. Je pars d’abord avec Soleiman pour Beyrouth où je veux faire mes adieux à mon plus jeune fils, étudiant à l’Université américaine. Il désapprouve mon projet de voyage vers le golfe Persique. Non que l’idée, en soi, lui semble mauvaise. Il voudrait surtout que je prenne le temps de perfectionner mon arabe qui me trahira immédiatement. En outre il faudrait, me dit-il, une année d’études musulmanes pour être prête à accomplir exactement les rites du pèlerinage.

Je n’accepte évidemment pas ces conseils. Je veux faire le voyage cette année-ci. L’an prochain, qui sait si j’en aurai encore le désir ?

Presque tout le monde ignore mon projet. Ceux qui le connaissent, toutefois, sont assez sombres ; certains me prédisent la mort, d’autres la réclusion à vie, tout au moins plusieurs années dans un harem à Oneiza.

Rien ne me détourne, les risques dont on me parle ne sont que de nouveaux attraits. Nous partons pour Haïfa. C’est la première ville de Palestine et j’espère pouvoir y épouser mon indispensable Soleiman. Nous parvenons à Saïda, petit port accroupi dans le sable au soleil. Une rue toute blanche, zébrée d’ombres violettes. Des nègres, des Arabes, des femmes en une harmonie éclatante. Des grappes d’enfants nous offrent à bras tendus des mandarines géantes. Poussière et soleil, nous roulons toujours.

Nakura, frontière. On se croirait en France : des douaniers débraillés jouent à la belote, crachent, fument la pipe. J’ai fait la leçon à Soleiman. Il doit feindre de ne pas me connaître. Son passeport nedjien lui permet de passer sans difficulté d’un pays dans un autre. Par bonheur, le mien aussi est visé sans complication. La route est en corniche sur des amoncellements de rochers rouges, jaunes, roses, creusés d’ombres douces et puissantes. À la douane anglaise, coupée à pic, la montagne surplombe la mer. À son flanc, la route est posée comme un balcon. Soleiman, qui n’a jamais quitté le désert, admire, médite et semble avoir du mal à comprendre la réalité.

Nous parvenons enfin sur le sable de la plage de Haïfa.

Les vagues viennent mourir sous les pneus de la voiture et effacent au fur et à mesure ses traces.

CONVERSION


Dans Haïfa, et malgré la tentation de ses demeures ensevelies dans la verdure au flanc de la montagne, je veux un hôtel arabe. Soleiman, dépêché à cet effet, choisit, sans méditations vaines, le premier qui se présente.

Une chambre à deux lits… Je partage la pièce avec mon futur époux. Certes, je suis préparée à cette éventualité, mais enfin une certaine inquiétude me vient. Soleiman va-t-il tenir sa promesse ? Sans m’avertir, il a déjà mis le gérant Azem au courant de l’aventure qui nous réunit tous deux. Azem est honnête, prévenant, complaisant et très désintéressé. Il a été placé sur notre route par un destin favorable et le voilà qui court chercher le cheik Tewfik, qui, selon lui, peut parfaitement nous marier. Soleiman flâne dans la chambre. Il se sourit lorsqu’il rencontre un miroir et crache par terre avec dignité.

Il a une espèce d’humiliante pelade, qu’il cache avec soin sous son kéfié. Je ne m’en suis aperçue qu’en le voyant se frictionner. Il voudrait bien utiliser à cet usage un de mes flacons. Naturellement, je refuse. Mais je m’aperçois qu’il a déjà ouvert ma valise et pris de la lotion capillaire, seulement c’est pour se parfumer les mains… J’essaye en vain de le convaincre que ce n’est pas un parfum mauvais.

Le cheik arrive là-dessus. C’est un vénérable vieillard à barbiche blanche. Sa robe est de fine serge beige, fermée de haut en bas par une série de petits boutons assortis. Un manteau de même tissu aux larges manches évasées s’ouvre par-devant et flotte par derrière. Son turban plissé blanc est monté en couronne sur le tarbouche rouge foncé. Sa silhouette est mince et élégante. Nous le recevons dans notre chambre. Soleiman et moi sommes assis chacun sur notre lit et il se place sur une chaise entre nous. Azem assiste à l’entrevue. Le cheik commence un petit discours de catéchisme islamique à mon intention.

Il insiste sur les quatre grands points de sa religion :

« Tu seras pure, non seulement par les cinq ablutions habituelles, les cinq prières du jour et de la nuit, mais aussi par le cœur, les sentiments, les pensées, les désirs. La pureté extérieure consiste à éviter tout ce qui pourrait te polluer ». Elle implique les ongles coupés ras, l’épilation totale, la barbe rasée, les cheveux peignés et même, ce qui m’importait peu, la circoncision. La tradition prétend que Mahomet est né circoncis.

Les cinq prières quotidiennes se nomment :

Soba (aurore) ; Dohor (midi) ; Aser (déclin du soleil) ; Magreb (coucher du soleil) ; Icha (nuit)…

Le cheik murmure alors la prière classique, que je transcris sur mon carnet de route :

« Je certifie que Dieu seul est Dieu et que Mahomet est son prophète ».

— Tu diras cette prière, dit le cheik, avant l’aube, à midi, dès que le soleil commence à baisser, au coucher du soleil et à la nuit close.

Tu précéderas chacune de ces prières d’une ablution. L’homme ne prendra de bain complet qu’après avoir cohabité avec une femme ou s’être approché d’un corps mort et toi, femme, tu supprimeras tes prières après tes couches et au moment de tes époques. Alors tu serais trop impure pour invoquer le nom d’Allah.

Dans les villes, les heures des prières te seront indiquées par le muezzin, du haut des minarets. Tu n’iras pas à la mosquée, mais tu feras tes actes de foi au harem (les musulmans s’imaginent que la présence des femmes en même temps qu’eux aux mosquées pourrait les mettre dans un état de péché en leur suggérant d’autres idées que celles qu’ils doivent avoir dans la maison d’Allah).

J’interromps le cheik pour lui demander :

— Comment ferai-je une ablution, sans eau, dans le désert ?

— Tu prendras du sable fin ou de la poussière dans ta main et te frotteras le corps selon le rite habituel.

Le cheik passe ensuite au deuxième point :

— Tu feras l’aumône.

L’aumône comprend les aumônes volontaires et les aumônes légales, c’est-à-dire instituées par la religion. Elles consistent à donner un quantième sur la fortune en argent, en chameaux, en moutons, en dattes, en céréales, etc. Sur les bénéfices réalisés par le commerce et les affaires, les préceptes divins ordonnent de donner un cinquième.

Le troisième point traite du jeûne.

(Là encore, la religion du prophète ne se place pas uniquement au point de vue alimentaire mais donne à cette abstention un caractère d’hygiène.)

— Tu t’interdiras toute pensée qui pourrait t’éloigner de Dieu. Pendant le Ramadan, tu ne dois ni boire, ni manger, ni faire acte de chair du point du jour au coucher du soleil. Tu reconnaîtras l’aube lorsque tu pourras distinguer un fil blanc d’un fil noir. Si tu as tes époques, tu es impure et tu devras manger, de même que si tu es malade. Mais tu jeûneras, à la fin des quarante jours, le nombre exact de jours que tu auras manqués.

Pour me convaincre, le cheik cite, avec toute la dignité voulue, cette phrase du Prophète :

« L’odeur de la bouche de celui qui jeûne est plus agréable à Dieu que l’odeur du musc. »

Pour le quatrième point, le Cheik me rappelle que tout bon musulman doit faire au moins une fois le pèlerinage à la Mecque avant de mourir, en répétant avec le Prophète :

« Mieux vaudrait mourir chrétien ou juif que de mourir musulman sans avoir été à la Mecque ».

On comprend toute la portée de cette phrase, quand on pense que la pire injure est de traiter quelqu’un de chrétien ou de juif.

On ne peut qu’admirer la force d’une foi qui déplace chaque année des milliers d’êtres, de tous les points du globe, pour les réunir tous dans un même lieu saint, d’un accès particulièrement difficile. C’est aussi une dépense qui exige de la plupart des pèlerins des années d’économies et de privations.

Le cheik termine son enseignement en le résumant par cette maxime du kalife Omar-Ebn-Abdel-Aziz : « La prière nous conduit à mi-chemin du trône de Dieu, le jeûne nous met à la porte de son palais et la charité nous en donne l’entrée ».

La plainte du muezzin retentit tout à coup, appelant les fidèles de sa voix triste et gutturale.

Nous nous inclinons et nous prosternons en touchant le sol de notre front. Ma première prière s’élève vers Allah.

À partir d’aujourd’hui il m’est défendu, sous peine de pécher, de manger du porc, de boire du vin et de l’alcool, de jouer aux cartes ou à tout autre jeu de hasard pour de l’argent. L’usure est naturellement défendue et même la perception d’un intérêt normal : l’argent déposé en banque ne doit rapporter aucun intérêt.

Je remplis encore les formalités que demande le cheik Tewfik : j’indique la date de ma naissance, le nom de mon père, de ma mère, etc.

Le cheik se rend alors auprès du cadi pour demander l’autorisation de célébrer notre mariage et d’achever ma conversion.

Soleiman et moi, nous nous réjouissons de voir nos affaires prendre une aussi bonne tournure. Je me couche tout habillée et surveille Soleiman du coin de l’œil. Je le vois revenir de ses ablutions, il enlève son manteau et sa robe brune, ne gardant que sa grande tennoura blanche en guise de chemise. Nous nous souhaitons poliment une bonne nuit et il se couvre la tête de son kéfié, en rabattant toutes les couvertures sur sa figure : habitude du désert de se protéger la face.

Le lendemain, je réveille Soleiman de bonne heure afin qu’il aille s’informer du résultat des démarches auprès du cadi. Azem, le voyant somnolent, propose de le remplacer dans cette mission, car il connaît la ville et surtout la façon de procéder en pareil cas.

Il revient à neuf heures avec un visage épanoui. Le cheik Tewfik nous attend en effet à la fin de la matinée. Nous nous y rendons. Là sont présents tous les notables nécessaires à la célébration publique de ma conversion. Les femmes me reçoivent dans leurs appartements tandis que tout le monde délibère avec gravité sur les problèmes religieux que pose un cas aussi délicat.

La femme du cheik, laide et sale, lave tranquillement sa cuisine. C’est une bonne femme de ménage, mais sa fille, jeune et outrageusement maquillée, s’empresse à confectionner le bonnet et le voile que j’aurai à revêtir une fois convertie. Nous nous comprenons tant bien que mal. Au bout d’un moment une question leur brûle la langue : elles veulent savoir s’il est vrai, que j’ai donné deux mille livres or à Soleiman.

Car le gaillard ne perd pas une minute pour soigner sa publicité et il étale des richesses imaginaires. Au demeurant, ma réputation d’opulence ne laisse pas de nous aider, en faisant naître partout une amabilité obséquieuse.

Le cheik m’appelle. Le grand conseil religieux a fini de délibérer, dit-il, et il vient à moi avec majesté, pour me faire bien comprendre l’importance de l’acte que je vais accomplir.

Je me couvre aussitôt du voile noir obligatoire. Je me présente à l’assemblée. La minute est assez imposante.

Ce n’est pas que le décor y contribuât : un salon bourgeois aux fauteuils polychromes de velours. Les notables sont alignés le long du mur. Il y a là le cheik, le paskaté (premier après le cadi), un secrétaire, trois témoins et un avocat interprète.

J’écoute, debout, le cheik qui me parle, tandis que les autres approuvent en dodelinant de la tête.

— Femme, te fais-tu uniquement musulmane pour épouser Soleiman ? Par le Prophète, réponds.

— Pourquoi me convertirais-je, si ce n’était que pour épouser Soleiman ? Le musulman peut épouser une femme d’une autre religion. Si je suis prosternée devant Allah, c’est que je crois à sa toute-puissance.

Le consistoire se lève et forme un cercle autour de moi. L’avocat, un jeune homme vêtu à l’européenne et coiffé d’un tarbouche, se détache du groupe et s’avance en me demandant de répéter à sa suite, en français et en arabe, mot à mot : « Echadou Allah, Illallah, etc… » « Je jure qu’il n’y a qu’un Dieu, que Dieu seul est Dieu, que Mahomet est l’envoyé de Dieu. Je crois en ses apôtres, en ses livres et au jour dernier. »

Aucun blasphème contre la religion de mes ancêtres. Au contraire, une similitude frappante avec notre Credo.

J’ai juré. La cérémonie est pratiquement terminée, cependant je dois encore changer d’état civil. Il me faut choisir un nom arabe, je me décide pour celui de Zeînab, une des femmes préférées du Prophète et aussi celui de l’ancienne reine de Palmyre, Zénobie. Suit la partie administrative, c’est-à-dire la signature des témoins, du paskaté, du cheik et de Soleiman qui, ne sachant pas écrire, remplace sa signature par l’empreinte de son pouce, encré sur une plaque à tampon. Ma nouvelle personnalité signe en français et en arabe « Zeînab ».

Je m’inquiète un peu de ce nouveau nom, ce deuxième « moi » qui devra masquer maintenant toutes les réactions, toutes les pensées, toutes les paroles qui pourraient m’empêcher d’aboutir dans l’expédition que j’ai entreprise.

Ma conversion officielle est enregistrée, elle fut simple, comme toutes les cérémonies importantes des Arabes, sans pompe. En réalité, cette absence de faste donne un caractère plus solennel à l’acte lui-même, en concentrant toutes les pensées sur la signification morale de la cérémonie.

N’y a-t-il pas plus d’éloquence dans cette simplicité que dans nos rites d’Occidentaux ? Par contre, les formalités légales ne sont pas encore terminées. Le gouverneur de Haïfa doit apposer sa signature sur l’acte et le rendre valable ou caduc par ces simples mots : « favorable » ou « défavorable ».

Les journées se passent désormais à attendre cette signature. J’ai bien supplié le cheik Tewfik de nous marier, sans perdre de temps, mais il en réfère au cadi qui n’ose prendre de décision sans l’autorisation du grand muphti de Jérusalem, actuellement le plus grand chef religieux de tout l’Islam, depuis la suppression de celui de Constantinople.

On ne peut blâmer les précautions du cadi, tout exaspérantes qu’elles soient. Le cas est très spécial. En effet, nous sommes des étrangers, sans résidence en Palestine et je suis une nouvelle convertie. Je dois voir le gouverneur et obtenir sa signature, sans laquelle ma conversion est nulle. Pendant trois jours, peine perdue, il n’est jamais là, ou il est occupé. J’insiste tellement en y retournant le matin, l’après-midi, le soir, qu’il me reçoit enfin.

Heureusement, il est musulman, donc en principe favorable à ma conversion ; il insiste toutefois beaucoup sur l’illégalité de cet acte, qui aurait dû être accompli au vrai lieu de mon domicile.

C’est un gentleman, courtois, galant. Finalement, il signe : « Avis favorable ».

La première manche est gagnée. Il reste encore à obtenir l’acte définitif qui doit émaner de Jérusalem dans trois ou quatre jours.

Le fidèle Azem m’accompagne partout. Soleiman, lui, se défile toujours pour dormir, boire du café, fumer, afin d’oublier sa nostalgie du désert. Cette atmosphère de ville l’étouffe. Il répète sans cesse : Ah ! Zeînab, où sont les tentes, le grand silence du jour et surtout de la nuit, le rythme du pilon dans le mortier ? »

Je passe les journées à me promener seule le long de la mer, ou bien j’achète quelques provisions : pain, olives, fromage blanc, croquettes de viande, que je mange dans ma chambre. Une femme musulmane ne doit pas aller au restaurant. Un jour, dans une rue, j’aperçois un diseur de bonne aventure, accroupi sur le trottoir devant un petit mouchoir couvert de sable. Plus que jamais, je désire savoir ce que me réserve l’avenir. Je m’accroupis à terre et, au milieu du groupe, grisée de la liberté et de l’incognito que me procure mon voile, je marque avec le doigt des points sur le sable, correspondant au nombre de lettres du mot « Zeînab ». À voix, basse, l’oracle me confie :

— Tu réussiras un grand voyage, mais tu auras de grands ennuis et de grandes disputes avec le Gouvernement.

Sans y croire un instant, Je suis toutefois satisfaite, l’essentiel est la réussite, Je triompherai toujours des difficultés.

Je retrouve d’habitude Soleiman le soir, dans notre chambre, fumant son narguilé et crachant sur le carrelage. Nous parlons d’un lit à l’autre et j’apprends ainsi à connaître les traits dominants de son caractère : orgueil, vantardise, paresse, cupidité. Il se figure qu’il pourra jouir de toute ma fortune qu’il suppose immense. Il aime à parler d’argent, à évaluer la situation qu’il aura à Palmyre lors de son retour. J’ai beau lui répéter que je tiendrai strictement le contrat verbal intervenu au moment du départ, il a l’audace de me dire un soir :

— Tu m’achèteras une Buick, n’est-ce pas ? dès notre retour en Syrie et puis nous irons en France. Chez qui habiterons-nous à Paris ?

— Je descendrai chez mon frère qui a un caractère beaucoup plus violent que mol.

Soleiman a peur et marmotte qu’il ira à l’hôtel.

Il m’explique qu’il est vierge et qu’un de ses plus grands désirs est d’avoir beaucoup d’enfants. Je lui promets de lui acheter des femmes au Nadj.

— Pas tout de suite en arrivant, me dit-il, à cause de ma famille et du roi Ibn Séoud, qui nous ferait couper le cou s’il se doutait que nous ne sommes pas réellement mariés.

Un matin, en revenant de ses ablutions, il s’essuie sa figure avec ma serviette de toilette ; durement, je lui enjoins de prendre garde à ne pas se servir de mes affaires personnelles. Soleiman semble très vexé, il est persuadé qu’on ne peut que l’admirer. En sus, il reste convaincu, malgré toutes mes rebuffades, que j’ai un petit sentiment pour lui. Soleiman se plaint à chaque instant que je le fatigue et lui casse la tête. Évidemment, je le bouscule un peu ; mais il est si inerte qu’il m’exaspère.

En me promenant dans les rues, je rencontre l’avocat qui m’a servi d’interprète pour ma conversion. Il insiste pour que j’aille prendre le café chez lui. J’accepte contre toutes les règles musulmanes.

Quelques jours après, je reçois une lettre écrite comme une page d’un cahier de calligraphie d’école enfantine, les lettres ont un centimètre de hauteur et n’en disent pas moins ceci : « Madame, vous qui êtes si riche et Intelligente, pourquoi n’épousez-vous pas un homme cultivé comme moi ? Vous pouvez en juger par le petit manuel anglo-arabe que j’ai créé à l’usage de la police palestinienne et que je vous ai offert, il y a quelques jours. Pourquoi épouser cet inculte Soleiman qui ne pourra jamais vous comprendre ? »

C’est une demande directe en mariage. Mon avocat en veut à ma fortune et ne s’en cache guère.

Comme tout s’obstine à traîner, je décide d’aller passer le week-end à Beyrouth, pour revoir mon jeune fils. Je charge Soleiman de nos intérêts à Haïfa pendant mon absence, et je pars bien entendu voilée.

À mon retour, je trouve Soleiman plus amorphe que jamais, et sans aucune nouvelle des formalités en cours. Je téléphone au grand Mufti à Jérusalem, il me promet une réponse dans les quarante-huit heures. Après ce laps de temps, le Paskaté, que je dérange deux fois par jour, m’apprend enfin que le grand Mufti autorisait le Cadi à nous marier, dès que j’aurais l’acte officiel constatant ma conversion.

Que de complications ! Les gouvernements sont donc tous les mêmes ? Le dernier obstacle que l’on m’oppose n’est pas légal, mais ma situation est trop délicate pour que j’essaye de protester.

Les choses continuent à traîner tellement que je décide soudainement de partir pour Jérusalem afin de tenter autre chose. Il s’agit d’obtenir du Consulat égyptien le visa de nos passeports. Ensuite nous tenterons de prendre le bateau à Suez et ceci en écrivant nous-mêmes, en arabe, sur le passeport de Soleiman : « Zeïnab, bent Mohamed ».

« Zeïnab, fille de Mohamed. »

Les femmes arabes ne paraissent pas devant les Consuls et, ne donnant ni photo, ni autre pièce d’identité, cela doit réussir. Les Bédouins du désert n’ont pas d’acte de mariage. Pourquoi ne pas essayer ?

Soleiman, devant les démarches incessantes auxquelles nous nous livrons depuis deux semaines, ne m’a-t-il pas dit cent fois : « Les Bédouins ne font jamais un papier pour se marier ; lorsqu’on est d’accord sur le prix d’une femme, c’est fini. »

Qu’il se présente donc au Consulat et à la Compagnie de Navigation comme Bédouin avec sa femme bédouine, sans contrat, et le tour est joué.

Je désire également me documenter sur les dates de départ des bateaux pour Djeddah, ligne peu fréquentée en dehors des services spéciaux du pèlerinage. La lenteur et les tergiversations de Soleiman, auquel il manque toujours des cigarettes et un café chez le kawagi du coin, retardent notre départ, tant et si bien que nous arrivons à Jérusalem pour assister à la fermeture du Consulat d’Égypte. Je franchis la porte du premier hôtel venu et ne lui cache pas mon mécontentement auquel il se soustrait lâchement en s’éclipsant.

Il revient tout gêné dans l’après-midi et répond avec dignité à ma demande d’explication sur sa conduite :

— Madame, n’as-tu pas vu que tout le monde est juif, dans cet hôtel ?

— Imbécile, comment sais-tu que les gens sont juifs, dans cet hôtel ? Tu ne sais pas mieux reconnaître que moi.

— Allah soit loué, sois contente, Madame, reprend-il pour changer la conversation, tout est arrangé, nous allons avoir les passeports dans trois jours ; la compagnie a envoyé le mien au Caire, au Consulat nedjien, pour y faire ajouter ton nom comme mon épouse. La compagnie de navigation a vendu ses billets pour le pèlerinage comme à n’importe quel couple nedjien.

La solution me paraît bonne, mais je suis tout de même inquiète à l’idée qu’il s’est peut-être fait rouler par cette agence de voyage, qui voulait naturellement lui fournir deux passages. De toute façon, il a agi avec une inconscience totale, en se démunissant de son passeport.

Nous rentrons le lendemain à Haïfa. Trajet ravissant dans la lumière du soir. Soleiman ne dit pas un mot, somnolent dans un coin, comme une marmotte.

Au moment où je paie le chauffeur, avec lequel j’avais convenu d’un prix de trois livres palestiniennes, Soleiman me jette d’un air souverain :

— Donne lui une livre de pourboire.

Sans tenir compte de son arrogance et de son ton de commandement, je glisse dans la main du chauffeur quelques piastres, pourboire en proportion avec la somme totale. Le chauffeur, ayant entendu Soleiman, nous suit dans l’escalier. Soleiman, avec emphase, donne l’ordre à l’hôtelier de payer cette somme. Je me retourne en colère, interdisant au patron de le faire parce que c’est moi qui commande. Mais ce dernier, encouragé par les gestes et les clins d’œil de Soleiman, après quelques hésitations, remet en cachette cet argent au chauffeur, pensant que je ne le remarquerais pas. J’ai vu le geste, j’éclate, je me fâche comme jamais on n’a dû voir une femme musulmane se fâcher, et dis à l’hôtelier :

— Tu ne seras pas payé et je quitte l’hôtel à l’instant », tandis que, me retournant vers Soleiman, je lui crie :

— Tu n’es qu’un poseur et un idiot !

Humilié par ces injures publiques, il monte l’escalier comme une grande vedette en se drapant dans son manteau et en disant :

Ana Emir. (Je suis un émir.)

J’éclate de rire, je hausse les épaules, tandis que les Arabes, témoins de cette scène, le regardent avec un mélange de respect, d’admiration et d’étonnement.

*

MARIAGE


Cependant je suis lasse de ces scènes de ménage, de la bêtise, de la fatuité de mon partenaire et je pars comme je l’ai annoncé.

J’erre longtemps sur la plage, puis je me promène sur une longue route bordée de cimetières, en particulier de l’armée anglaise, si calme dans sa verdure et ses fleurs, si reposant dans son ordre parfait. Depuis des heures je marche, je rêve et j’hésite pour la première fois à partir avec cet homme. Il m’exaspère tellement que je me demande comment je pourrai supporter plus longtemps sa bêtise et ses gaffes.

Je pense sérieusement à rentrer à Palmyre, quand j’aperçois deux silhouettes, l’une en robe et kétié, l’autre en pantalons et tarbouche, qui viennent à ma rencontre. Ce sont Soleiman et Azem qui me cherchent, paraît-il, depuis longtemps ; mon « passeport » n’a pas osé se présenter à moi, seul. Il compte sur la sympathie que j’ai pour Azem, et s’en sert comme tampon. Mais je suis sourde à leur amabilité et je garde un silence obstiné. Je ne le romps enfin que pour refuser à Soleiman d’aller le soir, avec lui, au cinéma, offre colossale et ultime avec laquelle il espérait m’attendrir, toutes ses demandes de pardon ne m’ayant pas touchée.

Ils me supplient de rester, promettent d’exécuter tous mes désirs dorénavant. Soleiman ne se rendait pas compte de la valeur de l’argent. Il s’était plusieurs fois trompé, considérant que la piastre valait le cinquième du franc, comme en Syrie, alors qu’en Palestine, la piastre est l’unité. Je n’avais pu jusqu’à ce jour le lui faire comprendre, mais je profitai de son désarroi pour régler la question pécuniare entre nous. Je lui notifiai que je ne lui confierais plus un sou. Pendant mon absence de deux jours à Beyrouth, n’avait-il pas dépensé plusieurs livres, sans pouvoir m’en expliquer l’emploi…

Le lendemain de cette scène, nous allons au « makamé Charayé », tribunal religieux, où nous apprenons enfin que mon certificat est arrivé. Je suis musulmane en bonne et due forme, ainsi l’atteste la pièce justificative en arabe et en anglais. Le Cadi autorise le mariage et, dans un petit discours éloquent, nous souhaite joie et prospérité. Il envie notre bonheur de pouvoir aller à la Mecque.

Nous envoyons Azem à la recherche du cheik Tewfik, avec le très précieux papier, tandis que nous rentrons à l’hôtel pour préparer la cérémonie du mariage et le départ.

Il s’agit d’abord de trouver des témoins ; je m’adresse à tous ceux qui me tombent sous la main : le patron de l’hôtel, son frère, puis des passants dans la rue, parmi lesquels deux portefaix en gros chandail bleu, sur lequel s’étale en énormes caractères blancs « Hôtel Khédivial ». Ils semblent ahuris par ma proposition, mais ils l’acceptent, autant pour recevoir le bakchich que je leur offre, que pour la perspective d’assister à des réjouissances matrimoniales. Nous sommes obligés de refouler, en fermant les portes, tous les aimables passants qui, maintenant, offrent leurs services obligeants.

Nous utilisons comme mosquée le couloir central, sur lequel donnent toutes les chambres, car l’hôtel ne possède pas de salon. C’est une espèce de corridor assez large, en haut d’un escalier. Nous y disposons une rangée de fauteuils pour l’assistance.

Azem n’a toujours pas reparu, il court à la recherche du cheik Tewfik ; c’est d’autant plus ridicule que nous avons croisé ce personnage à notre retour et qu’il est là maintenant. Mais c’est un événement qui semble incroyable. Tout le monde crie, hurle. Le cheik, d’ailleurs, refuse de nous marier sans avoir l’acte d’autorisation qui est dans les mains d’Azem. Il se méfie de cette hâte qui pourrait bien cacher un piège, et qui n’est en réalité qu’un scénario d’agencement compliqué.

Quelques assistants réclament les friandises qui sont de tradition en pareille circonstance. Je l’ignorais et je me rattrape en distribuant de l’argent aux témoins, qui sortent dans une débandade générale pour chercher les gourmandises d’usage. Le premier rapporte des laitages, moitié lait caillé, moitié amidon, couverts d’une décoration de hachis de pistaches. Suivent des gâteaux ronds, blancs, sortes de meringues très sèches, qui tombent en poudre à la première bouchée. Des fruits confits, des sirops de sucre, de roses, des gâteaux de miel aux amandes complètent ce régal.

Je suis assise à côté de Soleiman qui n’est guère plus ému que moi. Le mariage commence par l’estimation de ma valeur marchande. La mise à prix se fait à mille livres turques or. C’est toujours ma réputation de richesse qui m’a valu les pires ennuis. Je me récuse et fais tomber le cours en proposant le centième, dix livres.

Consternation dans l’assemblée. On passe à 500. Je contre-propose 25, puis 50, finalement on s’entend pour le prix de cent livres. Je m’achète moi-même cent livres d’or, pour m’appeler Mme Abdel-Aziz Deckmari. Mon acte de mariage mentionnera que Soleiman m’a payée cent livres.

Après les enchères, la cérémonie continue ; Soleiman se lève en bâillant et disparaît, sans un mot d’explication ; un subit accès de discrétion donnait à son absence intempestive une explication que je trouvais plausible, mais l’assistance l’attribua à un besoin pressant de la nature.

Cinq minutes, Soleiman ne revient pas…

Dix minutes, Soleiman n’est pas revenu…

Un quart d’heure, Soleiman n’est toujours pas là…

Le cheik, s’adressant à moi, m’explique que l’usage du mariage consacre une donation à la mosquée d’Omar. J’appelle Soleiman. Pas de réponse, désolation générale.

Azem, qui toujours porteur de la fameuse autorisation, a été envoyé à la recherche du cheik, lequel est justement ici, n’est, lui non plus, toujours pas de retour.

Les complications de cette comédie m’agacent de plus en plus.

Au bout de vingt minutes, Soleiman revient tout seul, sans hâte, avec son éternel sourire. Il explique être allé chez le coiffeur pour faire soigner sa beauté. Il s’agit bien d’être beau et de se faire raser en plaquant tout le monde en pleine cérémonie.

J’insiste pour qu’on cesse de tergiverser. Les formalités reprennent au point où elles avaient été interrompues. Le cheik Tewfik nous tend un reçu à fond blanc avec une mosquée imprimée en jaune, le récépissé est distinction honorifique et bénédiction à la fois. Nous signons l’acte final, il ne reste plus qu’à partir.

Les félicitations et les allusions à notre lune de miel commencent. On conseille à Soleiman de m’embrasser. Je l’en dissuade par un regard foudroyant que j’accompagne d’un geste significatif, auquel il répond d’un air malin :

« Elle ne perd rien pour attendre, je lui apprendrai le petit jeu ce soir… »

Fanfaronnade, je reste impassible, satisfaite qu’il joue aussi bien en public son rôle difficile d’époux.

Mon énervement est à son comble, tout est signé, terminé : c’est le moment décisif, mais le cheik, en bon fonctionnaire, veut être couvert et tenir en mains la fameuse autorisation qui court après lui, avec Azem, notre fidèle secrétaire. Prières, supplications, menaces, le font enfin céder… l’acte de mariage est dans mon sac… Je tire vivement Soleiman par le bras, nous laissons nos témoins et nos hôtes de fortune faire des vœux pour notre bonheur. Ils semblent consternés d’un départ si rapide. Nous nous jetons pêle-mêle au milieu de nos bagages dans la voiture, et nous quittons Haïfa à toute allure par la route de Jérusalem. Je suis nerveuse et trépidante dans un coin, dans l’autre Soleiman se compose l’attitude d’un émir, avec toute la dignité de la noblesse qu’il s’est attribuée.

Mes premiers mots d’épouse légitime sont pour exprimer mon mécontentement sur la publicité de mauvais goût qu’il a donnée à notre mariage. En effet, j’ai appris le matin même qu’avait paru dans la Palestine, le quotidien du pays au plus fort tirage, un petit entrefilet annonçant mon mariage avec un certain Soleiman, auquel j’offrais un demi-million.

— Nous devons nous cacher, pourquoi étaler ce mariage qui doit rester secret ? Par Allah, tu es bête, oui, bête et têtu.

Il s’excuse, m’expliquant que ce mariage lui a fait perdre la tête, il n’avait pas bien compris. Et, tout le temps du voyage, il répète comme un refrain, en français :

— Moi beaucoup chance…

Nous arrivons à Jérusalem, nous nous précipitons, à travers les rues grouillantes, à la compagnie de navigation. De passeport, il n’y en a pas, bien entendu, les employés prétendent l’avoir envoyé à Suez où il y a soi-disant un agent consulaire nedjien au moment du pèlerinage. Ils nous demandent d’attendre trois jours. Nous avons déjà manqué le bateau du 18 mars, le dernier en partance de Beyrouth, nous manquons également celui du 24 mars, partant de Suez, qui établissait la dernière liaison avec le pèlerinage. La compagnie nous affirme toutefois qu’un cargo italien quittera Suez le 29… « Inch allah »[1].

Mon désir dominant reste Oneiza, puis la traversée de l’Arabie à pied et en caravane, et à cela je ne veux pas renoncer.

La Mecque n’est pas mon but essentiel, mais je trouverais stupide d’y arriver huit jours après les rites religieux du pèlerinage. Je vis donc dans une attente fiévreuse et, pour secouer un peu l’impassibilité négligente de mon « mari-passeport », je l’avertis que, si nous n’embarquons pas le 29, je renonce à mes projets et je rentre à Palmyre.

Pour entrer à la Mecque, il suffit d’être pendant deux ans bonne musulmane, ainsi l’ordonne le livre. Je serai donc dans deux ans en mesure d’y aller.

Soleiman a pris goût à sa nouvelle situation. Il se jette à mes genoux, me baise les mains, me supplie de patienter. Tous les jours il va se rendre à la compagnie pour hâter et activer les démarches nécessaires. Il fera téléphoner au Caire, à Suez. Il est d’un optimisme radieux. Il réussira.

En attendant, me voilà partie pour errer dans cette abondance de lieux saints qu’est Jérusalem. Je vais du Jardin des Oliviers au Mur des Lamentations, de la mosquée d’Omar au Saint-Sépulcre. J’en arrive à oublier ma nouvelle religion et j’entre voilée dans ce dernier sanctuaire pour m’agenouiller, en bonne catholique, devant les trois empreintes bordées de cuivre et laissées par les croix du messie Jésus et des deux larrons.

Prosternée, j’embrasse les traces divines, lorsqu’en me relevant j’aperçois la silhouette d’une dame d’un certain âge qui habite l’hôtel où nous sommes descendus.

Je l’avais remarquée et sentais qu’elle s’intéressait à moi. Son regard stupéfait me fit comprendre le fâcheux d’une situation à laquelle je ne pensais même pas. Les convictions de Zeînab étaient restées dehors, mais j’étais entrée au Saint-Sépulcre avec son costume. Je restai en prières, gênée et sentant le regard de cette amie inconnue peser sur mol. Je voulais éviter de lier conversation avec elle, car il m’était impossible d’expliquer des faits que je ne voulais dévoiler à personne. Je restai donc plongée dans mes prières. Mais la dame, Mme Amoun, restait là, aussi patiente que moi. Au bout d’un long moment, elle me posa la main sur l’épaule en murmurant :

— N’ayez pas peur, je ne vous trahirai pas.

Sa figure respirait la bonté et elle comprenait mon inquiétude. Voyant l’impossibilité de me soustraire à cette commisération, toute faite de sympathie, je me levai et la suivis en silence. Avant même que nous fussions sorties du Saint-Sépulcre, elle me chuchota dans cette pénombre favorable aux confidences douloureuses :

— Comment avez-vous épousé cet homme ?

Étrange façon d’entrer en matière… Mais la brave personne ne pouvait retenir son affection et son infinie curiosité. Répondre autre chose que la vérité m’était impossible. Mais je ne pouvais pourtant pas raconter la réalité. Je hochais mélancoliquement la tête.

La dame âgée et compatissante conclut :

— C’est la fatalité.

Je ne suis pas sentimentale, mais sa bonté et son angoisse visibles m’inspirèrent confiance. Je l’accompagnai sans rien dire. Elle me fit d’abord les honneurs de l’église. Puis nous descendîmes dans les souterrains et elle s’attendrit, aux lieux où la tradition veut qu’aient été exécutés certains martyrs. Nous pénétrons dans l’enceinte sacrée entre toutes, le Saint-Sépulcre.

