Éditions Jean Froissard (p. 15-28).

ESPIONNAGE


Mon mari partageait mon goût pour les voyages, les ciels et les soleils nouveaux. Nous partîmes aussitôt, errâmes en Espagne, au Portugal, au Maroc, en Algérie, nous arrêtant où bon nous semblait.

En 1912 nous rentrâmes en France et repartîmes pour l’Amérique du Sud. J’ai horreur des pays froids, brumeux, sans lumière. Il me faut le soleil brûlant. En 1914, la guerre nous ramenait en France. Mon mari partit pour le front. Enseveli par l’explosion d’un obus devant Verdun, il fut réformé en 1916 ; sa santé l’empêcha désormais de mener l’existence vagabonde de jadis.

Notre fortune d’ailleurs était sensiblement entamée. Il nous fallait trouver des fonds. On me parla d’un Suisse qui fabriquait des perles artificielles et cherchait, pour son industrie, tout à la fois un commanditaire et un local. Des pourparlers eurent lieu, nous nous entendîmes, et le Suisse s’installa dans un grand atelier que j’habitais, 29, avenue Henri-Martin.

Me voilà donc faisant des perles, mais le procédé de mon associé était primitif. Je voulus faire mieux, m’installai à mon compte et, grâce au concours d’un chimiste habile et fort connu, nous créâmes une perle très parfaite, d’une nacre sans défaut et d’un très bel orient. Mes affaires prirent une envergure que je n’attendais pas, mais comme je ne vendais qu’en gros, le plus clair des bénéfices passait à des intermédiaires.

Comme, d’autre part, ma famille aurait poussé les hauts cris si j’avais ouvert un magasin de vente, je décidai de partir.

Mon père étant mort sur ces entrefaites, ma mère tenta de nous faire revenir près d’elle pour que nous renoncions à gagner de l’argent par un commerce qui lui semblait honteux. Mais ce fut en vain.

L’attrait d’un pays riche, où le ciel est pur, le soleil chaud, n’était pas de ceux auxquels nous pussions résister. Un beau jour, à Marseille, nous prîmes avec nos meubles le paquebot d’Égypte.

Je ne me crus vraiment en route, que lorsque le bateau eut quitté la terre. Des obstacles surgirent, jusqu’au dernier moment, devant mon ardeur à partir.

La cloche avait sonné, la sirène avait déchiré l’air, mais j’étais seule à bord avec mes deux enfants et mes yeux scrutaient le quai grouillant où mon mari n’arrivait pas. Enfin il apparut, juché sur un camion qui portait nos vingt-cinq malles. On le prit pour l’impresario de la tournée Clara Tambour… Ah ! ce départ, quel soupir quand les hélices tournèrent !

Mais après un voyage sans histoire, quel drame à Alexandrie ; la douane, pour une signature apposée sans réfléchir, au bas d’une formule imprimée, et cela dans le moment même où j’inscrivais scrupuleusement ce que nous avions à déclarer, prétend m’imposer une amende de cent mille francs ! Huit jours de négociations et l’intervention du consul de France nous épargnèrent cette ruine, mais l’incident ne laissa pas de nous coûter fort cher. Un peu plus tard, nous étions installés au Caire, dans un appartement tout neuf, en face du célèbre Groppi. Il fallut travailler, mais le succès fut immédiat.

Je passai deux hivers en ville et l’été aux bains de mer de San-Stéfano. Nous sortions, nous fréquentions le Sporting-Club, mon mari y montait à cheval. Pourquoi, demandera-t-on, ne restai-je là que deux ans ? Parce que ma passion du changement m’entraîna vers d’autres lieux.

