Le Mari embaumé/I/7. Du soin que M. de Vendôme mit à choisir son intendant

Hachette (Tome 1p. 96-97-112-113).





VII

DU SOIN QUE M. DE VENDÔME MIT À CHOISIR SON INTENDANT.


César de Vendôme, resté seul, essaya de lancer quelque chose à la tête de ce coquin de Mitraille qui desservait la table. Il ne put. Il était littéralement terrassé par la souffrance.

Ce coquin de Mitraille était un jeune bachelier du Vendômois que ses parents avaient placé, à l’aide de protections puissantes, auprès de M. le duc. Ils étaient désormais tranquilles sur lui. Sa bonne éducation se trouvait assurée.

Depuis un an que le jeune Mitraille était à l’école, il avait appris à boire, à jouer, à jurer, à mentir et même à faire pis. C’était un joli garçon, donnant de bonnes espérances, et ses parents pouvaient dormir sur leurs deux oreilles.

M. le duc se tenait les flancs à deux mains et geignait démesurément. N’ayant pu rien jeter à la tête de ce coquin de Mitraille, il lui dit :

« Je te mettrai au cachot, sois sûr de cela. Tu t’es détourné pour rire. Ventre-saint-gris, me croit-on aveugle ? Fais chauffer des serviettes ! dix serviettes ! cent serviettes ! Sur ma foi, Guezevern n’est pas encore revenu ! J’ai des envies de le faire pendre ! Va-t’en, toi, misérable imbécile ; je donnerais trois douzaines de tes pareils pour Guezevern, le stupide Bas-Breton qu’il est. C’est à boire de leur cidre, là-bas, que j’ai gagné mon martyre. Les médecins sont des vilains. Miséricorde ! miséricorde ! Je promets trente cierges à saint Guinou de Landerneau ! À l’aide ! »

Sa tête baignée de sueur froide heurta contre la table et rendit le bruit d’un maître coup de poing. Il se tordait.

« Si je décroche un pistolet, grinça-t-il entre ses dents serrées par une convulsion, je te brûle la cervelle, coquin de Mitraille ! va-t’-en ! »

Et dès que le jeune valet eut passé le seuil :

« Mitraille ! coquin de Mitraille ! à moi ! Traître ! me laisseras-tu mourir sans secours ! »

Mais il y avait brelan sous le vestibule, et le coquin de Mitraille fit en sorte de ne point entendre.

M. le duc resta longtemps ainsi, la tête contre la table, à la fois ivre et fou de douleur. Il maudissait en termes incohérents son frère qui prenait toute la santé de la famille, quoiqu’il ne fût que le cadet, M. de Richelieu qui l’empêchait d’aller brouter le vert en Bretagne, le vin, le pâté, Guezevern et l’univers entier.

Mais par une de ces bizarreries qui sont propres à l’ivresse, les dernières paroles du grand prieur revenaient de temps en temps à la traverse de ses litanies folles, et il se mettait à répéter gravement :

« Prenez un intendant honnête homme.

— Ventre-saint-gris ! s’écriait-t-il ensuite, qu’est-ce que cela fera à ma colique ? »

Il ne s’endormit pas, mais il finit par rester immobile et muet, plutôt anéanti que sommeillant. Ce fut à ce moment que maître Pol rentra à l’hôtel après sa visite chez Mathieu Barnabi, le drogueur de la reine mère.

Sous le vestibule, on accueillit maître Pol par une grande acclamation. Il était le roi des brelandiers et le jeu languissant allait reprendre vie.

« Que fais-tu, Guezevern, que fais-tu ? lui demanda-t-on de toutes parts, les pages, les écuyers, les domestiques. Combien de pistoles as-tu en poche ? Si tu rentres si tard, c’est que quelque bonne dame a rempli ton boursicot. »

Car c’était un singulier temps que ce siècle, empoisonné par l’invasion italienne. Si l’amour allait, s’égarant et faisant entre les sexes de miraculeuses méprises, la galanterie changeait volontiers de costume. Les petits cadeaux venaient des dames.

