Le Maréchal Marmont et ses Mémoires

LE
MARÉCHAL MARMONT
ET
SES MÉMOIRES



Les Mémoires du maréchal Marmont ont fait un grand scandale, et ont été jugés assez généralement avec beaucoup de sévérité. Dans un certain sens, cette sévérité n’est que justice. Le maréchal, en les écrivant, semble avoir voulu s’affranchir de toutes les convenances. Il ne s’y borne pas à exprimer sur les événemens, sur les hommes publics, des appréciations d’une extrême rigueur; la vie privée, le caractère personnel des individus ne lui sont pas plus sacrés que leur vie et leur caractère publics, et on le voit trop souvent, sans aucune utilité pour l’histoire, je dirai même sans grand profit pour l’amusement de ses lecteurs, lancer en passant des épigrammes, raconter des anecdotes propres à contrister, à désoler, à humilier, sinon ceux dont il a fait ainsi ses victimes, et qui n’existent plus, au moins leurs parens et leurs amis survivans. Dans ces coupables immolations, les femmes ne sont pas plus respectées que les hommes, pas même celles qui, à des titres divers, auraient eu le plus de droit à ses ménagemens. Et ce qui rend de tels procédés plus odieux encore, c’est que le maréchal n’a pas, comme les auteurs de tant d’autres mémoires moins personnellement injurieux, pris ses mesures pour empêcher que les siens ne fussent publiés du vivant des personnes dont ils devaient blesser les sentimens. La réprobation soulevée par une semblable façon d’agir était naturelle et légitime : c’était le cri de la délicatesse, de la morale même, justement indignées; c’était le châtiment d’une mauvaise action.

Un autre trait de ces Mémoires, qui devait aussi soulever contre eux bien des préventions défavorables, c’est le ton de dénigrement absolu avec lequel l’auteur parle des personnages politiques et militaires qui se sont trouvés en rapports avec lui. A l’exception d’un très petit nombre, qui ne sont pas d’ordinaire les plus éminens, il s’efforce constamment d’amoindrir leurs talens ou leur caractère. Si parfois il semble d’abord vouloir glorifier quelqu’un d’entre eux, des restrictions malveillantes, des insinuations d’une grande et fâcheuse portée viennent bientôt changer du tout au tout le portrait si brillamment commencé, et par des imputations flétrissantes prodiguées avec la plus incroyable légèreté, le maréchal livre au mépris et à la haine les mêmes hommes pour lesquels il semblait d’abord réclamer l’admiration.