J’ai relevé mon voile, selon le désir de Mme Amoun. Mais la vie est pleine de surprises paradoxales. Je me trouve, sitôt dévoilée, nez à nez avec des officiers aviateurs de Syrie. Je ne puis les éviter, car nous sommes sous la petite porte basse en marbre blanc, à l’entrée du tombeau du Christ, et il faut suivre la file. Les abordant carrément, je les charge de donner de mes nouvelles à mon mari quand ils iront à Palmyre. Ils sont visiblement fort surpris, ils s’imaginaient que j’étais embarquée pour la France et ils me retrouvent habillée en musulmane, aux lieux saints, suivie d’une vieille dame et d’un monsieur (son neveu) en tarbouche.

Mme Amoun me propose une promenade et je la suis. Elle ressemble à une de mes vieilles tantes de province et son neveu complète le tableau bizarre que nous formons. Il est vêtu à l’européenne, son tarbouche est la seule note orientale.

Cette fois, j’explique franchement à Mme Amoun ma situation avec Soleiman, mon désir de voyage et mon mariage blanc. Elle paraît sidérée à l’idée que je partage la chambre d’un Arabe inconnu dans le seul but d’accomplir un périple difficile.

Elle s’excuse de son propre étonnement et me demande :

— Vous n’avez pas peur de coucher dans la même chambre que cet homme ? Il a l’air si méchant, il m’effraie.

— Peur, mais pourquoi ? Le pauvre garçon est nonchalant et orgueilleux, mais sans méchanceté.

Elle persiste à juger Soleiman une « terreur ».

Je ne discute plus. On ne change pas l’opinion des gens.

*

PASSEPORT


À dater de ce jour, je pris tous mes repas avec Mme Amoun et son neveu dans la salle à manger de l’hôtel. Je renonçai à prendre mes repas, comme auparavant, dans ma chambre, pour ne pas attirer l’attention. Les curiosités s’usent.

Soleiman prenait des « mezzés »[2] dans la salle à manger, mais à une autre table. Il le faisait avant ou après moi, pour ne pas être humilié. Si j’arrivais avant son départ, il prenait en fumant son narguilé un air si extasié, qu’il semblait vraiment ne pas me voir. Dans ce cas, le neveu de Mme Amoun, M. Gabbour, le taquinait en le traitant avec un respect affecté et en lui parlant de ses nombreuses affaires. Il plaisantait sur la frivolité de sa « femme Zeînab ».

Peu après, on nous vaccina contre la variole, le choléra, le typhus et la peste. C’est de rigueur pour tous les pèlerins. M. Gabbour eut alors l’idée de demander, devant Soleiman, à voir les vaccins qu’on m’avait faits au-dessus du genou, ce dans le but de pousser un peu mon Bédouin hors de ses gonds.

La plaisanterie était d’assez mauvais goût, mais cela divertissait tellement M. Gabbour que j’acceptai. Nous dînons et faisons ensuite signe à Soleiman de venir prendre le café avec nous. M. Gabbour, avec sérieux et componction, commence à l’interroger sur la tribu dont il est émir, sur ses troupeaux et ses intérêts dans le désert. Soleiman mentait avec aisance et dignité. Il parla d’abondance de ses immenses troupeaux, des transactions de chameaux qu’il réalisait par milliers, et son orgueil s’épanouit largement. M. Gabbour le fait parler sans répit. Soleiman, grisé, s’en donne à cœur joie d’inventer des détails toujours plus mirifiques. Enfin, on le questionne sur les formalités à remplir pour partir :

— Tout est fini, on nous a vaccinés aujourd’hui.

Gabbour glisse sur la pente offerte.

— Zeînab aussi ?

Je réponds :

— Bien sûr, tenez, voilà justement la marque de mes vaccins ! Et, joignant le geste à la parole, je relève ma jupe au-dessus du genou…

Cette fois Soleiman voit rouge. Il se lève, hors de lui, et me prend par le bras. Nous rentrons dans notre chambre où il formule des plaintes et des reproches à foison. Il voit bien que je m’amuse souvent à ses dépens. Mais une chose pareille, en public, dépasse la mesure. Il pérore :

— Non seulement tu te promènes de nouveau dévoilée dans les rues, mais tu parles avec des hommes, avec des chrétiens, et tu montres une partie secrète de ton corps au regard de ces étrangers. On ne pourra comprendre que je supporte ça, notre subterfuge va être découvert et tu nous mets en grand danger. Puis son refrain habituel reparaît :

— Tu ne m’aimes pas du tout, tu te moques de moi, tu n’as pas confiance en moi.

Lasse et agacée, je lui explique :

— Tu m’ennuies, avec tes perpétuelles doléances. Je te dirai que tout le monde, à te voir comme tu es, me déconseille de partir en ta compagnie. On croit que tu vas me tuer dans le désert. Et pourtant, tu vois que je ne renonce pas. Si je n’avais pas confiance, partirais-je ? puisque bientôt, dans ton pays, nous serons seuls et tu pourras faire de moi tout ce que tu voudras.

Il est touché.

— Madame, tu dis vrai, pardon.

Tout ému, il s’avance pour poser un baiser sur mon front. Je le repousse vivement et il s’éloigne, mélancolique.

D’autres scènes, au surplus, se renouvellent sans cesse. Je lui reproche ce narguilé qu’il fume sans répit, dans notre chambre, en crachant et toussant constamment. J’ouvre alors les fenêtres, mais il veut les garder closes.

— Tu veux me tuer, dit-il. Ce n’est pas le narguilé qui me fait mal, mais le vent et le froid que tu laisses entrer.

Enfin, il cède et se couche, enfoui sous son kéfié et un monceau de couvertures. Mais j’étais, il faut bien le dire, perpétuellement irritée par sa mollesse insupportable. Il fallait de la ténacité et de l’activité pour mener notre projet à bien et nous avions des occupations constantes. Or il somnolait toujours. Il me fallait le secouer pour qu’il se souvînt d’une démarche urgente. Il répondait d’ailleurs aussitôt :

— Vas-y toi-même ! je suis tellement fatigué et tu es tellement plus habile !

Ces coups d’encensoir ne prenaient guère, d’autant plus que dans bien des circonstances je ne pouvais paraître sans risquer de sortir de mon rôle de Bédouine.

— Moi, fatigué, beaucoup, moi, répétait-il en français.

Et notre séjour se prolongeait ainsi à Jérusalem au delà des limites supposables. De telle sorte que nous fûmes bientôt à court d’argent. Nous avions combiné le côté financier de notre voyage avec beaucoup de soin. Pèlerins, nous ne pouvions emporter plus de trente livres chacun, c’est la loi. Mais nous avions fait à la Banque Misr, de Beyrouth, des chèques de vingt-cinq livres au nom de Soleiman et qu’il serait possible de toucher au Hedjaz. Lui seul serait en mesure de le faire là-bas, car la femme n’y a aucune capacité. En outre, nous avions remis une grosse somme d’or à un ami de Soleiman, à Damas. Nous devions retrouver cet homme à Oneiza, où il se rendait à chameau à travers le désert. Pour le moment, il fallait toucher de l’argent ici, sur les chèques à l’ordre de Soleiman. Comme le pauvre diable ne savait ni lire ni écrire et ne possédait même plus le passeport contenant ses empreintes digitales, il devenait indispensable de trouver deux témoins pour garantir son identité.

M. Gabbour consent à jouer ce rôle. Je m’habille à l’européenne pour signer comme second témoin.

Nous voilà à la Banco di Roma. Les formalités terminées, on pousse devant Soleiman une liasse de billets de banque. Mon Bédouin, qui n’a jamais vu cette monnaie, reste muet et immobile, se contentant de regarder fièrement autour de lui. Je prends l’argent. Mais les employés ne l’entendent pas de cette oreille. Ils demandent à Soleiman s’il m’autorise à détenir son bien. Tout le monde le regarde avec respect, M. Gabbour l’accable sans cesse du titre d’émir.

Alors, magnifiquement, Soleiman relève son habaye brun et or et, inclinant la tête de mon côté, articule en français :

— Secrétaire moi.

Le personnel de la banque en reste pantois. Quoi, un émir avec une secrétaire européenne et une suite, Mme Amoun, M. Gabbour, etc… Cela fait un tel effet qu’une heure après, cinq reporters envahissent l’hôtel pour connaître l’identité de ce prince fastueux. M. Gabbour, diplomatiquement, les congédie avec mille politesses. Et nous avons enfin la paix. Cependant, trois jours passent sans nouvelles de la Compagnie. Je téléphone à Suez qui répond : « Pas de passeport. »

Allons-nous sombrer si près du port ? Où est-il ? Il faut qu’il soit au Caire, puisque là seulement est un consulat nedjien. Téléphone encore, télégramme, affolement… Et, le surlendemain, alors que le désespoir commence à m’envahir, la Compagnie nous apporte la pièce tant désirée.

Il est neuf heures. Nous sommes au 28 mars. Un bateau quitte, paraît-il, Suez le 29. Le train pour Suez vient de partir. En auto on pourrait le rattraper à l’embranchement de Lidd. Il est vrai que, si nous avons le visa nedjien, il nous manque l’égyptien. Or une récente ordonnance du roi Fouad impose huit jours pour l’obtention du visa égyptien.

Un suprême effort cependant est possible. M. Gabbour, qui a des amitiés au consulat égyptien, consent à y accompagner Soleiman. On me tient au courant par téléphone des démarches et des pourparlers.

À onze heures moins le quart, le vent semble bon…

Je me précipite dans une voiture avec mes pauvres bagages, et accompagnée de la fidèle Mme Amoun. Nous attendons à la porte du consulat. Onze heures cinq… Le chauffeur monte relancer Soleiman et M. Gabbour. Onze heures vingt… Ils descendent en trombe, ça y est.

Mme Amoun saute à terre, Soleiman bondit dans l’auto ; la monnaie du visa, que me tend M. Gabbour, choît sans qu’on la ramasse et nous démarrons en vitesse vers l’embranchement où nous devons prendre, à midi, le train pour Suez.

*

SUEZ


Nous menons un train d’enfer, en moins de quarante minutes nous abattons les quarante-cinq kilomètres qui nous séparent de Lidd. C’est une course folle dans des tournants, des lacets, des descentes, à se rompre cent fois le cou. Soleiman en a mal au cœur.

Nous arrivons, le train siffle, il s’ébranle. Nous sautons en voltige sur les marchepieds du dernier wagon, des gens complaisants attrapent nos valises et Soleiman, ahuri, épuisé, tombe sur une banquette en soupirant :

— Madame, ma tête se décroche, comme tu me fatigues toujours.

Et il s’endort en murmurant : « Taben, cherol, fatigué, travail… »

Le trajet est long et monotone, du sable, toujours du sable, un paysage aride qu’égaient au début les kilomètres de plantations d’orangers impeccablement alignés, aux feuilles larges et si luisantes qu’elles semblent vernies.

C’est la colonisation juive qui règne ici. Seule, la patience de la race élue a pu lui permettre de transformer le désert et de vaincre une nature inexorable, devant laquelle des générations d’hommes avaient reculé. Une irrigation méthodique, savante, obstinée dans les déboires et finalement triomphante, a changé cette terre désertique en jardin. Les habitants sont groupés, le propriétaire ou le directeur de la plantation fait office de patriarche. Autour d’une ferme centrale, la main-d’œuvre est réunie dans de petites maisonnettes de tôle ondulée.

À chaque station, le nom de la ville est indiqué en hébreu, en arabe et en anglais. Des hommes et des enfants en guenilles offrent de magnifiques oranges sans pépins, des figues, du lait de chèvre en de petites urnes de grès noir, des œufs durs et aussi des fleurs.

Soleiman voudrait tout acheter, il est d’une maladive gourmandise. Je lui accorde parfois un de ces plaisirs, mais je voudrais cesser de le voir fumer pour qu’il ne crache plus. Heureusement le tabac sera interdit quand nous serons dans les pays où règne Ibn Séoud. Kantara, la douane. Supplice des voyages. Ce poste frontière est particulièrement désagréable. Tous mes amis et moi-même y avons toujours eu des ennuis.

Nous n’avons qu’un visa de transit, donc nous sommes suspects. On nous confisque l’argent que nous portons, avec promesse de nous le rendre à l’embarquement à Suez ! Ce n’est pas tout, il nous manque un vaccin, je n’ai jamais pu comprendre lequel. On nous mène au plus vite pour le recevoir. Nous cheminons deux kilomètres dans le sable entre deux infirmiers, pour être menés au médecin de la quarantaine. Il prend, en nous voyant, une énorme seringue complétée d’une aiguille géante. Et, comme j’avance la jambe, il fait signe qu’il veut commencer par Soleiman.

Mon mari-passeport reçoit la moitié du vaccin dans le bras, puis c’est mon tour. Je demande timidement s’il ne serait pas convenable de changer l’aiguille. Le médecin en tarbouche hausse les épaules, puis, l’opération faite :

— N’est-il pas ton mari ?

Il faut subir la fouille… On l’applique, je le sais, un peu partout, mais je n’y avais jamais été soumise. Dans une petite chambre, une grosse femme abandonne un tricot pour me palper et me tripoter sur toutes les coutures. Elle se déclare enfin satisfaite et touche avec respect deux « gris-gris » que je porte sur le cœur.

Nous passons le canal, nous voilà au Kantara égyptien. Soleiman rencontre des connaissances. Ce sont, au vrai, des amis d’amis d’amis…

On les croirait pourtant liés depuis des siècles. Nous prenons un thé réconfortant avec ces amis dont le nombre va croissant à chaque instant. On nous escorte en chœur au train avec des souhaits attendrissants jusqu’à notre compartiment, vingt mains cordiales nous passent nos valises et, lorsque le train s’ébranle, ce sont des gestes désespérés, comme si nous quittions des frères inséparables.

Voici Suez, cette fois. Il est minuit. Nous sommes exténués. Une seule idée surnage dans nos cerveaux las : dormir. Soleiman se fait accoster par une sorte de drogman, qui croit deviner le ménage à exploiter. Mon « mari-passeport », flatté de la considération qu’étale l’autre, se confond en salamalecs. Je voudrais expédier ce fâcheux. Mais il est trop tard. Soleiman lui a déjà demandé de nous conduire dans un bon hôtel. Sans nul doute, ce racoleur nocturne va nous mener dans un bouge, mais il se trouve heureusement, en tout cas, que ledit hôtel est devant la gare. Il se nomme l’hôtel Abassiade, et sa façade peinturlurée séduit Soleiman. Nous demandons au vieux Turc, gardien de nuit, qui s’étire en soufflant, une chambre à deux lits. Le poussah nous demande un prix fabuleux pour deux couchettes de fer, avec un seul drap et une couverture de laine rouge rugueuse comme une couverture de cheval. Nous nous arrangerons demain avec le patron ; pour l’heure, nous ne désirons que le sommeil.

Ni meuble ni table, dans notre logis, à terre une gargoulette d’eau, car les Arabes boivent n’importe quoi, n’importe quand et ils ont toujours soif. Soleiman se satisfait, disons qu’il m’a d’abord offert gentiment le goulot, il le fait rituellement et je refuse toujours. Impossible de bien se laver en pareil gîte, il faut aller au hammam, petite pièce cimentée, munie d’un réservoir pour ablutions. Pour nous Européens, sans baignoire et sans cuvette, le lavage est ainsi impossible. Mais les Arabes, entraînés à cette sorte de sport, s’en tirent beaucoup mieux. Nous nous couchons sans un mot. Soleiman s’endort comme une masse.

Le lendemain, dès l’ouverture des bureaux, je suis à la Compagnie de navigation, où un employé m’annonce que les renseignements donnés à Jérusalem sont erronés. Pas de bateau aujourd’hui 29. Le courrier le plus proche partira le 3 ou le 4. C’est un cargo qui sera à Djedda le 9 à l’aube. Ce qui nous permettre de rejoindre la Mecque avant midi.

Je suis navrée d’avoir trois jours à passer ici, j’eusse été plus heureuse de les vivre à Jérusalem avec mes si aimables amis.

Je fuis notre misérable hôtel. Port-Tewfik, où habite le personnel du canal, étale ses façades en bordure de la mer, à l’ombre de grands arbres. C’est la seule promenade ombragée de Suez. Une longue route droite de cinq kilomètres relie cette ville moderne à l’ancienne cité arabe. Au milieu passe la voie ferrée qui fait tout le jour la navette entre Suez proprement dite et Port-Tewfik.

Assise sous les tamaris et les eucalyptus, face à la mer, je lis la vie de Mahomet. J’accepte, un matin, l’invitation d’un marin qui m’offre de l’accompagner à la pêche. Je passe mes soirées avec Soleiman, nous nous donnons mutuellement des leçons de français et d’arabe. Il veut apprendre à lire sa propre langue ; chaque fois qu’il reconnaît une lettre, un rire fou d’enfant heureux le secoue. J’essaye tous les petits restaurants arabes, j’enlève mon voile selon les circonstances. Toujours en Européenne, je passe à la Compagnie de navigation, où, d’un petit air dégagé, je déclare :

— Je viens encore, vous le savez, chercher les billets de ce pauvre Arabe qui veut aller en pèlerinage avec sa femme bédouine, il n’arrive pas à se débrouiller seul.

Une fois, on me demande insidieusement si ce n’est pas précisément moi qui veux partir ? Je m’étonne.

— Vous n’y pensez pas, une Européenne ne peut entrer dans ces pays.

Et je m’en vais encore sans avoir les billets.

Notre dernière nuit de Suez comporte un incident comique.

Au moment de me déshabiller, Soleiman refusa de quitter notre chambre selon son habitude. Au milieu de la pièce, se croisant les bras, il me dévisagea avec autorité. Je sors immédiatement et commence à me dévêtir dans le hall de l’hôtel. Comme j’allais me trouver nue, Soleiman apparaît. Il est consterné et me prie de rentrer d’urgence pour éviter le scandale qu’il prévoit. Il s’excuse et me dit avec soumission :

— Ordonne, t’obéir sera doux pour moi.

Je suis contente d’avoir le dernier mot, il est utile que je sache d’avance les limites de ma puissance sur ce barbare. Mais cette nouvelle correction n’a-t-elle pour but que de me mettre plus en confiance, pour le temps où il sera mieux armé : chez Ibn Séoud ?

Il y faisait souvent allusion.

— Tu sais, lorsque nous serons à Oneiza, il faudra coucher dans mon lit.

— Tu connais mes conditions ?

— Oui ! mais là-bas, mon père, ma mère, les esclaves qui viendront nous porter de l’eau le matin devront nous trouver sur la même couche. Si on découvrait que tu n’es pas ma femme, on te tuerait et le roi me ferait couper le cou.

— Tu sais bien que vous n’avez pas de lit ; que je dorme sur le sol à un mètre ou plus près de toi, ce sera la même chose. Personne n’en verra plus long. Et puis, nous verrons sur place comment les choses se présenteront.

Soleiman était terrifié par la sévérité de la police d’Ibn Séoud, dans le Nedj.

*

MYSTIQUE


Nous avons les billets, le bateau est annoncé à Port-Saïd et, le lendemain à cinq heures, nous voilà sur le quai d’embarquement. J’ai repris définitivement, jusqu’à la fin lointaine de mon équipée, mon costume de musulmane.

De grands bateaux défilent avec lenteur, c’est qu’il y a une vitesse à ne pas dépasser, paraît-il, faute de quoi les bords, vibrants et ébranlés, s’ébouleraient

Une foule bigarrée nous entoure. Un Hindou d’allure et de costume étranges se joint à nous. Il est d’une minceur prodigieuse et long comme une ombre. On dirait à voir ses mains, que des araignées géantes sortent de ses manches. Il est vêtu d’une redingote bleu de roi à boutons d’or, fermée sur des pantalons bois de rose. Et ses pieds sont chaussés d’incroyables souliers rouge sang, assortis au tarbouche, également écarlate, que complète une tête de condor, au crâne parfaitement rasé. Ce costume sensationnel ne frappe pas tellement ici. Les couleurs et les vêtements de toutes sortes abondent, dominés par des coloris de pastel légers, aériens, portés par les Hindous.

Une « launch » du « Dandolo » aborde, battant pavillon italien. Nous embarquons, il n’y a guère autour de nous de choses méritant le nom de « bagages ». C’est bien plutôt un déménagement de romanichels : ballots cousus et sacs d’étoffe, paniers contenant batterie de cuisine, casseroles noircies, poêles, primus et autres objets sans gloire s’y entassent en un étonnant bric-à-brac… Toute cette ferraille chante la pauvreté de ce modeste monde.

Nous franchissons la passerelle qui conduit à bord. Nous voilà parqués comme du bétail, à l’avant. Nous prenons place parmi un amas de toile puant la graisse et le goudron, des treuils décrépis, des cordages usés. Il y a quatre jours de traversée. Il nous faudra vivre ce laps dans ce capharnaüm. Soleiman, bénévole, me conseille d’aller me joindre aux femmes. J’y vais, je tente de converser avec l’une d’elles qui me paraît accueillante. Vains efforts, je puis juste comprendre qu’une femme s’appelle Zeînab, comme moi. Mon homonyme est une grande bringue aux yeux chassieux et perçants, au teint mat. Elle est drapée dans un sari noir, brodé d’or, mais sale, dégoûtant, effiloché en bas et poussiéreux. Son enfant est dissimulé dans un sordide amas de chiffons. Comme je réponds affirmativement, au hasard, à une de ses phrases, elle me pose le bébé sur les genoux. J’ai horreur de ce paquet malodorant. Lui-même, peu en sympathie, se met bientôt à hurler.

Je le repasse à sa mère.

Mais les hommes soudain accourent, ils viennent d’apprendre que ce n’est pas là le bateau de Ceylan et tout notre groupe d’Hindous se précipite pour fuir par la passerelle. Seul, l’Hindou à la taille démesurée, à l’impressionnante maigreur, reste. Il est en première, mais passera toute la traversée auprès de nous.

Le « Dandolo » s’ébranle doucement. Je pars… ivresse…

Voici la fin du canal et la mer Rouge. Suez disparaît au loin, effacée dans la brume comme en mon souvenir.

On ne nourrit pas les passagers à bord. Nous sommes quatre, la manœuvre exige à tout moment que nous gagnions bâbord, puis tribord. Enfin nous voici sur les planches mal jointes de la cale de proue. Une tente, qu’on y dresse pour nous, nous met à l’abri des insolations. J’ai plaisir à cette traversée, en mer Rouge avec ces musulmans bizarres. Une des abayes neuves du trousseau de Soleiman me sert de matelas. Deux valises délimitent ma chambre à coucher… Provisions étalées, nous nous accroupissons tous en cercle et je quitte mon voile. Toute la traversée se passera ainsi.

J’ai des boîtes de conserves, du lait condensé, des confitures, de l’eau minérale, du fromage, des biscuits et des boîtes de cacao. Autant de merveilles.

Je recommande cependant à Soleiman d’être très sobre et me promets moi-même de manger le moins possible. Le jeûne du Ramadan n’a-t-Il pas été créé par raison d’hygiène et le Coran qui l’institue n’est-il pas notre guide ? Mais Soleiman voudrait garder son apparence d’émir. Il y a fait déjà des allusions innombrables, et notre gueuserie trop visible lui est extrêmement pénible. Je lui fais comprendre qu’on aurait tout de suite saisi notre réelle situation, si nous faisions les gens du monde. J’ajoute qu’il doit renoncer à ses prétentions, car il ne saurait les tenir longtemps. Il proteste.

Nos deux compagnons de pont se nomment respectivement : Ahmed et Mohamed.

Ahmed est un petit Yéménite malicieux, d’une étonnante vitalité, qui a été marin, dit son passeport. Il a vu la Chine, Londres et New-York. Partout il a eu, affirme-t-il, le beau rôle, et il piaffe constamment. Pour un peu, il prendrait le commandement du bateau. Il ne dit jamais rien de bête, et les matelots écoutent ses conseils… sans cependant les suivre. Son langage est un charabia surprenant, mélange de mots de tous les pays où il est passé. Soleiman ne comprend rien à ses réflexions, mais l’Hindou maigre et moi le suivons tant bien que mal. Il porte un costume original. Une pièce entière d’étoffe s’enroule sur sa tête, en un volumineux turban, et un drapage savant enveloppe son buste pour retomber en plis harmonieux sur ses genoux. Sa démarche est cadencée et élégante, il porte de très larges chaussures à bouts carrés, en velours rouge, de fabrication chinoise… Ainsi retenait-il déjà notre attention lorsqu’il véhiculait avec aisance, sur l’échelle d’embarquement, des sacs de légumes, du thé, et même un demi-mouton, l’Hindou l’ayant chargé de toutes ses commissions.

Mohamed, l’impassible et le silencieux de notre équipe, murmure toute la journée des sourates du Coran. Hors ces paroles rituelles, je n’ai jamais ouï sa voix.

Ce qui emplira les heures, ce seront les conversations religieuses avec le grand Hindou qui, j’ose le dire, me convertira vraiment. J’aime d’ailleurs le ce voyage inconfortable. La vie normale avec toutes ses facilités est lassante. Je hais la monotonie ; ici, je l’évite parfaitement. Ahmed prend d’autorité la fonction souveraine de cuisinier et maître d’hôtel. Il la remplira à merveille et il commence à m’offrir du thé dans un récipient chinois qui tient un litre… Est-ce la couleur locale, ou mon désir d’être heureuse partout ? Je trouve ce thé exquisement chinois, Ahmed me traite comme sa sœur, et me nomme « Zeînab » avec une simplicité délicieuse.

Mais, soudain, une ombre transparente s’arrête à l’entrée de la tente, salue d’un geste lent, noble, émouvant, puis s’assied devant moi. C’est l’Hindou, plus mince que jamais. Cette fois, un simple voile blanc ceinture son corps. Il m’inspire un sentiment intraduisible, étonnement, curiosité mêlée d’admiration, une sorte de fascination se dégage de lui. Tout de suite il parle de Dieu. Sa parole est calme, douce, prenante. Sa conviction est si absolue, si pénétrante que je suis émue profondément. Une contraction étreint ma gorge, il parle toujours. On croirait qu’il décrit un merveilleux paysage.

On se sent physiquement apaisé par la tendresse quiète et définitive qui s’exhale de ses paroles. Ce n’est pas sa logique qui me possède lorsqu’il me parle de la religion du Prophète, mais ses pensées sont si sincères, si absolues, qu’elles se transmettent télépathiquement Jamais je n’ai été semblablement remuée.

Soleiman, qui dort à moitié, selon son habitude, nous trouve très bavards. Nous parlons de l’éternité…

La langue que nous utilisons est l’anglais. Je ne le parle pas assez pour comprendre tout sans une exténuante application. Mais cet effort, qui m’hypnotise, joue son rôle dans le mysticisme qui naît en moi.

J’apprends mille choses. D’abord que tout est dans le Coran, y compris les meilleurs procédés de gouvernement. C’est en vérité une encyclopédie, un code, une loi administrative, politique et militaire. Voilà qui explique la similitude judiciaire, morale et politique de tous les pays musulmans sous tous les ciels.

Les principes juridiques et les lois qui en découlent, en effet, sont immuables. Le Prophète a établi ce que nul parlement, nulle monarchie, nul représentant des pouvoirs publics ne sauraient ensuite modifier. L’Islam entre dans le détail de la vie quotidienne avec une telle rigueur, que personne ne peut se libérer de ses prescriptions qui deviennent à la longue des réflexes.

L’Islam est une religion de soumission à laquelle nul ne songe à se soustraire. Son empreinte semble inaltérable, quoique l’on puisse observer quelques modifications dans les détails apportés par la civilisation occidentale dans ces pays. Ainsi au contraire de ce que l’on pourrait penser, le voile pour les femmes n’est pas une institution du Coran. Aïcha, épouse favorite de Mohamed, et sa fille Fatima prenaient part à des discussions avec les hommes ou même les suivaient à la guerre, le visage découvert. Le Coran dit simplement : « Les femmes doivent être modestes et couvrir certaines parties de leur corps (parmi lesquelles n’est pas mentionné le visage) et ne rien faire qui puisse attirer l’attention des hommes. » Ce n’est qu’après la mort du Prophète que la coutume de se voiler devint, pour les femmes, une obligation. Depuis quelques années, l’influence croissante de l’Occident a amené dans plusieurs pays de l’Islam, en Turquie par exemple et dans une certaine mesure en Égypte, la suppression du voile.

J’ai été frappée, dans toutes nos conversations et dans la connaissance plus approfondie qui en a résulté pour moi, des rapprochements qu’on peut observer entre le christianisme et l’islamisme. Le musulman croit, comme le chrétien, au ciel, à l’enfer, aux récompenses éternelles, au jugement dernier. Une différence assez importante résulte de la croyance musulmane en un dieu unique, entouré de prophètes, tels qu’Abraham, Moïse, le Christ, Mohamed, tandis que les chrétiens mettent les saints en collaboration avec Dieu, puisqu’ils leur adressent des prières et recourent à leurs intercessions. Aucun musulman ne s’adresse à Mohamed, toutes leurs prières vont directement à Allah.

Comme chez les catholiques, la religion musulmane recommande le pardon des offenses. Le meilleur est celui qui se réconcilie le premier.

Nous discutions religion, le soir, jusqu’au moment du sommeil. Pendant des heures, j’écoute l’Hindou me dire des choses qui me troublent infiniment.

La mer calme, le décor en quelque sorte abstrait, l’extraordinaire personnalité de l’Hindou me procurèrent durant ces quelques jours un repos moral absolu, un détachement complet des choses d’ici-bas, le bonheur parfait, s’il existe en ce monde. C’est difficile à analyser, mais je crois bien avoir trouvé là les seules heures de sérénité et de paix spirituelle complète que la vie m’ait apportées jusqu’ici.

L’Hindou, durant les deux années qu’il vient de passer à Londres, n’a consommé aucune nourriture préparée par des mains infidèles. Dans les pays de grande civilisation où cette observance est difficile, il ne mangeait que des fruits et des légumes crus.

Ici encore la sobriété s’impose, car Ahmed, malgré toute son habileté, ne dispose que de moyens de fortune. Son thé exquis et que nous consommons en grande quantité use radicalement l’appétit. Quelques marins aimables, la dernière journée, m’apportèrent un petit pain tout chaud. Il me parut succulent.

Nous faisions nos prières en commun, sous la direction de l’Hindou, qui les disait le premier, avec un recueillement et une sainteté qui l’enlevaient du monde. Celles d’Ahmed comportaient, par contre, une incroyable fantaisie… Peu s’en fallait que les borborygmes dont il les truffait ne me fissent éclater de rire. L’équipage, surpris, venait souvent assister à ces manifestations mystiques, certains nous entouraient de respect, d’autres d’ironie.

On avait fini par savoir sur le bateau que j’étais une Française, sous mon apparence bédouine. Officiers et marins venaient, d’occasion, lier conversation avec moi. Ils le faisaient en cachette, redoutant le fanatisme musulman. Le commandant m’offrit aussi d’user de sa salle de bains. Un jour, m’y voyant aller, Soleiman émit la prétention de s’en servir. Je le remis à sa place, et lui dis tous mes regrets de n’avoir pas épousé un type simple, malin et débrouillard comme Ahmed, il en eut un violent dépit.

Le directeur des salines de Massaoua, qui était là, et avec lequel je conversais parfois en espagnol, détestait Soleiman et le tenait pour un sauvage, effrayant sous son masque doucereux. Il voulut, sachant ce que je prétendais faire en Arabie, que je lui écrive de temps en temps, pour lui prouver qu’on ne m’avait pas tuée.

— Voici mon adresse, fit-il. Si, dans quinze jours, je n’ai pas de vos nouvelles, c’est que vous aurez été assassinée.

J’avais, je ne sais pourquoi, le sentiment d’une menace de mort sur ma tête. Mais ce ciel impassible, ce soleil accablant, cette mer lisse me portaient à l’accepter sans amertume et sans regrets.

La curiosité qui m’inspire le besoin de voyager et de changer sans répit d’horizons faisait sans cesse franchir à mon esprit les limites de la vie matérielle. L’inconnu de la mort me fascinait. Je n’appréhendais donc rien. Mais je me rendais compte que ma béatitude présente pouvait provenir d’une possible prescience de l’avenir et d’une intuition de cette suprême délivrance qui accompagne la divulgation du dernier secret. Chaque soir, accoudée au bastingage, sans désir et sans arrière-pensée, je regarde l’astre choir au lointain. Ma félicité morale est si intense que mon physique lui-même en est influencé. Bien-être total, immatériel… est-ce l’extase ?…

La réalité reprend toujours ses droits. Nous allons arriver à Djeddah, Ahmed s’occupe de nos costumes de pèlerins. Les bagages de l’Hindou sont, à ce sujet, notre ressource à tous. Soleiman va y trouver le tissu éponge pour ceindre les reins et couvrir l’épaule gauche en laissant nue l’épaule droite, ce qui est rituel en pèlerinage. La tête et les pieds doivent rester nus pour les hommes.

*

DJEDDAH


Djeddah, c’est la porte de l’Islam croyant. Celui qui se rend à la Mecque et que Djeddah reçoit, doit accomplir diverses obligations, toutes d’ordre religieux.

Il faut d’abord revêtir l’irham, tenue de pèlerinage, se raser, se couper les ongles et s’abluer le corps, cela crée un état de pureté physique comparable à celui moral qui doit, en religion catholique, suivre la confession et précéder la communion. Le pèlerin ne doit plus avoir de rapports sexuels, pas même toucher la main d’une femme.

Il doit aussi éviter de tuer n’importe quelle bête, y compris le parasite le plus lancinant. Il ne se coupera plus les ongles, ne se rasera plus, ni ne fera couper ses cheveux durant le voyage pour la Mecque. Il ne cueillera pas un seul brin d’herbe, ni une feuille, s’il veut rester pur ; puisque Dieu lui donne la vie, il lui devient interdit de la supprimer. Dans les lieux sacrés, chasser une mouche qui se poserait sur le visage est un péché. Les femmes en pèlerinage sont entièrement couvertes, de la tête aux pieds, d’un drap blanc ; deux trous pour les yeux sont seuls permis.

Ahmed trouve justement dans les valises de l’Hindou une vaste pièce de cotonnade. J’en fabrique un sac pour moi, et avec mes ciseaux je fais les deux orifices permis. Comme mes compagnons s’informent de ma tenue, je la passe avec un rire de triomphe, mais je ne vois alors que des visages désapprobatifs. Tous déclarent que je suis vêtue de façon inconvenante ; le bas du sac doit balayer la poussière et j’ai raccourci, pour qu’il me soit possible d’avancer, cette robe qui me gênait. Je lui restitue une longueur congrue et je dois percer le trou des yeux bien plus haut que je ne l’avais fait. Je ne sais si, maintenant, je verrai où je pourrai marcher, mais ce sera à la volonté de Dieu.

À l’aube nous voyons les bouées flottantes indiquant l’entrée dans la zone religieuse. Les prières commencent. Tout le monde remercie Allah pour la faveur prodigieuse que sera l’accomplissement du pèlerinage.

Comme Djeddah n’a rien qui mérite d’être vu en détail, nous décidons de prendre une auto à nous cinq afin de gagner la Mecque d’urgence. Il n’est que temps si nous désirons arriver aujourd’hui à la montagne sacrée d’El Arafat.

Mais ce sont là des décisions vaines et mes espoirs vont connaître un terrible démenti.

Il est cinq heures du matin, le bateau stoppe en pleine mer, loin de la côte. À la lorgnette nous entrevoyons Djeddah toute blanche, faite de maisons penchées.

Les façades sont chargées de « moucharabiehs » faits du bois des îles de l’océan Indien. Ce sont des apports de Javanais mahométans, qui ont ainsi acquitté le prix de leur visite aux lieux saints.