Je rencontrai au Caire la baronne Brault, Anglaise de naissance, qui me parla un jour d’un voyage qu’elle devait faire en Syrie et en Palestine avec un officier de l’Intelligence Service de Haïfa et une autre Anglaise aussi, the Honorable Mrs. Mead, filleule du roi Édouard vii. Celle-ci se trouvant malade au dernier moment, je pris sa place avec joie, malgré l’avertissement d’une amie qui me mettait en garde contre mes relations trop étroites avec les Anglais et me prédisait qu’un pareil voyage allait me nantir d’un dossier. J’éclatai de rire, ces conseils me parurent incroyables. Je partis pour Haïfa et visitai la Palestine en compagnie du major S… et de Mme  Brault. Nous aboutîmes à Damas où s’offrit l’occasion d’un voyage, soit à Palmyre, soit à Bagdad. Le congé du major S… était près d’expirer et nous ne pouvions faire les deux. La baronne préférait Bagdad, pour moi, j’étais naturellement plus tentée par le site fabuleux de Palmyre perdu dans un désert, alors moins accessible qu’aujourd’hui.

Mon insistance l’emporta et nous partîmes pour ces ruines.

L’impression que j’en ressentis fut formidable. Cet immense champ de ruines dorées, ces files de colonnes perdues dans le sable, ces horizons sans limites, cette palmeraie dont le vert sombre tranchait sur l’étendue vide du désert, et, par-dessus tout, cette solitude, ce silence, cette vie qui semblait celle d’un autre monde, me firent comprendre d’emblée que j’avais découvert la demeure de mes rêves. Dès mon arrivée, je me sentis comme l’enfant de cette terre étrange et décidai de m’y établir pour y monter un élevage comme je l’avais fait en Amérique du Sud. Il ne fallait que convaincre mon mari. Je rentrai donc au Caire et le décidai sans peine.

Quinze jours plus tard il me précédait à Palmyre.

Pendant ce temps, je liquidais mes affaires d’Égypte, je fis un saut en Grèce où je tournai un petit film, puis je passai en Italie, en France enfin où j’allai assister à la première communion de mon plus jeune fils qui eut lieu à la cathédrale de Bayonne, mais ma fidélité à l’A. F. m’y fit refuser l’absolution, et je ne pus accompagner mon fils à la sainte table. C’était au moment du drame entre l’A. F. et le Vatican.

Là, je reçus de mon mari des nouvelles extrêmement surprenantes. Il avait été reçu à Palmyre, et de la façon la plus cordiale, par le petit groupe des officiers du poste, vivait en popote avec eux, partageait leur vie, était traité en camarade par eux, en sa qualité d’officier de réserve. Mais un certain colonel Ripert, qui commandait alors à Deir-ez-Zor sur l’Euphrate et dont Palmyre dépendait, crut bon de se montrer surpris de ce que je fusse venue à Palmyre avec le major S…, officier très redouté et mal vu des Français. Aussi me faisait-il prier de cesser de le fréquenter et surtout de ne revenir avec lui en Syrie sous aucun prétexte.

Je tombai des nues ! Qui étais-je pour recevoir des conseils, presque des ordres d’un colonel ?

Comme j’ai été obligée de le dire cent fois depuis lors, je ne suis qu’une personne privée, étrangère à l’armée, et je me juge libre de fréquenter qui me plaît.

J’étais convenue de revoir le major S… en Palestine et ne voyais aucune raison de modifier mes plans. Je rentrai donc au Caire pour y prendre mon fils aîné et me rendis à Haïfa. Au passage à Kantara, les autorités palestiniennes me dépouillèrent de mon revolver, pour l’envoyer en transit à la frontière.

Je me rendis à Haïfa, chez le major S…, et nous partîmes pour Damas, lui, mon fils et moi. Je cherchai à retirer mon revolver, mais comme il n’était pas arrivé, nous trouvâmes inutile d’attendre, je donnai mes papiers au major pour le retirer plus tard, et il me prêta, en attendant, un revolver à lui.