Je ne veux pas dire que toutes les réputations ainsi attaquées soient également respectables. L’esprit de parti, surtout dans des temps pareils à ceux que nous avons traversés, élève bien des idoles qu’une plus exacte connaissance des faits renverse tôt ou tard, ou du moins replace au niveau de leurs mérites réels. Marmont avait assez de finesse et de sagacité pour que ses Mémoires eussent pu devenir un très utile élément de ces rectifications, s’il y eût porté plus de réflexion, de calme, d’impartialité; mais à travers le dénigrement universel auquel il s’abandonne, au milieu des inexactitudes sans nombre dont ses récits sont semés, les esprits les plus attentifs seraient bien embarrassés pour faire avec quelque chance de succès la part de la vérité. Et ce ne sont pas seulement la malveillance extrême et continue de ces Mémoires, les erreurs qu’ils renferment sur beaucoup de points, qui inspirent pour tout le reste un sentiment de profonde défiance. Saint-Simon aussi est bien rigoureux et souvent bien injuste dans ses jugemens; lui aussi il s’attaque à de bien grandes renommées, et on peut également lui reprocher d’altérer souvent la vérité, sinon dans les faits qu’il affirme avoir vus lui-même, au moins dans ceux qu’il reproduit après les avoir accueillis avec une aveugle crédulité pour peu qu’ils flattent ses préventions et ses haines. Cependant ni ses injustices, ni ses exagérations ne produisent en nous l’impression pénible et répulsive que nous font éprouver celles du maréchal Marmont; bien loin de là, nous nous sentons entraînés, subjugués par lui, et la réflexion, qui nous avertit de ne pas lui prêter une foi entière, a peine à prévaloir sur la sympathie qu’il nous inspire. Est-ce uniquement dans son prodigieux talent qu’il faut chercher le principe de cette sympathie et de l’action qu’elle exerce sur nous? Je ne le pense pas. S’il nous entraîne, c’est parce qu’il est entraîné lui-même; c’est parce que nous comprenons qu’alors même qu’il s’égare, il cède, non pas à de petites rancunes personnelles, mais à de nobles sentimens, à l’horreur du vice et de l’hypocrisie, au dégoût de la tyrannie et de la bassesse, à un amour du bien public souvent mal entendu, j’en conviens, mais profond, sincère, et qui, jusque dans ses écarts, constitue le vrai patriotisme. Sans doute sa position personnelle entre pour quelque chose, pour beaucoup même dans ses jugemens; s’il n’eût pas été duc et pair, il est plus que vraisemblable qu’il aurait placé ailleurs que dans les privilèges et les droits prétendus de la pairie l’essence de la constitution française, les barrières à opposer au despotisme; mais cette forme étroite d’aristocratie, à laquelle il s’attachait faute de mieux, était à ses yeux une institution politique qu’il croyait propre à relever l’esprit public de l’abaissement où le pouvoir absolu l’avait fait tomber. Ses idées pouvaient être fausses, elles étaient très certainement incomplètes; mais ses sentimens étaient élevés et généreux. Les hommes qu’il traitait avec une sévérité si impitoyable, ce n’étaient pas ceux qui avaient fait obstacle à sa fortune ou froissé son amour-propre, c’étaient ceux qu’à tort ou avec raison il croyait complices du système auquel il attribuait les malheurs, la dégradation de la France, ou dont les succès et la prospérité contrariaient non pas ses intérêts, mais ses croyances.

Il en est tout autrement du maréchal Marmont. Ce qui domine dans ses Mémoires, ce qui les a inspirés d’un bout à l’autre, c’est une personnalité dont il serait impossible de se faire une idée, même approximative, avant de les avoir lus. L’égoïsme peut se rencontrer dans les plus grands esprits, et le sentiment qu’ils ont de leur supériorité les y entraîne trop naturellement. Néanmoins cette supériorité même qui les porte à se faire les représentans de quelque idée élevée, de quelque noble système, de quelque grand intérêt public ou prétendu tel, et à confondre leur propre destinée avec celle de cette idée, de ce système, de cet intérêt, les préserve nécessairement des petitesses d’une étroite personnalité. Les Alexandre, les César peuvent s’égarer et se perdre en voulant s’élever au-dessus de l’humanité, ils peuvent sacrifier des générations entières à leurs combinaisons gigantesques; mais, tout en déplorant et en maudissant ces conceptions funestes, il faut une grande philosophie pour ne pas se laisser séduire à une dangereuse admiration de leur grandeur, au moins apparente.

Dans les esprits d’un ordre inférieur, sans en excepter les plus distingués (et tel était certainement le maréchal Marmont), l’égoïsme n’a pas ce privilège. Dans la sphère comparativement étroite où il leur est donné de se mouvoir, l’égoïsme a pour résultat infaillible de les fausser, de les rétrécir, de leur faire perdre la vraie mesure des choses en ne leur permettant plus de les apercevoir qu’à la lueur trompeuse de leurs convenances et de leurs intérêts. Leur sagacité naturelle, s’épuisant tout entière sur ce qui les touche individuellement, devient impuissante à discerner et à apprécier ce qui leur est étranger, ou du moins ce qui contrarie leurs préoccupations. Le grand côté des questions leur échappe forcément. Ils sont encore capables d’aperçus ingénieux, ils peuvent voir et exprimer heureusement des vérités partielles, mais la grande réalité, la perception du vrai, du beau, du bien, l’admiration et l’indignation sérieuses et bien placées leur sont interdites. L’histoire n’est pour eux qu’un spectacle bizarre, une lice où luttent exclusivement des passions et des intérêts également mesquins, et où le hasard donne presque toujours la victoire.