Autour de Djeddah, pas un arbre, pas un brin de végétation. C’est le désert. Là-bas, derrière quelques lointaines collines, se trouve la Mecque.

La rade de Djeddah est déserte presque toute l’année. Mais à l’époque des dévotions islamiques une activité énorme l’emplit. De grands paquebots internationaux y sont en ce moment ancrés. Dans ces navires sont arrivées toutes les races musulmanes du monde : Soudanais, Berbères aux yeux bleus, Hindous, Malais nègres, esclaves de tous les pays où il en subsiste, abondent. Proche la côte, une carcasse de bateau dit la catastrophe subie naguère par le paquebot Asia. Ahmed Muslem veut nous faire peur, en nous racontant que les officiers français de ce bateau furent exécutés par Ibn Séoud pour avoir par impéritie causé la mort de centaines de pèlerins. Il est vrai que la nouvelle est controuvée, mais j’entends Soleiman, pour racheter sans doute le crime d’avoir épousé une « roumi », dire que ce fut bien mérité.

Une vedette nous amène le capitaine du port et le docteur Yaya, pour les formalités d’usage. Ils sont tous deux en robe de tussor et kéfié[3] de voile. Le tout éblouissant de blancheur. Ils ont des escarpins vernis et portent des chaînes d’or. En ce lieu, tous deux donnent une impression de richesse et de raffinement.

Disons que Djeddah, qui est soumise à Ibn Séoud, roi puritain du Nedj, fut conquise par lui en 1926. Jusque-là le Hedjaz avait été soumis à Ali Hussein, frère de Fayçal, ancien roi d’Irak. Ibn Séoud possède en tout cas à cette heure les neuf dixièmes de l’Arabie et s’apprête à prendre le reste.

Reprenons notre histoire… Le commandant, ayant fait les examens nécessaires et accompli les formalités classiques, fait défiler les pèlerins devant lui ; les hommes passent, puis moi, seule femme, assez loin derrière. On nous ordonne de nous embarquer sur la vedette. Je m’y accroupis à l’avant. Le docteur Yaya, à son tour, interroge tout le monde : « Quel est ton nom, ton pays, es-tu marié, est-ce ton premier pèlerinage ? »

Mohamed répond qu’il est né à la Mecque et rentre tout simplement chez lui, où il finira sa vie en prière…

L’Hindou, toujours en extase, répond poliment mais à peine. Les autres, Ahmed et Soleiman, sont plus exubérants. Ce dernier se fait remarquer par ses stupidités :

— Je viens de me marier à une Française que je ramène de Syrie.

Le docteur lui demande lentement s’il pense que sa femme saura s’habituer à la vie d’Oneiza.

— Bien sûr, il le faudra, ne doit-elle pas me suivre partout ?

Je suis pendant ce temps sur les charbons ardents, je contiens ma colère et semble ne pas avoir entendu.

Mais le docteur Yaya se tourne enfin vers moi. Il s’exprime en un français parfait :

— Vous êtes Française ?

— Je le suis, ou plutôt je le fus.

— Pensez-vous rester longtemps dans ce pays ?

— Je viens surtout le visiter et faire la connaissance de mes beaux-parents d’Oneiza. Ensuite, dans trois ou six mois au plus tard, nous repartirons.

— Comment supporterez-vous cette existence ?

— J’ai déjà mené la même vie en Syrie avec les Bédouins. J’aime cette vie primitive et patriarcale.

— Comptez-vous accomplir le pèlerinage ?

— Certes, ce sera une grande joie pour moi, musulmane d’hier, d’approcher du sanctuaire d’Allah et de recevoir ses grâces. Je serai fière de porter alors le titre de Hedje Zeïnab.

Yaya se renferme dans une glaciale impassibilité.

On accroche parfois un récif de corail et l’hélice cale. Mais enfin nous arrivons et débarquons.

À la douane, le docteur Yaya me demande courtoisement de le suivre. Les hommes m’attendent pour prendre au plus vite le chemin d’El Arafat.

Je monte avec le médecin une série de petits escaliers verts, puis j’entre dans une grande salle, meublée d’un bureau sur lequel est posé un téléphone.

Une digression ici, car le mélange d’extrême civilisation et de simplicité primitive qui caractérise ce pays surprendra le lecteur.

Le roi Ibn Séoud, d’une intelligence surprenante, est ennemi de la trop grande civilisation en soi, mais il en prend les inventions utiles à ses desseins de chef omnipotent qui veut être partout et rapidement obéi.

Chez lui, le tabac et l’alcool sont interdits. Pris à boire de l’arak, des Arabes ont été condamnés à six mois de prison, plus cent coups de bâton le premier de chaque mois… On parle là-bas du vin comme d’une drogue malfaisante et odieuse.

Par contre, l’auto et le téléphone y sont d’un usage courant.

Je ne suis pas inquiète en ce moment, mais curieuse. Le docteur Yaya s’assied à son bureau et continue à m’interroger. Je fais au mieux pour éviter tout faux pas.

Enfin, il se tait. Je pense qu’il veut passer une visite médicale et j’offre de me dévêtir. Il semble étonné. Je demande s’il veut examiner mes vaccins.

— Mes compagnons, dis-je enfin, m’attendent pour commencer le pèlerinage.

Il m’offre alors une tasse de thé et, en me regardant droit, articule lentement qu’il craint de ne pouvoir me laisser partir.

Je l’interroge avec émotion sur la raison d’un pareil obstacle.

— C’est que tu es Française.

— Je suis Nedjienne par mon mariage, musulmane aussi. Je dois suivre mon mari partout.

— Tu as raison en cela, mais la loi demande à tout nouveau converti de pratiquer deux années l’Islam avant d’entrer à la Mecque.

— Comme Nedjienne je peux aller à la Mecque sans même être convertie, l’ignores-tu ?

Cependant, le médecin ne veut rien décider. Il a téléphoné au sous-gouverneur de Djeddah qui ne veut, non plus, accepter aucune responsabilité. Le roi, les ministres et l’émir de Djeddah sont partis à El Arafat. Il sera impossible de les rejoindre et d’avoir une décision avant trois jours.

La conversation est terminée. Le docteur Yaya conclut que le sous-gouverneur, seule personne qui aurait pu permettre mon départ, s’y oppose absolument, jusqu’à nouvel ordre.

— Tes amis sont maintenant partis vers la Mecque. Ton mari a dû les suivre, me dit-il, à la fin.

Le sous-gouverneur se méfie visiblement de moi. C’est qu’un seul infidèle, faufilé parmi des milliers de pèlerins, annule toutes les grâces du pèlerinage et pour tous. Je voulais me passer du consulat de France. Je n’ignore pas, en effet, par expérience, que les personnages consulaires n’ont partout qu’une idée : celle d’arrêter les désirs de leurs ressortissants, pour éviter les complications qui en résulter pour eux.

Mais il faudra bien y avoir recours.

Je demande au médecin de me faire conduire chez le consul de mon pays.

Il me répond froidement :

— Jamais ! Musulmane, tu ne dois plus avoir aucun rapport avec ces gens-là.

J’ai commis une terrible gaffe.

J’essaie alors d’obtenir d’aller à l’hôtel. Je voudrais retrouver un peu de ma liberté compromise.

La réponse est inflexible.

— Une femme musulmane ne doit pas aller seule dans un hôtel.

— Où vais-je aller puisque, selon toi, tout m’est interdit ?

Il me prie de patienter et recommence à téléphoner.

Je ne sais ce qu’il dit, ni à qui. Mais je comprends qu’il cherche un harem pour me loger. Enfin il termine en disant que la famille du sous-gouverneur m’accepte et qu’on va me mener chez lui.

Sous escorte, je pars dans un dédale infini de petites venelles en terre battue. Elles sont identiquement étroites, sombres et désertes. C’est que tout le monde est au pèlerinage. Nous voici devant une porte monumentale, encadrée de lanternes pendues au mur et pareilles à deux réverbères. La porte est grande ouverte, comme dans toutes les maisons arabes de Djeddah. Une nuée d’esclaves et de domestiques, accroupis, attendent le visiteur ; ils sont vêtus avec fantaisie, les uns de robes courtes, les autres de robes traînantes aux manches si longues et évasées que, pour travailler, certains ont relevé leurs bouts pointus, noués sur la nuque. Leur tête à tous est rasée. Ils portent soit un kéfié, soit un petit bonnet de toile blanche, en cône, « kofia » qui tient par miracle sur l’occiput.

Le sous-gouverneur attend sur une marche de l’escalier, vêtu de blanc, avec un kéfié de voile uni.

Dans chaque région de l’Islam, les kéfiés ont un caractère particulier : à Bagdad, par exemple, le tissu, au fond blanc, porte des carreaux rouges ou noirs en relief. Ici, il est plus fin et simple.

L’homme a de grosses boucles noires autour du visage, très mat et brun. Son air dès l’abord est doux, mais extrêmement sournois. Sans un mot, d’un simple geste, il m’invite à monter. Les marches sont hautes et la pente raide. Je me trouve enfin au troisième étage, dans une petite pièce close par un moucharabieh. Je m’affale à côté d’une très forte femme. Je suis enfermée dans son harem.

*

LE HAREM


Je me trouve dans une pièce sans meubles. Devant le moucharabieh, cependant, est une sorte de large marche, recouverte d’un vieux tapis : le divan. Dans les murs, des niches sans symétrie. Là sont entassées de nombreuses couvertures et rangés de minuscules verres. Car la coutume au Hedjaz est de boire sans cesse le thé. De pareils récipients me changeront du verre d’Ahmed qui contenait un litre… Les couvertures sont pour la nuit. La grosse femme me reçoit cependant et incline la tête avec une évidente gravité. Elle se touche le front et articule quelques mots que je n’entends pas et auxquels je ne saurais répondre. Mais elle fait un geste qui éclaire, si je puis dire, ma religion. Elle veut me faire enlever ma vêture de pèlerinage, le sac blanc qui me recouvre en totalité.

J’hésite sur la conduite à tenir, puis, après avoir refusé, je ne sais pourquoi, je consens. Me voilà donc en petite tenue. J’attends anxieuse et énervée, ce qui va m’advenir d’inattendu et que je redoute un peu.

Il est à peine dix heures du matin. Des esclaves femmes entrent. Elles rient, me montrent du doigt et viennent me toucher comme un animal inconnu. Elles veulent aussi vérifier si je suis une femme comme les autres… Elles jacassent ensemble, bruyamment et vertigineusement Leur arabe est si différent de celui de Syrie que je n’y comprends autant dire rien. Le temps passe très lentement. C’est déjà la vie de harem, et j’attends. Quoi ? Dieu seul le sait. J’ai mal à la tête et je meurs de faim. Enfin, vers trois heures du soir on m’apporte, dans une assiette, un liquide gras et aigre, où nagent des herbes vertes. C’est immonde et je n’en peux rien avaler malgré mon désir. Heureusement que le thé est bon, mieux même, exquis. Et j’en bois autant qu’on m’en offre. Souvent… L’énorme femme sort et revient sans cesse. Il est visible qu’elle désire m’être agréable et fait de son mieux. Constamment elle répète en criant, ainsi qu’un refrain, la formule si connue :

Enta mabsout ? ana mabsout.

(Es-tu contente ? si oui, je suis contente.)

Je ne réponds d’abord rien. Il est trop certain pourtant que cela m’agace, puis, exaspérée je crie :

— Mais non, je ne suis pas contente. J’ai mal à la tête, on m’a séparée de mon mari et je ne puis aller au pèlerinage.

Malesh, répond-elle à son tour. Ce qui signifie à la fois, qu’y faire ? et tant pis ! Je suis, ajoute-t-elle, encore plus fâchée que toi. Voilà dix ans que je n’ai pas manqué une seule visite aux lieux saints.

« Or, cette année, le devoir était de rester, mon gendre ayant gardé sa femme à Djeddah avec lui. »

Elle m’explique avec des mines d’importance qu’elle est la belle-mère du sous-gouverneur, Ali Allmari. Mais, comme il a déjà perdu quatre femmes, elle n’ose plus quitter sa fille. Elle n’en veut pas moins me faire sentir et partager son mépris pour Djeddah, ville misérable, sans confort, sans cinéma, sans photographe.

Car à Bassorah, son pays d’origine, elle a connu tous ces raffinements de haute civilisation. Ici, sur ordre du roi, aucune distraction moderne n’est autorisée au Hedjaz ou au Nedj. Et, par respect pour le Coran, dont une phrase condamne les reproductions matérielles de la nature, la photographie même est interdite.

Tous les hommes qui commandent ici sont Wahabites, comme le roi, qui à la tête du mouvement a chassé la famille du chérif Hussein. Le Wahabisme date de la seconde moitié du xviiie siècle. C’est une doctrine dont le but est de rendre à l’Islam sa pureté primitive. Il écarte notamment le culte des marabouts, si cher à notre Afrique du Nord, et tout ce qui paraît réveiller le vieux culte d’Ève, dont le prétendu tombeau était naguère à Djeddah. Ce tombeau de la mère des hommes a donc été détruit par ordre d’Ibn Séoud.

Et, même devant le tombeau du Prophète, le visiteur doit s’abstenir de toutes les démonstrations qui ressembleraient à la dévotion d’un culte seulement réservé à Allah.

Au demeurant, Ibn Séoud obéit plutôt qu’il ne commande à ce puritanisme âpre et dur. Il le fait certes observer, mais avec un réel libéralisme. Et même c’est le reproche qu’il encourt constamment de la part des Wahabites de stricte observance : celui d’opportunisme. Car un puritain trouve toujours plus puritain que lui, et un de ses grands vassaux, Fayssal Ed Daouich, chef de la tribu des Moutayr, s’est justement soulevé contre Ibn Séoud, voici trois ans, en façon de protestation contre l’opportunisme du roi. Ce personnage agressif et ascétique avait, en cas de victoire, décidé de livrer la Mecque au massacre et au pillage pendant trois jours. Après quoi, les survivants se seraient réunis pour faire en public amende honorable de leurs péchés…

Si on voit là comment Fayssal Ed Daouich aurait traité les plus fidèles de ses coreligionnaires et la cité la plus sainte de l’Islam, « la mère des villes », on peut deviner comment il pensait agir à l’égard des Européens…

Par chance, Ibn Séoud l’a vaincu et mis à l’ombre depuis deux ans au fond d’un silo.

Or il me faut dire que Soleiman appartenait justement à la tribu des Moutayr, « Oiseaux de proie ». C’est la plus sauvage du centre du Nedj.

Ces réflexions ne sont faites que pour rendre le roi du Nedj sympathique, par contraste avec les sanguinaires « hommes purs » qu’enfante le royaume.

Ibn Séoud est un homme de premier ordre, qui s’impose à l’admiration universelle par son intelligence, son énergie et les règles de vie pure qu’il suit fidèlement.

Pour en revenir à ma grosse amie, elle se nomme Kadija. On ne l’appelle noblement que Sett Kébir, ce qui signifie Grande Maîtresse, elle descend du chérif, et elle insiste pour que je me rende un compte exact de cette merveilleuse filiation.

Je veux lui être agréable et avoue reconnaître sa grande noblesse. Elle continue en m’expliquant sa parenté avec Ali Hussein, l’ancien roi du Hedjaz. Maintenant que tout le monde est rassuré sur mon compte et que les esclaves m’ont bien contemplée à leur aise, c’est le tour des femmes du harem d’accourir me voir. La fille de Sett Kébir est la première. Elle porte une robe de mousseline blanche, à rayures satinées. Ses belles mains pendent le long de son corps. Très pommadés, ses cheveux tombent en longues tresses des deux côtés de la tête.

Elle suit avec minutie le code de la politesse hedjazienne, me prend la main, la porte à son front et la baise enfin. Elle se nomme Fakria, elle est l’épouse du sous-gouverneur. Âgée de seize ans, elle est mariée depuis huit années.

Elle a d’ailleurs une fillette de six ans qui la suit, tenant par la main deux jolies enfants à figure chétive et à peau transparente. Ce sont les filles d’une épouse disparue d’Ali Allmari. La dernière du défilé des femmes est Mousny. Alors que beaucoup d’autres sont presque difformes de graisse, aucune n’est si mince et si parfaitement faite que cette négresse. Son costume d’intérieur apparaît charmant : un petit gilet très serré sur les reins, en mousseline de coton, laissant transparaître des seins ravissants, avec des pantalons bouffants, dont l’ampleur est ramenée par derrière.

Son air est vif, Intelligent et attentif. On devine qu’elle se reconnaît une supériorité sur les autres femmes noires. Elle est le résultat d’une faiblesse du sous-gouverneur pour une esclave. Toutefois, fille reconnue, elle a désormais droit aux mêmes égards que toutes les autres. Elles se réunissent en demi-cercle devant moi, et échangent des propos qui en d’autres temps m’amuseraient :

— Comme elle a de petits yeux !

— Et ses mains, qu’elles sont minuscules !

— Quelle étrange peau blanche !

— A-t-elle le cœur musulman ?

D’autres curieuses se sont jointes maintenant au cercle qui m’entoure et incitent les femmes du sous-gouverneur à douter de mon cœur. Mais le sujet de la curiosité qu’on me porte change. Ce qui les intéresse c’est de savoir si je suis faite comme elles dans tous les détails de mon corps…

Elles s’approchent en souriant et me palpent avec une simplicité lascive, si minutieuse que, dégoûtée et furieuse, je les repousse vivement. Plus tard, devant l’insistante curiosité de l’une d’elles, la voisine Selma, je lui casse même le poignet en me défendant, ce qui fait toute une affaire, car le genre d’indiscrétion qui m’a fait réagir ne peut être avoué aux hommes.

La journée s’achève lentement. Sett Kébir, à qui je dis ma lassitude et mon besoin de dormir, m’indique noblement le sol, comme une châtelaine qui vous mènerait dans la belle chambre d’amis…

Je regarde mélancoliquement ce tapis mince et usé. Les esclaves portent quelques couvertures. Dans cette même pièce, plusieurs autres femmes vont dormir aussi. Je m’allonge enfin, exténuée. D’autres en font autant, mais il en est qui se réunissent dans un angle. À la lumière d’une lanterne elles vont bavarder toute la nuit. À deux heures du matin, comme le fait tout l’Islam, Sett Kébir se lève et fait ses prières et ses ablutions.

Moi, je ne bouge pas, mon désarroi est trop grand.

À l’aube, je m’éveille, brisée de courbatures, la tête lourde et plus épuisée que la veille. À neuf heures, les esclaves apportent l’el fatour, petit déjeuner constitué de pain fait à la maison, de fromage blanc de chèvre aigre et sale, sur lequel, aujourd’hui, les lettres du journal qui l’a enveloppé sont imprimées, puis d’oignons, de poireaux crus, avec les racines et les tiges vertes, qu’il faut commencer à manger par le haut, et enfin des haricots blancs, recouverts de beurre de brebis rance (semen).

Le pain affecte la forme d’une galette ronde, peu levée, faite de farine d’orge et d’eau de mer.

Difficile d’avaler ces horreurs.

Ensuite je demande à me laver.

Mais Fakria, avec une sorte d’ironie, déclare tout de même gentiment que le hammam commun ne doit pas être assez convenable pour mon usage.

Elle me fait alors monter dans le sien, qui dépasse les limites du confort courant : il y a, de fait, un seau d’eau de mer et un seau d’eau douce, avec le petit bol qui sert à s’arroser le corps…

Car, qu’on ne l’oublie pas, l’eau qui a touché les parties inférieures du corps ne doit jamais venir en contact avec les parties supérieures.

La loi musulmane, qui ne badine pas, exige effectivement que je commence à me verser de l’eau sur les épaules, puis le ventre, puis les cuisses et enfin sur les pieds. Se laver, ce qui s’appelle se laver en Occident, devient ici, avec ce rituel obligatoire, un problème des plus ardus.

Je m’en tire au mieux et, lorsque je reviens, Sett Kébir me dit avec onction :

— Il paraît que tu as de nouveau commis un péché !

— Pourquoi cela ?

— Une esclave t’a observée par la lucarne de la porte. Or tu ne t’es pas lavée selon le rite. Et puis, il y a quelque chose de grave…

— Mais quoi donc encore ?

— Tu n’es pas épilée.

Je sursaute, elle continue.

— Oui, et nous nous demandons comment ton mari peut te tolérer ainsi, car tu n’es pas une vraie musulmane.

Je devine que les mots ne traduisent pas dans toute leur intensité le scandale que je viens de causer. Mais, comme je suis étendue sur le divan, espérant la paix, je les vois toutes, après un conciliabule religieux, s’approcher de moi, et demander à voir…

Une indignation les prend devant le vivant blasphème que constitue ce système pileux… et elles se mettent aussitôt à l’œuvre, pour me faire rentrer dans la règle : avec des pinces et au besoin leurs doigts, avec un sirop de sucre qui durcit et forme un bloc qu’on arrache d’un coup avec les poils…

Elles me font un mal atroce et leur fièvre est si grande, leur désir d’aboutir d’urgence si ardent, qu’elles m’enlèvent la peau.

Je me défends mal, en leur disant que leur idée de mêler la religion à de telles bagatelles est strictement ridicule. Puisque la foi est dans mon cœur, les poils de mon corps n’y changent rien. Vaines protestations, je n’ai plus la force de batailler ; d’ailleurs je comprends qu’il ne faut pas me faire des ennemies de ces femmes ignorantes, naïves et d’une si originale pudeur.

Alors, avec un rasoir, je termine l’opération commencée par tant de moyens si douloureux. Sett Kébir me demande insidieusement si Soleiman est en ce point semblable à moi. Je réponds oui, et je devine alors que j’ai porté au prestige de mon mari un coup définitif.

— Enfin, ne parlons plus de tout cela, fais-je, je vais me laver à nouveau.

Je retourne au hamman. J’y utilise encore de l’eau douce. Elle est coûteuse, car il n’y en a pas une goutte à Djeddah. Le roi a fait venir des machines à distiller l’eau de mer. Elles fonctionnent jour et nuit et l’eau obtenue est vendue dans des tanakés ou bidons d’essence de dix-huit litres. On vous apporte cela au réveil, comme le laitier vous apporte votre lait en France. On verse cette eau dans des réservoirs situés à l’entrée de chaque harem, et la note se paye en fin de mois. Cette toilette terminée, Fakria veut bien reconnaître que je ressemble à toutes les femmes de harem d’Orient. Elle va me faire les honneurs de la maison. Nous circulons librement car les hommes sont à la Mecque.

Au rez-de-chaussée et au premier sont de vastes salles pour les réunions d’hommes, « Mejless ».

Au second, des appartements, bien entendu sans meubles, servent de chambres d’amis. Les amis peuvent d’ailleurs être des inconnus de passage.

Le harem occupe le troisième. Au quatrième demeure le sous-gouverneur de Djeddah. Un luxe inouï (tout est relatif) s’y étale : un lit de fer avec sommier et matelas… Il n’y pas de draps, car Ali Allmari ignore l’emploi de ces objets.

Mais il y a aussi une armoire avec deux glaces.

Au dernier étage se trouve la terrasse qui couvre toute maison arabe.

C’est, en somme, le seul lieu où les femmes puissent se tenir libres et dévoilées, au grand air. Les terrasses servent même de trait d’union entre les harems. Les maisons sont si rapprochées, en effet, qu’on peut converser de l’une à l’autre et même passer des objets.

On peut échanger des propos de maison à maison à travers les moucharabiehs, car les harems sont tous au même étage, afin d’éviter le moindre rapport entre homme et femme d’une maison à l’autre.

Ma vie prenait peu à peu un nouvel aspect, sans grâce et amollissant comme est l’existence même de la femme orientale. Mais je n’avais pas la vocation. Au bout de deux jours, n’en pouvant plus de cet internement, je demandai à sortir pour acheter des tissus, afin de m’habiller comme les autres femmes. Car je n’avais rien d’autre que la robe noire portée, sous le sac blanc, lorsque j’arrivai à Djeddah.

Sett Kébir, calmement, me répond que tout le monde est à la Mecque et que les souks sont clos. J’insiste ; elle me promet de me faire accompagner, quand l’esclave aura fini de balayer. Ensuite, il faut que la vaisselle soit lavée, puis c’est le déjeuner, la chaleur, la nuit. Je suis évidemment séquestrée, malgré les ménagements dont m’entoure la courtoisie arabe. Je médite sur le moyen de sortir en cachette. Mais je ne suis jamais laissée seule. En outre, quatre ou cinq esclaves gardent la porte d’entrée.


*

PALAIS ROYAL


Rien à faire, il faut attendre le retour encore incertain de Soleiman.

Mais, ô surprise ! Voilà qu’un matin Sett Kébir vient me dire que nous allons sortir ensemble. Je suis étonnée. Ensuite, je pense qu’il me faut de l’argent. Je vais en demander au sous-gouverneur.

Il me donne, contre quelques livres, un monceau de monnaie hedjazienne. C’est que la livre anglaise vaut vingt réals, et le réal vingt krouchs. Or une tasse à thé ou tanaké d’eau se vend une krouch. Cette monnaie, on le voit, a un gros pouvoir d’achat, puisque par exemple un mètre de tissu vaut de deux à quatre krouchs.

Nous sortons. Nos vêtements d’intérieur sont couverts d’une jupe noire et d’un petit collet semblable qui recouvre la tête. Il maintient aussi le double voile de crêpe georgette noire cachant le visage. Ce collet, faisant pèlerine, tombe jusqu’aux hanches et dissimule les mains. Car on ne peut montrer ses mains sans pécher. Moi, sans y penser, je laisse pendre mes bras et Sett Kébir en est indignée. Des esclaves nous font cortège et nous guident, car aucune des femmes d’Ali Allmari ne connaît, pour s’y diriger, le dédale des venelles de la ville.

Nous quittons Djeddah par la porte de la Mecque et côtoyons la mer.

Sett Kébir me fait voir alors une immense maison blanche avec véranda centrale et douze fenêtres de façade, munie de contrevents verts, comme l’est une grande villa de banlieue parisienne. C’est Koseir el Ardar, qui appartient à Ali Allmari et sert de logis au roi Ibn Séoud, quand il vient ici. Le mobilier est une propriété de souverain.

Nous pénétrons dans ce palais par une immense porte cochère. Nous traversons vite le bas, qui est réservé aux hommes, comme d’usage.

Au premier, nous tombons dans un grand patio, dont les murs et les colonnes sont peints en vert. Le sol est dallé de carreaux noirs et blancs, sur lesquels je m’écorche sans cesse, ils sont mal joints et nous sommes pieds nus à l’intérieur.

On me montre avec dévotion la chambre à coucher royale. Les femmes sont convaincues, ainsi que les esclaves, que jamais de ma vie je n’ai rien pu voir d’aussi beau.

Je ne puis retenir ma gaîté devant un lit de métal argenté avec une glace ovale à la tête et des lampes électriques aux quatre montants. Un ciel de lit, également argenté, laisse tomber des rideaux de tulle à broderies mécaniques. Le matelas est sans drap. Et ce faste cocasse donne une idée du mélange auquel aboutit l’initiation de l’Europe en Orient. Dans un angle, une vaste armoire à glace, complétée d’une commode assortie, puis de chaises et de fauteuils recouverts de peluche d’un ton vert vif.

Nous allons ensuite voir la chambre de l’émir Fayçal, le fils d’Ibn Séoud, qu’il convient de ne pas confondre avec Fayçal, roi d’Irak, dont on connaît la fin tragique.

On y trouve, comme dans une devanture de marchand de meubles, une armoire à deux glaces, un lit verni en ronce de noyer, une commode, et sur tout cela une profusion de bronzes, conçus dans le style le plus « Arts décoratifs 1925 ».

Le mobilier du salon a été acheté dans un grand magasin de Constantinople. Fauteuils, chaises et canapés sont de bois doré, recouverts de lamé bleu et or. Les indigènes, qui n’ont jamais rien vu d’aussi splendide, sont littéralement sidérés devant ces choses éblouissantes.

Des fils électriques pendent dans toutes les pièces. Je demande à Sett Kébir si on va nous offrir, en plus, une illumination.

Elle répond, indignée :

— Tu n’y penses pas. La maison courrait risque de brûler. On ne tente ces folies que durant le séjour du roi.

Ce qui me frappe, ce sont les fenêtres sans moucharabieh, avec des volets à l’européenne. Comme nous ne pouvons regarder par les fenêtres, de peur d’êtes vues par les hommes, nous nous réunissons, dévoilées, dans le patio.

La visite est terminée, je pense que nous allons bientôt repartir. Mais on nous apporte un grand samovar et des plats contenant des mets divers. Il y a là des courgettes sans saveur, coupées et cuites à l’eau, de la viande de mouton, du riz et des bamias (cornes grecques), doux et gluants, accompagnés d’une sauce brune ou à la tomate. Nous mangeons comme il sied, en prenant de la main dans le plat les morceaux consistants, et nous épongeons la sauce avec des morceaux de pain…

C’est d’ailleurs ainsi que mange le roi, accroupi à terre avec sa suite.

J’admire cette simplicité biblique, mais m’en accommode mal. Au demeurant, je me salis sans cesse, avec la sauce ou par la chute des morceaux de viande, que je ne tiens pas assez fermement. En sus, je me brûle, car tout a été présenté bouillant. C’est que je voudrais me servir avant que tout le monde, y compris les esclaves aux mains sales, ait trempé ses doigts dans les plats…

Je dis bientôt n’avoir plus faim, car je suis écœurée de les voir toutes triturer et manipuler ce qu’elles m’offrent avec affabilité.

Voici enfin la nuit. Nous allons donc rester au palais, et peut-être y passer plusieurs jours, ce, sans changer de linge, ni de robe. Nouveau supplice. Je proteste à l’idée de coucher par terre, quand à côté nous avons le confortable lit du roi, et je demande alors à Sett Kébir si sa petite-fille Lotfia ne pourrait pas y dormir en ma compagnie.

Cette proposition, qui me semble pleine d’innocence, entraîne l’indignation générale.

— Ce serait, crient-elles toutes, un immense péché.

Cela ne me paraît pas certain et je discute, en alléguant que le sous-gouverneur couche bien dans la chambre de Fayçal.

Mais elles disent que le fils d’un roi est un personnage en somme secondaire. Il n’est pas seul de son genre, et l’on doit imaginer quel protocole serait indispensable s’il fallait tenir pour gens dignes de respect majeur les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants des trois cents femmes d’Ibn Séoud…

Je vois qu’il faut renoncer à mon intention. Tout ce que je propose scandalise ces pauvres femmes simples, perdues dans des préjugés d’il y a six mille ans. Je ne vis que dans le péché, et, comme tous gestes, toutes paroles, tous actes sont régis par la loi religieuse, je ne remue pas le petit doigt sans impiété.

Un exemple : la main droite est faite uniquement pour manger, et la gauche pour se laver. Péché (haram) de l’oublier…

Il faut avoir les ongles carrés, se les limer en amande : haram.

Mais Allah est miséricordieux. Sans quoi je serais mille et mille fois damnée.

Le lendemain, comme le bruit de notre présence au palais s’est répandu, des amies de mes amies accourent nous rendre visite. Elles sont habillées de façon fort divertissante : sur le pantalon et le classique petit gilet d’intérieur, elles ont passé des robes princesse, très ajustées, et traînant à terre ; les robes sont blanches et leur donnent l’air de premières communiantes périmées.

Les grandes élégantes portent de la soie artificielle de nuance vive, jaune et bleu pâle, surtout.

Toutes plient sous les bijoux d’or : des bracelets aux bras et aux chevilles, des bagues à tous les doigts de pied, des chaînes aux anneaux massifs, des colliers et des boucles d’oreilles.

Pour sortir, elles ont des bas tirebouchonnés, et de médiocres souliers vernis ; elles relèvent, alors, sur les hanches, la robe de couleur qui se recouvre de la classique jupe noire…

La tête est à nouveau voilée et la petite pèlerine abrite leurs mains. Les petites filles sont, en réduction, habillées comme les femmes. Même robe princesse, un petit mouchoir de soie est fixé sur le cœur par une épingle, et elles sont couvertes de bijoux-jouets, légers et dorés. Leurs chapeaux sont des toques de pages, avec la plume classique. Mais elle sert à chasser le mauvais œil…

Tous ces costumes arabes, robes ou pantalons, comportent des métrages énormes de tissu. C’est qu’étant donné la chaleur, il faut éviter de porter des vêtements ajustés, qui seraient plaqués par la transpiration. Pour la même raison, on enlève bas et chaussures à la maison, et on vit pieds nus dans tous les harems.

Les enfants des deux sexes restent avec les femmes jusqu’à dix ou douze ans ; ensuite, les garçons les quittent et n’ont plus de contact avec elles. Et, pour éviter les rencontres entre sexes différents, à l’intérieur des harems, on frappe dans ses mains dès qu’on circule dans les escaliers, de telle sorte que les esclaves masculins se retirent en hâte. Un code complet régit ces claquements de mains.

Je passe la journée du lendemain à regarder, par la fenêtre, la mer et les légations.

Leur groupement, qui a sa raison d’être, car, il y a dix-huit ans, tout le personnel, même indigène, du consulat de France, a été massacré, me produit une grande impression.

C’est un petit coin de civilisation où les pays les plus divers fraternisent au milieu de l’ambiance étrange. Tous ceux qui ont des ressortissants musulmans ont un consulat ou une légation. J’en aperçois neuf, que je reconnais à leur drapeau.

Voici : l’U. R. S. S., la Hollande, la Perse, l’Angleterre, l’Italie, l’Égypte, la Turquie, l’Irak et, enfin, je distingue le consulat de France, encore inconnu pour moi, et qui, jusqu’à ce moment-là ne m’inspirait que de la méfiance, tant je craignais encore de nouveaux déboires avec les fonctionnaires que mes expériences de Syrie m’avaient appris à mépriser.


*

TÉLÉPHONE


Je regarde toujours le consulat de France, les yeux m’en piquent. L’angoisse me prend de mon isolement. Je me vois de plus en plus séquestrée. Un désir fou me saisit de rétablir un trait d’union avec les miens, et d’avoir là un moyen de me faire comprendre, ce qui devient de plus en plus difficile dans ce harem. Maintenant, malgré tout, je me demande si je ne trouverais pas dans ce mystérieux consulat une source de réconfort. Mais comment prendre contact et le prévenir de ma présence à Djeddah et de ma séquestration ? Toutes mes tentatives de sortie ont échoué. On se méfie, en effet.

Voilà que j’aperçois un appareil téléphonique au bout du patio ! Trait de lumière. Je demande à Fakria, qui paraît surveiller le téléphone, l’autorisation de m’en servir.

Elle répond :

— Il est cassé.

Je n’insiste pas. Le même jour, vers midi, j’entends la sonnerie. On m’en interdit simplement l’usage, avec la souplesse et l’étonnante puissance du mensonge poli et souriant qui caractérise les Orientaux.

Je décide d’employer ce téléphone, coûte que coûte, et guette avec soin le moment favorable.

Vers quatre heures, tout le monde fait la sieste. C’est la minute à choisir. Je m’approche silencieusement de l’appareil.

L’angoisse me fait haleter, je bredouille en arabe le mot « consulat », en le prononçant de diverses façons, pour être comprise à coup sûr. J’ajoute : « Français : françaoui, françaouiyé », et je sens que je tiens enfin le mot de passe.

Une voix répond et questionne.

Je dis en français, le cœur battant :

— Je voudrais parler à M. Maigret.

Au bout du fil il y a une surprise évidente. Je suis crispée par la peur. Et, sans perdre de temps en explications, je bégaie hâtivement :

— Venez à mon secours. Vite. Une Française est prisonnière au palais du roi à Koseir el Ardar…

La voix murmure :

— Je suis le fils de M. Maigret. Je vais aller vous chercher ; mais j’ignore où est le palais.

— C’est une grande maison blanche, avec des volets verts, bâtie sur le sable en bordure de la piste de Médine.

Puis j’entends des pas et des voix. Je raccroche. C’est Fakria qui me demande ce que je fais.