Il ne faut pas dire tout à fait que ce soit chez nous chose inconnue, mais on peut affirmer du moins que cet abâtardissement du sexe le plus fort est parqué dans certaines classes, fatalement suspectes, et au sein desquelles on ne choisit ni les présidents de cours impériales ni les généraux d’armées.

Quelque comédien trop blond, quelque pharisien trop tendre, quelque neveu de Bellone…, mais ces courtisanes barbues sont la risée de leurs égaux. L’homme se respecte, en thèse générale, et les repoussantes exceptions qui étonnent périodiquement la curiosité publique ne font que confirmer la règle.

En ce temps-là, l’homme ne se respectait pas toujours et riait volontiers de ce dont il ne faut jamais rire. L’honneur, qui mettait si aisément tant de flamberges au vent, était une chose mal définie. L’histoire de ces siècles, j’entends l’histoire grave, est pleine de singularités si imprévues qu’on se demande si la notion d’honnêteté était morte.

Vingt ans plus tard, la veuve de Louis XIII, Anne d’Autriche, répondant à certaines insinuations que les assiduités de Mazarin, auprès d’elle, provoquaient, laissa échapper ces invraisemblables paroles, rapportées par le bonhomme Anquetil :

« Y songez-vous ? Je suis une femme, et il vient d’Italie ! »

Singulier argument ! prodigieux alibi ! Excuse qui fut donnée tout naïvement « à la bonne franquette, » sans malice comme sans vergogne, déshonorant à la fois une reine, un prélat-ministre, un peuple et le temps !

Maître Pol, cependant, contre sa coutume, fut sourd aux séductions du brelan, voire du passe-dix. Il passa d’un air affairé au milieu de ses compagnons, et demanda :

« Messieurs, je vous prie, M. le duc est-il en son appartement ? »

Il lui fut répondu :

« Te voilà bien pressé de voir monseigneur, Guezevern, pauvre Guezevem ! Le grand prieur a déjeuné à l’hôtel. Monseigneur t’a demandé dix fois. Ventre-sainte-colique ! Mitraille nous en a dit de belles. Joue, mon fils, tu ne verras monseigneur que trop tôt ! »

Et comme maître Pol insistait, le chœur des domestiques de Vendôme lui jeta en faux bourdon ces funestes pronostics ;

« Guezevern, monseigneur a dit que tu aurais les étrivières.

— Et que tu mourrais sous le bâton, Guezevern !

— Guezevern ! Guezevern ! et que tu serais pendu ! »

Notre beau page avait les oreilles sujettes à s’échauffer pour moins que cela.

« Vous en avez menti, valetaille ! s’écria-t-il. Mort de moi ! si quelqu’un oublie jamais que je suis gentilhomme, fût-il bâtard de roi, foi de Dieu ! il verra bien de quel bois nous nous chauffons dans l’évêché de Quimper ! »

Et il s’enfuit, laissant la maraudaille tout enchantée de l’avoir mis en colère.

Il monta quatre à quatre le grand escalier de marbre qui conduisait à la chambre à coucher de son maître. Il n’y avait point d’huissier sur le carré de l’escalier, point de valet dans l’antichambre. Dieu sait que l’hôtel de Vendôme allait, depuis un temps, comme le diable voulait.

Le page écouta à la porte de son maître. Il n’entendit rien. Il ouvrit avec précaution, entra et referma la porte à clef derrière lui.

César monsieur était seul, dans la position, où nous l’avons laissé, le front sur la table, mouillée de vin et de sueur.

Il semblait dormir et ne bougeait pas, quoique son corps eût, par intervalle, de profonds tressaillements.

De temps en temps, sa gorge rendait une plainte sourde.

Maître Pol était un généreux garçon, malgré la guirlande de vices que l’éducation et son entourage avaient nouée autour de son cou, et qui avait déjà maintes fois failli l’étrangler. Il eut pitié de l’abandon où gisait ce misérable prince, et s’approcha de lui sur la pointe du pied.

