Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de Roi


Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinQuatrième partie : livres ix, x, xi (p. 165-169).

XV.

Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre & le Fils de Roy.




QUatre chercheurs de nouveaux mondes,
Preſque nus échapez à la fureur des ondes,

Un Trafiquant, un Noble, un Pâtre, un Fils de Roy,
Réduits au ſort de Bellizaire,
Demandoient aux paſsans de quoy
Pouvoir ſoulager leur miſere.
De raconter quel ſort les avoit aſsemblez,
Quoy que ſous divers points tous quatre ils fuſsent nez,
C’eſt un récit de longue haleine.
Ils s’aſſirent enfin au bord d’une fontaine.
Là le conſeil ſe tint entre les pauvres gens.
Le prince s’étendit ſur le malheur des grands.
Le Pâtre fut d’avis qu’éloignant la penſée
De leur avanture paſsée,

Chacun fiſt de ſon mieux, & s’appliquaſt au ſoin
De pourvoir au commun beſoin.
La plainte, ajoûta-t’il, guerit-elle ſon homme ?
Travaillons ; c’eſt dequoy nous mener juſqu’à Rome.
Un Pâtre ainſi parler ! ainſi parler ; croit-on
Que le Ciel n’ait donné qu’aux teſtes couronnées
De l’eſprit & de la raiſon,
Et que de tout Berger comme de tout mouton,
Les connoiſſances ſoient bornées ?
L’avis de celuy-cy fut d’abord trouvé bon
Par les trois échoûez aux bords de l’Amerique.
L’un (c’eſtoit le Marchand) ſçavoit l’Arithmetique ;

À tant par mois, dit-il, j’en donneray leçon.
J’enſeigneray la politique,
Reprit le Fils de Roy. Le Noble pourſuivit :
Moy je ſçais le blaſon ; j’en veux tenir école :
Comme ſi devers l’Inde, on euſt eu dans l’eſprit
La ſotte vanité de ce jargon frivole.
Le Pâtre dit : Amis, vous parlez bien ; mais quoy,
Le mois a trente jours, juſqu’à cette écheance
Jeuſnerons-nous par voſtre foy ?
Vous me donnez une eſperance
Belle, mais éloignée ; & cependant j’ay faim.
Qui pourvoira de nous au dîner de demain ?
Ou plûtoſt ſur quelle aſſurance

Fondez-vous, dites-moy, le ſoûper d’aujourd’huy ?
Avant tout autre c’eſt celuy
Dont il s’agit : votre ſcience
Eſt courte là-deſſus ; ma main y ſupplêra.
À ces mots le Pâtre s’en va
Dans un bois : il y fit des fagots dont la vente,
Pendant cette journée & pendant la ſuivante,
Empeſcha qu’un long jeuſne à la fin ne fiſt tant
Qu’ils allaſſent là-bas exercer leur talent.
Je conclus de cette avanture,
Qu’il ne faut pas tant d’art pour conſerver ſes jours ;
Et grace aux dons de la nature,
La main eſt le plus ſeur & le plus prompt ſecours.