Je hausse les épaules :

— Je contemple le téléphone, cela m’amuse.

Puis je vais regarder par la fenêtre à travers les volets. Le temps passe, je deviens nerveuse. Je m’avise de dire maintenant, en manière de défi, que, morte ou vive, nue ou habillée, je me rendrai bientôt au consulat français. Elles prennent un air de pitié, comme devant une folle :

— Comment ferais-tu, puisque tu ne connais même pas le chemin ?

Je réponds que j’ai vu le drapeau français par la fenêtre, et je saurai bien, sachant la direction, trouver la route. Me voyant si entêtée dans cette révolte, elles courent prévenir le sous-gouverneur. Il arrive aussitôt, et me dit avec courtoisie que Soleiman m’a confiée à lui. Il ne peut donc prendre la responsabilité de permettre à une femme musulmane d’aller rendre visite à des chrétiens.

Je le comprends mais rétorque :

— Peu importe, j’ai des difficultés à éclaircir au consulat, et je ne puis te les expliquer en arabe. Il me faut donc y aller. Au surplus, j’ai fait un arrangement avec Soleiman, dont il a dû te parler ; il doit me laisser toujours très libre ; j’irai donc là-bas.

Alors, le sous-gouverneur me formule son entière interdiction. Je lui révèle immédiatement, pour passer outre, que j’ai téléphoné au consul, qui m’attend. Si je ne vais pas à son rendez-vous, il sera mécontent et viendra me chercher.

L’argument est de poids, et porte. Les consuls ont, en effet, un très grand prestige près du roi. C’est ainsi que les esclaves battues menacent d’aller se plaindre aux consuls sans même savoir lequel… Et, lorsqu’elles partent en courant, on ferme les portes, on s’accroche à elles, on les prie de rester jusqu’à ce qu’elles y condescendent enfin avec hauteur… Elles savent d’ailleurs fort bien qu’affranchies, elles n’auraient plus aucun moyen de vivre.

Mais ce simulacre usé produit cependant toujours son petit effet. Il est vrai que les esclaves mâles ont parfois accompli cette menace jusqu’au bout. Les consulats de France ou d’Angleterre les ont fait repartir pour leur pays d’origine.

Le sous-gouverneur sent la situation délicate. Il se décide enfin, et m’accorde d’aller au consulat de France, accompagnée de deux esclaves. Mais je dois promettre que je serai de retour dans une demi-heure. Me voilà partie et j’arrive à la légation. C’est une grande bâtisse en pierre. L’édifice est surmonté par une petite plate-forme en bois couverte, à laquelle on accède par une sorte d’échelle.

Les fenêtres sont en moucharabiehs. Une vaste entrée. La porte principale est bardée de fer. Contre les murs, de longs bancs de bois sont à la disposition des pèlerins qui attendent le visa de leurs passeports pour rentrer chez eux.

M. M… me reçoit fort aimablement. C’est un homme charmant, extrêmement intelligent, aux idées larges et nettes. Il est surpris de l’étrange situation qui est la mienne en ce moment. Il me déconseille même, si je le puis, de pousser plus loin mon voyage.

Il m’avertit gravement qu’une fois au Nedj, dans l’intérieur des terres, aucune intervention ne lui serait possible.

Il me dit encore l’effrayante difficulté de traverser le désert du Hofouf, où les sables mouvants ont enseveli tant de caravanes. Que les réserves d’eau soient mal calculées et c’est la mort inévitable.

Je lui expose mes buts : aller à la Mecque et à Médine, en auto, puis, à pied, en caravane, à Oneiza. C’est le centre de l’Arabie, où règne la tribu des Moutayr, et j’y trouverai la famille de mon mari. Après un repos de quinze jours, je voudrais enfin entreprendre la traversée du désert du Hofouf, mille kilomètres, jusqu’au golfe Persique, où je veux pêcher les perles. Le beau-frère de mon mari Soleiman exerce ce métier là-bas, aux îles Bahreïn. Le consul a sans doute raison de me dire les difficultés de mener tout cela à bien. Mais je ne changerai pas ma décision. Je dis que Soleiman est à la Mecque.

J’attends son retour. Si nous avons la permission du roi, nous tenterons alors la réalisation de mon plan.

Je donne au consul l’adresse de mes beaux-parents à Oneiza. Si je n’ai pas reparu dans six mois, il pourra s’informer de mon destin.

L’entretien est terminé, je prends congé. Mon retour au harem se fait sous d’heureux auspices. Je ne ressens plus l’angoisse de l’isolement et me sens tout à fait rassurée.


*

VIE DE HAREM


Et les jours continuent à courir. J’use l’heure. Sett Kébir, avec laquelle je bavarde longuement, fait apporter tous ses bijoux rangés dans une horrible petite valise à soufflets, comme en emploient les médecins de campagne.

Elle l’ouvre dignement et je vois apparaître une multitude de petites boîtes et flacons de pharmacie, dans lesquels sont rangés ses trésors. Dans une boîte à biscuits, que lui a offerte le consul d’Irak, se trouvent de gros bracelets pour les chevilles ; les anneaux sont toujours par paires, un pour chaque membre.

Les bagues ont pour écrin une boîte à cirage, puis ce sont des perles baroques, de grosseur moyenne, enfilées en grosses torsades, et retenues par un seul cordonnet qui sert de fermeture dans le dos. Dans une boîte à pilules purgatives, des séries de boucles d’oreilles en or massif sont très ouvragées.

La situation sociale d’une femme étant fonction de l’importance et de la valeur de ses bijoux, comme je n’en ai aucun, ce qui est incompréhensible pour une jeune mariée, ces pauvres femmes ont beaucoup de mal à se faire une opinion de mon rang.

Le sujet de l’amour physique est inépuisable ici dans la conversation ; on s’interroge sur les parties intimes des maris, sur leur manière de procéder, et principalement sur la jouissance que nous, femmes, en éprouvons. La plupart m’avouent qu’elles sont plutôt dégoûtées par ce petit jeu, mais qu’elles sont obligées de s’y soumettre sans aucune récrimination possible puisque c’est leur seule raison d’être.

J’imagine que leur sensibilité est atrophiée parce qu’elles se marient trop jeunes et que le premier acte ne leur fait éprouver que de la douleur, les hommes étant violents et passionnés. Elles en parlent pourtant sans arrêt, et ne dédaignent pas les plaisirs qu’elles peuvent se procurer entre elles ; ces pratiques, affirment-elles, sont très répandues au Hedjaz. Elles m’interrogent sur mes habitudes intimes. Leurs rapports sexuels doivent être plutôt violents, à en juger par les ecchymoses dont est couverte Fakria quand elle revient d’une partie de plaisir avec Ali Allmari. Elle en est assez fière et les montre avec satisfaction.

Sett Kébir ne cesse de parler de Taïf, le seul endroit du Hedjaz où il y ait de la verdure et de l’eau courante. Elle croit m’éblouir et me faire entrevoir des paysages inconnus et inimaginables. Je lui raconte que chez mes parents, à la campagne, nous avons une immense route d’eau (plus large que leurs rues) qui ne tarit jamais, bordée de prairies et d’arbres à l’infini, et que d’ailleurs toute la France est un grand jardin.

Sett Kébir éclate de rire, et me répond, croyant évidemment que mon patriotisme me fait imaginer ces descriptions fantastiques :

— Si la France était telle que tu nous le dis, ce serait plus beau que le paradis d’Allah. Tout le monde voudrait y vivre.

On n’imagine pas combien ma conversation est limitée avec des êtres qui n’ont jamais vu les objets les plus familiers de notre vie courante d’Occident.

Un des autres sujets de conversation tourne autour de l’élégance de leur toilette. Elles sont, en effet, d’une coquetterie inimaginable. Chaque ablution est un prétexte de changement de robe. Elles revêtent aussi bien une robe de soie très habillée à huit heures du matin, qu’une petite robe de calicot à six heures du soir. Fakria, la grande favorite, apparaît dans une nouvelle toilette trois ou quatre fois par jour. Et elle ne vient pas comme une personne qui veut passer inaperçue, mais en attendant, sans un mouvement, les bras pendants, le ventre en avant, les compliments de l’assemblée, qui n’oublie jamais de s’exclamer sur sa beauté et son élégance, tout comme si elle la voyait dans cette robe pour la première fois.

Pour égayer un peu ces journées si longues et si monotones, je leur esquissai un jour des pas de fandango, de valse, de charleston, au plus grand bonheur de ces malheureuses, qui n’avaient évidemment jamais rien vu de semblable. Elles me demandèrent, par la suite, de recommencer tous les jours, et même plusieurs fois par jour. Je devenais une attraction.

Il me vint alors l’idée de les distraire en leur apprenant des jeux d’enfants : colin-maillard, le furet, des rondes, des farandoles, des exercices d’assouplissement. Avisant une vieille corde qui traînait par terre, je me mets une fois à sauter : l’exaltation générale devient à son comble. On appelle le sous-gouverneur pour qu’il puisse assister à une chose aussi extraordinaire. Il se pâme de rire, avec tout son harem.

Lui reparti, les femmes sont déchaînées et poussent des cris hystériques, les enfants hurlent, tout le monde se met à courir, nous montons sur la terrasse, dans une farandole effrénée dont je prends la tête. Le harem fait bientôt un tel tapage que les policiers et les soldats de la caserne voisine sont obligés de venir, au bas du palais, pour rétablir l’ordre et le silence.

C’est un nouveau scandale, mais nous nous étions au moins bien amusées…

Les femmes, très agitées, se mettent ensuite à taper sur de vieux tanakés vides, en faisant un vacarme effroyable. Puis Mousny, la jolie négresse, se met à danser. Elle danse pendant des heures, les femmes scandent éternellement la mesure, en poussant ces cris arabes, à la fois monotones et lugubres. Mousny, exténuée, s’écroule en sanglotant comme un animal traqué ; je me précipite à son aide et lui demande ce qu’elle a. Elle n’arrive pas à me répondre à travers ses pleurs. Sett Kébir me dit simplement : « Ne t’en préoccupe pas, c’est l’âge. » J’avais une grande sympathie pour Mousny, et, comme j’avais promis à Soleiman de lui acheter une femme, je pensais la demander en mariage pour

Le Major S. Chef de l’Intelligence Service en Palestine

Soleiman Dikmari de la tribu des Moutayr, « Oiseaux de proie »

Porte de la Mecque à Djeddah

Tour funéraire de la vallée des Tombeaux aux environs de Palmyre

Zeïnab bent Maksime (Madame d’Andurain) et son nouvel époux, Soleïman à Haifa

mon mari. Je n’étais pas très sûre, d’ailleurs, que cet homme, pétri d’orgueil, consentît à épouser une mulâtresse, même fille d’un sous-gouverneur. Quand j’en parlai aux femmes, elles mirent plusieurs jours à comprendre que ce n’était pas une plaisanterie. Étant jeune mariée, je devais normalement, à leurs yeux, être jalouse. En vérité, on remarque actuellement au Hedjaz une tendance en faveur de l’épouse unique, et il leur semblait extraordinaire que moi, seule femme de mon mari, je lui en offrisse une seconde.

J’entamai donc la discussion du prix à payer, et, après des heures de marchandage, j’offris de Mousny cinquante livres or, somme qui semblait convenir. Sett Kébir en parla au sous-gouverneur, et je lui en reparlai à mon tour.

Après de longues discussions, dans lesquelles il répondait toujours : « On verra demain », je croyais déjà que c’était chose faite, ravie d’avoir trouvé un dérivatif aux idées viriles de Soleiman, quand Ali Allmari m’annonça tranquillement, un matin, qu’il l’avait promise à un de ses cousins. Je regrettai Mousny, si pleine de charme et de joie de vivre.

Derrière le palais, le long de la mer, s’élevaient quelques huttes en tiges de roseaux.

On me dit que les nègres à vendre étaient là.


*

ÉCLAIRCIES


Soleiman, retour de pèlerinage, vient me saluer et m’apprend qu’il n’a pu voir le roi à la Mecque, pour lui demander la permission de m’amener à Oneiza. Sa Majesté devant venir à Djeddah sous peu, il ne reste plus qu’à attendre. Je répète à Soleiman qu’il n’est bon à rien. En huit jours n’avoir pu approcher Ibn Séoud !

Sabour, Sabour, me dit-il sans cesse. Patience.

Ce qui ne fait que m’exaspérer encore un peu plus. Car, comme tous ceux de sa race, il n’est jamais pressé.

Les femmes me proposent de m’installer au second avec mon mari, mais je leur réponds que je préfère de beaucoup rester avec elles au harem, si elles le veulent bien. Sett Kébir semble très touchée de mon attachement, mais elle ne peut évidemment en comprendre le vrai mobile. Elle en profite pour me taquiner sur mon peu d’enthousiasme à l’égard du devoir conjugal. Soleiman, vexé, ne passa aucune nuit chez le sous-gouverneur, et je n’ai jamais su exactement où il couchait. Il venait me saluer tous les matins, et montait l’escalier en criant : « Zeînab », après qu’un esclave eût tapé dans ses mains. Pour la première fois, il abandonnait l’appellation de « Madame ». Je descendais alors au second où nous nous entretenions de nos projets de voyage. Il me faisait régulièrement un petit cours sur ce que je devais ne pas faire et ne pas dire au harem, et il semblait prétendre à une autorité maritale que je m’efforçais de limiter. Je sentais, en outre, qu’il me mentait perpétuellement. Ainsi, il m’annonça un jour qu’il avait rencontré dix pèlerins de Palmyre dont l’un était la sœur d’Ahmed, mon cuisinier. Je le suppliai de me l’amener afin de lui confier un message pour ma famille. Comme il ne put jamais me la faire voir, j’en conclus que son histoire était fausse.

Il me dit également avoir trouvé à la Mecque l’homme à qui nous avions confié les cent livres pour les porter à Oneiza. Je lui demandai donc de me rendre l’argent, mais il me répondit :

— Je lui ai dit de continuer sur Oneiza, de manière à ce que nous trouvions cet argent en arrivant.

Nouveau mensonge, puisqu’il était revenu avec des dettes du pèlerinage. Il avait même dû emprunter à notre ami l’Hindou.

Enfin, il m’annonça un jour qu’il s’était arrangé avec une caravane pour traverser le désert.

Le roi étant à Djeddah, la ville entière est pavoisée de drapeaux, et de banderoles aux couleurs nedjiennes, vertes et blanches, mettent de la gaieté dans cette cité sévère.

Le canon tonne chaque jour.

J’envoie Soleiman voir le souverain, en lui faisant mettre ses plus belles « naouls » vertes et or, en lui donnant un kéfié neuf.

Peu sûre de lui, je décide en même temps, mais sans qu’il le sache, d’y aller de mon côté et je pars, non sans difficulté, en auto, accompagnée de Lotfi, garçonnet de douze ans et fils de Sett Kébir qui lui a recommandé de prendre grand soin de moi…

Le palais où habite le roi appartient à Soleiman Abdallah, ministre des Finances d’Ibn Séoud et, d’ailleurs, cousin de mon estimé mari Soleiman. C’est une vaste construction bleue, complètement isolée au milieu des sables, sur la route aux profondes ornières, qui mène à la Mecque.

De part et d’autre de l’entrée, une longue file de nègres monte la garde. Leurs robes rouges sont brodées d’or et doublées de violet, aux manches et dans le bas.

Ils sont droits, imposants, uniformément de très haute taille.

Ils ont pour arme des sabres d’argent gigantesques, dont la pointe recourbée s’appuie sur le sol et dont la garde leur vient à la poitrine.

Toute la couleur, toute l’allure de cette royauté hedjazienne est dans cette vision polychrome.

On n’a certainement jamais vu de femme venir seule ici, et une nuée d’hommes se précipitent sur moi en m’apercevant. Lotfi, ému, reste dans l’auto qui s’est arrêtée à une certaine distance. Je fais connaître à ceux qui m’entourent avec des politesses grandioses mon désir de parler au roi ou à un de ses ministres. On appelle le « préfet », Aboued Taa, kaimacam de Djeddah. Il arrive. C’est un Arabe très maigre, avec un nez en bec de toucan, qui fait songer à certaines momies du musée du Caire. Il me conduit dans un salon. Là, un homme de Syrie me demande en très bon français le but de l’audience que je sollicite. Là-dessus, le ministre des Affaires étrangères arrive. Il se nomme Fouad Hamza. Je lui explique qu’ayant épousé un Nedjien, c’est sans nulle raison qu’on m’a arrêtée à Djeddah. Je viens donc solliciter du monarque la permission de suivre mon mari dans sa famille à Oneiza, en passant par la Mecque et Médine.

Le ministre sort pour transmettre cette demande.

Il reste peu de temps et revient me dire que Sa Majesté est extrêmement occupée en ce moment. Mais Soleiman n’a qu’à présenter lui-même ma requête. Le roi le recevra aussitôt.

Je connais malheureusement la fainéantise de Soleiman, ainsi que les détours de cet esprit empli d’arrière-pensées. Je confirme donc que je désirerais parler moi-même au roi pour savoir avec précision les limites de ce qu’il autorise et interdit.

Fouad Hamza m’assure que tout sera expliqué comme il faut à Soleiman… et qu’il n’y aura de ce fait aucune chance d’erreur. Ibn Séoud a déjà toutes ses audiences prises aujourd’hui, il ne peut me recevoir. Je le comprends puisqu’il vient d’arriver, mais je discute toujours, et voudrais un rendez-vous pour plus tard. Fouad Hamza, sans marquer d’impatience, mais pour en finir, m’apprend alors que la loi musulmane s’oppose à ce que le roi voie une femme en dehors de ses épouses.

Je manifestai l’espoir qu’il ferait une exception pour moi, une étrangère :

— Vous êtes musulmane, et vous avez cessé d’être étrangère, fait le ministre avec un geste vif…

Cette fois l’audience était bien terminée, je quittai le palais avec regret. En sortant, je jetai un coup d’œil admiratif sur l’étonnante garde, or, écarlate et violette.

Soleiman, que j’avais pensé trouver au palais ou sur la route, était resté introuvable. J’espérais ensuite qu’il serait à la maison, et mon désir était de l’expédier d’urgence voir le roi. Je ne le trouvai nulle part, et tout le monde ignorait où il avait pu se rendre. Durant sa visite matinale du lendemain, il me dit, mentant encore, qu’Ibn Séoud n’avait pu le recevoir : « Blagueur, tu n’y es pas allé. Fouad Hamza t’a fait chercher inutilement. Va, maintenant. Sa glorieuse Majesté t’attend. » Il part.

À onze heures, M. M… me téléphone pour m’inviter à déjeuner. Il ne voulait pas qu’une Française passât par Djeddah sans être reçue à la maison de France. J’accepte, on le devine sans peine, et je dis à Sett Kébir que je pars pour le consulat.

— Tu n’as pas honte ! s’exclame-t-elle, de voir ainsi sans cesse des chrétiens « nosranis ». Quelle est ta pudeur, pour oser parler ainsi librement à des hommes ! Si tu ne changes pas, tu ne deviendras jamais une bonne et vraie musulmane.

Je rétorque :

— Je serai musulmane comme les femmes de Turquie et d’Egypte, que je connais fort bien, et qui sont encore bien plus émancipées que je ne le suis ici.

Elle se tait. Je mets mon voile et ma belle ceinture d’or, trouvée au souk de Djeddah, puis je quitte le harem, suivie de mes esclaves : Ahmed est en robe de couleur feu et Choukry en vert pippermint. Le déjeuner est très animé. Il y a là des Français de l’Afrique du Nord venus pour le pèlerinage.

Hamdi bey, le vice-consul, homme de grande prestance, fait les honneurs. C’est un ancien cadi du département d’Alger. Il est décoré de la Légion d’honneur. J’ai un plaisir extraordinaire à cette atmosphère : des assiettes, des couverts, des maîtres d’hôtel, des mets français, du champagne… Il faut avoir vécu comme je vivais depuis ma séquestration pour savourer tout cela dans sa plénitude.

Tandis que je me laissais aller à la joie de me trouver dans cette ambiance, M. M… m’invite pour le lendemain, jour de Pâques, à déjeuner sur un des bateaux français qui sont en rade. La raison me dit de refuser. Mais la prudence, en ce moment, se tait dans mon âme heureuse et j’accepte. Bien entendu, lorsque je rentre, et annonce cette nouvelle, la consternation règne chez les femmes.

Sett Kébir me fait en vain la morale, « sa morale ». Tout ce qu’elle obtient de moi c’est que Lotfi m’accompagnera.

Je flaire bien qu’il viendra pour me surveiller, pour voir comment je me tiens avec les « nosranis ».

Tout semble se passer fort bien en ce jour de Pâques. Il y a grande fête à bord du bateau sur lequel j’arrive, avec les membres de la délégation française, le ministre d’Irak et celui de Perse, retrouvés dans la vedette qui m’y amène.

Le déjeuner est très gai, la cuisine et la cave sont excellentes : du foie gras truffé et du champagne figurent au menu. La conversation est animée, particulièrement brillante, malheureusement mon plaisir de causer en français me fait oublier le danger de parler trop librement.

Le ministre de Perse ne cesse de me répéter que je dois être plus prudente dans mes paroles. Comme je lui réponds que peu m’importe, il me réplique sans détours :

— Si vous n’avez pas peur pour vous, vous pourriez au moins vous inquiéter de ceux qui vous entourent.

Il craint que je ne compromette Ali Allmari. Évidemment, il croit à la présence d’espions partout.

Après le déjeuner, tout le monde se met à jouer au bridge et au poker. J’en profite pour me promener sur le pont. La mer est bleue, d’un bleu inconnu dans nos pays… La surface de l’eau est si calme que l’on s’étonnerait à peine si l’on voyait les gens y marcher.

Un gramophone joue des fox-trot, probablement les derniers succès de Paris. Ce contact de civilisation m’est agréable et je danse un peu. J’ai l’impression d’être à un bal costumé, sur quelque yacht de la Riviera, surtout à cause de mon étonnant costume, qui n’est ni tout à fait arabe, ni hindou, ni évidemment parisien. Mais je vois arriver à bord des Arabes à mine de conspirateurs. Ils semblent venir pour une visite de courtoisie.

Mon danseur me chuchote alors :

— Ce sont des espions. Les bateaux en rade, contre l’habitude internationale, ne sont pas reconnus comme territoire étranger. Le roi peut, selon son gré, exercer une surveillance et il faut son autorisation pour mouiller ou appareiller.

Lotfi, désemparé parmi ces Européens, à la fois sévères et amicaux, séduisants et dédaigneux, voudrait bien partir. J’ai de la peine à lui faire admettre que les usages et la politesse réclament ma présence ici jusqu’au départ du consul, par qui j’ai été amenée sur ce bateau. Nous quittons le bord vers cinq heures. Mais c’est pour aller prendre un « whisky and soda » sur un navire anglais. Les fauteuils y possèdent un confort vraiment britannique. La musique de danse est entraînante, la journée se termine bien.

Nous rentrons au harem à huit heures ! M. M… m’y accompagne, vu l’heure si tardive en ce pays.

À travers les « moucharabiehs » du troisième étage, les femmes m’ont guettée avec une ardente curiosité. Sett Kébir accourt me demander qui m’accompagnait. Je dis simplement :

— C’est le consul de France.

Mais ces femmes d’Orient ne comprennent rien à notre vie. Elle a vu M. M… se lever dans l’auto, me baiser la main, quitter son casque, s’incliner. Ces signes de déférence lui semblent inexplicables. Et elle répond avec une ironie amusante :

— Es-tu folle ? Un consul va-t-il se déranger pour une simple femme comme toi !

Mais elles ne sont pas au bout de leurs surprises.

Car un mot de M. M… m’est apporté par une esclave. Il me dit que la partie de chasse prévue à bord du navire anglais, pour le lendemain, est remise. Par contre, dès l’aube, un coup de téléphone de M. M… fils remet l’affaire sur pied. Il m’annonce qu’une auto va venir me prendre. Stupeur, ahurissement emplissent le harem. Dans cette existence monotone, oppressante et triste, où la vie est une sorte de perpétuelle somnolence, j’apporte la révolution. Je pars en auto le long de la mer.

C’est un spectacle étrange que celui de cette étendue, aussi plate et nette. Nous roulons pendant une heure sans un changement dans le paysage, comme si nous étions restés au même endroit. Nos fusils semblent une plaisanterie, pas la moindre trace de gibier. Une immensité nue, toujours plus nue. Seules, quelques crottes de chameau oubliées (car les Arabes les ramassent soigneusement pour faire du feu) témoignent du passage d’une vie animale. Renonçant forcément aux gazelles, je propose un bain, dans cette mer si attrayante, doublement attrayante pour moi, après les ablutions du harem, qui sont plutôt une peine qu’un délassement. La chaleur est torride.

Quel délice que ce bain !

Je rentre avec l’espèce de certitude, cette fois, qu’on peut, au vrai, s’accommoder des harems… À condition d’en sortir souvent.

M. M… fils vient me rechercher le lendemain pour me proposer d’aller encore nous baigner. Nous repartons en voiture sur l’immensité de la plaine. Nous avons décidé de ne pas aller trop loin, le frère du roi venant déjeuner chez Ali Allmari. On veut que je sois au harem, au cas où il me ferait demander, chose exceptionnelle pour une femme et qui prouve combien les officiels abandonnaient leurs préjugés pour moi.

Au bout d’une quarantaine de kilomètres, la voiture s’arrête net, et notre chauffeur nous annonce paisiblement qu’il s’agit d’une panne d’essence. Nous sommes en plein désert, à l’horizon rien qu’un pan bleu, qui complète le pan doré du sable. Nous ne voyons même plus la mer. M. M… fils et moi, après un bref conciliabule, décidons d’envoyer le chauffeur chercher de l’essence à Djeddah. En attendant, nous allons nous baigner dans la mer, mais encore faut-il la trouver… Nous partons à l’aventure, nous fiant à notre sens de l’orientation. Nous marchons des heures sous un soleil torride, la gorge si sèche que je ne peux même plus faire sans douleur le mouvement d’avaler. Nous nous protégeons de l’insolation en instituant, toutes les cinq minutes, un système de changement de quart, pour le port du casque colonial de M… fils.

À l’horizon toujours rien. Soudain, une immense palmeraie dans des tons de décor bleu apparaît en bordure d’un lac miroitant. Nous ne sentons plus la soif tellement nous sommes préoccupés d’arriver à cette eau le plus rapidement possible. Mirage… il ne reste bientôt rien que le sable aride et le ciel. Des oasis entières, des rivières, des lacs, naissent et meurent ainsi sous nos yeux.

Nous marchons au sein de cette désolation, dans ce que nous croyons être la direction de la mer, soutenus par ce désir hallucinant de boire, de voir ou d’entendre de l’eau.

Enfin apparaît une raie bleue dans le lointain, nous sommes pris d’une horrible angoisse à l’idée d’une nouvelle illusion. Dix minutes, la raie apparaît toujours bleue, vingt minutes, la raie est devenue lac, et nous voyons la plage. Une plage sur laquelle nous pouvons marcher, sans qu’elle se dérobe sous nos pas en une fantastique mystification.

Nous y trouvons une minuscule tente triangulaire, avec un pêcheur bédouin et son fils. Nous nous précipitons vers eux pour leur demander de l’eau. Ils nous sortent d’un vieux tanaké un liquide jaunâtre, plein de sable et de pétrole, qu’ils nous offrent dans une boîte à sardines, toute rouillée. J’humecte ma langue, ma gorge, c’est tout ce que je désirais. J’en sens à peine le goût infect, tellement la jouissance de ce liquide dans le gosier desséché est grande. Je préfère d’ailleurs l’eau de mer, malgré les protestations de M… fils. Nous nous mettons hors de la vue de ces gens, puisque mon bain est défendu par l’Islam. Le sable est tellement chaud qu’on n’y pose les pieds sans se brûler atrocement, et je cours me tremper dans ce divin péché.

À deux cents mètres, la raie énorme que font les vagues en se brisant sur les bancs de coraux crée une lagune naturelle entre les récifs et la plage. Cela délimite la piscine où nous sommes à l’abri des requins.

L’eau est d’une transparence merveilleuse. Bientôt le tapis multicolore du fond n’a plus de secret pour nous. Nous jouons avec les éponges que nous rencontrons. Nous faisons une course de vitesse sur d’énormes coquillages nacrés, ce qui nous fait ressembler à quelque figurant d’une revue du Casino de Paris. Nous terminons cet après-midi de vacances par un interminable bain de soleil. Puis la redoutable marche recommence en sens inverse, les mêmes mirages reviennent, la réverbération est si forte que l’on voit les ondulations aériennes de l’atmosphère brûlante. Nous retrouvons enfin la voiture toujours sans chauffeur. Nous nous asseyons sur les coussins, résignés. Au bout d’une heure, nous apercevons cependant, à l’horizon, une automobile dans un nuage de sable jaune. Est-ce un mirage, ou une réalité ? La vision se précise et c’est une voiture chargée de Bédouins parmi lesquels se trouve notre chauffeur.



*

ESPÉRANCES


Nous rentrons à Djeddah exténués, je suis  brûlante de la fièvre que me causent d’horribles coups de soleil, formant ceinture sur mes hanches, entre la fin de mon petit gilet d’intérieur et le commencement du pantalon. Sett Kébir me regarde, consternée en constatant la punition que m’inflige Allah, pour avoir violé une fois de plus ses préceptes sacrés.

À mon retour au harem, Soleiman disparu depuis deux jours me fait immédiatement demander pour me sermonner.

— Le roi, me dit-il, m’a fait appeler au palais pour me reprocher ta conduite. Il a appris que tu es allée danser sur les bateaux des « nosranis » et trouve que ces libertés sont indignes d’une bonne musulmane.

Je riposte âprement :

— Tu n’avais qu’à répondre que c’est de sa faute, qu’il ne tient qu’à lui de faire cesser tous ces scandales en me donnant vite la permission de partir, au lieu de me retenir prisonnière ici.

Cependant le désarroi de Soleiman est aigu. Je deviens conciliante, et je promets à mon mari-passeport, car je devine qu’il parle dans notre intérêt, de ne plus recommencer. Je veux aboutir.

Y a-t-il au monde une agglomération d’êtres humains sans espionnage, ni ragots ?

Non, sans doute, puisque, le soir même, le sous-chef de la police vient me faire subir un interrogatoire en règle. Je lui réponds de mon mieux. Lorsque je lui dis que j’ai passé dix ans de ma vie en pension, de cinq à quinze ans, il ne comprend pas, car, en deux années de classe, l’instruction nedjienne est complète. Alors, qu’ai-je donc pu faire en tant de temps ?

Il veut savoir si je suis architecte ou médecin, quels sont mes diplômes et brevets, puisque j’ai tant étudié.

Ensuite c’est la question qui hante toutes les têtes d’Orient :

— Pourquoi t’es-tu faite musulmane ?

— Je crois que cette religion conduit à la vérité.

Il a, là, un mot étonnant.

— Seulement cela ? fait-il… « Bus ».

Il y a certes, un abîme, des abîmes entre nos deux cerveaux. En outre, mon arabe est misérable et nous ne nous comprenons qu’à demi. Je lui demande un interprète qui connaisse ma langue afin de mieux m’expliquer. Il cherche cet interprète, mais à

En Mer Rouge, le jour de Pâques, sur un des bateaux du pèlerinage. Madame d’Andurain entourée de M. Maigret (en casque), M. Maigret fils (debout), du ministre d’Iraq à Djeddah

Zeïnab, à Djeddah dans le costume du harem

Maadi bey, le Grand Tortionnaire de la Mecque

Djeddah, il y a peut-être quatre personnes qui parlent français. Et ce sont de hauts fonctionnaires, qu’on ne peut déranger, aussi revient-il bredouille, ce sous-directeur de la police. Je devais le retrouver bientôt et dans quelles tragiques circonstances !

Le lendemain, je crois voir venir la fin de mon attente, et j’imagine, peut-être naïvement, que les choses vont marcher toutes seules. J’ai assez patienté, assez supporté de vexations et de désagréments. Je crois que c’est la fin du tunnel.

Non pas, au surplus, que je puisse sincèrement croire que tout sera rose pour gagner Oneiza, traverser ce terrible désert du Hofouf et gagner le golfe Persique.

Mais l’attente oisive et la perspective des difficultés est pire que les difficultés elle-mêmes.

Soleiman vient m’apprendre qu’enfin le roi nous donne l’autorisation d’aller à Oneiza. Nous pourrons passer par Médine. Mais, pour visiter la Mecque, il faut qu’un conseil d’ulémas[4] décide s’il le juge convenable. Ce serait parfait si Soleiman ne m’avait pas tellement menti que j’ai maintenant de la peine à le croire.

J’ai toutefois promis de ne plus sortir. Mais pourquoi ne pas prier mes amis du consulat de venir prendre le thé chez Ali Allmari ?

Et je téléphone pour formuler cette invitation.

Là-dessus, M. M… vient me voir. Il se montre inquiet de mon initiative. L’idée de pénétrer dans un intérieur hedjazien lui apporte quelque souci et il repart aussitôt, sans même franchir le seuil de la grande porte du hall.

Le lendemain, M… fils me rapporte mon bracelet-montre, laissé au consulat. Je lui demande de m’obtenir de l’encre et du papier à lettre, car, dans cette existence cahotée et semée de difficultés, je n’ai pu écrire à ma famille, et il faut que je le fasse enfin.

Il m’apporte, lui-même, peu après, de quoi écrire.

Mais chaque mot que je dis, chaque désir que je formule, chaque geste secoue maintenant tout le harem. On me tolère certes bien des choses ; toutefois, la dernière visite du soir fait déborder la coupe…

C’est encore M… fils. Il ignore presque toutes les coutumes musulmanes. Il ne croit donc pas mal agir en disant simplement bonjour, à l’occidentale, au sous-gouverneur, sans lui demander, comme le veulent les rites de la courtoisie arabe, et de me voir et pour quelle raison il formule ce désir.

Sitôt qu’il est parti, Ali Allmari, dans une crise de fureur, arrive et hurle que je souille sa demeure en recevant sans cesse des « nosranis ».

Je vois que rien ne pourra le calmer, et, pendant qu’il jette ses imprécations comme un prophète inspiré, je le coupe :

— Ne fais pas tant de bruit, je quitterai ta maison demain.

Sett Kébir est dans la consternation. Mais je lui fais comprendre qu’Ali Allmari m’a gravement outragée. La soirée se passe lugubrement. Les femmes, accroupies autour de la pauvre lampe, semblent des figures de cire, ou ces reconstitutions de la vie arabe qui furent une des gloires de l’Exposition coloniale.

Je termine de broder les initiales d’une combinaison promise à Fakria et un mouchoir ourlé à jour, avec de petits papillons en couleur pour Moussny, car mes travaux de couture avaient conquis le harem. Je semble triste, mais je suis ravie de l’incident qui me permet d’échapper à cette damnée réclusion. Je regrette d’ailleurs de quitter quelques femmes qui se sont montrées gentilles pour moi. J’ai une réelle affection pour Sett Kébir.

Je m’étends pour la dernière fois sur le sol de cette maison, en somme très hospitalière, et rêve de mon voyage prochain.

Le roi, paraît-il, a permis qu’une fois dans l’intérieur des terres, durant mon voyage, j’agisse avec plus de liberté, et même selon mes coutumes d’Europe. Mais est-ce vrai ? C’est trop beau…

Dès l’aube, je me prépare donc à un départ définitif. Sett Kébir me voit inébranlable. Elle pleure et m’indique, dans les souks, une chambre qui doit me convenir. Vers neuf heures, c’est le dernier petit déjeuner. On croirait sortir d’un enterrement. On ne parle plus que d’amitiés éternelles et, jusqu’à celles qui m’aiment le moins, toutes m’encombrent d’attentions. Sett Kébir rêve de me revoir à Bassorah ; Fakria seule reste muette. Cela m’indique qu’Ali Allmari lui a dit de ne plus tenter de me retenir.

Je mange le fameux miel noir de Médine qui fut ici ma principale et meilleure nourriture. Je n’ai pas assez de serments d’affection pour tout le monde.