Le soir même nous dînions à Damas où, deux jours plus tard, je laissai le major partant à l’aube avec mon fils pour rejoindre mon mari à Palmyre et nous nous y installâmes dans une case du village. Quelques jours plus tard, j’y recevais la visite d’amis anglais venus au Caire…

La médiocrité des quelques officiers auxquels j’avais affaire me paraît encore plus lamentable aujourd’hui, quand j’y pense. Mes relations avec le major S…, empreintes de cette simple camaraderie si plaisante et si sympathique qui m’attire tant vers les Anglais et que la plupart des Français ne conçoivent même pas, ancrèrent dans ces esprits minuscules l’idée fixe que j’étais venue à Palmyre pour en étudier les graves secrets militaires et les livrer contre forte somme à l’ennemi. La visite de mes amis officiers anglais renforça cette opinion qu’un gramme de bon sens aurait dû suffire à dissiper. Si l’objet de mon séjour à Palmyre avait été l’espionnage, aurais-je choisi de m’y rendre avec le chef de l’Intelligence Service de Palestine ? M’y serais-je fait rendre aussitôt visite par des officiers de l’armée d’Égypte ? Et lorsque, quelques jours après mon arrivée, on me vola le revolver du major S…, serais-je allée porter plainte à ce capitaine Bouteille, qui commandait alors à Palmyre en lui déclarant avec candeur quel était le propriétaire de l’arme et en lui offrant d’écrire à Haïfa pour connaître son numéro de fabrique, qu’il me demanda afin de faciliter les recherches ? Mais il est bien inutile sans doute de se demander pourquoi des idées aussi sottes germent dans certains cerveaux.

Quoi qu’il en soit, les racontars faisaient leur chemin et le faisaient à mon insu. En attendant la réponse de l’administration des domaines à la demande de terrains que j’avais déposée en vue de mes projets d’élevage, mon mari et moi commençâmes à construire une petite maison au bord d’une source d’eau tiède, dans un joli jardin qui appartenait au cheik Abdallah, le maître du village de Palmyre, célèbre pour s’être laissé enlever par Mme  Pérouse, nièce du Président Grévy. Ce vieillard racontait encore ses souvenirs de Chenonceaux et de l’Opéra… Nous vécûmes là six mois de lenteurs administratives. Un beau jour, les officiers du poste, avec qui nous avions des rapports fréquents et d’ailleurs cordiaux, m’apprirent qu’un contrôleur général de l’armée allait venir. Par le plus grand des hasards, cet officier, le contrôleur général Péria, se trouvait être mon parent et la perspective de cette rencontre inattendue dans le bled m’amusa beaucoup. Pourtant il fit un faux bond et c’est tout à fait par hasard que je tombai sur lui quelques jours après dans un hôtel de Damas.

Il me parut plutôt géné de me rencontrer, mais l’esprit de famille sans doute l’emporta car il me prit à part pour un entretien confidentiel. Ce qu’il me dit me plongea dans un ahurissement sans bornes. Au début, il se contenta de m’engager à quitter Palmyre pour regagner la France, seul pays où l’on puisse vivre honnêtement. Comme un tel conseil ne pouvait avoir aucun sens pour moi, il fut contraint de s’ouvrir davantage et j’appris que je passais pour une espionne dangereuse, que j’avais un dossier affreux, que l’on supposait que ma présence à Palmyre n’avait d’autre objet que de me faciliter la rencontre du redoutable major Sinclair et mille balivernes de même qualité. Au reste, ajoutait mon parent, je pouvais bien rentrer en France puisque le major Sinclair était mort. Je tombais des nues, et ma stupeur, à cette nouvelle que j’ignorais, sembla encore une comédie à cet infortuné cousin qui me quitta pourtant en me donnant rendez-vous pour le lendemain à Beyrouth. J’y vins donc et en profitai pour provoquer une explication décisive au Haut-Commissariat ; j’appris les choses les plus invraisemblables.