— Monseigneur, dit-il, vous reposeriez plus commodément dans votre lit.

— À boire ! balbutia le duc. Est-ce toi, coquin de Mitraille ! Va dire au maître barbier du roi que s’il ne me guérit, je lui donnerai de mon épée au travers de la panse ! va !

— Monseigneur, reprit maître Pol, c’est moi, Guezevern.

— Ah ! ah ! fit le duc en soulevant son front, qui retomba lourdement. C’est différent. Toi, tu seras pendu haut et court ! »

Il ajouta comme on parle en rêve :

— Plait-il, monseigneur ? demanda maître Pol.

— Tête-de-Bœuf ! gronda le duc. Bas-Breton ! âne bâté ! Judas ! Anglais ! oison bridé ! ne cherche pas à comprendre ce qui est au-dessus de ta portée. J’aimais mieux M. de Luynes, quoiqu’il fût de bien piètre maison. Il avait au moins du respect et de la politesse. Je l’aimais mieux que ce croquant dont ils ont fait un cardinal. Qui donc m’a dit cela ? Saint-Sépulcre ! tous les démons d’enfer sont dans mes boyaux ! Penses-tu qu’on puisse mourir de la colique, toi, Tête-de-bœuf ! Breton de malheur ! le penses-tu ?

— Du tout, point, monseigneur, repartit maître Pol, ayez bon courage. »

Disant cela, il tirait de sa poche la fiole de Mathieu Barnabi, pensant :

« Huit gouttes pour un homme fort, seize pour un cheval, vingt-quatre pour M. de Vendôme !

— Ah ! ah ! malandrin ! s’écria le duc avec une colère sans motif, tu me dis d’avoir du courage ! Sais-tu ce qu’on fait aux méchants railleurs quand on est duc et pair, et fils aîné d’un monarque, par le saint nom du Christ ? Le sais-tu ?

« Et sais-tu, reprit-il, laissant tourner sa pensée au vent d’une puérile démence, sais-tu que la nouvelle Éminence a les deux reines dans son giron ? La vieille reine qui nous déteste, parce que notre mère Gabrielle fut sa rivale heureuse ; la jeune reine, parce que je l’ai insultée, moi, pauvre innocent, au lieu de lui chanter fleurettes. Veux-tu ma croyance, Breton bretonnant, âne asinant, je meurs assassiné par une de ces péronnelles ou par ce prêtre rouge qui est Astaroth en personne. Il en assassinera bien d’autres, va, mon fils. »

Il se prit le front à deux mains, ajoutant d’un ton lamentable :

« Et où diable trouver cet intendant honnête homme ? »

Maître Pol avait pris un gobelet et l’avait lavé à grande eau.

« Est-ce pour me donner à boire ? demanda le duc.

— Oui, certes, monseigneur, répliqua le page, continuant sa besogne ; c’est pour vous donner à boire.

— Alors, c’est bien, Tête-de-bœuf, murmura le duc. J’ai toujours dit que tu étais un gentilhomme ! D’abord, j’aime les Bretons de la Basse-Bretagne. Tu comprends bien que si la reine voulait ouvrir à l’Espagnol les portes de la France, cela ne me regardait pas. Qui s’occupe de la France ? Nous sommes Italiens, Espagnols, Allemands, nous ne sommes pas Français. Il n’y a jamais eu de Français que le feu roi, mon père, qui était Béarnais. Veux-tu savoir par cœur l’Italie ? Regarde ma colique. Elle vient de Florence en directe ligne. Ah ! seigneur Dieu !… Ah !… ah !… Pitié ! »

Il devint livide comme un homme qui va tomber en syncope.

Maître Pol versa dans le verre trente-deux gouttes du breuvage préparé par Mathieu Barnabi : juste le double de ce qu’il fallait pour guérir un cheval.