Soudain, j’entends Soleiman m’appeler dans l’escalier. Il apparaît, l’air mécontent, et hurle :

— Fais tes paquets, nous partons.

— Cela se trouve bien. J’avais décidé de partir ce matin.

Il demande, exaspéré :

— Et où veux-tu aller ?

— Sett Kébir connaît une chambre très bien dans les souks.

— Je n’ai besoin des conseils de personne, et moins encore de Sett Kébir, crie-t-il comme un sourd. Tu vas venir chez moi, dans ma maison. Fais nos valises tout de suite et pars sans dire au revoir.

Je remonte en courant faire nos paquets. Un quart d’heure après, je redescends. J’ai dû embrasser plusieurs fois toutes les femmes, promettre à Sett Kébir de venir la voir tous les jours.

Mais, descendue dans le hall, je ne vois plus Soleiman. Je questionne les esclaves. Il est parti chercher une maison, me répondent-ils.

— Chercher une maison, mais ne disait-il pas qu’il allait m’emmener dans la sienne ?

Je remonte en hâte demander à Sett Kébir un esclave pour me conduire à la chambre dont elle m’a parlé. Cette bonne amie craint qu’on m’enferme et que nous ne puissions plus nous revoir, elle essayera de me faire suivre, pour savoir ce que je deviens, mais, si je suis au lieu qu’elle m’indique, nous pourrons sûrement ou nous voir ou tout au moins communiquer.

Nous partons pour les souks. Hélas ! tout est loué.

Me sentant de plus en plus des vélléités d’émancipation, je renvoie l’esclave et vais au consulat demander si on connaît un hôtel. On me répond que, justement, il vient de s’en ouvrir un, non loin.

Le fils du consul offre aimablement de m’accompagner. Mais une femme arabe dans la rue, avec un Européen, voilà de quoi défrayer la chronique. Aussi sommes-nous couverts d’une muette réprobation par cent regards courroucés.

L’hôtel se compose d’une série de pièces donnant sur un hall central. Chaque chambre a plusieurs lits, et j’occupe la plus petite qui n’en a que trois.

Mais, il n’y a aucune garniture de toilette, les grands lits dans lesquels je n’ai point dormi depuis plus d’un mois me tentent et me semblent le comble du luxe.

Cependant, je ne voudrais pas retenir cette chambre si Soleiman a combiné autre chose. Je ne sais que faire. Je retourne chez Ali Allmari, où on ne l’a plus revu.

Que s’est-il passé, puisqu’il était venu me dire de faire immédiatement nos paquets et de le suivre ? Là est l’énigme…

Certes, chez le sous-gouverneur on serait ravi de me recevoir encore, mais je ne puis me résoudre à le demander après la scène de la veille. Je décide que je resterai à mon nouveau logis. Tout le monde est invité à dire à Soleiman où je suis, quand on le reverra.

Un domestique prend alors mes valises et les apporte à l’hôtel. Mais à peine y suis-je depuis une heure que cette solitude me déprime et m’écrase. Je vais sortir.

Me voilà dehors. Je gagne le bord de la mer. Ma démarche est peu sûre à cause du double voile noir, et il me faut surveiller le sol à mes pieds par l’intervalle que provoque ma respiration en écartant le voile… Mais je ne suis pas malheureuse, je goûte même une qualité nouvelle de ma liberté. Elle m’est précieuse, après la réclusion forcée des semaines ultimes.

Toutefois, je me demande ce que signifie la soudaine et inexplicable disparition de Soleiman, et ce que cela cache pour l’avenir…

Je rentre vers six heures. Lotfi et un esclave viennent m’apporter des bamias, mon plat favori. Cette preuve d’affection et de sollicitude de Sett Kébir me touche et me réconforte.

Et nous parlons encore de Soleiman, disparu depuis le matin, au grand étonnement de tous. Je crains la nuit. Une musulmane ne doit jamais d’ailleurs dormir solitaire. Les clients de l’hôtel m’ont regardée avec une insistance désagréable. Le patron frappe sans cesse à ma porte et sans l’ombre de raison.

Il faut tout redouter, de la lubricité au fanatisme.

Le voilà encore, cet hôtelier obséquieux :

— Je viens voir comment tu vas ?

» Y a-t-il longtemps que tu es mariée ?

» As-tu faim ? Voici quelques gâteaux. »

Énervée, je les prie de me laisser en paix.

Cette maison meublée a été uniquement créée pour la commodité des pèlerins. Elle a d’ailleurs une sorte de caractère officiel. Peut-être y serai-je, tout bien pesé, mieux que je ne pensais.


*

ARRESTATION


Je ne suis pas peureuse de jour, mais il m’arrive dans la solitude, la nuit, d’avoir des angoisses atroces et cela depuis tout enfant. J’éprouve alors des sueurs froides et je me traîne dans d’abominables cauchemars. Le raisonnement, ni la volonté n’ont jamais pu avoir raison de cette espèce de terreur qui m’immobilise dans une sorte de paralysie hantée.

J’attendais donc cette nuit-là sans joie et je guettais tous les bruits du dehors. Les fenêtres étaient sans moucharabiehs, mais avec des grilles de fer, je pouvais regarder ce qui se passait dans la rue, et même écouter… C’est pourquoi, entendant des pas, je vins voir. Je reconnus M… fils. Il venait à voix basse prendre de mes nouvelles et s’informer de Soleiman. Nous conversons un moment à travers les barreaux. Je lui parle de mes terreurs nocturnes, il m’offre de passer la soirée avec moi, en attendant Soleiman. J’accepte, comme une Française indépendante, et qui se soucie peu du qu’en-dira-t-on, et redoutant plus que tout l’angoisse que je sens me reprendre.

Cependant l’acte est grave, car je suis musulmane. Avec ce qui s’est passé aujourd’hui, ma fuite surtout de chez Ali Allmari, tout semblerait une terrible préméditation de l’acte dont on m’accuserait si on nous surprenait ensemble. Mais tout dort, allons-y !

M… fils parvient à se faufiler chez moi sans être vu des gardiens de nuit. Ou leur a-t-il donné un « bakchich » ? Nous nous mettons à bavarder sans bruit. Le temps passe. Nous discutons de quelle manière il faut qu’il ressorte inaperçu. Il trouve la situation amusante, il riait même, au moment où on frappe à la porte.

Silence, un instant.

On frappe encore.

Je demande nerveusement :

— Qui est là ?

Les esclaves de l’hôtel crient ensemble :

— Viens vite, on te demande au téléphone.

Je me rassure. C’est pourtant bien bizarre, tout cela, et je questionne :

— À cette heure-ci, qui peut donc bien me demander ?

— Ouvre, ouvre vite.

— Non, pour rien au monde, je n’ouvrirai ainsi au milieu de la nuit.

À mon avis, on a vu M. M… fils pénétrer ici et on me tend un piège. On s’éloigne, puis on revient :

— Viens vite, Soleiman est très malade.

On se moque de moi ! Je riposte :

— Comment, Soleiman est malade ? Mais je l’ai vu ce matin et il allait très bien. Je n’ouvrirai pas.

Cette fois, on se tait. Je suis inquiète. Puis mon épouvante augmente et prend forme. Il faut absolument faire sortir ce Français avant l’aube, car sans cela…

Nous discutons sur les évasions possibles : peut-on briser les barreaux de la fenêtre ? ou, déguisé en femme arabe, serait-il en mesure de s’éloigner sans être reconnu ?

Brusquement, nous entendons à nouveau la sonnerie du téléphone et une voix répète là-bas :

— Très malade, à moitié mort, mais Zeînab ne veut pas ouvrir.

Cette fois, je reçois un coup. Je ne pense plus que c’est une ruse pour me faire ouvrir et crains un authentique malheur. Il faut que j’aille au téléphone. Mais que vais-je faire durant ce laps de temps de cet hôte encombrant, dont la seule présence nous met en danger de mort ?

Je vais le cacher sous le lit.

C’est fait. Alors, posément, dans une attitude que je voudrais naturelle, sans trahir mon émotion par une démarche soit lente, soit nerveusement rapide, j’ouvre la porte et sors. Mon cœur bat terriblement. J’ai la gorge serrée comme dans un étau. J’arrive au récepteur. Je le prends un instant. Puis, je perçois la voix d’Ali Allmari. Il me confirme que Soleiman est au plus mal. Il m’accuse de l’avoir empoisonné en lui faisant prendre une prétendue poudre purgative.

Je réponds : « Il est vrai j’ai donné à mon mari, il y a plusieurs jours, des cachets de « kalmine » et un purgatif. Mais ce sont les mêmes produits que j’ai donnés aux femmes du harem. Elles s’en sont bien trouvées.

— Quand lui as-tu donné cela ?

— Il y a huit jours. Depuis lors, je ne lui ai rien fait prendre.

Silence.

Tout va mal dans mes affaires. Je décide de me réfugier au consulat de France. Je raccroche précipitamment, puis je crie aux esclaves de tirer aussitôt les verrous de la grande porte. En même temps, je cours vers ma chambre prévenir le jeune M… qu’il n’y a plus qu’une chose à faire, s’échapper n’importe comment.

Je prends hâtivement mon voile, ma pèlerine, dans laquelle je m’empêtre. Vite… vite…

Il est déjà trop tard. Dans le silence généralement absolu à cette heure, un bruit d’acier sonne avec des pas pressés. Des cliquetis de baïonnettes, des chiens qui aboient.

Ce sont des soldats, qui font résonner la nuit calme de Djeddah.

Je vois ces hommes armés dans l’entrebâillement, au moment où nous allons sortir dans la rue. Je me précipite dans ma chambre, je referme. Viennent-ils m’exécuter ?… Je repousse M… fils sous le lit. Au même instant des crosses de fusils ébranlent ma porte. Il faut à tout prix éviter de révéler la présence du visiteur dans ma chambre, sinon notre mort est certaine. Un homme trouvé en compagnie d’une femme : au Hedjaz, un tel fait suffit à faire considérer comme flagrant le crime d’adultère, et il n’est requis aucun jugement pour l’exécution de la peine de mort qui peut être appliquée sur place. On comprend toute la mentalité des Arabes par ce simple fait que, dans leur esprit, un homme ne peut même pas songer à voir une femme pour d’autres raisons que les plaisirs charnels.

On imagine mon saisissement. Que faire ? Surtout ne pas ouvrir, et je leur dis qu’une femme n’ouvre pas sa porte la nuit, et je m’obstine jusqu’au moment où elle est démolie par les crosses des fusils et les baïonnettes.

J’ouvre donc, et, l’air presque étonné, je me trouve en face d’un grand homme au masque dur, à l’expression farouche et sauvage, aux dents noires dans une figure très bronzée. Pas un geste. Son regard me fixe avec une ténacité oppressante. Il a un air diabolique, immense dans son abaye noire et son kéfié blanc, qui rendent sa figure encore plus effrayante. Il est toutefois d’une parfaite correction et se présente : « moudir cherta », directeur de la police. Saïd Bey.

La politesse arabe n’est jamais en défaut.

Derrière lui, dans l’ombre, scintillent des armes. Il est entouré de toute une escorte de policiers et de soldats.

Je supplie Saïd Bey de m’emmener auprès de Soleiman qui devant moi ne dira jamais que je lui ai donné un poison. Je m’accroche à son bras et essaye avec toute l’énergie possible de l’entraîner vers l’hôpital où se meurt Soleiman ; mais Saïd Bey se contente de me poser les mêmes questions qu’Ali Allimari. J’ai beau soutenir que je n’ai rien donné à Soleiman depuis huit jours, on m’arrête.

Au moment où l’on s’apprête à m’emmener, le téléphone sonne : c’est l’émir de Djeddah, qui donne l’ordre qu’on me laisse finir la nuit à l’hôtel, et que l’on me mette en prison au matin seulement.

Je respire mieux, j’ai de nouveau l’espoir de pouvoir m’évader avec M… fils. Mais, évidemment, j’avais compté sans le directeur de la police. Il s’assied sur une chaise derrière ma porte, tandis que les soldats, en armes, montent la garde dans le couloir et devant mes fenêtres.

Tout est fini, je suis prisonnière…


*

LA PRISON


Je me penche sous le lit pour appeler doucement M… fils. Mais ma voix ne sort pas. Ma bouche est sèche comme un four et ma langue adhère au palais. Du doigt, je la décolle. Certes, devant le danger, on se multiplie. J’ai répondu avec aisance. Mieux, j’ai trouvé dans ma mémoire des mots arabes qui ne font pas partie de mon vocabulaire coutumier, assez restreint. Le péril donne de la vigueur et j’ai fait face. Mais rien n’est fini et les heures prochaines m’épouvantent. M… fils me fait l’inouïe proposition de faire une sortie. Il brandit un poignard arabe et mime des gestes offensifs. J’ai du mal à le calmer et à lui prouver que, s’il parvient au mieux à abattre deux ou trois hommes, et encore ont-ils tous l’habitude de ces corps à corps, il en restera vingt ou trente pour nous tuer.

M… fils me dit alors gentiment : « Reposez-vous pendant que je veillerai, demain vous aurez besoin de toutes vos forces. »

C’est la seule chose à faire en effet. Nous nous allongeons côte à côte, très doucement et tout habillés, sur le même lit, pour pouvoir converser avec le minimum de bruit. La veillée commence, angoissante.

Mon compagnon me dit que, la semaine précédente, le gouverneur de Médine a attaché par les bras à la queue d’un cheval un homme coupable d’adultère. Il va de soi que le malheureux a été horriblement mutilé.

À deux heures l’appel du muezzin est accompagné par des bruits d’armes dans notre couloir. La police prie aussi. Devant mes fenêtres, des soldats vont et viennent et dans le hall des conversations se poursuivent à voix basse. Sans doute les chefs de la police prennent-ils le café ou jouent-ils aux dés.

Par un vasistas grillagé, les gardes qui occupent la chambre voisine plongent chez moi. Mais ils ne peuvent nous voir dans le noir et sous la moustiquaire. Chaque fois que je parle, je tire la tête de M… fils par les cheveux et murmure, la bouche appliquée à son oreille.

L’aube pointe enfin. Saïd Bey trouve que le moment des politesses est passé. À travers la porte il m’interpelle. J’entrebâille la porte et glisse ma tête terrifiée dans le couloir.

Il crie :

— Prépare-toi. Je t’emmène.

Je dis fiévreusement :

— Soit. Allons voir Soleiman et tu verras qu’il ne m’accusera pas.

— Plus tard, maintenant il te faut seulement me suivre.

Pas de discussion, il est buté et dur comme un roc. Je repousse la porte et arrange mon voile. J’arrange aussi ma valise. Mon camarade me reproche de ne l’avoir point présenté au chef de la police. Je souris malgré moi, comme si l’heure était aux présentations quand le pire nous guette.

On ne sait pas qu’il est là. Si cependant je pouvais habituer Saïd Bey à sa présence et agir de telle sorte qu’il la trouve normale… Ensuite, il pourra paraître aux yeux de la garde sans provoquer, du moins je l’espère, les réactions de courroux qui finiraient par notre commun lynchage.

Je rentr’ouvre la porte et, par un signe du doigt, j’appelle Saïd Bey. Deux ou trois fidèles policiers le suivent. Je les repousse en leur faisant comprendre que je veux parler en tête-à-tête avec leur chef. Dès qu’il est entré, le plus naturellement du monde, je lui indique mon compagnon qui prend un air sauvagement renfrogné. Il semble à peine pouvoir se tenir de bondir. Il oublie que, dans une telle situation, les secours de la diplomatie sont notre seule chance de salut.

— « Shouf » !… regarde…

Et Saïd Bey regarde, de tous ses yeux écarquillés qui fixent M… fils. Un rictus cruel découvre ses dents noires comme sa peau, l’expression de sa figure se durcit encore, sa haine, sa colère, sa stupeur sont intenses. Le corps crispé, la tête tendue en avant, il articule par saccades : « Min… Min ?… Qui est-ce ?… Quel est cet homme ? Que fait-il dans ta chambre ? »

— C’est le fils du Délégué de France, il est venu passer la soirée avec moi. J’avais peur toute seule et il n’a pu repartir puisque tu étais là.

Pas de réponse, mais la figure devient de plus en plus féroce… et petit à petit, derrière lui, on pousse la porte. Quelques policiers entrent, je veux les renvoyer, mais Saïd Bey me fait signe de les laisser venir. Les figures sont expressives, sauvages. Toutefois le chef ne bouge pas, et tous, à son exemple, se maîtrisent. Silence, mépris plus tragique que des injures ou des coups. Par la porte, dans la pénombre du jour naissant, brille le filet argenté des baïonnettes.

Je fais l’interprète, car Saïd Bey demande :

— Me connaît-il ?

Buté, M… fils répond : « Non ».

Saïd Bey articule :

— Moi, je le connais, monte-t-il à cheval ?

M… fils : « Oui ».

— Il a monté le cheval du directeur de la police, le mien, et, puisque je le connais, je sais qu’il a un passeport diplomatique. Il est libre.

Mon camarade ne bouge pas, j’ai envie de pousser, c’est une chance inespérée que celle de pouvoir prévenir le consulat.

— Je ne veux pas vous laisser seule, insiste-t-il doucement. Dieu sait où ils vont vous emmener et ce qu’ils feront de vous.

— Évidemment, mais vous n’y pouvez rien. Mon seul espoir de salut est M. votre père, partez vite lui dire tout, je vous en supplie.

Puis je me révolte contre le mudir Cherta qui veut me saisir et je m’écrie :

— Où vas-tu m’emmener ? Que vas-tu faire ? Je ne veux pas partir avec toi, j’ai peur !

Avec son effrayant sourire et l’inaltérable politesse de l’Oriental, il me répond : « N’aie pas peur avec mol, tu es ma sœur ! » (sic).

Quelle résistance opposer à cette forte douceur ? Cet homme convaincu de ma culpabilité, convaincu de ma prochaine exécution m’appelle : « ma sœur » !

Je souris et, voulant être à hauteur d’une situation sans issue, je pose ma main sur son bras en ajoutant :

— J’ai confiance en toi, je te suis.

Les policiers bourrent avec moi les valises (j’ai celle de Soleiman et la mienne), tassent tout avec leurs poings ou leurs talons, le mur d’armes s’entr’ouvre.

Je traverse le hall, la tête haute, je descends des marches et je réalise assez mal ce qui se passe, jusqu’au moment où je me trouve dans une auto. Saïd Bey est à côté de moi. Près du chauffeur, sur les marchepieds, des grappes de soldats et de policiers s’installent, armés jusqu’aux dents.

L’auto démarre, nous longeons la légation de l’Irak, celle de France… puis-je m’échapper, sauter de l’auto ? Mais, en admettant que je ne me casse pas une jambe en tombant, je serais immédiatement abattue par ces gens armés.

En outre, il est si tôt que les portes sont encore fermées et il me faudrait, pour réussir, entrer en trombe. D’ailleurs, c’est fini, le consulat de France n’est plus devant moi, l’auto est arrêtée devant une petite maison blanche, surplombante, appuyée dans la mer Rouge par quelques pilotis. Le premier étage est encerclé d’un balcon qui lui donne l’aspect inattendu d’une petite villa.

La garde m’entoure immédiatement, tandis que je franchis le seuil de la prison. Je passe la première, les soldats se mettent au garde-à-vous quand j’accède au premier balcon-terrasse. Une sentinelle me fait alors signe de continuer plus loin. J’escalade un escalier ajouré, une véritable échelle, pour aboutir dans une grande pièce, aveuglante de soleil et de lumière. Aucun moucharabieh ne diminue le jour. Cette clarté me donne un âpre sentiment de liberté et de vie en comparaison des derniers jours du harem. Et pourtant, cette fois-ci, je suis prisonnière pour de bon.

Saïd bey s’avance, puis, solennel, s’assied derrière son bureau. Il m’indique d’un geste la fenêtre sur la mer où il me conseille de respirer : « Awa koyes », le bon vent.

J’en use à profit. Assise sur le rebord, j’aspire à pleins poumons cet air salin. N’ai-je pas à m’approvisionner de forces pour la lutte que je vais avoir à soutenir ?

Pendant près d’une heure, tout le monde semble avoir oublié ma présence. Je compte le temps que mettent à mourir les ondulations marines, je regarde au loin. Il y a des navires en rade et je réfléchis à la possibilité de les rejoindre à la nage. Mais c’est un rêve vain. Ils sont à trois, quatre, six kilomètres… Et, en vérité, je divague tout à fait, car quelle distance me laisseraient franchir les requins ?

Mais M… fils a été libéré. Il est rentré au Consulat et son père va venir. Toute mon espérance repose sur lui.

Puis je pense à mon petit carnet rouge, qui contient toutes mes impressions et mes pensées sur chacun. C’est le résumé de mon voyage. Je demande à disparaître un court instant. On me le permet, mais deux sentinelles m’accompagnent et m’encadrent. J’allais oublier que je suis arrêtée. Cela me rappelle ma situation.

Une fois seule, au lieu dit, je glisse toutefois sur mon ventre le petit carnet rouge tenu par ma ceinture.

De nouveau une agitation inimaginable emplit le bureau de police. Ce sont des allées et venues de soldats, accompagnées du vacarme qui est en tous pays proprement militaire : chocs de crosses, appels du pied, claquement de talons, répétés chaque fois que le directeur de la police entre ou sort.

Le téléphone sonne sans répit. Ce doit être l’hôpital, les médecins, les gens au chevet de Soleiman…

J’entends des phrases entrecoupées :

— Vous venez ?

— Oui, elle est ici.

— On lui a saisi sa valise.

— Elle nie le crime.

Maintenant, ce sont des grincements de voiture qui montent du dehors, avec des voix nombreuses et des résonances de klaxons. On gravit pesamment l’escalier et trois hommes entrent dans la pièce où je suis.

Tous trois sont grands, soignés, élégants, ils ont la peau fine et le visage encadré de boucles noires… L’un d’eux est étonnant, avec son teint trop pâle, son nez pincé, ses yeux vitreux à fleur de tête. L’instinct qui me trompe rarement me dit que c’est un redoutable ennemi. Ce sont des médecins. Ils se réunissent avec Jaber Effendi, sous-directeur de la police, et se mettent à chuchoter loin de moi en me jetant de temps à autre des regards pleins de menaces.

Je les écoute et crois comprendre que Soleiman irait mieux. Nouveau bruit d’auto et tumulte renouvelé dans l’escalier.

Voici le Moudir Cherta lui-même.

Il est calme et impassible. Au moment où il rentre, tout le monde se rue vers lui. Et moi, je fais de même et je m’accroche à son bras que je secoue pour qu’il me réponde.

— As-tu vu Soleiman ?

Tous sont stupéfaits de mon audace. On me regarde évidemment avec une horreur mitigée de respect.

Le Moudir Cherta est le grand chef de la police. Il consent à me répondre :

— Oui, je l’ai vu. Il a même vomi devant moi.

Et il mime la nausée.

— Pourquoi ne me mènes-tu pas le voir ?

— Il a la tête fatiguée et la fièvre.

— Dit-il toujours que c’est moi qui l’ai empoisonné ?

— Oui, il t’accuse toujours.

— Alors, il est très fâché contre moi ?

— Non, il parle très bien de toi.

Je n’y comprends rien. Les docteurs écoutent, bouche bée, l’air féroce, prêts à punir mon impudence. L’un d’eux s’avance et, me regardant droit dans les yeux, articule :

— Soleiman t’accuse de l’avoir empoisonné. De plus, trois camarades de chambre certifient l’avoir vu prendre vers dix heures du soir une poudre rouge délayée dans de l’eau. Ces trois Arabes s’informant de ce qu’il avalait, il a répondu : « Zeînab m’a donné cela pour me purger ».

— Sans hésiter, je réponds : C’est faux. Je suis sûre que Soleiman n’a jamais dit cela.

— En plaisantant, Soleiman a aussi ajouté : « Peut-être que Zeînab aime un autre homme et qu’elle me donne cela pour se rendre libre ».

C’est trop bête et je questionne, indignée :

— Les témoins ont-ils dit cela avant ou après mon arrestation ?

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’ils l’ont certes inventé après coup. S’il avait craint quelque chose, il n’aurait évidemment pas bu. Il se méfie de tout au monde. Maintenant, l’imagination aidant, des témoins vont affirmer comme vrai tout ce qu’on voudra leur faire dire.

Un médecin s’avance :

— On a trouvé près de son lit une pilule très petite. Il dit en avoir avalé une semblable. Il les tenait de toi. Dis-nous ce que c’est.

Je hausse les épaules, je sais que rien de tout cela n’est vrai. Soleiman n’aurait pas pris des drogues remises par d’autres, et il y a huit jours que je lui ai donné pour le mal de tête un cachet de kalmine et des pastilles purgatives achetées à Suez.

Ce n’est pas cela qui a pu l’empoisonner.

Mais les médecins aperçoivent ma valise :

— Ce sont tes affaires ?

— Oui !

Ils se jettent dessus. Là se trouve certainement la preuve de mon crime. Ils farfouillent hâtivement, s’arrachant les objets des mains.

Enfin, l’un d’eux brandit une boîte de cacao :

— La poudre brune qui était destinée à Soleiman. La voilà.

Je leur expose, comme je puis, que c’est une nourriture très concentrée, qui se délaye dans le lait ou l’eau chaude et que j’emportais pour la traversée du désert.

Je veux en manger devant eux, pour prouver ainsi que c’est innocent, mais ils m’arrachent la boîte.

Maintenant ils me questionnent sur ma poudre de visage. Je leur secoue en manière de démonstration la houpette sous le nez.

Il faut également expliquer le bâton de rouge, le fard, et même le vernis à ongles. Ils sont sidérés de l’utilisation de tous ces produits.

Saïd bey me regarde hautainement et dit avec mépris :

— Tout pour la figure…

Enfin, on met la main sur une centaine de cachets de Kalmine, et voici les pastilles laxatives. Elles sont saluées par des cris de triomphe, féroces et exaltés.

Je continue mes explications qui, en d’autres circonstances, seraient comiques, mais je ne dois pas oublier que je joue ma vie.

Je prends le purgatif et me tape l’estomac en criant :

— « Botné nédif » (ventre propre).

Il est plus ingrat de fournir une explication valable des propriétés de la Kalmine. Je tente d’exposer, en faisant des signes cabalistiques sur ma tête, que cela calme la migraine.

Ils ne sont pas convaincus, tout ce que je leur dis leur semble louche.

Mais le contenu des cachets est peut-être la soi-disant poudre rouge qui empoisonna Soleiman ? J’ouvre un cachet. La poudre est en effet rose pâle. Stupeur. Je demande de l’eau. Qui sait, si la poudre ne deviendra pas plus foncée une fois dissoute ?

Le chef demande au chaouich (agent de police) d’apporter une tasse à café, avec quelques gouttes d’eau…

La couleur s’accentue.

Je me sens si désireuse de prouver mon innocence que je ferais n’importe quoi pour cela. Et, afin d’établir sans conteste l’innocuité de la Kalmine, je vais avaler le contenu de la tasse.

Je ne suis pas assez prompte. Trois mains terrifiées me retiennent, et on jette avec précaution le tout à la mer.

Pour persuader ces hommes emplis de doute et de soupçons, je voudrais tout prendre ensemble, le cacao, les cachets, les pastilles… Mais on craint les accidents et le suicide. Enfin, un chaouich, avec de risibles précautions, comme s’il s’agissait de dangereux explosifs, emporte tous mes produits de beauté, mes remèdes et mes aliments…

La fouille de ma valise continue. Mais le médecin pâle me surveille et me bouscule. Il s’imagine que je veux dissimuler quelque chose.

Je me recule en l’injuriant : méchant, imbécile, tu ne comprends rien. Je voulais faciliter votre travail et vous faire comprendre toutes ces choses qui vous sont inconnues.

Comme on me tâte pour voir si je ne cache rien, on me saisit mon fameux carnet rouge. J’arrache deux petits talismans que je porte toujours sur le cœur et je les jette par terre de dépit, d’impuissance en m’écriant : « C’est pour la (bart) chance, je n’en veux plus ».

Ces hommes dignes se mettent à quatre pattes, pour ramasser ces gris-gris, tandis que j’éclate d’un rire nerveux, à la pensée des réactions que vont provoquer les signes cabalistiques qui recouvrent le parchemin. Après avoir enfin retourné dans tous les sens mes porte-bonheur incompréhensibles, ils font semblant de croire les explications que je donne.

INTERROGATOIRES


C’est ensuite le tour de mes papiers, quelques lettres qui pourraient sembler compromettantes, une très bonne carte d’Arabie, une lettre commencée pour mon fils, quelques livres ; chaque feuillet est examiné, comme s’il était un document sensationnel, établissant sans doute possible ma culpabilité.

Saïd bey me fait signe de m’asseoir devant lui, tandis qu’il me dévisage, l’œil fixe, les dents serrées, à califourchon sur une chaise en face de moi. Il imprime alors graduellement un mouvement endiablé de va-et-vient à ses jambes. Il a l’air d’un épileptique. Je le regarde ahurie, tandis que, suant et vociférant, il répète :

— « Haki saï ! » Parle vrai… Parle vrai.

— Je parle toujours vrai, tous les Arabes de Syrie le savent, demande plutôt à Soleiman. Il te dira que je ne mens jamais.

— Haki saï. Parle vrai… Parle vrai… Tu lui as donné du poison hier matin, quand il est venu te voir au harem, on t’a vue…

— Tout le monde ment, on n’a pas pu me voir, parce que je n’ai rien donné. J’étais seule avec lui, ça a juste duré deux minutes et nous ne nous sommes même pas touché la main.

Où aurais-je pu cacher du poison dans le costume d’intérieur des femmes, pieds nus, bras nus ?…

— Haki saï. Parle vrai. Quand l’as-tu revu pour la dernière fois, et lui avais-tu déjà donné ces pilules ?

— Je l’ai vu pour la dernière fois hier matin vers neuf heures. Il m’a dit de vite préparer mes valises pour partir. Quand je suis redescendue, il n’y était plus, et je ne l’ai plus revu. Voilà le mystère. Puisqu’il n’a été malade que dans la nuit, qu’a-t-il fait toute la journée ? Pourquoi n’est-il pas revenu me chercher ? Tu le sais, toi ?

C’est moi qui questionne, mais sans obtenir de réponse.

— Je lui avais remis huit jours plus tôt des pilules laxatives, les mêmes d’ailleurs que celles qu’ont avalées avec succès toutes les femmes du harem, depuis les esclaves jusqu’à la première femme du sous-gouverneur. Vous avez le flacon avec les pastilles qui restent. Il y a même l’adresse de la pharmacie de Suez. Ce sont des remèdes ; examinez-les.

Et la journée se passe ainsi, devant ce chef de la police, hystérique, hurlant sans répit : « Haki saï ». Manœuvre hypnotique, qui, paraît-il, a son effet sur les Arabes, mais à laquelle je reste insensible.

Jaber Effendi vient me questionner également. Le sous-directeur de la police est méthodique. Il écrit sur une grande feuille ses questions. Le docteur Ibrahim traduit tant bien que mal. Aussi, j’exige d’écrire, en face de l’interrogatoire arabe, mes réponses en français. Je suis sûre d’éviter ainsi toute erreur de traduction. Je termine mes déclarations en demandant pour la vingtième fois un avocat et un bon interprète.

Je ne veux pas vexer le docteur Ibrahim, mais je lui dis que ma situation est trop grave pour que je ménage personne. Je lui prouve qu’il ne saisit la valeur des mots et ça me gêne.

Chaque moment m’apporte un peu plus de découragement. Le délégué de la France ne vient pas. J’attends dans une nervosité croissante. Le moindre claquement de talons et de fusils pour le garde-à-vous me fait tressaillir, mais hélas ! ce sont toujours des personnalités arabes qui défilent, et la journée se passe sans aucune nouvelle de l’extérieur. Que va-t-on faire de moi, cette nuit ?

La séance de torture hypnotique et l’interrogatoire prennent fin, vers huit heures du soir, sur cette bonne parole du docteur Ibrahim :

— Il est heureux pour toi que Soleiman ne soit pas mort, ce qui aurait singulièrement aggravé ton cas…

— Bien sûr. Il pourra certifier que je ne lui ai pas donné de poudre rouge. Alors on va me rendre la liberté ? Et quelles réparations vais-je exiger ?

— Rien. Si tu es libre, tu seras assez contente pour ne pas demander davantage.

J’ai une peur indicible de la nuit qui tombe au milieu de mes redoutables gardiens. J’implore Saïd bey de me laisser retourner coucher au harem d’Ali Alimari. Il me répond avec un sourire : « Mais oui, naturellement », tandis que j’entends Jaber Effendi, indigné, qui proteste : « Jamais je ne la laisserai sortir d’ici », et il téléphone à l’émir de Djeddah pour savoir ce qu’il doit faire de la « femme Zeînab ».

Les réponses ne sont guère rassurantes.

J’entends : « En bas ? mais il y a une vingtaine de prisonniers ».

Puis, se retournant vers les policiers :

— Le bas est-il propre ?

Gestes négatifs des « chaouichs ».

— Enlevez les hommes, arrangez la pièce, ordonne Jaber Effendi, et qu’on l’y mène.

Ils s’en vont. Un instant se passe et, dès qu’ils remontent, un bref commandement :

— La garde, emmenez la prisonnière.

Pour la première fois, j’implore, je demande à passer la nuit dans le bureau du directeur de la police, sur une chaise, par terre, n’importe où. Mais je redoute le cachot noir. J’essuie un refus formel. Malgré mon désespoir et ma frayeur, je n’insiste plus, car je les sens tous inébranlables.

Cliquetis d’armes, de crosses et de talons, c’est moi qu’on encellule.

Sans résister, je me laisse conduire, impuissante à changer ma nouvelle destinée. L’idée d’une tentative d’évasion m’effleure un instant, mais j’abandonne vite cet espoir, en traversant un premier petit hall où se trouvent quelques policiers en armes et tout un assortiment de fusils. Par terre, assis, couchés, debout, sont des prisonniers sur lesquels je trébuche. On vient de les évacuer du local qu’on me réserve. Le voici. C’est une espèce de tombeau humide, construit à moitié sur pilotis.

Jamais je n’aurais pu imaginer un lieu aussi horrible, le plafond est recouvert d’une espèce de mousseline noire de toiles d’araignées, qui pendent en stalactites sur une épaisseur d’un mètre, au moins, Cela suinte d’humidité, en gouttelettes visqueuses accrochées au plafond comme des verrues liquides. Quant au sol, humide, gluant, il est fait de vieilles planches, percées par endroits de larges trous où tout le pied peut passer. On glisse à chaque pas, sur toutes sortes d’immondices laissés par mes prédécesseurs. Une odeur fétide, asphyxiante, me tourne le cœur, d’autant plus que je suis sans nourriture depuis 24 heures… Les gardes déposent une petite lampe dans un coin et m’abandonnent à cette puanteur après avoir fermé les deux battants de la porte branlante, attachée avec une cordelette.

Terrifiée, impuissante, je me tiens debout face à la porte, ne pouvant ni m’asseoir, ni me coucher dans ces ordures.