C’est au service des renseignements du Haut-Commissariat qu’étaient concentrés les fameux rapports qui provoquaient tous mes ennuis. Il apparut alors que toute la machination était ourdie surtout par le colonel Ripert. Cet officier, dont la misogynie était connue (Palmyre était interdite aux femmes de militaires), avait été sans doute mal disposé pour moi dès le début. On se rappelle les propos qu’il avait tenus à mon mari.

Possédé, comme tant de Français de Syrie, par une anglophobie maladive, par une manie de voir la main de l’Angleterre dans les événements les plus insignifiants et dans ceux-là même où l’intérêt de l’Angleterre est le plus évidemment absent pour un officier réfléchi, il avait chargé deux infimes mouchards de lui faire rapport sur mon activité à Palmyre.

Un certain Félix, qui n’était sorti de son obscurité jusque-là, que pour quelques condamnations de droit commun, avait été employé naguère dans un hôtel qu’un consortium avait organisé à Palmyre. Les affaires ayant été médiocres, l’exploitation en fut abandonnée et la discorde se mit entre les parties du consortium, qui refusaient, chacune de son côté, de se reconnaître propriétaires. Félix, profitant de cette situation trouble, resta, en usurpant le titre de gardien, pour dilapider le mobilier et l’argenterie. On pourrait croire que les officiers du service de renseignements, qui ne manquaient pas une occasion d’exprimer leur mépris pour cet individu, le tenaient à distance.

Mais non. Félix les traitait en camarades, pénétrait à leur popote comme s’il eut été chez lui et leur fournissait toutes sortes de rapports. D’autre part, un sieur Lakache, dit Joubert, représentant de la Sûreté à Palmyre, était des plus intimes amis de Félix.

J’appris donc, au Haut-Commissariat, que ces deux honorables compères avaient été sollicités par le colonel Ripert de fournir sur moi des rapports. Il va sans dire que ces rapports répondirent aux désirs du colonel, ils continrent précisément le genre de documentation que nos mouchards crurent de nature à lui plaire. On connaît la mentalité des agents subalternes de la Sûreté, et quant à Ripert, durant cinq années de Syrie, je n’ai jamais rencontré d’officiers qui ne le méprisassent pas. Il fut d’ailleurs mêlé à des procès retentissants où il avoua avoir commis des faux. Voila la qualité de mes ennemis.

Le colonel fut donc servi abondamment et transmit à Beyrouth les ragots de ses brillants informateurs en leur donnant le poids de son autorité. Pour conclure, il demandait mon expulsion.

Le rapport fut transmis au colonel (depuis général) Catroux. Comme il ne manque jamais en ces affaires un élément cocasse, le colonel Catroux recevait, par le même courrier, un mot du maréchal Lyautey qui nous recommandait à lui…

On se demandera ce que contenaient ces fameux rapports. Je voudrais pouvoir le dire, mais toutes mes instances n’aboutirent jamais à me les faire communiquer, ni à Paris ni à Beyrouth. J’obtins seulement du contrôleur général Péria les détails suivants : on me reprochait les relations que j’avais eues au Caire avec les princes Lotfallah, dont on connaît le rôle dans la politique syrienne ; la propagande antifrançaise que j’aurais faite à Bagdad ; mes relations avec la baronne Brault, agent officieux de l’Intelligence Service, dont la compagnie était encore plus compromettante, disait mon pauvre cousin, que ne l’eût été celle de la fameuse Gertrude Bell. En outre, comment expliquer que mon mari et moi, bien que nous eussions au Caire un commerce, y fussions membres du Sporting-Club ?

N’était-ce pas l’indice de mes relations occultes avec l’Intelligence Service ?