Telle est, si je ne me trompe, l’impression que l’on reçoit de la lecture des Mémoires du duc de Raguse. On aurait tort pourtant d’en conclure que ces Mémoires ne sont pas un document instructif. Ils ne doivent sans doute être lus qu’avec précaution, et celui qui, avant de les consulter, n’aurait pas acquis une connaissance assez étendue des événemens auxquels ils se rapportent, courrait risque d’être induit dans de graves erreurs; mais avec un peu de critique, en remaniant à la lumière du bon sens les matériaux qu’on y trouve entassés, il est facile d’en extraire des informations pleines d’intérêt sur ces événemens, sur le caractère général des époques successives qu’ils embrassent, sur les personnages nombreux et très divers qu’ils font passer sous nos yeux, et qui parfois sont peints avec profondeur et vérité, quoique trop souvent, je l’ai dit, avec une insigne malveillance.

Il est encore un autre point de vue, et c’est à celui-là que je m’attacherai particulièrement, sous lequel ils offrent au moraliste un curieux sujet d’étude. Nulle part on ne voit mieux à quel point de rares et grandes facultés peuvent être à la longue rendues inutiles ou même dangereuses, pour celui qui les possède, par la légèreté d’esprit et l’absence de principes bien arrêtés, ou tout au moins d’une certaine fermeté de sens qui peut en tenir lieu dans la pratique.

Si l’on voulait caractériser en peu de mots le maréchal Marmont, on pourrait dire qu’il fut tout à la fois un des hommes les plus distingués et les plus incomplets de son temps. La nature l’avait doué des aptitudes les plus variées. Son esprit était vif, pénétrant, fécond en conceptions de toute espèce, sa bravoure assez grande, assez calme, assez égale pour être remarquée, même dans le temps héroïque où il lui fut donné de vivre. Militaire habile et instruit, il se montra capable d’organiser et d’administrer des provinces. Il n’était pas dépourvu de sens politique, bien qu’à cet égard son intelligence présentât de nombreuses lacunes. Il comprenait assez les sciences pour y trouver, suivant l’occasion, soit un moyen de succès dans ses entreprises, soit une distraction dans ses loisirs. Le talent d’écrire ne lui manquait pas, et ses ouvrages prouvent qu’à défaut de la correction du style et de cet art achevé de la composition qu’on acquiert si rarement sans un travail assidu, il savait du moins exprimer ses idées avec une lucidité facile et agréable.

Avec de tels avantages, favorisé par un concours de circonstances qui le fit arriver, dans une grande jeunesse, aux emplois les plus élevés et les plus brillans, les mieux faits pour donner à un homme les occasions de se développer tout entier, Marmont cependant n’a pu atteindre le degré d’importance, d’influence morale, la consistance en un mot qu’ont obtenue plusieurs de ses compagnons d’armes moins bien doués peut-être, certainement moins éclairés, et à qui les conjonctures s’étaient d’abord montrées moins favorables. Il n’a pourtant rien négligé de ce qui pouvait l’aider à compléter sa destinée, il y a travaillé avec ardeur. Pourquoi n’y a-t-il pas réussi? Faut-il voir dans ce résultat négatif un de ces caprices du sort qui, suivant l’opinion souvent exprimée dans ses Mémoires, ont une si grande part à la direction des événemens? N’est-ce pas plutôt en lui-même qu’il convient de chercher la cause première de ses revers et de ses mécomptes? Il me semble difficile de ne pas s’arrêter à cette dernière explication après avoir suivi, dans les récits du maréchal, les incidens variés de sa longue carrière.


I.