Et la nuit commence. Un bruit d’ailes, suivi d’un choc contre mon corps, me tire brusquement de ma torpeur, puis un autre, et ainsi de suite à la cadence d’un par minute, sur ma tête, ma poitrine, mes jambes. Ce sont d’énormes cafards marrons, de l’espèce volante qu’on a en Orient, qui m’ont prise pour cible. À chaque coup je tressaille, j’empoigne la veilleuse, espérant me protéger en bougeant. J’avance avec précaution dans cette boue de résidus humains ; mon premier pas, au bord d’un trou, fait jaillir, comme mue par un ressort mécanique, une nuée de ces horribles bêtes. Paralysée de terreur, je reste sur place, projetant la lumière autour de ma cellule. Le spectacle m’achève, une armée de cafards prend possession de cette prison, les murs ont l’air vivants sous ce grouillement brun. Dans les coins, des yeux brillent, les rats, des insectes hallucinants jaillissent entre le mur et les planches mal jointes. Bientôt j’écrase sur mon voile et ma robe les milliers de punaises qui courent et se cachent parmi les plis… Des araignées, grosses comme des crabes, s’accrochent avec leurs pinces sur ma chair…

Un vent fade, malsain, souffle avec violence à travers le plancher. Une indicible terreur m’étreint J’ai peur. Il y a des degrés dans la peur comme dans toute chose. Mais, à cette heure, elle est en moi à son plus haut degré. Elle me saisit avec son cortège de frissons, d’épouvantes monstrueuses, de paralysie, de sensations absurdes et de volonté chancelante. Une sueur froide m’inonde. Je veux crier, ma voix s’arrête dans ma gorge, je n’ai plus de salive, plus de sang, mon corps se raidit. Je me sens devenir folle, tandis que les cafards me font une guerre sans merci, par terre et dans l’air. Non contents de me frapper au visage, ils grimpent le long de mes jambes et des puces énormes me dévorent sous mes vêtements.

La nuit se passe ainsi. Debout, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, je touche aux confins de l’angoisse et de l’horreur. Je ferme les yeux pour ne plus rien voir. Les soldats chantent des airs lugubres et monotones qui entretiennent mon agonie. Deux fois ma porte cède sous la pression des prisonniers dont j’ai pris la place, une tête hirsute tombe à même sur le plancher avec fracas ; peu après, c’est la tête crépue d’un grand nègre. La cordelette avait cédé, mais un gardien la rattache. Après avoir été saisie par l’apparition de ces crânes sauvages et inattendus, cet instant d’interruption dans ma solitude est un bonheur.

Plusieurs fois les « chaouichs » ouvrent pour me contempler en silence et s’assurer que je ne suis pas évaporée. Chaque fois c’est un nouveau choc, car je m’attends au pire.

La garde change. Les bruits prennent une valeur menaçante dans ce silence ; on dirait que de grandes exécutions se préparent. Et les heures passent, longues, sans fin. Je n’entends même pas le « muezzin ». Le jour semble aussi ne plus vouloir jamais poindre. Enfin une lueur d’aube apparaît à la fenêtre. Est-ce un mirage ? Non, le jour se lève lentement, pénètre dans ma prison, tandis que le tapis de cafards disparaît parmi mille trous, avec la nuit.

Je me sens tout de suite réconfortée par la clarté. Je suis d’ailleurs brûlante de fièvre. Je fais quelques pas, mes pieds enflés me font souffrir et la tête me tourne. Dans un dernier effort, je grimpe sur un bord du mur pour élever ma figure à la hauteur des barreaux de ma fenêtre et j’appelle la sentinelle, je supplie ce soldat de me laisser monter dans la pièce de l’interrogatoire où j’aurai de l’air pur. Ici, j’absorbe du poison. La réponse est celle qu’elle devait être : « Sabour ! Patience » Toujours le même refrain, un homme serait en train de mourir que, par crainte de prendre une décision, on l’achèverait avec ce mot : « Sabour ! Patience ! »

Toujours debout à ma fenêtre, me haussant sur la pointe des pieds pour fuir l’odeur de mon cachot, j’aperçois le consulat d’Égypte et celui d’Italie à deux cents mètres à peine.

Des hommes y respirent la brise matinale sur leur balcon.

Il me faut à tout prix attirer leur attention. Croyant avoir été aperçue, je joins les mains en un geste de supplication. Peine perdue, ils disparaissent et je reste seule, déçue derrière mes barreaux. Ils n’ont probablement même pas pu m’apercevoir, car je n’ose avancer les bras à cause de la garde.

Mon corps est couvert de piqûres, aussi nombreuses que les pores de ma peau. Je me gratte jusqu’au sang pour satisfaire aux démangeaisons qui m’assaillent. À neuf heures, un garde vient me chercher pour me faire monter au-dessus où l’interrogatoire continue.

Je pousse un soupir soulagé.

Jaber Effendi et le docteur Ibrahim ne peuvent me donner des nouvelles de Soleiman.

Ils n’ont pas été à l’hôpital.

Le questionnaire est si monotone, c’est une telle répétition de formules identiques que je refuse de redire éternellement la même chose, et j’écris comme réponse à plusieurs questions semblables : « J’ai répondu ».

Je demande avec beaucoup d’insistance d’être confrontée avec Soleiman. Ils opposent une force d’inertie désespérante, et diffèrent cet entretien que toujours je crois possible. Je supplie qu’on me laisse voir le consul ou quelqu’un touchant de près le roi. Je leur confierai, dis-je, un secret et toute l’affaire sera éclaircie, puis je serai libre. Mes interlocuteurs sont très vexés que je ne veuille pas leur dire cela. Comment, au demeurant, leur expliquer ma situation ? Le mariage blanc que j’avais contracté leur est inconnu, le Coran le défend. Mais j’espère que des êtres plus civilisés pourraient le comprendre. J’ai peut-être tort…

Saïd bey arrive. Il porte des nouvelles rassurantes sur l’état de Soleiman. Je redoute et désire ardemment le voir, pensant que ma délivrance s’ensuivra automatiquement. À l’heure du déjeuner mes justiciers partent enfin, sans avoir rien décidé, et j’apprends par le « chaouich » que tous les prisonniers sont nourris par leur famille. Hélas ! la mienne ignore où j’en suis (heureusement) et puis c’est un peu loin…

D’ailleurs je n’ai pas faim. J’ai la gorge serrée et l’estomac clos. Ce drame, qui, je l’espère sans cesse, va finir, me terrifie malgré tout. Les prisonniers en général ne moisissent pas en prison. Ils sont vite jugés, après deux ou trois jours au maximum, et c’est un va-et-vient incessant.

En matière pénale, on applique la vieille loi coranique. Le meurtre entraîne la mort ; la tête est tranchée pour un crime ordinaire ; pour l’adultère, crime plus grave, la mort avec supplice ; le vol entraîne la perte d’un seul ou de deux membres, main droite ou pied gauche, ou inversement, selon la gravité du cas.

Au cours de l’interrogatoire, à la fin de l’après-midi, les visages, d’impassibles qu’ils étaient, deviennent menaçants.

Et tout à coup, brusquement, Jaber Effendi s’écrie :

— Toutes tes paroles et tes écrits sont des mensonges, c’est toi qui a tué Soleiman pour épouser le jeune Maigret.

— C’est de la folle. Je le connais à peine. Les Français ne sont pas comme vous, il leur faut longtemps, des mois de conversation avec quelqu’un pour l’aimer, et du temps aussi avant de l’épouser.

Jaber Effendi remue négativement la tête.

Mais comment faire comprendre nos mœurs à des êtres qui se marient avec des femmes de douze ans et qu’ils n’ont jamais vues ? J’ai beau expliquer qu’il n’est pas suffisant d’avoir rencontré quatre ou cinq fois quelqu’un pour l’épouser, mes auditeurs doutent de toutes mes paroles.

J’ajoute que Maigret est si jeune qu’il pourrait être mon fils.

Rien ne change leur opinion.

— Il y a des mères qui font des choses avec leur fils, insiste avec dignité et en baissant les yeux, Jaber Effendi.


*

LA MAISON DES MORTS


Comment discuter avec ces musulmans fanatiques, aux préjugés invincibles ?

Jaber Effendi affirme encore, sûr de la portée de son accusation :

— Un homme, dans les grandes douleurs de la mort, ne ment pas et Soleiman t’a nommée.

— Puisqu’il va mieux, ce n’étaient pas les grandes douleurs de la mort, et, devant moi, il ne dira jamais cela.

— Il est mort, répondent en chœur le docteur Ibrahim et Jaber Effendi.

— Est-ce vrai ? Est-ce bien sûr ?

— Oui…

— Mais quand ? Et pourquoi m’avoir trompée ? Saïd bey a dit qu’il allait mieux.

— Il est mort la nuit de ton arrestation.

— Donnez-moi les détails !

— Il a avalé le poison vers dix heures et, à minuit, il était mort.

J’envisage d’un coup le nouvel aspect de ma situation et je tente une dernière question :

— A-t-il dit : « Je meurs à cause de Zeînab ou c’est Zeînab qui m’a tué ? »

— Pourquoi ?

La différence est totale : s’il a dit qu’il mourait à cause de moi, c’est vrai, car c’est moi qui l’ai entraîné dans ce voyage, mais je sais bien qu’il n’a pas dit que je lui avais donné le poison.

Mon plaidoyer détend ces figures sérieuses et Jaber Effendi, riant, riposte :

— Tu es un avocat, tu n’en as pas besoin pour te défendre, tu es habile, toi.

— J’en veux un, je ne connais pas bien vos lois, et ma solitude me déprime plus que tout.

Ma froideur, cependant, devant la nouvelle tragique surprend ces êtres habitués aux démonstrations pathétiques de ces femmes d’Orient. Le perspicace Jaber Effendi murmure :

— On dit qu’il n’était pas ton mari !

— Non, avouai-je. Voilà le secret que je voulais dire à quelqu’un de chez le roi ou au ministre de France. C’était un mariage sans réalisation charnelle. En France, nous appelons cela un « mariage blanc ». J’avais pris Soleiman seulement pour voyager. Ses frères et mes domestiques de Palmyre le savent et pourront témoigner. Cela vous explique mon innocence. Pourquoi l’aurais-je tué ? J’étais libre en somme. C’était moi qui commandais et je ne l’aurais pas supprimé au moment d’accomplir ce voyage que je désirais ardemment et pour lequel j’ai fait tant de sacrifices.

« Je fais appel à l’intelligence des juges. Il n’est pas que l’absence de preuves : personne ne peut trouver de motif plausible à cet acte dont on m’accuse. »

Avec flegme, le docteur Ibrahim reprend :

— Soit ! Mais tu connais la loi du Coran ; quand un moribond nomme son assassin, il n’est besoin ni de jugement, ni de témoin pour condamner à mort.

Je proteste :

— Soleiman ne m’a pas nommée, je l’ai dit quand je le croyais vivant, je le répète maintenant qu’il est mort.

— Un homme a été trouvé dans ta chambre.

— Oui ! mais, au yeux des Français, il est tout naturel pour une femme de passer la soirée avec un ami.

— Tu n’es plus Française, tu es Nedjienne et musulmane.

— Musulmane, oui ! Nedjienne, non, je ne connais pas encore votre pays et presque pas votre langue.

— L’adultère est en tout cas puni de mort chez les musulmans. Et l’adultère, c’est quand une femme est avec un autre homme que son mari.

— L’homme est condamné à mort, et la femme ?

— Les femmes aussi…

J’ai compris, c’est la mort pour moi. Je devine dans ces trois mots ma condamnation certaine.

— Comment me tuera-t-on ?

— C’est délicat. Les femmes ne sortent guère des harems, il y a deux cents ans qu’on n’en a pas exécuté. Nous ne savons pas encore comment on te tuera. D’habitude, on coupe le cou aux hommes, mais c’est un déshonneur pour un Arabe de trancher le cou d’une femme. On fera probablement le simulacre, après t’avoir fait agenouiller sur la place publique.

« Ensuite, l’homme brise son sabre sur son genou.

« Pour la femme adultère, comme toi, c’est d’habitude la lapidation après avoir fait le tour de la ville, chargée de chaînes. Tous les habitants lui lancent des pierres jusqu’à ce qu’elle meure. »

Assez ! je n’en puis plus. Mes tempes battent, mes oreilles bourdonnent, lapidée, lapidée…

La mort, le cou tranché, fusillée, ça m’est égal, mais lapidée, combien d’heures de souffrance… ça, je le redoute.

Plus de réponse, deux êtres durs, fermés, impassibles me regardent. Ils n’ont plus rien à ajouter. Mon esprit se refuse en ce moment à concevoir la mort prochaine : la MORT !

Je descends comme une automate, je me retrouve dans l’obscurité de mon cachot, au milieu de la vermine et des immondices. Exténuée, je m’accroupis dans cette saleté. Que m’importe maintenant ? Tout est fini, je n’ai même pas besoin de manger, et surtout je ne veux rien demander. Les rats, les puces, les fourmis, les punaises, les araignées, les cafards m’assaillent à nouveau. C’est une espèce de cauchemar sans issue, vague, à peine interrompu par quelques instants de lucidité où je regrette de ne pas avoir le cou tranché au lieu de la lente et atroce agonie de cette lapidation.

Une partie de la nuit se passe dans cet anéantissement douloureux, mais, à la longue, les chocs nerveux produits par les cafards qui me heurtent me font réagir. Je veux espérer. Il me faut revoir les miens. La fuite, presque impossible, est pourtant ma seule chance de salut.

Je tâte tous les barreaux de fer, ils tiennent fortement, la porte est facile à ouvrir, mais derrière sont les condamnés et les sentinelles, gardiens, soldats et policiers. Un trou dans le mur ? Avec quoi ? Et puis, ils ont plus de 60 centimètres d’épaisseur.

Reste le sol, ce sol déjà creusé partout, avec, en-dessous, quoi ?… le vide ? ou la mer que j’entends ?

J’arrache de la porte le fer d’un vieux verrou qui ne fonctionne pas et je m’en sers comme levier pour soulever une planche, deux planches. Je mets longtemps pour obtenir ce piètre résultat. Ma détresse est à son comble lorsque je me rends compte que quatre gros murs ferment le dessous de ma prison. Les vagues meurent contre ces murs rongés, mais bardés de fer. Rien, rien, je ne peux rien espérer et je ne saurais me résigner.

Au matin, je trouve la force de monter jusqu’à la grille de la haute fenêtre pour respirer à pleins poumons. Des Arabes passent. Faible, hagarde, je regarde ces hommes habillés de robes et aux longues boucles tombantes. Ils m’impressionnent : sont-ils réels ? Où suis-je ? Quelle est cette race ?… Je deviens folle, oui, vraiment folle. Et maintenant je n’ai plus peur ni du jour ni de la nuit, mais j’ai peur de perdre la tête, ma pauvre tête qui éclate. Il doit être midi, le soleil est très haut…

*

VIE EN PRISON


J’appelle un gardien pour demander un docteur. Je me sens perdre l’esprit. Je suis en outre tellement enflée par les morsures de toutes ces bestioles que je ne puis plus me tenir debout. Mes bras et mes jambes sont recouverts aux jointures d’une croûte de sang coagulé.

— Sabour ! Patience !

Enfin, après trois jours d’attente mortelle, un nouvel espoir naît en moi. On m’annonce que quelqu’un viendra me voir le soir.

Je compte les heures, et je suis si fatiguée et faible que je ne sais plus si je pense encore. Vers cinq heures, on me fait monter. Évidemment on a honte d’introduire quelqu’un dans mon répugnant taudis.

En haut, déception atroce, je me trouve en présence d’une infirmière du « Frigi », bateau français actuellement en rade et qu’on a fait chercher. C’est la seule femme française à Djeddah. Elle n’y était même pas descendue et l’histoire de mon aventure ne lui a guère donné envie de visiter le port. Cette personne terrorisée par la mission dont elle était chargée, et vraisemblablement par les horreurs qu’on lui avait dites sur moi, me sembla stupide et sans cœur.

À tout ce que je demandais, et Dieu seul sait si j’avais des questions palpitantes à poser, elle me répondait :

— Je viens voir comment vous allez.

J’appuyai mes mains sur les siennes.

— Vous avez la fièvre, dit-elle. Avez-vous besoin de quelque chose ?

— Mais de tout ! Je n’ai rien à boire, rien à manger, rien pour me laver, pas de lit. Je voudrais de l’eau minérale, j’ai écrit au roi, au consul pour en avoir, je vais mourir de soif et personne ne me répond.

Elle m’assure alors qu’elle transmettra mes commissions, puis s’en va…

J’avais mis tant d’espoir secret dans cette visite que je me sens à bout.

Et ma songerie reprend, hallucinante, affolée, découragée.

J’aime mieux être exécutée de suite que de vivre dans cette attente du supplice, enfermée, privée de tout, sans nouvelle de personne. Je pense à ma mère, c’est aujourd’hui l’anniversaire de sa mort, une tristesse de plus m’emplit l’âme. Bientôt je la rejoindrai. Et la nuit commence avec ses angoisses, sa terreur, ses bruits, la vermine qui se réveille.

Par instants la confiance me revient, parce que je ne peux rester longtemps triste, mais, à d’autres moments, je me sens vraiment envie de mourir.

Dès le premier jour de mon arrestation, j’avais essayé de communiquer avec le ministre par un moyen que je ne puis citer ici, toutes les personnes mises en cause au cours de ce récit étant encore vivantes. Aujourd’hui j’ai la certitude que le consul a reçu mon appel ; je le suppliais comme toujours de venir me voir, ajoutant que j’étais couverte de bleus.

Dans l’après-midi, ma porte s’ouvre et livre passage à Jaber Effendi et à l’infirmière.

Elle interroge selon le protocole qu’on a dû lui imposer :

— Le ministre de France m’envoie prendre de vos nouvelles.

— Elles ne sont pas fameuses.

— Avez-vous été battue ?

— Non.

— Alors de quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes bien « heureuse » (sic).

Certes, je comprends qu’on ne peut étendre sa sympathie à l’infini et que la plupart des humains ne disposent que d’une quantité limitée de sentiments à offrir aux autres êtres.

Tout de même, cette glaciale indifférence me rend folle. Cette personne croit-elle vraiment que j’ai tué Soleiman et me juge-t-elle criminelle ou est-ce de sa part une naturelle sécheresse de cœur ?

Je retrouve devant moi, à une heure tragique de ma destinée, la même médiocrité si répandue et la même incapacité de voir autre chose ici-bas que la platitude et le conformisme. Et j’en souffre comme j’en ai toujours souffert, mais avec quelle acuité !

Cette dureté et cette incompréhension m’exaspèrent et je crie :

— Je voudrais de l’eau minérale, une cuvette, un savon, un lit, de la nourriture.

— Bon, on vous enverra tout ce qu’il faut.

Elle m’a répondu la même chose la veille et j’attends toujours. Je lui montre encore mes jambes enflées et couvertes de piqûres.

— Ce sont les puces, constate-t-elle froidement.

— Pourquoi le ministre ne vient-il pas me voir ? Me croit-il coupable ? Me recevra-t-il si je m’échappe ?

— J’ignore tout, et, ajoute-t-elle en se dirigeant vers la porte, c’est ma dernière visite, le bateau part demain.

Brusquement, face à elle, je lui tends une lettre pour le consul, l’implorant pour qu’on m’exécute vite. Elle recule. Sa terreur, sa stupidité lui font décliner ma demande, elle se tourne vers Jaber Effendi, quêtant du regard son autorisation. Mais celui-ci, les yeux brillants, a déjà repéré le message et le saisit.

Je regagne ma cellule sans plus regarder cette écœurante personne, que la peur paralyse, et qui dans une telle situation n’a pas su me dire un mot réconfortant, n’a pas su avoir un geste pour m’aider.

Maintenant je songe à l’Indou du voyage de Suez à Djeddah, qui, lui, savait trouver pour toutes les misères lointaines du monde le mot qui panse, la formule qui compatit, le geste même, le modeste geste qui cependant soulage.

Mais ces âmes asservies que fabrique l’Occident européen, privées de toute individualité, de toute générosité, rendent la vie plus atroce à l’emprisonnée que je suis.

Cette odieuse visite m’a enlevé mon dernier courage. Il ne me reste plus que celui d’écrire. Écrire à tous ceux qui en ce moment disposent de mon sort, de ma vie.

Au vrai, j’attends la mort. Écrire me fait oublier les images monstrueuses qui commencent à me hanter. Et c’est une lettre au consul pour faire venir mon fils, si on en a le temps avant mon exécution, une autre à Ibn Séoud, une autre à Fouad Hamza, son ministre des Affaires étrangères. Puisque je dois mourir, je les supplie de faire vite, afin de m’épargner ces affreuses journées et ces nuits de veille hantées par de hideux cauchemars.

Hélas ! le mot vite et l’idée de vitesse sont choses inconnues des Arabes. Mes lettres partent, mais le silence les suit.

Et une nouvelle nuit revient, la cinquième dans cette prison, de nouveau la vermine dévore mes plaies. Le jour se lève encore et le consul ne vient pas.

Le mercredi 26 avril, je me sens atrocement faible. Je n’ai rien mangé depuis cinq jours. Mes chaouichs ont pitié de moi. Cette pitié n’a pas pénétré l’infirmière du bateau. Mais ils vont m’acheter un peu de pain, du lében (lait caillé), du thé, toujours si bon en Orient.

Malgré mon affaiblissement, je voudrais par instants me soutenir, pour éviter surtout la folie qui m’envahit l’esprit et que je redoute plus que tout. Dans la nuit suivante, il y a à côté des bruits de chaînes et d’armes. On emmène à la Mecque les grands criminels par camion automobile. Les malheureux n’ont plus longtemps à souffrir. Ma hantise, c’est d’être également envoyée là-bas.

Au début, la promiscuité avec les bandits de cette prison m’avait horrifiée, mais je me suis habituée à leurs chants mélancoliques. Maintenant qu’ils vont « goûter à la mort », ils me manquent. L’idée d’être exécutée et même lapidée est déjà atroce. Toutefois l’attente du jour inconnu de ce supplice est abominable. C’est une torture morale où l’on se sent toujours au bord de la démence.

Et je pleure.

Je pleure ceux que j’aime, que je ne verrai plus et qui ne sauront jamais le fin mot de cette tragédie orientale. On dira : « assassinat et adultère » et beaucoup le croiront.

J’écris une lettre d’adieu à mon fils. Je lui explique les faits. Les faits authentiques qui sont certainement noyés à cette heure même à Djeddah, dans un amas de mensonges et d’inventions absurdes. Je dois dire ici, marginalement, que le Haut-Commissariat à Beyrouth reçut ce pli en son temps, mais il ne l’a jamais remis à mon fils qui résidait dans cette ville.

J’ai enfin trouvé un moyen pour quitter plusieurs fois par jour mon cachot. Ce n’est rien, ni prend figure d’une sorte d’évasion provisoire…

Car, pour les besoins naturels, on m’accorde l’endroit réservé au chef de la police.

Certes, je m’y rends toujours sous escorte, entre deux sentinelles, baïonnette au canon, et c’est une simple fosse sur la mer Rouge. Il sera peut-être difficile, ceci dit, de faire saisir quel réconfort cela m’apporte. Et pourtant…

Par la lucarne de ce petit coin isolé, j’aperçois la mer, le consulat, le drapeau français.

La vue de ce drapeau m’émeut profondément, jusqu’aux larmes.

Je voudrais des réponses à mes lettres, car le plus pénible, c’est de ne rien savoir.

J’écris à l’émir de Djeddah.

Mais ni lui, ni Fouad Hamza, ni Ibn Séoud ne me donnent signe de vie. Il est vrai que je leur écris en français. Et puis, reçoivent-ils ces lettres ?

Deux jours après mon arrestation, Saïd bey a été révoqué. Le nouveau directeur de la police passe souvent devant mes fenêtres, jamais il ne m’a adressé la parole. Je m’efforce d’apitoyer Jaber Effendi. Je lui demande de me faire remettre la valise de Soleiman, ses grandes abayes, son manteau-cape qui me serviraient d’oreiller. Mais on me refuse tacitement tout cela.

Le 29 avril, le consulat me fait parvenir des côtelettes et de l’eau minérale. Dans ma situation, la moindre douceur est un grand luxe.

L’espoir me revient. Tantôt, je renonce à tout, j’appelle la mort qui me permettra le suprême voyage et d’avoir le grand mot de l’au-delà, ce départ définitif. Tantôt je voudrais vivre et sortir innocente de ce traquenard, retourner embrasser ceux que j’aime.

Le 30 avril, Jaber Effendi m’apporte la Vie de Mahomet, saisie dans ma valise et que je réclame depuis mon incarcération.

J’y lis des choses étonnantes. Des exemples de courage de guerriers arabes qui me stimulent à mourir comme eux.

En voici un absolument héroïque :

« À la bataille de Ohod, la troisième année de l’égire, le porte-étendard quoraïchite est tué, plusieurs hommes lui succèdent et meurent à leur tour. Un jeune esclave abyssin s’empare du drapeau, aussitôt Saad ben Ali Vaqqac lui coupe la main droite, il le saisit de la gauche, celle-ci à son tour est tranchée, il serre alors la hampe de l’étendard de ses moignons, mais il est littéralement haché en morceaux à coups de sabre. Se jetant sur l’étendard pour le couvrir de son corps, il meurt en s’écriant : « Ai-je fait tout mon devoir ? »

Je me sens très abattue, lasse d’attendre.

Au début je suivais du regard les porteurs d’eau, les plongeurs et les nègres allant dans la mer avec leurs ânes teints au henné. Les petits Javanais aux hanches étroites, serrés dans des pagnes écossais ou aux vives rayures, me divertissaient beaucoup. Ils allaient du port à la légation de Hollande et la prison est sur leur passage. Mais à présent je médite sur les affreux pressentiments de mon vrai mari, de Mme Amoun et des Italiens à bord du Dandolo.

Et ma crainte s’alimente à ces prédictions funestes.

Dans la pièce à côté, on a amassé de nouveaux prisonniers. Durant la nuit, pressés les uns sur les autres, ils poussent ma porte qui s’ouvre. Ils s’affalent alors sur le plancher de ma cellule avec un bruit macabre. Je tremble de frayeur. Au matin du 1er mai, je trouve le pain que j’avais posé sur la fenêtre tout couvert de fourmis. Mes gardiens qui me manifestent de la pitié me conseillent d’entourer mes réserves de nourriture d’un petit fil de pétrole. Je le fais. Dans ma situation, on fait tout ce qu’on vous conseille. Mais les fourmis du Hedjaz sont de terribles bêtes, le lendemain mes aliments en sont encore couverts.

J’ai mal à la tête et je suis dévorée de démangeaisons. On m’apporte encore du consulat des biscuits et de l’eau minérale. Je bois du thé, car les « kawagis > peuvent, 4 ou 5 fois par jour, vendre ce thé aux prisonniers. Je mange aussi des olives.

On ne se figure pas, dans le courant de la vie, comme il faut peu pour vivre.

Pour ne pas devenir folle, je me donne des besognes à accomplir. Je tue des punaises, cela pourrait occuper un demi-siècle. J’attrape également de grosses araignées aux becs redoutables et je cherche à boucher les trous de mon plancher avec du papier. Mais il vient du bas un vent fétide si violent que le papier est enlevé et va s’accrocher dans les toiles d’araignées du plafond.

Cependant mes maux prennent mauvaise figure. Ma peau s’en va par morceaux comme celle des lépreux. On m’amène le docteur Akram. C’est un homme compatissant, sympathique, très bon. Il parle bien le français et me conseille de demander à l’émir de Djeddah mon transfert à l’hôpital.

Il m’envoie ensuite de la poudre de talc dans un cornet de journal et de la vaseline dans un petit pot de carton. Cette attention me touche et me procure un très grand adoucissement. Jusqu’alors je jetais un peu d’eau sur mes chairs enflées pour obtenir un répit momentané, mais ensuite je ressentais une souffrance et une brûlure pires.

Le consulat m’envoie toujours des aliments, des côtelettes, du rôti de mouton. Mais, malgré mon désir, c’est à peine si je puis manger. Tout en moi est contracté et refuse de fonctionner, surtout ma gorge et ma bouche.

Dans l’après-midi je reçois également du tissu, du fil, des aiguilles que j’avais demandés pour m’occuper. J’ourle des mouchoirs.

3 mai. — Le miracle arrive. Jaber Effendi me présente un papier dactylographié qui dit : « Demain, à 16 heures, le délégué français viendra vous voir ».

Mon bonheur est indescriptible… après 13 jours d’attente, je n’espérais plus.

…J’attends tout de cette visite. L’absence totale d’information où je me trouvais était la chose la plus pénible qui fût. Mon impuissance aussi était une torture, je grillais d’envie d’agir et je ne pouvais absolument rien faire, lettres, paroles, tout restait sans réponse. Car les Hedjaziens ne comprennent probablement pas mes missives. Je compte les heures, les minutes, je guette à travers mes barreaux, lorsque M. Maigret arrive enfin, escorté des membres du consulat.

Je suis très émue, je peux à peine lui dire bonjour. M. M… me regarde, pas lavée, pas coiffée, la peau grise, mes bras pelant par plaques, et il me dit : « Je m’attendais à vous trouver dans un triste état, mais je n’aurais jamais cru que ce fût à ce point. »

Sa personnalité énergique et droite me donne tout de suite grande confiance, je suis soudain remontée. Il m’apprend que par mon mariage je suis soumise aux lois du Hedjaz et que lui, en ce moment, ne peut rien pour moi. Mais il m’assure avoir la certitude que tout se passera normalement, je ne serai pas transportée à la Mecque, ce qui est devenu pour moi une poignante obsession.

Il n’est pas question d’exécution immédiate, me certifie encore M. M…, une enquête est en cours, il faut attendre le résultat.

— Quelle sera la durée de l’enquête ?

— Ça dépend, répond-il, il y en a qui durent un mois, tandis que d’autres en prennent six.

— Je préfère la mort à six mois de ce cachot. Ne pourriez-vous pas m’obtenir la liberté provisoire ?

— C’est impossible, ce cas n’est pas prévu par les lois du Hedjaz.

Jaber Effendi est présent à cet entretien, comme à tous ceux que j’eus par la suite. Aussi, m’approchant du consul, je lui chuchote à l’oreille : « J’ai très envie de m’échapper. Si j’arrive chez vous, pourriez-vous me cacher ? »

— Mais il vous est impossible de fuir.

— Je préfère tous les risques à cette attente, puis je crois que je pourrai tomber dans la mer, par la lucarne des W.-C. ; si je ne me casse rien, je passerai par un trou aperçu dans le mur qui longe la rive, j’arriverai au consulat, mais me garderiez-vous si je réussissais ?

— Ne tentez pas cette folie, la route du consulat est dominée par le poste de police, on vous tirerait dessus. En supposant même que vous aboutissiez, ce que je ne crois pas, je serais obligé de vous rendre aux autorités qui, évidemment, vous réclameraient. Vous êtes Nedjienne et je ne peux agir pour vous officiellement. J’essayerai toutefois de venir vous voir régulièrement.

— Oh ! oui, c’est ce qui peut me faire le plus de plaisir.

Le consul, faute de pouvoir me donner toutes les satisfactions morales, veut au moins que j’aie toutes les consolations matérielles.

En effet, dès le lendemain, l’effet de sa visite se fait sentir. On me porte un lit, une boîte de créoline, je passe la matinée à nettoyer, j’arrose tout copieusement avec ce désinfectant, je balaye avec des feuilles de palmier prêtées par un chaouich. Je tue une armée de punaises et de fourmis, j’entrevois une nuit de sommeil ininterrompu.

M. M… m’avait envoyé aussi quelques livres, mais on ne me les avait pas remis. En entrant dans ma pièce, il en tenait deux à la main qu’on n’osa pas lui enlever. Jaber Effendi les feuilleta d’un air inquisiteur puis me les laissa. Étendue sur mon petit lit, je bouquine avec délices… Je constate, une fois de plus, que tout bonheur est bien relatif. Quelques jours après, M. M… m’envoya même un fauteuil en rotin. Mon confort augmenta et surtout je ne me sentais plus abandonnée. Sa franchise autoritaire, presque brutale par instants, me rendit l’espérance. Son mélange de douceur et d’énergie, son assurance à me certifier l’heureuse issue prochaine de ce drame me firent le plus grand bien.

Il est rare de rencontrer un fonctionnaire de caractère, et j’étais persuadée qu’il ferait tout ce qui lui serait possible pour me sauver.

En fin de journée, un serviteur m’apporte mon premier repas complet du consulat. Des œufs, du poisson, de la viande. Tout cela sur un grand plateau, dans des assiettes, ce qui m’éblouit autant que mes voisins de captivité. On présente les mets avant de me les servir à Jaber Effendi, il soulève les assiettes, les regarde en-dessous, également sous le plateau et, quand il est sûr qu’aucun signe cabalistique n’orne ma vaisselle, un gardien me remet ma nourriture.

J’ai perdu l’appétit et je distribue la moitié de mes vivres aux autres captifs avec qui je sympathise. Je m’endors enfin dans un lit !… à peine soucieuse maintenant de l’avenir, toute à la joie des améliorations que cette journée m’a procurées. Et moi qui avais cru, la première fois que j’avais dû coucher dans des draps de coton, que je ne pourrais pas dormir, je ne m’aperçois pas, ce soir, que ces draps sont neufs comme du carton ciré.

Mais j’ai été réveillée vers deux ou trois heures du matin par les préparatifs d’une armée de policiers se rendant à la rencontre du roi, dont l’arrivée est prévue pour ce matin. À l’aube, des coups de canon souhaitent la bienvenue à Sa Majesté, tandis que j’aperçois le drapeau vert nedjien contre mes barreaux. Toutes les légations ont également hissé leur grand drapeau. Ces taches de couleur égayent ma vue et je les contemple longuement.

La journée est terne, j’ourle des mouchoirs et ne pense plus qu’à la visite du consul, annoncée pour le lendemain. Tout le temps de ma captivité, ce sera mon seul rayon de soleil Un beau serviteur noir m’apporte chaque jour ma nourriture. Mes essais pour garder quoi que ce soit, pour le soir ou pour le lendemain, sont infructueux. Les bêtes ont l’air d’avoir disparu, mais la moindre victuaille en attire des myriades. Mon gardien Naser a l’heureuse initiative de tendre d’un bout à l’autre de ma chambre une corde attachée au mur par des clous. Sur la corde nous accrochons deux petits paniers en osier où je mets mon pain, mon sucre, mon lait, etc… Je suis sauvée, je recouvre chaque panier d’un papier pour éviter la chute des insectes volants et je me trouve dans un état relatif de propreté.

Je veux régler ma corde, comme toutes mes autres petites choses, jusqu’à présent, et même mon eau pour me laver. Mais on me fait répondre généreusement que le Gouvernement m’offre cela, par la suite l’eau me fut donnée… Les remèdes aussi, le docteur Akram dit que le ministère de l’Hygiène me fait ce cadeau…

10 mai. — Nuit d’insomnie, cauchemar, j’ai peur que le consul ne vienne pas. À partir de trois heures je guette. Il arrive enfin vers 4 h. 30, alors que je désespérais presque. Il a encore les mots qui font du bien. Il remonte mon moral défaillant, il pense vraiment que ce ne sera plus long maintenant. Il me porte encore du tissu, quelques livres, des boîtes de lait. Je lui demande s’il a prévenu Beyrouth de mon arrestation, mais ses réponses sont laconiques : « J’ai fait le nécessaire où il fallait, auprès de qui il fallait. »

J’insiste, il s’entête dans un mystère et une discrétion qui me crispent.

Tous ces détails m’intéressent ; ils me feraient plaisir. Je désire être informée. Mais, soi-disant dans mon intérêt, M. M… ne veut rien me dire, c’est fort pénible.

11 mai. — J’ai un tub (grand plat arabe), de l’eau, et je me délecte à ma toilette chaque matin. Je demande souvent à aller au petit coin sur la mer. Je m’y attarde le plus possible pour respirer longuement et contempler la liberté. Un paquebot apparaît à l’horizon, recevrai-je par lui des nouvelles ?…

*

ATTENTES


Je commence à espérer, mais l’être humain est difficile à satisfaire. Maintenant cet espoir vise ce qu’hier je tenais justement irréalisable : c’est la liberté qu’il me faudrait.

Désormais le consulat m’envoie des choses exquises, des cakes, des petits oignons ou des côtelettes panées. Hamdi bey me fait même participer à l’envoi de betteraves qui viennent de Suez, quel privilège que d’avoir des légumes dans la brûlante Arabie !