On jugera probablement superflu que je réponde à ces deux derniers griefs. Pour ce qui est de ma propagande à Bagdad, il me suffira de dire que, même aujourd’hui, je n’ai jamais mis les pieds dans cette ville, ni dans une autre en Irak. Quant à mes relations avec les Lotfallah, j’avais été liée par mes affaires, puis par une vraie sympathie, à la princesse Michel, qui avait aidé mes débuts au Caire et que je trouvais charmante. Mais dès qu’il s’agit de questions politiques, ma conduite fut toute différente. C’est moi, notamment, qui, invitée à déjeuner au Caire par le duc d’Orléans, le dissuadai de voir les frères Lotfallah, qui, par trois fois, téléphonèrent au cours du repas pour obtenir sa présence à leurs chasses ou à leurs réceptions. Le duc, à la suite de ce que je lui dis, annula une audience qu’il leur avait accordée, déclarant avec force qu’il n’admettait pas de voir un ennemi de la France.

Le docteur Récamier fut un peu ennuyé, sur le moment, de décommander cette audience. Ce fut le dernier voyage du prince qui mourait vingt jours après à Palerme et voici, pour confirmer mes dires, des extraits des lettres que mon mari reçut du docteur Récamier, médecin du prince :

1, rue du Regard, 23 Mai 1926.
Cher Monsieur,

Vous êtes certainement les derniers Français que Monseigneur a reçus à sa table et peut-être les derniers avec lesquels le Prince a causé en dehors de ses serviteurs.

Certes, j’étais préoccupé à l’époque de notre passage au Caire, car je voyais le Prince triste et fatigué par ce voyage épuisant, mais j’étais loin de me douter du danger qui le menaçait. Il avait été vacciné l’année précédente et j’avoue que la crainte d’une variole hypertoxique était le dernier de mes soucis.

Cependant, c’est au Caire ou à Alexandrie, sans presque sortir de l’hôtel, qu’il a dû contracter la maladie.

En janvier 1928, il nous écrivait encore :

Votre visite au Prince, au Caire, lui avait fait un grand plaisir ; grâce à la gaîté courageuse et bien française de Madame d’Andurain, il a passé avec vous d’heureux moments, comme toutes les fois qu’il rencontrait des Français dont il sentait le dévouement. Mais le Prince vous a dû bien plus qu’un moment de calme et de repos moral, vous lui avez rendu le plus grand service en l’éclairant comme vous l’avez fait sur la vraie personnalité, les vraies tendances de ce Lotfallah, qui cherchait à pénétrer dans son intimité. Pour ma part, je vous en suis toujours resté reconnaissant.

Je n’oublie pas non plus l’hommage que la colonie française du Caire lui a rendu après sa mort, grâce à votre initiative.

Veuillez, cher Monsieur, offrir mes plus respectueux hommages à Madame d’Andurain et croire à mes sentiments très dévoués.

L. Récamier.

L’ineptie des griefs dont on me chargeait aurait dû sauter aux yeux, semble-t-il, d’un service ayant quelque prétention à l’esprit critique. Il n’en fut rien. Le spectre de l’espionnage anglais provoque en Syrie la même obsession que celui de l’espionnage allemand en France pendant la guerre. On pourrait écrire un livre sur cette maladie, contre laquelle il y a peu de remèdes.

Quoi qu’il en soit, j’appris au cours de ces mêmes entretiens qu’une personne obligeante, je n’ai jamais pu savoir qui, avait eu l’idée odieuse de porter ces accusations jusque devant ma mère, femme âgée, d’un patriotisme brûlant, étroitement confinée dans les idées d’une autre génération et aux yeux de qui, comme aux miens d’ailleurs, aucun crime ne pouvait sembler plus monstrueux. Je compris tout de suite quel choc affreux ces accusations devaient lui porter et j’obtins qu’une dépêche lui fût envoyée sur-le-champ, dont la teneur me fût soumise, attestant suffisamment le sentiment où étaient les autorités de leur méprise scandaleuse. Il disait textuellement : « Grossière erreur, affaire admirablement terminée ».