Le duc de Raguse était avant tout un homme de beaucoup d’esprit, c’est-à-dire que, saisissant facilement et vivement les rapports des choses, il savait les considérer sous leurs aspects divers et traduire dans une forme séduisante l’impression qu’il en recevait. Cette faculté est si brillante, elle procure de telles jouissances à celui qui la possède et même à ceux qu’il favorise de ses entretiens, qu’on est très naturellement porté à en exagérer la valeur. Il est certain pourtant que, dans la conduite des affaires, lorsqu’elle n’est pas unie, comme chez les vrais grands hommes, à d’autres facultés plus solides, plus sérieuses, qu’elle n’exclut pas sans doute, mais qui ne se concilient avec elle que dans les natures parfaitement organisées, elle égare plutôt qu’elle ne dirige utilement. Il faut en effet une grande force de raison, une rare énergie de caractère pour soutenir, sans être ébloui et entraîné, la lutte à laquelle un esprit fin, vif et pénétrant est nécessairement livré par la foule des pensées, des opinions, des points de vue que la réflexion ne cesse de lui suggérer. Tandis que les intelligences droites, simples et même, si l’on veut, un peu lentes, guidées par l’instinct du bon sens vers les idées et les résolutions dans lesquelles réside la plus grande somme de vérité, hésitent d’autant moins à les adopter qu’elles entrevoient à peine les objections et les doutes inhérens à toutes nos conceptions, les esprits ingénieux et subtils, apercevant tout à la fois le pour et le contre avec une sagacité merveilleuse, se troublent, restent indécis et finissent souvent par prendre le plus mauvais parti, parce qu’ils manquent de la vigueur et de la justesse qui vont droit au point essentiel, qui distinguent du premier coup d’œil ce qui est vraiment important sans se préoccuper des détails secondaires, sans rechercher dans les choses une vérité absolue dont le discernement échappe à nos faibles facultés. Cette infériorité pratique des esprits principalement ingénieux, comparés aux esprits dont la droiture et la simplicité sont les qualités dominantes, ne se révèle pas seulement dans la politique, dans la conduite des affaires; elle a aussi une influence morale. Les premiers, lorsque leurs intérêts se trouvent en jeu, sont exposés à se tromper eux-mêmes, à se faire de dangereuses illusions par des sophismes subtils que les autres auraient peine à concevoir, bien loin de pouvoir les inventer. Ces derniers, par exemple, ne se seraient pas avisés de la distinction spécieuse que le maréchal Marmont, pour justifier sa défection de 1814, établit entre les honnêtes gens et les gens d’honneur. Il la met, il est vrai, dans la bouche de l’empereur. Il se peut que Napoléon, dans un de ces entretiens où il se plaisait à agiter toutes les questions comme par forme d’exercice, ait laissé tomber quelques paroles en rapport avec cette bizarre théorie; mais j’affirmerais presque que le maréchal, à son insu peut-être, abusé dans ses souvenirs par le courant de ses préoccupations, a donné à ces paroles un développement et une portée bien étrangères à la pensée de celui qui les avait prononcées. Un esprit simple et droit, je le répète, n’eût pas fait cette distinction. Il peut arriver à de tels esprits de manquer au devoir, mais ils le font en connaissance de cause, sans se tromper eux-mêmes; ils le font donc plus rarement que ceux qui sont pourvus de la funeste puissance d’égarer et de séduire leur conscience.

Ceux-ci, et cela est parfaitement naturel, ne se soumettent pas volontiers à cette supériorité du ferme bon sens : ils y voient une usurpation. Trop portés à dédaigner les qualités qui leur manquent et à s’exagérer la valeur de celles qu’ils possèdent, ils ne conçoivent pas que des hommes moins instruits, moins spirituels dans le sens étroit de ce mot, c’est-à-dire moins aptes à discourir facilement et brillamment sur toutes choses et qu’ils croient moins intelligens parce qu’ils le sont autrement qu’eux, leur soient préférés pour le gouvernement, pour la pratique et la conduite des affaires, et le plus souvent y obtiennent plus de succès. Ils crient au triomphe de la médiocrité là où ils devraient reconnaître la lutte de deux ordres de supériorités différentes dont chacune a sa part et son rôle distinct, dont l’une est appelée à orner, à charmer le monde, peut-être à préparer de loin ses progrès, l’autre à le conduire et à le dominer dans le présent. Ils ne sentent pas qu’alors même qu’au point de vue purement intellectuel ils seraient incontestablement supérieurs à ceux en qui ils veulent voir des rivaux injustement préférés, l’intelligence n’est pas tout ici-bas, que la force du caractère, cette force véritable, toujours unie au moins dans une certaine mesure à la justesse des idées et des appréciations, est la première des qualités requises pour gouverner les hommes, et que ceux qui en sont doués sont appelés en quelque sorte de droit divin à occuper le premier rang dans la politique comme dans le commandement des armées.