Ce soir, surprise : à sept heures, je suis déjà couchée et je m’apprête à oublier dans le sommeil ma situation et ses dangers, quand le sous-directeur de la police entre avec fureur. Il se précipite sur mon lit comme s’il voulait me dévorer. Je frissonne. Pour qu’il perde ainsi tout contrôle de lui-même, il faut que l’heure soit grave. C’est sûrement le moment fatal. Pas du tout. Il veut « l’abaye » de Soleiman.

Je ne comprends pas. Je n’ai jamais eu ici un seul des vêtements de mon mari-passeport. J’explique que les effets de Soleiman doivent être dans sa valise et je m’endors enfin.

Une idée fixe me torture maintenant, sortir de mon cachot. Certes, je sais les allégements qui sont venus atténuer la rigueur du début. Si d’ailleurs elle avait continué, j’étais condamnée, car j’ai senti plusieurs fois l’aile de la folie me frôler. Mais, à cette heure, cette vie m’apparaît comme une déchéance, et l’horreur que j’en ai, comme une Idée fixe, m’emplit l’âme jour et nuit.

Je lutte en faisant des ourlets à jour à des mouchoirs. Mais c’est un remède qui atténue le mal sans le faire oublier. J’ai ourlé ainsi 63 mouchoirs d’une finesse extrême dans ma prison.

Chaque visite aux W.-C. réveille mes espoirs, mon besoin d’évasion. Toutefois, où aller ? Aucun consulat ne me gardera, partout on me retrouvera. Une heure après ma fuite, je serai signalée, où que je sois, et reprise, puis…

Un terrible découragement s’empare de mol, aucun raisonnement ne m’aide, toute réaction bienfaisante se trouve condamnée par avance

Visite de M. M… qui me fait comprendre que je vais être bientôt interrogée. J’attends cet instant avec une impatience fébrile. Je passe ma journée à lire la vie frivole d’une actrice de la Comédie-Française pendant la guerre. L’atmosphère du livre est si différente de ce que je connais aujourd’hui que j’ai un peu l’impression de pénétrer dans un conte de fées. Je lis encore l’Escadron Blanc, de Peyré, un compatriote ! Et j’attends la convocation du cadi, mais rien n’arrive. Combien de jours faudra-t-11 encore ?

J’écris à l’émir, lui demandant de hâter l’enquête et le priant de me faire savoir si Soleiman m’a vraiment accusée avant de mourir, je ne peux le croire.

Depuis des nuits et des jours je cherche l’énigme du dernier jour. Où a-t-il été ? Qu’a-t-il fait ? Pourquoi ne m’a-t-il pas attendue après m’avoir dit de vite faire mes valises pour partir ?

Je n’accuse personne, mais, comme il se vantait d’avoir fait un mariage colossal, ne l’aurait-on pas tué dans l’espoir de le voler ?

Je fais appeler Jaber Effendi pour qu’on m’envoie au cadl.

Il commence à être blasé sur mes suppliques et ne descend même plus.

À la fin de la journée le consul me rend visite, accompagné de son secrétaire et d’Hamdi bey. Ils m’exhortent à la patience en m’expliquant que le plus long est passé. Le consul m’apprend que mon mari français, le vrai, est à Beyrouth, chez nos amis Seyrig. C’est tout. Pas un mot de plus. Je suis inquiète de l’angoisse de mon mari, de mes fils… que savent-ils ? Ma peine est augmentée de toute l’ignorance qui m’entoure. Jamais je n’ai reçu une lettre. Jamais on ne me donne un journal, on a demandé plusieurs fois la permission de me communiquer des périodiques, c’est formellement interdit.

Le docteur Akram me fait une visite. Je me plains de la jambe, des dents, je cherche tous les prétextes pour lutter contre cette solitude abrutissante qui m’use et me détruit pièce à pièce. Akram m’assure qu’on n’attend plus que le résultat d’une analyse, qui se fait en Égypte, de l’estomac, du suc gastrique et des viscères de Soleiman. Il arrive encore assez souvent des bateaux à Djeddah, mais ce sont des vapeurs hindous, russes, etc. Je guette donc uniquement ceux de Suez. Ils seront peut-être libérateurs.

15 mai. — Tout le bâtiment de la police est pavoisé pour l’arrivée de Séoudi, le fils aîné du roi.

Visite encore du consulat, qui ne m’apporte aucune nouvelle. Je fais demander par Hamdi bey la permission de respirer un peu l’air sur le balcon à la nuit tombée. L’autorisation est accordée, mais, le soir, lorsque je veux user de mes nouveaux droits, Jaber Effendi s’y oppose sous prétexte qu’il doit consulter le Moudir Cherta. Pendant trois jours, je réclame tous les soirs, jusqu’au refus formel. J’aurais voulu diminuer la longueur des nuits, elles sont éternelles, il fait noir à 7 heures, et échapper un peu aux odeurs fétides et malsaines qui m’étoufferont durant toute ma captivité.

Mon « chaouich » m’explique que sur le balcon on pourrait me voir, or il n’est pas convenable d’exposer une femme dans un lieu non clos, alors que tout le bâtiment ne contient que des hommes. Leurs préjugés ont la vie dure.

20 mai. — Je suis très abattue à nouveau, à bout de résistance, je redemande le docteur Akram qui malgré son aspect terrible m’est sympathique. Il a toujours des paroles encourageantes. J’annonce une nouvelle douleur dans une partie quelconque de mon corps. En réalité, j’ai aperçu des bateaux. Je crois qu’ils viennent de Suez. J’espère toujours une bonne nouvelle et je questionne le plus possible mes rares visiteurs. Il fait une chaleur terrible, tout le monde s’en plaint, un garde a le vertige. Il tombe raide sur les prisonniers au moment où je rentre. Par miracle, sa baïonnette glisse sur la poitrine nue de l’un d’eux également couché par terre. J’aime cette température ; alors que tout le monde me demande comment je la supporte, c’est le moindre de mes soucis.

Le consulat m’envoie des peignes que j’avais demandés pour tenir mes cheveux, car ils deviennent longs et tombent sur mes épaules ; je n’ai pas de miroir et mes soins de toilette sont bien précaires.

Le docteur Akram vient m’examiner avec un pharmacien qui était à l’université américaine de Beyrouth. Il connaît le docteur Escher, un de mes amis de Syrie. Nous voilà en pays de connaissance. Ils me parlent de 15 jours d’attente encore. Hélas ! je n’ai plus de patience. Le pharmacien m’envoie une potion pour calmer mes nerfs. Je ne la bois pas. La légation m’a, sur ma demande, remis un dictionnaire anglais pour travailler cette langue, mais ma pauvre tête est dans un tel état que je ne puis fixer mon esprit.

Autrement, la prison serait évidemment le lieu rêvé pour l’étude.

Un des petits esclaves de chez Ali Allmari vient me voir avec le fils de Sett Kébir. Je les embrasse, si heureuse de revoir des figures amies. Tout le harem, paraît-il, pense à moi. Sett Kébir m’envoie du miel de Médine. Elle est touchante et je l’aime bien. Le petit esclave Ahmed me crispe, car son cerveau d’être inférieur ne l’inspire guère. Voulant être aimable, il rompt nos silences par le leit-motif arabe qu’on place plusieurs fois dans chaque conversation : « Enta mabsout ? » « Es-tu contente ? »

À la troisième fois, je finis par éclater :

— Tais-toi, Ahmed, non ! je ne suis pas contente, seule, enfermée, malheureuse.

Mais il ne comprend pas et me regarde avec ses immenses yeux toujours étonnés.

— N’est-ce pas la question classique, polie, qu’on pose à tout le monde ?

— Pas à moi, dans ma situation, Ahmed.

23 mai. — Je retrouve au fond d’une chaussure une boîte de cutex oubliée par l’analyse. Je me frotte les ongles pendant des heures. À la nuit, je casse mon verre de lampe. On va vite, malgré l’heure tardive, m’en chercher un autre ? J’ai dû prier avec force mon gardien, car j’aurais trop peur de passer la nuit dans les ténèbres. Ali Abdou, un type de Djibouti, s’est précipité. Dès que j’ai été un peu familiarisée avec mes gardes, ils ont été tous parfaits de correction, d’exactitude, de politesse.

La police wahabite est impeccable, et ces hommes, durs pour leurs semblables, ont eu à mon égard de ces délicatesses, de ces bontés qui ne viennent que du cœur. Même les prisonniers que je devais souvent enjamber pour traverser le hall ont toujours conservé la meilleure tenue. S’imagine-t-on ce qu’une telle promiscuité aurait été en Europe ?


Jeudi 25 mai. — Vers 11 heures, un garde inconnu me dit de m’habiller pour comparaître devant le cadi. Je tremble, mais je bondis de joie. Quoi qu’il arrive, je vais pouvoir quitter ces lieux que j’exècre. Mais hélas, après le questionnaire classique de nom, prénoms, etc… lieu d’habitation, le cadi, sans un mot, lève la main, et le docteur Akram qui sert d’interprète me dit que c’est fini.

Je voudrais qu’on me questionne encore pour terminer leurs hésitations, je ne pensais plus retourner à la prison, mais repartir directement à la maison de France.

J’insiste ardemment.

Dans huit ou dix jours vous reviendrez, dit Akram, il faut avant tout cette réponse d’Égypte.

— Pitié, pitié, je voudrais me justifier, en finir,

— Sabour, patience.

Le soir, visite de deux membres du consulat, le ministre n’a pu venir. Il est malade. Il a une forte fièvre. Ces chaleurs le fatiguent… Sombres pressentiments… Mon imagination est en délire, on va l’empoisonner, il va mourir et tout mon espoir est en lui !

26 mai. — On m’apporte une table. Le gouvernement a été longtemps avant de permettre, dans une prison, cet objet de luxe… une petite table en bois blanc… je nettoie toute ma cellule à la crénoline, car les araignées semblent s’être reproduites en masse ces derniers jours. Mes gardes se pâment sur mon installation.

— Tu es comme un maître d’école, s’exclament-ils.

En fait, je suis tristement assise devant ma petite table, mais cette posture est inconnue au Hedjaz. Seuls les professeurs et quelques ministres s’assoient sur des sièges devant des tables. Généralement on est par terre ou accroupi sur des banquettes, genre divan, qui entourent presque toutes les salles. Jaber Effendi lui même, le plus sincèrement du monde, s’extasie : « Quelle belle pièce ! » Je ris malgré ma détresse.

Tous les quinze jours, un homme svelte, très bronzé, jambes nues et drapé de blanc, chante dans les rues sur un rythme bizarre. Je m’informe. Il annonce les arrivées et les départs des bateaux, il énumère les noms et les ports où le navire fera escale. Il remplace l’affiche, la publicité, l’agence de renseignements, il donne aussi les billets de départ.

Partir… départ… quels mots ! Je frémis.

Dimanche 26 mai. — Je suis à bout de forces de nouveau, par cette perpétuelle attente.

J’ignore tout. M. M… lui-même ne me renseigne guère. Quelle faiblesse ! quelle impuissance ! Je comprends, dans ces moments de révolte, la haine du prisonnier pour l’homme du dehors qui ne saisit pas que la liberté est le seul bien au monde, puisque tous les espoirs, toutes les ambitions sont permis à l’homme libre et tout est refusé au prisonnier.

J’ai une crise de désespoir atroce. J’éclate en sanglots. Mais, au lieu de me cacher, j’appelle mes gardes, je leur dis que j’aime mieux mourir. Je réclame le sous-directeur de la police. Je me cogne la tête contre les murs, contre les barreaux de fer. J’espère attendrir par mes larmes Jaber Effendi et le rendre plus humain. Mais l’effet obtenu est inverse à mon attente. Il me reproche mes larmes, me demande si je n’ai pas honte de pleurer ainsi.

— Non, non, je n’ai pas honte, je suis trop malheureuse.

— Eh bien, si tu continues, tu auras les pires châtiments : on t’enfermera très loin, dans une chambre noire, sans air, très chaude, très sale…

— Grand Dieu, que peut-il y avoir de pire que la mienne ?

— Tu seras privée des visites du consul.

— Je suis tranquille. Il viendra de très loin pour me voir, il a son auto et j’ai confiance en lui, il ne m’abandonnera pas.

La lutte a ranimé mon courage. J’aime mieux maintenant que cet être au cœur dur s’en aille.

— Va-t-en, puisque tu es si méchant, je ne te demanderai plus rien.

Alors, un revirement inexplicable s’opère. Pour la première fois, Jaber Effendi a l’air de s’émouvoir.

— Tu es une mère ?

— Oui.

— Tu dois vivre pour tes enfants.

— Je ne vivrai pas si tu prolonges trop ma captivité.

— Le cadi est malade, c’est ce qui retarde ton jugement ; dès qu’il sera mieux, on t’appellera et ton procès sera son premier travail, le roi l’a ainsi ordonné.

Enfin un renseignement. Tout m’indiffère désormais et je voudrais que mon sort, quel qu’il fût, se décidât très vite. Savoir, savoir.

29 mai. — Horrible frayeur dans la nuit. Je suis réveillée en sursaut. Un coup de fusil éclate dans le hall des condamnés : cris, hurlements, plaintes, bousculade, branle-bas. Je crie. Un de mes fidèles gardes, pour me rassurer, entre, il me raconte qu’un fusil est tombé par terre, que le coup est parti seul…

Dans tous les pays le mensonge policier est le même.

Les soirs où je me sens trop nerveuse, où l’angoisse m’étouffe, mon gardien se met contre ma porte extérieurement et chante de ces airs arabes monotones, gutturaux, mais qui sont mes narcotiques et dont je ne peux plus me passer. Et c’est une douceur de sentir ce cœur ami qui chante derrière ma porte pour me dire : « Je suis là, je te protège, je te garde. »


*

LE JUGEMENT


Le cadi est toujours malade. Ce soir, le consul ne m’en a pas moins certifié la fin prochaine de mon supplice.

Il me l’a déjà annoncée souvent, mais, cette fois, je veux le croire.

31 mai. — Visite de Loutfi. J’apprends qu’en réalité, le cadi est allé rendre un jugement à la Mecque.

5 juin. — Jaber Effendi me dit que le cadi ne sera de retour que dans une dizaine de jours. Mon désespoir renaît et va croissant.

8 juin. — M. M… me donne de bonnes nouvelles. Mais j’ai tant souffert de déceptions, après mes espérances, que je doute désormais de tout.

Le secrétaire privé d’Ibn Séoud aurait dit mon affaire terminée et ma libération proche.

9 juin. — Sabour. Attendre, attendre toujours, dans une angoisse affreuse et quand tout en vous se révolte contre cette immobilité misérable.

Jaber Effendi me dit à travers les grilles que le cadi est rentré. L’espoir renaît en moi.

Samedi 10 juin. — Le roi est arrivé à 6 heures du matin, salué par une salve d’artillerie. Je ne doute pas un instant qu’il ne donne au cadi l’ordre de me libérer. M. M… m’a tant dit que je vais être libre.

Encore une fois, je me trompe. Toutes les formalités administratives, au contraire, sont arrêtées par la venue du roi. C’est qu’il convoque tous ses fonctionnaires et reçoit tous ses sujets.

Par le porteur de mon déjeuner, je fais demander au consul une visite supplémentaire, tellement je suis lasse. Mais lui aussi est allé saluer le roi…

J’attends tout de l’arrivée de Sa Majesté, elle semble maintenant retarder ma libération, à moins que je ne m’illusionne et que cette venue ne me rapproche de la mort. Je voudrais m’endormir et ne me réveiller que lorsqu’une décision sera prise, ma force de résignation est à bout. Crainte qu’on m’ait caché un sort affreux dans le but de me laisser croire jusqu’au bout à une impossible libération.

J’ai soudain une abominable crise. De mes espérances récentes, il ne me reste plus qu’une amertume atroce. Au début, j’acceptais le pire, tandis qu’à attendre, après cent promesses, une liberté qui peut-être va m’être refusée… Le ministre, M. M…, m’a dit : « Même si on vous mène au poteau d’exécution, ne craignez rien. » Qu’entend-il ?

Vers la fin de la journée, je reçois la visite inattendue du consul qui, croyant que j’avais vu le cadi, vient se renseigner sur cette entrevue.

L’interrogatoire ne peut donc plus tarder.

Lundi 12 juin. — Je me réveille de très bonne heure, très agitée. Pourtant il faut que je reste calme. Vers 10 heures, on me donne l’ordre de me préparer à comparaître devant le cadi. Le grand jugement va commencer. Je pars au tribunal entre les gardes du roi, à pied et voilée.

Catastrophe !… l’interrogatoire est remis au jour suivant, les interprètes font défaut.

J’ai cependant bon espoir pour le lendemain. Mais j’oscille sans cesse entre des sentiments contraires, et la seule satisfaction réelle que j’éprouve consiste à imaginer mon plaisir lorsque je serai enfin libre, si je le suis…

Mardi 13 juin — Dès 9 heures, je m’impatiente et demande de nouveau à comparaître devant le cadi. Les interprètes ne sont pas arrivés. L’attente est interminable. À dix heures, je pars à pied, voilée, encadrée de mes deux policiers, baïonnette au canon. L’air pur, la lumière, l’espace, la marche que j’ai presque oubliée me donnent un plaisir physique. Je me sens pleine de courage et d’autorité, prête à lutter férocement contre l’accusation qui pèse sur moi.

Le tribunal se trouve être à une dizaine de minutes de la prison. Le chemin longe les consulats d’Italie, d’Angleterre et de Hollande. La seule vue de ces pavillons européens ranime mes envies d’évasion. D’un bond, je pourrais franchir une de ces portes. Mes impulsions étant toujours aussi forte que mon raisonnement, j’ai beaucoup de mal à dominer mon ardent besoin de fuir. Mais à quoi bon risquer de tout compromettre au moment où je touche au but ?

Nous arrivons enfin à cette cour d’assises nedjienne que j’ai tant désirée depuis deux mois. La porte est gardée militairement par des sentinelles armées. Le cadi, étant, hiérarchiquement, le juge le plus haut placé, se trouve au dernier étage. Nous montons par un petit escalier étroit aux marches très hautes. À chaque palier, des policiers en armes surveillent trois ou quatre tribunaux, devant lesquels sont jugés les délits courants. Encore quelques marches, et je me trouve dans une pièce longue, étroite, éclairée par un grand moucharabieh devant lequel un petit homme maigre et pâle est accroupi sur une banquette, se caressant d’une main le pied, tandis que de l’autre main il s’évente, c’est le cadi. La chaleur est suffocante.

L’appareil de justice est réduit à sa plus simple expression : un greffier et deux interprètes, assis sur le même banc que le cadi, attendent en rêvant. Devant le cadi, une table et, au fond à droite, deux superbes nègres, aux muscles puissants, vêtus d’une petite culotte et d’un maillot de lutteur jaune. Ils ont l’air d’un numéro de cirque égaré. Ce sont probablement les exécuteurs des sentences comportant des coups de bâton.. Derrière moi la salle s’anime, se remplit d’hommes de toutes classes, de toutes couleurs qui viennent assister en spectateurs à ce procès sensationnel pour Djeddah.

À mon entrée, le cadi tourne lentement la tête, m’examine d’un regard inquiétant. Je reste voilée, ce qui m’aide à soutenir la pénétration de ses yeux et à dissimuler mon angoisse.

Le cadi ouvre l’interrogatoire par la question suivante :

— Pourquoi es-tu en prison ?

Je bondis sous le choc d’une question aussi imprévue.

— « Enta megnoun ». Tu es fou ! Il y a deux mois que je suis en prison et tu me demandes pour quelle raison ! Ne le sais-tu pas, toi qui a fait l’enquête, toi qui dois me juger ? On m’a dit qu’avant de mourir Soleiman m’avait accusée de l’avoir empoisonné et c’est la raison qu’on me donnait pour me garder enfermée.

Mouvement de stupeur dans l’auditoire, en entendant une femme traiter le plus saint magistrat de Djeddah de fou. Évidemment, dans un sursaut violent, le mot m’a échappé. Le cadi n’ayant pas bronché sous l’injure, le calme renaît, tandis qu’il confirme : « Mais oui, c’est juste pour cette raison que tu as été arrêtée. » J’appris par la suite que de ma seule réponse aurait pu dépendre tout le jugement. En effet, si j’avais simplement répondu :

— Pour avoir tué Soleiman.


cette phrase aurait été considérée comme un aveu et j’aurais été condamnée à mort sans autre subtilité de forme. Pareille question est classique dans tout procès arabe et la première posée à tout accusé. Souvent, paraît-il, il se trouble. Dernièrement, en Algérie, le cas s’est présenté d’un homme accusé d’avoir volé un bœuf, le juge lui demande :

— Pourquoi es-tu en prison ?

— Parce que j’ai volé un bœuf.

Voilà, il a avoué. Il est condamné.

Ensuite ce sont les éternelles questions sur Soleiman, le mariage, ses conditions, le programme complet de mon voyage, le poison et les derniers moments du malheureux.

L’avocat de la partie adverse, nommé par le gouvernement, essaye de me perdre et d’embrouiller les dates auxquelles j’ai donné ces fameux cachets de Kalmine. Je demande qu’on me rende mon carnet rouge sur lequel sont consignés tous mes faits et gestes, jour par pour, pour avoir une précision absolue. Mais le cadi s’y oppose formellement.

À M. M…, qui longtemps a demandé un avocat pour mol, on a répondu que j’étais assez éloquente pour me défendre seule et je plaide moi-même ma cause.

L’avocat maintient avec tant de force que ce sont mes remèdes qui ont tué Soleiman, que le cadi lui donne jusqu’au lendemain matin pour en apporter la preuve devant la Cour.

Mouvements hostiles dans le public.

Je trépigne de rage, et toute l’inactivité forcée de ma détention se déverse soudain dans la défense que j’oppose à l’accusation. Dans un silence terrifiant, je démontre qu’il était de toute impossibilité que je cache du poison sur moi pendant la durée de mon séjour à Djeddah, puisque les femmes du harem assistaient à ma toilette et me voyaient constamment nue.

Quant à me servir de ma valise, il n’avait pu en être question, puisqu’elle m’avait été prise dans la vedette m’amenant au port de Djeddah, et qu’on l’avait fouillée à la douane sans que je fusse présente. Au surplus, aurais-je emporté du poison dans une valise qui ne pouvait se fermer à clef ?

Quant à la dernière hypothèse accusatrice, celle d’avoir acheté du poison à Djeddah, elle ne pouvait être prise en considération puisque je n’étais jamais sortie seule. Et puis, je ne parle pas assez bien l’arabe du Hedjaz pour me procurer un produit défendu. Une enquête à ce sujet renseignerait vite la justice.

Pendant que l’interprète traduit, j’observe la foule, elle semble visiblement étonnée par la situation que crée mon plaidoyer.

Le cadi reste accroupi, impassible, en s’éventant, puis en enlevant son petit bonnet (cofia) pour aérer son crâne.

Plusieurs fois on veut m’interrompre, me disant de répondre simplement « oui » ou « non », mais je tiens à préciser.

Je continue en expliquant que je n’avais aucune raison pour tuer Soleiman. Une ressource pour m’en débarrasser me restait : en rentrant chez moi, en Syrie, j’aurais obtenu le divorce très facilement.

Le cadi reprend d’une voix insinuante :

— Aux royaumes de Nedj et du Hedjaz, le divorce n’existe que sur la demande de l’homme. Tu ne le savais pas, tu l’as appris à Djeddah et tu as voulu te libérer ainsi.

— Je pouvais de toute façon m’échapper sans le tuer. Le consul m’avait déconseillé ce voyage et m’aurait fait embarquer si je lui avais demandé de partir.

« C’est moi qui me suis entêtée à vouloir traverser le Nedj, à séjourner à Oneiza, à traverser le désert du Hofouf. Je n’attendais que la permission du roi pour partir. Pourquoi aurais-je tué Soleiman avant de connaître la décision royale ?

Je termine mon plaidoyer par mon dernier argument, et peut-être le plus fort, en invoquant comme témoin tout le harem. Comment aurais-je pu donner du poison à un homme avec qui je ne prenais pas mes repas, avec qui je ne vivais pas et que je ne voyais en tête à tête que dans une pièce vide chez Ali Allmari ?…

Il aurait été impossible et absurde de prétendre le forcer, en ce lieu, à prendre un aliment quelconque.

L’avocat de la partie adverse se lève et affirme qu’il ne peut rien croire de ce que je dis, que c’est la Kalmine qui a tué Soleiman.

L’interprète déclare en mon nom que c’est impossible.

Et l’avocat reprend :

— Je t’en donnerai la preuve demain.

Cet homme est odieux. Il embrouille volontairement les dates, mais, dans cette affaire, elles n’ont heureusement aucune importance. Je le traite de « kaseb » et « battal » — méchant et menteur. Mes interprètes, dont l’un connaît Paris et parle un excellent français, me conseillent la modération. Le consul de France m’avait annoncé que je pouvais avoir toute confiance dans ces interprètes, Ibrahim Radwan et Négib Saleh, qui, il faut le reconnaître, furent parfaits, et c’est leur douceur et leur compréhension qui m’encouragèrent le plus pendant le procès.

L’audience est levée.

Je réintègre mon cachot. Une réaction mentale s’opère : je me sens tout à coup à bout de forces et la tête me fait mal à pleurer. Et puis, j’avais tant cru en finir aujourd’hui.

Mercredi 14 juin. — La nuit a été plutôt mauvaise, angoissée par cette instruction qui n’a pas fait un pas vers l’acquittement. Neuf heures. Je me trouve devant le cadi qui procède à l’interrogatoire des témoins de la mort de Soleiman.

Le premier dépose sous la foi du serment.

— J’étais dans la pièce à côté de celle occupée par Soleiman. Il s’est mis à tellement souffrir vers onze heures du soir que nous l’avons frictionné en lisant les paroles du Coran. On lui donna à boire de l’eau de Zemzem (source miraculeuse de la Mecque). On prévint Soleiman Nana, chez qui nous étions.

Mais, le temps qu’il se lève et aille chercher un docteur, Soleiman était mort. Avant qu’il meure je lui ai demandé ce qui avait bien pu le rendre malade. Il a simplement répondu :

— Emken Zeînab. Peut-être Zeînab.

— C’est tout ? interroge-t-on.

— C’est tout.

Le deuxième témoin prétend avoir vu Soleiman prendre une poudre rouge vers 10 heures du soir, la délayer dans de l’eau et dire en avalant et en plaisantant :

— Peut-être que Zeînab en aime un autre et veut se débarrasser de moi.

— Que bois-tu ? lui demande-t-on.

— Un remède pour me purger.

Au moment de mourir et s’adressant à nous, il murmura :

— C’est sûrement Zeînab qui me tue, et vous vengerez, allez l’égorger.

Le troisième témoin, un gosse de 15 ans environ, se contente d’indiquer que sa déclaration est la même que celle du témoin précédent, puisqu’ils étaient ensemble. Il rougit, se trouble tellement qu’il peut à peine dire son nom.

Je récuse ces témoignages, si différents dans un laps de temps si court : l’heure de l’agonie… Je veux qu’on termine, mais l’odieux avocat de la partie adverse désire encore une audience pour prouver avec des docteurs, que c’est ma Kalmine qui l’a tué.

L’audience est reportée au lendemain ; Il est une heure ; pour en venir à bout, le cadi veut enfin commencer de bonne heure et demande qu’on soit là à huit heures.

Jeudi 16 juin. — Je n’ai pas dormi de toute la nuit.

Je me lève à 6 heures du matin et j’attends. À 8 heures, je supplie un gardien de m’amener au tribunal, il me répond de me tenir prête, mais d’attendre qu’on m’appelle. J’essaie d’ourler un mouchoir, mais je peux à peine tenir mon aiguille… je ne sais plus ce que je fais. Je brûle d’impatience.

À 11 heures enfin, nous partons. Je supplie mes gardiens de marcher vite… Je cours. Ils se fâchent. Peu m’importe, le jugement final seul m’intéresse. Nous arrivons au tribunal vide. Dès le second jour, le procès s’est déroulé à huis clos ; un employé du consulat étant venu pour y assister, on a évacué définitivement la salle.

Je demande si les docteurs vont venir. Ils ne sont pas là, je crains que l’on ait voulu éviter une confrontation qui m’était favorable pour pouvoir mieux m’accuser.

Je tremble d’angoisse. Que va-t-il advenir ?

Après quelques phrases insignifiantes, le cadi se lève et annonce que le jugement est terminé… Les docteurs sont venus et ont été interrogés avant mon arrivée.



*

ACQUITTÉE


Je regarde tout le monde avec angoisse. Des questions se pressent sur mes lèvres. Je veux savoir.

Mais les assistants semblent ignorer si je suis acquittée ou condamnée. Et les regards fuient lorsque je cherche à lire la vérité sur les visages.

Je demande instamment à l’interprète d’obtenir du cadi le mot décisif. Le cadi est impassible et paraît indifférent à mon énervement, à la crispation que je manifeste. J’insiste pour être enfin prisonnière libre. Certains le sont. On ne me répond plus. Je dois partir. Je réintègre encore une fois mon cachot. Je ruisselle, comme on doit être dans les sueurs de l’agonie, mes bas et mon voile, mes cheveux eux-mêmes sont en révolution.

J’écris à l’émir, implorant sa bonté, lui demandant de me signifier le résultat du jugement du tribunal. Le consul vient me voir. Il semble consterné par cette incompréhensible procédure. D’habitude on rend plusieurs jugements dans la matinée. La longueur du procès l’étonne. Son air surpris, inquiet, me trouble. Moi qui l’ai connu si optimiste et si sûr de lui jusqu’à présent !

— Je suis peut-être condamnée à un ou deux ans de prison, lui dis-je, horrifiée.

— Je n’en sais rien, fut sa réponse.

Je suis à la limite de ma résistance. Même condamnée à six mois, je me suiciderai plutôt que de les passer dans ce cachot. Je n’en peux plus…

Vendredi 16. — Pas de réponse à ma lettre pour l’émir. J’en écris une deuxième. Mon désespoir atteint son maximum. Je répète ces paroles de supplication arabe : « Ô Dieu, ne donne pas à l’homme tout ce qu’il peut souffrir. »

Je suis à nouveau convoquée devant le cadi.

Je dois jurer en arabe. Comme j’ignore ces formules, je les répète après mon interprète.

Solennellement, la main sur le Coran, je prononce les syllabes rituelles et sacrées.

— Khalas ! (fini), laisse enfin tomber le cadi.

— Merci, merci, me permets-tu de partir directement au consulat ?

— Retourne à la prison, répond-il froidement.

— Non, non, maintenant c’est impossible, tu as dit que c’était fini, c’est toi le juge, dis-moi ce que tu penses, ce que tu décides. Tout dépend de toi. J’aime mieux que tu me fasses tuer, mais finis. Tranche, juge, je ne partirai pas jusqu’à ce que tu me répondes. Je ne peux plus te contempler toujours aussi impassible. Parle, réponds.

— Allah seul sait la vérité ! Il décidera.

— Tu es Allah pour moi, tu n’as qu’un mot à dire pour décider de mon sort.

On sourit, mais le cadi veut s’en aller. Je me jette sur lui, on ordonne aux gardes de m’emmener. Je me roule par terre, les interprètes me disent qu’on doit délibérer, qu’on me rappellera dans un quart d’heure. Je reprends courage, je pars, les soldats qui m’encadrent pensent que je vais être libre.

Hélas ! le quart d’heure passe, on ne me rappelle pas. J’appris plus tard que les interprètes, troublés, gênés devant une femme déchaînée, avaient inventé ce quart d’heure d’attente pour me remonter.

Dimanche 18 juin. — J’attends toujours que l’on me signifie la vie ou la mort. Cette attente me rend malade. Je me crois au bord de la tombe. Ma tristesse est insurmontable. Je sens que le dénouement est proche, mais je n’ose plus espérer la liberté.

Lundi 19 juin. — Toujours rien ; le consul m’apporte des journaux pour la première fois. Marise Hilsz a fait Paris-Saïgon-Tokio et retour. J’ai l’impression d’avoir été enterrée vivante pendant 75 jours. Je goûte au plaisir du réveil sans avoir le droit de m’y laisser aller puisque j’ignore encore quelle sera ma destinée.

Je demande toujours au consul s’il voit dans les épreuves du baccalauréat le nom de mon fils qui devait se présenter au début du mois. Je pense que le Haut-Commissariat de Beyrouth lui aurait télégraphié cette nouvelle pour me causer du plaisir. Mais, de tous côtés, silence, ignorance…

Mardi 20 juin. — Toujours sans nouvelles, l’attente me mine et m’annihile.

Mercredi 21 juin. — J’apprends que le roi repart pour le désert où se trouve Er Riad, sa capitale. Lorsqu’il quitte la Mecque, une grande suite l’accompagne à 100 ou 200 kilomètres dans les sables arides. Le cadi, évidemment, se déplace avec la suite du souverain. Aurai-je la force d’attendre encore ?

Jeudi 22 juin. — Je reste assise sur mon lit toute la journée sans rien faire. La vie m’abandonne. Le consul vient me voir, il a l’air très abattu et ne parle plus de départ. Pourtant Jaber Effendi me fait savoir que les papiers de la Mecque arriveront peut-être samedi, car il paraît que mon procès avait été transmis à la Mecque au cadi des cadis.

Samedi 24 juin. — Le consul est malade. Il m’envoie un membre du consulat pour me donner du courage et en me faisant dire que la solution est imminente.

Dimanche. — J’entends battre à côté un tout jeune homme. Il pousse des hurlements de douleur. J’essaie d’intervenir auprès des gardiens à travers les barreaux. Ils éclatent de rire.

Lundi 26 juin. — À midi, le directeur de la police me fait appeler dans son bureau. C’est la première fois et je ne le connais guère. Deux jours après arrestation, Saïd bey, de réputation violente et brutale, a été déplacé pour éviter de graves incidents. Je suis lasse de ces éternels interrogatoires qui n’aboutissent à rien.

Le directeur me fait asseoir à côté de lui. Il a l’air de me raconter une petite histoire. Je n’arrive qu’à comprendre un mot « Baria » (innocente).

— Bien sûr, je le suis.

— C’est le cadi qui l’a dit.

— Ah ! tant mieux, mais alors…

Il m’inonde d’un flot de phrases. Je réalise cela très mal et je n’ose pas comprendre. Je suis bien mieux Jaber Effendi quand il me parle. On l’appelle, il m’explique.

— Ne saisis-tu pas que tu es « hors », libre !

— Libre, ah ! comme je comprends ce mot… libre.

Je prends la main du directeur entre mes deux mains, je la serre, je le remercie, je lui dis qu’il est beau, bon, gentil. Je saute, je tape sur l’épaule de tous les soldats qui assistent à la scène sans broncher.

Je leur crie : Hors… hors !… libre… libre !… Je peux partir ?

Le directeur de la police incline la tête en un signe affirmatif avec un bon sourire.

Je m’élance vers le petit escalier-échelle, je me retourne en riant aux éclats, j’adresse des bonjours à tous.

Enfin, Jaber Effendi, plus sérieux et froid que jamais, intervient. D’un ton rogue, dur, il m’interpelle :

— Zeînab, es-tu folle ?

« Maloum ». Naturellement. Oui, oui, folle de joie. Et, je m’élance dans une course éperdue, sans repasser dans mon cachot, je cours d’un souffle à travers les escaliers, les policiers et les rues… jusqu’à la Légation de France.



*

L’ARRÊT SAUVEUR


Courant éperdument dans les rues, tantôt sombres, tantôt encombrées de soleil, sans escorte et sans rien voir, j’arrive à la légation de France.

Le consul m’accueille avec une sensible émotion.

Il est aussi bien étonné de me voir brusquement libérée sans un jugement définitif.

Il me demande avec curiosité :

— Mais comment cela s’est-il passé ? Que vous ont-ils dit ?

Essouflée, tremblante de joie, je débite un flot de paroles parmi lesquelles M. M… doit chercher à rétablir la réalité.

— Le cadi des cadis a reconnu mon innocence. Alors il m’a fait savoir par le directeur de la police que je pourrais quitter mon cachot. Et me voilà.

— Mais avec quels documents relatifs à l’affaire ?