Et, ouvrant la bouche de son seigneur de vive force, avec le manche d’un couteau, car son dévouement allait jusque-là, il lui entonna loyalement le précieux breuvage.

César de Vendôme, éveillé en sursaut, fit une grimace effroyable, jura toute une poignée de blasphèmes d’un seul coup et resta un instant comme pétrifié.

Puis, sautant sur ses pieds avec fureur, il s’écria d’une voix tonnante :

« Judas ! mécréant ! assassin de ton maître ! m’as-tu empoisonné pour tout de bon ? »

Et il se mit à courir tout autour de la chambre avec une rapidité inouïe.

En courant il disait ou plutôt il vociférait :

« Prenez un intendant honnête homme !!! »

Maître Pol, effrayé, se mit à courir après lui. Le duc était si blême et faisait des écarts si surprenants, que notre Breton avait peur.

Il voulut, à deux ou trois reprises, le saisir à bras-le-corps pour l’empêcher de se casser la tête, mais chaque fois qu’il l’appréhendait ainsi, M. de Vendôme, l’écume à la bouche et les yeux hors de la tête, lui criait d’une voix sonore comme les trompettes qui démolirent les remparts de Jéricho :

« Prenez un intendant honnête homme ! »

Et, s’échappant, il recommençait sa course désordonnée, jurant comme plusieurs centaines de païens.

Certes, maître Pol jurait comme il faut, mais les jurons de M. de Vendôme étaient d’une qualité si supérieure, que maître Pol en restait tout abasourdi.

Mais ce qui l’épouvantait surtout, c’était cette phrase incompréhensible et mille fois répétée :

« Prenez un intendant honnête homme ! »

M. de Vendôme mettait à radoter cette sentence une rage dont rien ne peut donner l’idée.

Caton l’ancien, prononçant à tout bout de champ le fameux delenda Carthago, ne pouvait être plus monotone ni rabâcher plus cruellement que lui.

Comme tout à une fin en ce monde, M. de Vendôme s’arrêta, ayant fait une soixantaine de tours et tomba sur son séant au beau milieu de la chambre.

« Viens ça, dit-il essoufflé qu’il était, et donne-moi une goutte. Ventre-saint-gris, cela réchauffe le diaphragme !… j’en prendrai un ou que la peste m’étouffe, j’entends un intendant honnête homme. J’en prendrai deux, trois, quatre ! M. le grand prieur me l’a conseillé, et M. le grand prieur a toujours été le plus avisé de la famille, après moi.

— Vous sentez-vous mieux, monseigneur ? demanda Maître Pol, enchanté du succès de sa potion.

M. de Vendôme, au lieu de répondre, entonna une chanson gaillarde, d’une voix si mâle et si vibrante que les vitres tremblèrent.

« Donne une goutte, Tête-de-Bœuf ! commanda-t-il au milieu du couplet. Mon père était un huguenot, ventre-saint-gris, avant d’aller à la messe. Il y a du bon dans tout, même dans ta médecine, qui est faite avec du brandevin, Breton de Quimper-Corentin. Je crois que je sauterais par la fenêtre sans me faire mal à la plante des pieds ! sarpegoy ! je ris bien des nigauds qui ont la colique ! Où est-elle, la colique ? nargue de la colique ! »

Il avait la face écarlate et les yeux hors de la tête.

Le ravissement de Maître Pol tournait déjà à l’inquiétude.

« Monseigneur, dit-il, si vous m’en croyez, vous n’abuserez pas de mon spécifique ; c’est un remède très fort…

— Veux-tu le garder pour toi, méchant baragouineur ? s’écria le duc avec une colère soudaine et si violente que les veines de son front se gonflèrent. Qu’on aille quérir madame la duchesse, afin qu’elle voie son époux bien en point ! Qu’on aille chercher mes deux fils, Mercœur et Beaufort ! Vive Dieu ! Je veux faire avec eux une partie de barres coupées. Donne une goutte, Sarrazin, ou la colique va me reprendre ! Ah ! ah ! saints apôtres ! Un intendant honnête homme ! Il nous en faut un puisque tel est l’avis de M. le grand prieur ! et nous verrons ce que ce diable rouge de Richelieu a dans les veines… oui ! verse, mon mignon… hein ? suis-je assis sur une trappe ? le sol s’affaisse ! la terre tourne… miserere mei, domine ! Bonsoir les voisins ! je crois que je trépasse ! »

Les couleurs rubicondes avaient abandonné sa joue. Il était devenu tout à coup plus pâle qu’un mort.