Voilà ce que Marmont ne pouvait pas comprendre. Fin, subtil, instruit, sachant parler et écrire, réunissant sur les diverses parties de l’art militaire toutes les connaissances que l’on peut acquérir par l’étude et l’observation appuyées sur l’expérience, joignant à tous ces avantages une bravoure que nul ne surpassait, il s’étonnait de ne pas tenir dans l’armée une place au moins égale à celle de ses plus illustres chefs, de voir tels maréchaux qui n’avaient ni son savoir, ni son esprit, ni sa brillante facilité, exercer sur elle plus d’influence, y posséder plus d’autorité, inspirer plus de confiance à leurs soldats, et l’empereur lui-même, qui causait plus volontiers, plus abondamment avec lui qu’avec aucun autre, parce qu’il y avait certainement plus à recueillir dans sa conversation, ne pas le préférer toujours pour l’action et la direction effective. Tout cela lui paraissait le résultat d’une injustice révoltante, et les jugemens si sévères, souvent même iniques, qu’il porte contre ses rivaux ne sont pour la plupart qu’une protestation contre cette injustice prétendue.

Moins plein de lui-même, sa situation lui serait certainement apparue sous un autre aspect. La fortune, à son début et pendant la première moitié de sa carrière, ne lui fut pas contraire, tant s’en faut. Gentilhomme de naissance et élevé dans une école militaire, un heureux hasard l’avait mis de très bonne heure en relations intimes avec l’homme qui devait bientôt remplir le monde de sa puissance et de sa renommée. Il avait fait auprès du général Bonaparte les premières campagnes d’Italie, celle d’Egypte, puis celle de Marengo. Les récits qu’il nous fait de ces temps héroïques, dans ses Mémoires, n’en sont pas la partie la moins intéressante, bien qu’ils ajoutent peu de faits essentiels à ce qu’on savait déjà. Ils sont animés de ce feu, de cette sympathie que l’on éprouve en se reportant aux souvenirs de la jeunesse, alors surtout qu’elle a été éclatante et pleine de promesses. Ils reproduisent les vives impressions de l’époque, ils nous y font vivre en quelque sorte. Là, sauf quelques inconséquences auxquelles il faut se résigner dans tout ce qui vient du maréchal, il est loin de se montrer hostile à Napoléon. Il le peint même parfois sous des traits assez aimables, plus affectueux, plus gracieux que ne se le représentent ceux qui l’ont vu seulement aux dernières époques de sa vie. Il parle dignement, magnifiquement, de sa gloire et de son génie. Il est vrai que, tout en célébrant, dans ses appréciations générales, ces immortelles campagnes comme les chefs-d’œuvre de l’art militaire, on pourrait croire qu’il s’attache, par les détails de sa narration, à nous en laisser une impression toute différente. Il nous y signale tant de fautes, de témérités, de résultats dus à d’heureux hasards, qu’on est parfois tenté de se demander si ces hasards n’ont pas fait toute la fortune de Napoléon. Je ne crois pourtant pas que dans cette partie de l’ouvrage l’auteur ait eu l’intention de nous placer sur cette voie, de nous suggérer de telles appréciations. Je suis convaincu qu’il cède, sans bien s’en rendre compte, à ce besoin de critique et de blâme qui était dans sa nature, à cette habitude d’esprit qui consiste à chercher dans de petits incidens les causes des plus grands événemens, à restreindre démesurément la part d’influence des grands hommes pour augmenter d’autant celle de ce qu’on appelle la fortune, comme si le génie dans l’action était autre chose que l’aptitude à discerner et à mettre à profit les chances favorables qu’elle offre à ceux qui savent en profiter, comme si l’infériorité des hommes médiocres ne consistait pas précisément en ceci, qu’ils ne savent pas les apercevoir à temps pour en tirer parti.