— Aucun. On m’a dit : « Tu es libre ». Je ne sais pas non plus si je suis condamnée à payer une rançon, ou s’il faut rendre à la famille de Soleiman le prix qu’il m’a soi-disant achetée. Je ne sais pas non plus si je suis prisonnière à Djeddah ou si je suis définitivement libérée.

— Je vais attendre la notification officielle.

— Attendons.

La journée passe pour moi dans la joie. Seule, je sais en ce moment apprécier le retour dans la liberté et la civilisation. J’ai vécu la mort autant que cela est possible à une vivante. Aussi, je touche toutes choses comme si je revenais de l’au-delà.

Les réalités les plus minimes m’emplissent de bonheur. Mille idées me traversent : je voudrais emporter des souks des tas de souvenirs. Je désire aller revoir et remercier ma chère Sett Kébir.

Le conseil veut éviter tout incident et me prie de ne pas sortir dans les souks. Nous allons seulement, le soir, nous promener au bord de la mer.

Je suis dévoilée, pensant qu’aucun Arabe ne me reconnaîtra. Mais, en passant devant ma prison, je fais de grands gestes d’amitié à mes gardiens. C’est en vain qu’on veut arrêter mes démonstrations, car ici ce sont des actes dangereux et inconvenants. Un peu plus de discrétion serait de meilleur goût, mais je n’ai pas la force de retenir la fièvre heureuse qui m’emplit.

Cependant, je ne puis rester dans cette étrange situation d’une femme hier sous le coup d’une accusation capitale et qui ne sait si elle est en liberté provisoire ou non. Le consul fait téléphoner à l’émir de Djeddah pour connaître le texte du jugement rendu.

Et je m’informe enfin sur ma propre aventure.

Il y a, au consulat, des tas de journaux concernant mon affaire. Quelle n’est pas ma surprise en lisant les périodiques syriens et égyptiens qui abondent en hypothèses pleines de fantaisie ! La presse française, anglaise, italienne, allemande, américaine et même celle d’Esthonie a annoncé ma mort…

Pour les uns, ce fut la pendaison, pour d’autres, la lapidation classique.

L’Orient, journal de Beyrouth (qui, par la suite, fut le seul à ne pas rétracter ses calomnies et que je ne pus poursuivre, le gouvernement français me retenant à Paris et les délais de poursuite contre la presse étant de trois mois) retient pourtant mon attention, car il semble donner la meilleure explication de cette aventure inexplicable résumée en ces quelques lignes :

Il semble que les faits pourraient être vraisemblablement établis comme suit :

« Le méhariste aurait été tué par la police wahabite pour faire retomber la responsabilité de ce crime sur l’audacieuse espionne étrangère et s’en débarrasser ensuite légalement. »

Le lendemain, le soir venu, lorsque je propose la promenade qui m’avait fait tant de bien la veille, un membre du consulat raconte qu’il avait entendu dire en ville que le président de la commission de la Vertu avait donné l’ordre à deux zélateurs de se tenir en faction devant la porte du consulat pour cingler la figure de Zeînab de leur « hassa » (cravache) si elle tentait de sortir dévoilée.

Pour veiller à l’observation de toutes les règles religieuses, les chefs du wahabisme ont eu, dès le début, recours à des sortes d’espions dans le genre des sycophantes de l’histoire grecque, et le célèbre explorateur Palgrave raconte dans son voyage au centre de l’Arabie (vers 1860) qu’il a eu affaire à ce genre d’espions qu’il appelle « zélateurs ».

Aujourd’hui ces « zélateurs » sont représentés par la commission de la Vertu, composée de fonctionnaires chargés de relever toute infraction à la loi religieuse et déférant directement au cadi tout délinquant.

Deux Européennes étant sorties bras nus dans les souks de Djeddah furent arrêtées et menées à la police, mais, leurs maris étant diplomates, elles furent relâchées.

Le consul décide d’être prudent et de renoncer à trop de promenades.

Le lendemain, à l’heure du petit déjeuner, j’apprends que mon jugement est publié dans le journal de la Mecque. En voici la traduction en français :

« JUGEMENT RENDU DANS L’AFFAIRE SOLEIMAN DIKMARI :

« Oum Elquora du 7 Rabbia 1352.

« Le cadi du tribunal de première instance à Djeddah vient de rendre son jugement dans l’affaire des héritiers de Soleiman Dikmari contre Zeînab bent Maksime. Ce jugement a été soumis aux fins d’appel au cadi des cadis qui l’a confirmé.

« Le procès de l’inculpée s’est déroulé à Djeddah, à la date du 23 Safar. L’instruction, la comparution des témoins et les formalités judiciaires ont nécessité plusieurs audiences. Le jugement du cadi a été enregistré sur un long document qui aurait rempli plusieurs feuillets de ce journal. Nous nous contentons de reproduire l’extrait du paragraphe comportant la décision. « Le cadi, ayant examiné l’inculpation capitale, ainsi que les questions secondaires qui sont venues se greffer autour d’elle, a rendu séparément dans chacun de ces cas les jugements suivants :

« 1) En vertu des actes écrits émanant des services compétents du lieu du mariage, la validité de ce mariage entre l’inculpée et la victime a été établie.

« 2) La partie civile n’ayant pu établir la culpabilité de l’intéressée et n’ayant pu donner pour toutes preuves à ce sujet que certaines déclarations prêtées à la victime qui les aurait faites à l’état d’agonie, et suivant lesquelles il accusait sa femme ;

« Étant donné l’absence de preuves d’une part, et, d’autre part, le cadi ayant pris en considération le désaccord existant alors entre les deux époux ;

« Craignant, en conséquence, que la victime n’ait voulu se venger de sa femme, et pour d’autres raisons légales exposées dans cet acte, le cadi a rendu un jugement acquittant l’intéressée de l’inculpation d’avoir empoisonné son mari, et arrêtant toute poursuite contre elle de la part des héritiers.

« 3) En ce qui concerne la succession, le cadi a rendu un jugement déshéritant l’accusée.

« 4) Il a condamné l’inculpée à une peine infamante, ayant été établi qu’elle s’est trouvée avec un étranger,

« Étant donné que la période de détention de l’inculpée correspond à celle prévue par le jugement, celle-ci a été mise en liberté. »

Officiellement acquittée, je suis donc bien libre. Il ne me reste plus qu’à songer au départ. Je n’ai plus qu’une idée, rentrer en Syrie le plus rapidement possible.

Le consul charge donc un de ses secrétaires d’accomplir les formalités nécessaires pour obtenir mon passeport nedjien de S. M. Ibn Séoud. Tout semblait maintenant s’arranger pour le mieux, je ne pensais plus qu’à mon retour à Palmyre, à revoir Pierre mon mari, mes enfants, sous l’empire d’un revirement inexplicable, tout le consulat réuni à dîner se mit à me conseiller de partir plutôt pour la France, en évitant de passer par la Syrie, de peur de troubles que mon retour pourrait provoquer parmi les Arabes, après cet essai tragique de mariage musulman.

Je n’attache d’abord aucune importance à tous ces conseils. Je répète à tous que je n’ai rien à faire en France, tandis que tout m’attend en Syrie, et les soirées se passent agréablement à jouer au bridge et au poker avec notre voisin le délégué de la légation d’Irak, Guelani Bey.

Je n’imagine pas alors ce qui m’attend. Certes, ce n’est pas une condamnation à mort, mais c’est une espèce de mort civile, sans motif compréhensible et qui ne s’explique que par la peur dont s’emplit parfois l’âme des petits « ronds de cuir » qui font la loi dans l’administration française. Loi qui se résume toujours dans la formule : « Surtout, pas d’histoires ».


*

CE N’EST PAS LA FIN


Je m’étais retirée dans ma chambre vers une heure et dormais déjà, lorsque je fus réveillée, deux heures plus tard environ, par quelqu’un frappant à ma porte.

— Mais qui est là ?

— C’est moi, répond le consul. Ayez l’obligeance, je vous prie, de me suivre dans la pièce à côté. J’ai quelques mots à vous dire.

Je saute de mon lit en hâte. Que peut-il me vouloir à cette heure ?

On vient tout simplement m’apprendre une décision indigne et affreuse, absurde et folle. Car, avec tous les ménagements possibles, le consul, qui a compris quelle peine cela allait me faire, me confie qu’un télégramme de Beyrouth, en réponse à celui qui disait là-bas ma libération, ordonne à M. M… de viser mon passeport exclusivement pour la France, sans autorisation de débarquer en Syrie.

Et le haut-commissaire ajoute que j’ai perdu la nationalité française.

Le consul savait cela durant le dîner, mais il a voulu me le dire seulement après le départ des invités, prévoyant ma peine et mes réactions. Il sait la joie que je me faisais de retourner parmi les miens, après une séparation qui a failli être définitive. Mais il faut y renoncer, car dans deux jours le bateau sera là.

Cependant tout n’est peut-être pas perdu. Deux jours permettent encore d’échanger des dépêches. M. M…, devant mon désespoir, me promet d’insister à nouveau près du haut-commissaire en lui expliquant qu’après la misère morale que je viens de subir et dont je sors à peine, on ne peut tout de même pas m’imposer la catastrophe financière que sera l’expulsion de Palmyre où se trouvent ma famille, mes biens, mon domicile et où mes affaires m’attendent.

Je rentre dans ma chambre, pliant sous cette nouvelle épreuve et désespérée.

Mes ennemis de Syrie, contre lesquels j’ai déjà tant lutté, ont profité de mon absence pour me nuire, puis ont tiré argument de ma terrible aventure pour convaincre le haut-commissaire que je devenais indésirable. De fait, au bout de vingt-quatre heures, Beyrouth refuse ma requête. Bien entendu, c’est soi-disant par égard et bonté, afin de m’éviter les terribles dangers auxquels je m’exposerais rentrant en Syrie.

Je suis parfaitement assurée que rien ne m’atteindrait.

Je puis même ajouter que, s’il y avait des manifestations contre moi, elles seraient provoquées par les sous-ordres du Haut-Commissariat. Si même j’étais assassinée, ce serait à leur instigation et je sais qui…

Toutefois, ma situation se complique du fait que le souverain nedjien fait à son tour répondre chaque jour au sujet de mon passeport : demain, « bokra, bokra ».

Enfin, au bout de huit jours, le ministre des Affaires étrangères d’Ibn Séoud arrive, porteur de cette fâcheuse et finale réponse :

— La femme Zeïnab nous a causé assez de soucis, qu’elle parte donc. Mais nous ne voulons pas lui donner de passeport nedjien.

Alors, que faire ? Rien d’autre désormais que de faire viser mon vieux passeport pour la France.

Le prochain courrier quitte Djeddah demain. Hélas ! on diffère encore mon départ, sous prétexte que le Grand Tortionnaire de La Mecque va s’embarquer demain pour Suez. On redoute de me mettre en contact avec ce bourreau qui, en somme, regrette amèrement de n’avoir pas eu le plaisir de me supplicier. Il paraît qu’il a dans ce domaine des trouvailles de génie.

Cependant les soirées de bridge et de poker continuent au consulat. Il fait une chaleur accablante. On s’éponge le front avec un mouchoir toujours humide. De l’autre main on voudrait s’éventer. Et les verres de whisky que nous sert notre hôte sont vraiment bien accueillis.

Il y a une facétie en train de devenir classique. On offre aux gens fatigués un « cachet de Kalmine ». Et de rire… Mais la Kalmine elle-même fait désormais une peur bleue.

On décide, pour finir, que, dans huit jours, je prendrai le paquebot.

Et puis, au matin du départ, on apprend à nouveau que le Grand Tortionnaire, que nous pensions déjà loin, sera quand même là, à mon côté… Il est trop tard pour retarder encore.

Tant pis ! Advienne que pourra.

Le consul me fait des adieux simples et laconiques. Il sait à quel point je lui garderai, toute ma vie, admiration, reconnaissance et affection.

Nous quittons le consulat en auto, mais, près de l’embarcadère, une foule agitée et haineuse est retenue par des policiers en armes, et on me regarde avec férocité. Je passe entre cette double haie, sous mon voile. Il faut d’ailleurs hisser le pavillon français sur la vedette, pour empêcher des fanatiques qui sont entrés dans l’eau de faire chavirer l’embarcation.

Le navire qui m’emporte est anglais : le Taïf. Tout le personnel du consulat, qui m’accompagne, explique au commandant le délicat de ma situation. Il y a des Nedjiens à bord, et l’on me dit de rester enfermée dans ma cabine. Il faut éviter les incidents qui pourraient entraîner mon débarquement dans les deux ports du Hedjaz où nous faisons escale : Ouedj et Yambo.

Là, personne n’aurait plus puissance pour me servir. Mais on exagère, je crois. Le bateau part. Du hublot, je regarde Djeddah qui s’éloigne, je monte sur le pont.

Je trouve le délégué d’Irak, homme charmant, qui me prend sous sa protection. Il me conseille de garder ma cabine aux escales ; s’il y a du danger, il m’avertira.

Nous décidons de prendre nos repas ensemble, en conversant de mille choses qui nous sont familières, et entrons dans la salle à manger. À peine y sommes-nous qu’apparaît le fameux Grand Tortionnaire de la Mecque : Maadi bey.

C’est un homme mûr d’apparence, quoiqu’il n’ait que quarante ans, il me le dira plus tard. Il apparaît raide, mince, sec, avec des regards aigus et un prestige indiscutable. Il a, en me voyant, un recul.

Je sens une hésitation en cet homme terrible, et je l’interpelle brutalement :

— As-tu honte de t’asseoir à côté d’une femme qui sort de prison ?

Il se décide à articuler avec lenteur :

— Non, certes ! » et, retrouvant sa fermeté, il prend une chaise et s’assoit à côté de moi, en me confiant :

« J’ai d’autant moins honte de m’asseoir à côté de toi, Zeïnab, que le gouvernement ne t’a jamais crue coupable. »

J’ai, par la suite, de longs entretiens avec lui. Nous discutons mon affaire, et cet homme, dont le métier est hideux, a des goûts étranges d’équité. Quand on songe pourtant que son seul souci est de faire souffrir et de ne mener à la mort ceux qu’il fait supplicier qu’après le plus de souffrances possible, on se sent froid à l’âme.

Ce que je sais de ses exploits est atroce. Il me les conte lui-même. Voici peu, il tortura trois hommes, qui furent exécutés trois jours avant ma libération, et voici comment on pratiqua :

Le premier fut fouetté jusqu’à ce que toute la peau fût arrachée. On l’arrosa ensuite d’eau fraîche pour aviver la brûlure, puis on le plongea jusqu’au menton dans une fosse remplie d’ordures humaines…

Le second, enfermé dans un cachot noir, entendait dans la pièce voisine rougir les barres de fer et bouillir l’eau d’une chaudière. Subitement, dans les ténèbres, plusieurs hommes bondissent sur leur victime avec les fers rouges, etc., et le malheureux avoue ce qu’il refusait de reconnaître auparavant.

Le troisième était de race noble, le propre cousin de l’émir d’Oneiza. Ce fut donc Maadi bey en personne qui le supplicia. Le Grand Tortionnaire amène l’homme hors de la ville et le garde cinq jours sans boire et sans manger. Il lui donne ensuite tous les aliments qu’il désire, couverts de sel, et de l’eau rafraîchie dans une guerba (outre en peau de chèvre). Préalablement on lui lie le membre viril et on lui obstrue les autres orifices. Après des heures de souffrance le misérable dit qu’il va avouer. On défait les liens, mais il n’a rien à dire. On recommence le supplice et il avoue, jugeant peut-être la mort préférable. À Djeddah, on me raconta qu’un homme âgé surprit, sortant de sa maison, l’amant de sa jeune femme. Cette dernière ignora la rencontre et le vieillard jaloux chargea des esclaves de lui annoncer la visite de son amant pour le surlendemain. À l’heure dite, la femme heureuse et parée attend, lorsque deux hommes entrent, son mari, puis… un autre être, mais qui n’a plus figure humaine. Sur une face ensanglantée ressortent les yeux, les dents, tout le reste est rongé, dépouillé de chair.

Depuis deux jours sa tête, enfermée dans une cage en bois, a connu le supplice du rat. Pour attirer davantage cette bête affamée, les joues, le nez, le front, les lèvres ont été enduits de graisse et la bête sauvage les a dévorés.

La jeune femme s’évanouit, l’homme meurt peu après.

Maadi bey est toujours là, assis à côté de moi. Cet homme, qui aurait désiré accroître mon agonie de toutes les tortures, s’exprime sur tout avec délicatesse et semble oublier son monstrueux métier.

Ce n’est pas d’ailleurs un simple bourreau, un décapiteur ou un pendeur. C’est un « tortionnaire », un spécialiste de la peine humaine, une sorte de psychologue penché sur la sensibilité de ses pareils. Il s’occupe à chercher sans cesse les moyens les plus subtils de créer et d’aviver les douleurs dépassant la mesure…

Selon lui, dans la mort de Soleiman, il y a un coupable et l’enquête a été mal menée, en ne suivant qu’une piste : la mienne.

— Soleiman, reprend Maadi bey, se serait-il suicidé en voyant ta froideur et ton dédain ?

Je le dissuade de cette grossière erreur.

Soleiman se vantait partout de son brillant mariage, aura-t-il été victime d’un voleur ?

On a trouvé sur lui tous les chèques, mais cette monnaie fiduciaire est incomprise des Indigènes du Hedjaz. Quelles autres hypothèses ?

Je pense bien que Maadi bey serait en mesure d’en fournir, qui cadreraient de plus près avec la vérité. Mais il est aussi diplomate…

Le dernier jour, il regrette que je n’aie pas une fille, car, dit-il, il l’épouserait. Je regarde ses cheveux blancs avec un sourire.

Il comprend et s’excuse de cette vieillesse apparente qui est le résultat de la vie dure qu’il mène…

Le reste de la traversée se passa sans incident. Naser bey, le délégué de l’Irak, me tient les conversations les plus intéressantes. J’apprends qu’il descend de « Hachimites » (famille de Mohamed) et qu’il est ancien chef de protocole de l’émir Fayçal, roi de l’Irak. Il connaît, naturellement, tous les usages arabes et musulmans, et m’explique en détail les formalités que je dois accomplir avec les frères de Soleiman. Tant que cette question ne sera pas réglée, moi-même et ceux de mon sang, c’est-à-dire mes fils, nous serons en danger de mort. Il me promet d’aller l’expliquer, quand il passera par Beyrouth, à M. Ponsot, haut-commissaire, puisque je ne pourrai le faire moi-même. Il m’explique aussi, que l’Arabe fait toujours payer, dans le cas d’assassinat, la « dia », c’est-à-dire l’impôt du sang.

Le protocole est le suivant :

Dès mon retour à Palmyre, je devrai me rendre chez les frères de Soleiman, accompagnée d’une escorte armée, car alors je serai en danger.

Lorsque je serai arrivée chez eux, ils m’offriront du café que je boirai en disant quelques mots, ni trop aimables ni trop froids ; le nom de Soleiman ne doit pas être prononcé.

Je les saluerai ensuite et je repartirai. Ils me rendront à leur tour cette visite, refuseront le thé chez moi, questionneront peut-être sur Soleiman. Après cela, je choisirai deux amis arabes pour discuter avec deux représentants de la famille du défunt. Ces envoyés se mettront d’accord sur l’indemnité que je leur dois ; coupable ou innocente, peu importe, la « dia » doit être payée. Ce règlement terminera complètement toute l’affaire.

Nous arrivons enfin à Suez ; sur le quai, mon mari m’attend et, pour comble d’ironie, m’accueille par ces mots :

— Tu dois être bien fatiguée, tiens. Et il tire de sa poche un cachet de Kalmine…

J’appelle Nazer bey et Maadi bey et leur montre la fameuse petite boîte, saluée par un éclat de rire général.

— Incroyable ! s’exclament-ils.

CONCLUSION


J’avais appris à Djeddah que le haut-commissaire était intervenu auprès du Gouvernement anglais pour me permettre de passer cinq jours en Palestine, pour voir mon fils. Pourquoi cinq jours, puisque je possède un passeport pour la Palestine d’une validité d’un an ?

Ce sont probablement les renseignements défavorables du Gouvernement français qui me valent cette mesure extraordinaire ; en effet, arrivée à la frontière de Kantara[5], l’autorisation de séjour d’un an est barrée sur mon passeport pour être remplacée par la mention : « cinq jours ». J’essaie de savoir par mon mari quelles sont les raisons que peut alléguer le Haut-Commissariat pour m’empêcher de rentrer en Syrie. « On craint, me dit-il, les manifestations pour ou contre toi, qui viendraient troubler l’ordre public ». N’avait-on pas, en effet, insinué, pour trouver une explication au fait que je partage souvent la vie des Bédouins dans le désert, que je voulais me faire proclamer reine des Bédouins ? Pauvres esprits de fonctionnaires et de politiciens, qui voient tout le monde à leur image et ne peuvent même pas croire à une simple amitié avec des tribus indigènes sans imaginer immédiatement d’absurdes ambitions.

À peine débarquée à Haïfa, j’écris une lettre au haut-commissaire, lui disant que je trouve inadmissible la mesure prise contre moi, et qu’il est lamentable de constater qu’après dix ans de politique en Syrie ils en soient à redouter une simple femme et ses amitiés arabes. À quoi cela servait-il de m’aider à me sauver, pour m’accabler ensuite davantage ? Je considère que tout est de la faute des autorités françaises en Syrie, qui ont dû me signaler comme espionne au cheik Abdel Raouf, consul du Nedj à Damas. Je tiens à préciser que je ne puis prouver cette accusation, mais il me semble certain que mes horribles ennemis de la légation de Damas qui, depuis longtemps, désiraient mon départ, auront donné au consul du Nedj les pires renseignements sur moi. Ce cheik étant un représentant officiel n’a pu s’adresser qu’à d’autres personnalités officielles, ce qui explique l’importance qu’il a attachée à ces renseignements, qu’il a cru de son devoir de transmettre à son roi.

Il est d’ailleurs certain qu’il a été en rapport avec M. Véber, délégué par intérim, (connu par sa fausseté) pour n’avoir voulu que lui comme témoin à mon mariage.

Voici quelques articles de journaux, rapportant les renseignements obtenus sur mon compte par le cheik Abdel Raouf. Il est tout naturel, après de telles calomnies, que le roi m’ait fait arrêter en mer Rouge.

Article paru en mai 1933, dans l’Orient,
quotidien français de Beyrouth.
Tragique Épilogue

« La comtesse d’Andurain aurait été pendue hier à La Mecque.

« Une dépêche parvenue de La Mecque, ce matin mercredi, annonce laconiquement que la comtesse d’Andurain, ayant été jugée sommairement dans la matinée d’hier mardi et condamnée à mort, a été pendue aussitôt.

« Une enquête nous permet de donner des détails sur cette affaire.

« La comtesse d’Andurain, une Française, était venue à Damas il y a deux mois et s’était présentée, en compagnie d’un méhariste musulman, au cheik Abdel Raouf, consul du Nedj-Hedjaz dans la capitale syrienne.

« La comtesse demanda au consul à contracter mariage avec le méhariste et de faire enregistrer ce mariage à la Chancellerie en vue d’obtenir un passeport régulier. Le consul demanda à la comtesse de revenir le lendemain. Entre temps le cheik Raouf se livrait à une enquête. On lui présenta la femme comme un agent de l’espionnage franco-britannique… Le lendemain, le consul déclara à la comtesse qu’il regrettait infiniment de ne pouvoir donner une suite favorable à sa sollicitation.

« Mme d’Andurain ne se tint pas pour battue. Elle s’en fut en Palestine, et trouva, à Jaffa, un consul plus accommodant qui satisfit tous ses désirs.

« Ayant congédié la comtesse, le cheik Abdel Raouf, comme bien l’on pense, adressa aussitôt un long rapport au sultan du Nedj-Hedjaz, Ibn el Séoud, lui signifiant l’étrange demande dont il avait été l’objet, de la part de la comtesse.

« Ibn el Séoud était donc alerté.

« Il y a dix jours, les nouvelles de La Mecque annonçaient que le mari d’occasion de la comtesse avait été trouvé empoisonné, que la comtesse avait été arrêtée parce qu’on avait découvert sur elle, enfermé dans un sachet, un violent poison

« Le télégramme annonçant le jugement sommaire et l’exécution de la comtesse d’Andurain se présente donc comme le douloureux épilogue d’un aventureux voyage.

« La comtesse a-t-elle réellement, comme l’indiquent certaines relations, tué son compagnon ?

« La chose semble douteuse.

« Des circonstances que nous venons de rapporter sur cette odyssée, il semble que les faits pourraient être vraisemblablement rétablis comme suit : Le méhariste aurait été tué par la police wahabite pour faire retomber la responsabilité de ce crime sur l’audacieuse étrangère et de s’en débarrasser ensuite légalement. »

Article du 12 mai 1933 dans l’Orient
La tragique odyssée de la comtesse d’Andurain

« Nous avons relaté, hier, d’après un télégramme privé de La Mecque, qu’on avait eu beaucoup de peine à déchiffrer, ayant été rédigé, comme bien l’on pense, en langage conventionnel, que la comtesse d’Andurain, convaincue d’avoir empoisonné son mari d’occasion, un Bédouin, aurait été jugée sommairement et exécutée aussitôt.

« Aucune confirmation officielle de la terrible nouvelle n’est encore parvenue.

« L’information reproduite hier par l’Orient a provoqué, dans tous les milieux, une profonde et douloureuse impression, et nous voulons encore souhaiter que le télégramme de La Mecque soit erroné.

« Nous avons pu recueillir, hier, certains nouveaux renseignements qui laissaient supposer que l’auteur de la dépêche de La Mecque n’a relaté qu’une rumeur, qui a circulé dans la capitale de l’Islam. »

Nouveaux détails

« Des renseignements nous permettent d’affirmer que la tragédie, si tragédie il y a eu, a dû se dérouler à Djeddah et non à La Mecque.

« Comme on le sait, la loi wahabite interdit à tout chrétien qui embrasse l’islamisme le voyage à La Mecque, avant un délai d’un an après la conversion.

« La comtesse d’Andurain ignorait-elle ce détail, voulait-elle hâter sa visite à la « Kaaba » pour des raisons que nous ignorons ?

« Toujours est-il que la voyageuse a dû s’arrêter à Djeddah, et que c’est là que son mari fictif, le Bédouin, a été trouvé mort.

« Nous pouvons ajouter que le cadavre de l’individu a été envoyé en Égypte aux fins d’autopsie et que la réponse des experts du laboratoire égyptien n’a pas eu le temps matériel d’arriver à Djeddah, à moins qu’elle n’ait été câblée, ce qui semble douteux… et vraisemblable à la fois.

« Douteux, parce qu’un rapport médical d’une si haute gravité nécessite des développements. Vraisemblable si l’autorité wahabite, dont on connaît les tendances, a voulu, en raison de la personnalité de la victime, mette le monde devant un fait accompli et empêcher toute intervention diplomatique.

« Les gens d’Ibn Séoud peuvent à bon droit être suspectés.

« Il y a contre eux des faits troublants :

« 1o D’abord l’avertissement du consul du Ned-Hedjaz à Damas, prévenant à tort ou à raison de l’arrivée d’une « indicatrice » portant sur elle un poison, et accompagnée d’un mari fictif ;

« 2o Le départ subit du consul de Damas, et son embarquement pour l’Égypte à la veille de l’exécution de la « Française » ;

« 3o Les autorités wahabites de Djeddah, au lieu de refouler la comtesse, l’ont retenue dans cette ville dont ils lui ont imposé le séjour sous prétexte de l’application du délai d’un an prévu par la loi.

« Quoi qu’il en soit, en présence de tant de renseignements contradictoires, toutes ces hypothèses ne peuvent être acceptées que sous les plus expresses réserves.

« Le seul fait certain est que la comtesse d’Andurain, accusée d’avoir empoisonné son mari fictif, a été incarcérée à Djeddah le 21 avril et n’a pas été relâchée.

« Rappelons, pour ceux qui l’ignoraient, que le comte et la comtesse d’Andurain sont établis depuis cinq ans à Palmyre, où ils ont acquis la propriété de l’hôtel Zénobie, devenu depuis le luxueux palace du désert de mondiale réputation.

« La comtesse d’Andurain est pour les Bédouins la châtelaine de Palmyre : une sorte de nouvelle Zénobie.

« Mme d’Andurain est connue dans tout le désert syrien qu’elle parcourt continuellement, achetant des chevaux, prêtant de l’argent.

« Pour faciliter ses déplacements, elle obtint dernièrement le brevet de pilotage aérien, mais le Gouvernement ne lui accorda pas l’autorisation d’avoir un avion particulier. »

Voilà le genre d’articles, avec bien d’autres, fort calomnieux, que la presse a répandus sur moi. Personnellement, je considère n’avoir rien à me reprocher et avoir simplement voulu réaliser une exploration qui, avec des compatriotes plus libéraux, ne m’eût suscité aucune difficulté.

J’aurais effectué la traversée d’un pays qu’aucun Européen n’a encore foulé ; sans les odieuses machinations dont j’ai été victime, l’aventure aurait parfaitement réussi, j’aurais divorcé de Soleiman à mon retour, et peu de gens auraient connu ce mariage de circonstance. Mais ces esprits bourgeois et mesquins, qui me haïssaient, n’ont pu croire que l’amour de la fantaisie et de l’imprévu pût me faire risquer ma vie, contracter un mariage fictif, etc., routine française incorrigible.

Dès mon séjour au consulat, j’essayai de me faire une opinion précise sur la manière dont les choses s’étaient passées et sur les influences inconnues qui avaient pu jouer, dans cette aventure qui avait failli me coûter la vie.

Je dégageai du fatras de nouvelles sensationnelles, calomnieuses et fausses qu’avait publiées la presse la seule explication vraisemblable du mystère de la mort de Soleiman et, par ces faits mêmes, de l’échec de mon entreprise.

Voici, en quelques mots, l’hypothèse à laquelle je me suis définitivement ralliée :

Le roi du Nedj, Ibn Séoud, ayant reçu des renseignements inquiétants sur ma soi-disant activité d’espionne franco-anglaise, devait tout mettre en jeu pour m’arrêter dès mon débarquement à Djeddah. Or, légalement, j’étais parfaitement en règle, en tant que musulmane et Nedjienne, et, d’autre part, il craignait probablement, en me faisant disparaître dans le désert, de s’attirer des complications diplomatiques de la part des pays dont on me supposait l’agent. Il était beaucoup plus simple de supprimer Soleiman et de m’accuser de sa mort, à l’aide des faux témoignages de ceux qui soi-disant auraient assisté le moribond. On sait que, d’après la loi coranique, la parole du mourant fait foi et entraîne la condamnation sans jugement.

Je me dois d’ailleurs d’ajouter que le délégué français, M. Maigret, n’a jamais cru à cette version, quoique j’aie essayé de lui démontrer les coïncidences troublantes qu’il y avait entre cette hypothèse et les faits tels qu’ils se sont passés. À mon arrivée à Paris j’ai été également m’entretenir, à ce sujet, avec Si Kaddour ben Gabrit, ami personnel du roi Ibn Séoud, qui s’est refusé à admettre une telle machination de la part de Sa Majesté.

Ils ont leur opinion, j’ai la mienne.


Étant donné tous ces faits, il reste à expliquer l’attitude du Gouvernement français qui, quoique mon innocence totale ait été reconnue, puisque j’ai été acquittée faute d’une seule preuve et que la seule accusation retenue contre moi était fondée sur les paroles du mourant (ont-elles été prononcées ?), se refuse à me laisser revenir en Syrie et, après m’avoir forcée à rentrer en France, me condamne à vivre à Paris, alors que tous mes intérêts sont en Orient. Le Gouvernement me refuse ma nationalité française, ce que tous les avocats sont unanimes à trouver illégal. D’après la loi, il y a deux manières de perdre sa nationalité de Française. La première, en y renonçant par une pièce officielle au moment du mariage avec un étranger, pièce qui n’existe pas, puisque je n’ai rien signé de ce genre. L’autre, par une élection de domicile à l’étranger avec son mari : je n’ai habité, depuis mon mariage avec Soleiman, que le harem où j’étais séquestrée, et la prison où j’étais condamnée à mort. Or les Affaires étrangères ont l’impudence de considérer ce séjour comme une élection de domicile. Il est étonnant qu’elles n’ajoutent pas que je l’ai choisi avec joie.

Actuellement, je me trouve donc prisonnière à Paris, sans nationalité puisque le roi n’a pas voulu me donner de papiers nedjiens et que le Gouvernement français me refuse toutes pièces officielles telles que passeport certificat de domicile, etc.

Mon notaire, Me Champetier de Ribes, s’est même refusé à légaliser mon nom de jeune fille dont une femme a toujours le droit de se servir.

J’attends depuis un an du ministre des Finances de Damas le paiement d’une rente que le Gouvernement fait aux Bédouins et qui, par suite d’un jugement, est réversible sur ma tête, pour me rembourser des sommes que j’avais prêtées au cheik Naouf, de la tribu des Hadidins. Le ministre des Finances demandait un certificat prouvant que j’étais bien en vie, puisque les journaux avaient annoncé ma mort.

Les Affaires étrangères et l’Office de Syrie, consultés, m’ont refusé un certificat de domicile sous prétexte que cela n’était pas de leur ressort

Suis-Je condamnée à vivre toute ma vie comme une hors la loi ? et pourquoi ?

Personne ne peut me faire, officiellement, un reproche car je n’ai rien fait de honteux ni d’illégal.

Et pourtant, une partie de ma famille, prise dans la vague de timidité, de lâcheté, de crainte du qu’en-dira-t-on qui balaye la France en ce moment, a songé à me faire interner. Ma plus proche parente s’est adressée à Garat, maire-député de Bayonne, actuellement domicilié villa Chalgrin (prison), qui a eu l’audace de demander par une lettre que j’ai lue, adressée au procureur de Bayonne, mon expulsion de France.

Peut-il y avoir de plus frappant exemple de la petitesse et de la mesquinerie, de la basse lâcheté de ceux qui suivent la routine d’une vie tracée le jour de leur naissance, et de leur manque de compréhension total envers la fantaisie et l’indépendance ?

Il est encore assez amusant de savoir comment on a été pleuré. Je crois que personne plus que moi, qui tiens tant à connaître la vraie pensée des gens, fût-elle la pire, ne pouvait être plus mise en joie que par les lettres de condoléances adressées à mon mari, à mes fils, à mon frère, etc.

Aussi, avec quelles délices j’ai pris connaissance de ces derniers témoignages d’affection que je n’étais pas destinée à voir.

Lettre d’une cousine germaine à mon frère :
« Florence, le 5 juin 1933.
« Mon pauvre Pitt[6],

« J’apprends à l’instant, par une lettre, l’horrible nouvelle. Je suis catastrophée, profondément émue. Je pense à votre douleur et me hâte de venir à vous, pour vous dire mes condoléances les plus douloureuses, ma sympathie la plus vive. La malheureuse a durement expié une vie d’insouciance et de légèreté. Je n’ose écrire à Pio[7], pauvre gosse, je le plains de toute mon âme ainsi que le petit Jacques[8]. Que Dieu les aide et les soutienne dans cette rude épreuve. Je suis de tout cœur avec vous…»

Insouciance, légèreté : parce que ma vie n’a pas un caractère classiquement bourgeois, elle est fatalement mal jugée par ces Français à l’esprit moyen…

Après ces constatations, faut-il s’étonner que je veuille vivre dans le désert ou en mer, loin de la pourriture de l’horrible civilisation ?

9 mars 1934.
Marga D’ANDURAIN.
Prisonnière à Paris.
  1. Si Dieu le veut.
  2. Hors-d’œuvre arabe.
  3. Kéfié, voile qui recouvre la tête.
  4. Uléma (grand chef religieux).
  5. Lieu où sont visés les passeports pour la Palestine.
  6. Pitt, mon frère.
  7. Pio, mon fils aîné.
  8. Jacques, mon fils cadet.