En outre, le colonel Arnauld, successeur du colonel Catroux à la tête du service des Renseignements, adressa à mon mari la lettre suivante :

SECRÉTARIAT GÉNÉRAL



Service des Renseignements



Beyrouth, le 19 décembre 1927.
Monsieur,

Je tiens à nouveau à vous assurer que vous n’êtes l’objet d’aucune surveillance spéciale et que toutes les instructions ont été données pour que vous puissiez, ainsi que Mme  d’Andurain, vivre en paix et en confiance à Palmyre. Je ne doute pas qu’ainsi avec la bonne volonté de tous, tout incident s’aplanisse.

Toutefois, je vous demanderai de recommander à Mme  d’Andurain d’être très prudente dans ses relations avec des personnes étrangères, de façon à ne faire naître aucun soupçon chez quelque agent subalterne. Si je me permets de vous donner ce conseil c’est parce que je sais que M. le Contrôleur, votre parent, l’a déjà donné à Mme  d’Andurain.

Pensant que ces quelques lignes vous donneront tout apaisement, je vous adresse, Monsieur, mes salutations et vous prie de croire à mes sentiments distingués.

Le Directeur du Service des Renseignements
au Levant,
Colonel Arnauld.

Et, pour que la réparation fût complète et publique, les autorités militaires de Palmyre reçurent l’ordre d’afficher à la porte du sérail et affichèrent, en effet, une note qui disait en substance : « Les d’Andurain sont des Français parfaitement honorables, à qui on n’a rien à reprocher. Les militaires sont priés d’être corrects avec eux. »

Le seul résultat pratique de cette explication, fut de débarrasser Palmyre de Lakache et de Félix. Le premier fut retiré sans tambour ni trompette, on parut s’apercevoir qu’un poste de la Sûreté ne répondait vraiment à rien à Palmyre et on le supprima. Quant à Félix, je demandai son départ aussi, en alléguant ses rapports mensongers. Le contenu de ces rapports, comme je l’ai dit, m’était et m’est encore inconnu. Mais leur caractère calomniateur ne fut contesté à aucun moment par les autorités avec lesquelles j’eus à discuter. Le départ de Félix fut donc décidé, en principe. Cependant, l’hôtel allait rester vide. Cette circonstance me semblait insignifiante, d’autant que Félix n’avait reçu de personne la mission de garder l’immeuble. Je ne sais pourquoi, les autorités semblèrent craindre cet abandon. Je levai cette difficulté, en leur proposant de prendre, moi-même, la gestion de l’hôtel, ce qui fut fait.

Félix, un beau matin, quitta Palmyre. Son départ prit même la forme comique d’un enlèvement clandestin, dont les péripéties, à vrai dire, n’ont pas leur place ici.

Nous nous installâmes donc à l’hôtel, mon mari, mon fils aîné et moi. Quelques années plus tard, lorsque la situation du consortium fut liquidée, je m’en rendis propriétaire et le possède encore. Ces années auraient pu être faciles et, pour ce qui est de l’exploitation de l’hôtel, profitables.

Mais je trouvai tous les obstacles administratifs qui avaient rebuté les premiers propriétaires et me heurtai, en outre, à mille difficultés de la part des deux officiers de renseignements sur les trois qui s’y succédèrent pendant mon séjour.

L’un était un simple filou, je le poursuis actuellement pour escroquerie de plusieurs milliers de francs. L’autre, incomparablement pire, canaille sans vergogne, ne tarda pas à être mon ennemi mortel et me jura qu’il aurait ma peau. Aussi ne fus-je pas étonnée le soir où ma chambre fut attaquée de nuit, à main armée, par une bande bien choisie et qui détala devant une résistance qu’elle ne prévoyait pas.

Les balles qui me manquèrent furent ramassées dans ma chambre, une matraque en fer, tombée aussi dans la bagarre, fut saisie ; des empreintes de pieds nus furent relevées sur le carrelage qu’on avait encaustiqué la veille ; mais cela ne servit de rien et l’on étouffa l’affaire après une comédie d’enquête.

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