Maître Pol s’agenouilla près de lui et promit à Mathieu Barnabi un bon coup d’épée dans la bedaine pour une si noire scélératesse.

« Monsieur le duc, mon cher maître ! s’écria-t-il en le serrant dans ses bras. C’est la meilleure officine de Paris. Madame la reine mère y achète toutes ses drogues.

— Scélérat ! scélérat ! gronda César d’une voix faible, tu as donc été payé par la Médicis ? C’est donc du feu de Florence que j’ai dans les entrailles ? Attends ! je vais te tuer ! »

Il s’échappa des mains de son page, et chercha à son côté son épée absente. En la cherchant, il reprit son couplet où il l’avait laissé, et acheva la chanson gaiement.

Maître Pol pensa :

« M. le duc est fou à lier, et j’ai fait là de la belle besogne ! »

« Quand tu me regarderas ainsi avec de gros yeux, Tête-de-Bœuf ! mon ami, reprit paisiblement M. de Vendôme en se rasseyant par terre, au milieu de la chambre, je te dis qu’il m’en un et honnête homme ! M. le grand prieur ne me tiendra pas quitte à moins de cela. Et certes, un grand prieur qui, en sortant de déjeuner, va goûter du claret nouveau avec M. de Roquelaure, n’est pas le premier venu. Si je meurs sans tester, rappelle-toi bien cela, je veux que Mme la duchesse ou, à son défaut, Mercœur ou Beaufort, mes deux chers enfants s’informent et cherchent partout un intendant honnête homme. »

Il porta les mains au creux de son estomac et ses yeux tournèrent, montrant leur blanc tout entier.

« Au secours ! » cria Maître Pol épouvanté.

Pendant qu’il se levait et courait vers la porte, César de Vendôme saisit la fiole abandonnée sur le carreau.

Il la déboucha, mit le goulot entre ses lèvres et but à longs traits.

« Holà ! Tête-de-bœuf ! dit-il en se dressant de son haut, que diable veux-tu faire de secours ? Es-tu malade ? »

Il se tenait debout, la poitrine en avant, les reins solidement cambrés. Il était bel homme ainsi, et se portait comme un soldat. Seulement il avait le regard un peu égaré.

Maître Pol se retourna. Ses dents claquèrent et ses jambes flageolèrent.

« Monseigneur, balbutia-t-il, est-ce que vous auriez tout bu ?

— Oui, bien, mon gars, répondit Vendôme, et ventre-saint-gris, j’y reviendrai ! Me voilà frais comme une rose ! Approche ici et dis-moi ce que tu veux pour prix d’un si grand service.

— Oh ! monsieur le duc, mon bon maître, repartit le page, vous pouvez me rendre la vie ! je suis amoureux… »

Vendôme fit la grimace franchement.

« Amoureux fou ! poursuivit le page. J’en perds le boire et le manger ! »

Vendôme se prit à trottiner doucement autour de la table, à peu près comme un bidet qui va l’amble, et dit :

« Ne fais pas attention, ami Guezevern. Défile ton chapelet, je t’écoute. De qui es-tu amoureux ?

— De la petite Éliane, monseigneur.

— Et que veux-tu que j’y fasse, Tête-de-Bœuf ?

— Je veux que vous me donniez un titre d’office dans votre maison, avec six cent livres tournois de traitement par année.

— Peste, Guezevern, mon luron ! comme tu y vas !

— Madame ma tante de Pardaillan ajoutera six cents autres livres, continua le page, et nous serons heureux. »

Vendôme s’arrêta court devant un bahut richement historié qui était entre les deux fenêtres ; il l’ouvrit disant :

« Vive Dieu ! J’en aurai ou que je sois damné éternellement ! Réponds-moi : Sais-tu bien faire les chiffres, Tête-de-Bœuf ?

— Pour cela, non, monseigneur.

— C’est égal, M. le prieur sera content. Viens ça et cherche là dedans le livre des gages des gens de ma maison. »

Maître Pol obéit.

« L’as-tu ? Voilà qui va bien ! Je vais dîner comme quatre et courir les ruelles, cette nuit, ou que Dieu me punisse ! Vois en tête du livre quels sont les gages de l’intendant de Vendôme. »

Maître Pol étendit le registre sur la table et le feuiileta.

M. de Vendôme frisait sa moustache comme un vainqueur. Ses yeux avaient bien toujours ce regard étrange, mais il souriait, il chantait, il cabriolait mieux qu’un écolier de quinze ans.

« Y es-tu ? demanda-t-il.

— J’y suis, monseigneur.

— Lis. J’écoute.

— Gage principal, commença maître Pol, huit cents écus tournois, à payer en deux termes à la Saint-Jean et à la Saint-Sylvestre, plus deux suites de hardes neuves aux mêmes termes : hardes d’été, hardes d’hiver ; item le demi-sol pour livre sur toute redevance ou rente perçue ; item la dîme de la dîme dans les pays de coutume, tels que le Vendômois, le Nantais, pour les biens de Mercœur et la Sologne, item les épingles ou pots-de-vin, fixés au sol pour écu sur tous baux, achats, ventes et rémérés ; item la joyeuse étrenne, fixée aux quatre deniers pour livre en cas de rachat des servitudes ou droits domaniaux ; item

— Ventre-saint-gris ! s’écria M. de Vendôme, tu es un ennuyeux compère, Tête-de-Bœuf, mon fils ! Est-ce que tout cela me regarde ? M. le cardinal n’a qu’à se bien tenir ! Tu sais où trouver ce remède qui m’a guéri, n’est-ce pas ?

— Monseigneur, répondit le page, j’en aurai tant que j’en voudrai !

— Fais seller mon cheval, Guezevern, je vais aller goûter le claret de M. le grand prieur… attends ! Il faut que tu sois marié cette nuit, Tête-de-Bœuf ! C’est mon idée !

— Cette nuit ! répéta le page stupéfait.

— Tais-toi quand je parle, Bas-Breton ! je te nomme mon intendant.

— Oh ! monseigneur ! s’écria Guezevern, pénétré de son insuffisance.

— La paix, par la mort-Dieu ! tonna M. de Vendôme qui, véritablement, à cette heure, était fort comme un taureau, penses-tu en savoir plus long que moi, pataud ? Il me faut un intendant honnête homme, et tu es honnête puisque tu m’as guéri ! Est-ce clair ? Je ne me souviens plus bien de tout ce que m’a dit M. le grand prieur, mais c’était plein de sens et de philosophie.

— On ne peut pourtant pas se marier comme cela en quelques heures, objecta Pol.

— Et pourquoi non, âne bâté ? Mgr l’archevêque de Paris est-il là pour le Grand-Turc ? As-tu peur de ta nuit de noces, Tête-de-Bœuf, comme mon frère de France, qui se sauva, dit-on, jusqu’aux communs du Louvre pour la frayeur qu’il avait de son Autrichienne ? Ventre-saint-gris ! celle-là est une gaillarde, et mon royal frère a raison d’avoir peur. Va me chercher ta tante de Pardaillan et la petite Éliane. Allons ! es-tu parti ? »

Comme maître Pol hésitait, M. de Vendôme saisit une chaise, la leva à bras tendu et faillit la lui briser sur la tête.

C’était un fier remède que celui de Mathieu Barnabi !