À cette époque d’ailleurs, la carrière de Marmont s’ouvrait sous des auspices trop brillans, pour que le souvenir n’en soit pas resté gravé dans son esprit en traits dont l’éclat devait au moins tempérer sa malignité ordinaire, et la misanthropie qui s’était emparée de lui lorsqu’il écrivit ses Mémoires. En quatre années, de simple capitaine, il devint général de division, inspecteur général de l’artillerie, conseiller d’état, ce qui était alors une très grande position, puis bientôt après commandant en chef du corps d’armée qui occupait la Hollande. Son courage, son zèle, sa grande intelligence, le mettaient sans doute au niveau de ce prodigieux avancement. On peut douter pourtant que, sans la faveur déclarée du général en chef des armées d’Italie et d’Egypte, du premier consul de la république, il l’eût obtenu aussi rapide. Il est à remarquer en effet que jusqu’alors il n’avait exercé aucun grand commandement, et que les services qu’il avait rendus, quelque réels, quelque éminens qu’ils pussent être, n’étaient pas de ceux qui portent un homme au premier rang. Lui-même, il est vrai, il n’en jugeait pas ainsi. S’il n’ose pas s’attribuer formellement l’honneur du succès de la merveilleuse campagne de Marengo et d’autres expéditions dans lesquelles il ne joua qu’un rôle subordonné, il ne néglige rien pour nous faire entendre que c’est à lui qu’on le doit. L’idée qu’il s’arrange toujours pour laisser à son lecteur, idée peut-être sincère de sa part, car l’amour-propre est la source des plus prodigieuses illusions, c’est que les généraux en chef auxquels il s’est trouvé subordonné, sans en excepter Napoléon lui-même, n’ont guère réussi qu’en suivant ses conseils, de même qu’en d’autres occasions ils n’ont échoué que pour les avoir négligés.

Dans cette disposition d’esprit, Marmont, au moment de la création de l’empire, fut très vivement blessé de ne pas se trouver compris dans la première promotion des maréchaux. Il n’avait pourtant que trente ans, et, je le répète, il n’avait jamais commandé en chef devant l’ennemi. La plupart des nouveaux maréchaux s’étaient distingués par des faits d’armes auxquels leurs noms sont restés attachés. Les plus jeunes avaient au moins trente-cinq ans. Cependant il en était quelques-uns qui en effet n’avaient sur Marmont que la supériorité de l’âge, dont les services n’étaient pas plus éclatans que les siens, à qui il avait le droit de se croire supérieur par le savoir et l’intelligence, et qui ne devaient la préférence dont ils étaient l’objet qu’à la faveur ou à des circonstances accidentelles. Par une espèce de compensation, il est vrai, on comptait dans les rangs de l’armée des généraux illustrés par leurs talens et leurs exploits, que tout semblait désigner pour les suprêmes honneurs militaires, et qui cependant n’y étaient pas appelés, parce qu’ils n’avaient pas su obtenir la bienveillance du maître. En réfléchissant à leur situation, Marmont aurait pu éprouver quelque embarras à se plaindre de n’être pas élevé au-dessus d’eux; mais sa pensée ne s’arrêta que sur ceux qui étaient mieux traités que lui, et à qui il pouvait se croire supérieur à quelques égards. Il se regarda comme sacrifié, comme humilié, et Napoléon ne réussit à le calmer que par un compliment qui flatta son amour-propre aux dépens d’un des nouveaux maréchaux. Si un amour-propre excessif rend les hommes exigeans et susceptibles, il donne aussi de grandes facilités pour les calmer et les amadouer avec un peu d’adresse.

La guerre continentale, interrompue en 1801, recommença en 1805. Marmont, chargé cette fois du commandement d’un des corps de la grande armée, fit la campagne d’Austerlitz, sans assister pourtant à cette bataille; puis l’empereur lui conféra, avec des pouvoirs très étendus, le gouvernement des provinces nouvellement conquises de l’Illyrie. Il y passa quatre années sans revenir à Paris, et même sans prendre part à la campagne de Prusse, apogée de la gloire et de la puissance militaire de Napoléon, ni à celle de Pologne, dans laquelle, malgré l’éclat du triomphe définitif, on put entrevoir le premier germe de son affaiblissement, le premier symptôme des dangers auxquels il devait succomber un jour, le commencement de ces conceptions téméraires et gigantesques qui ne pouvaient manquer de lasser tôt ou tard la fortune, de ces effroyables boucheries qui, en privant l’armée française de ses vieux soldats, en l’obligeant à se recruter sans cesse de conscrits adolescens et inexpérimentés, altérèrent bientôt, non pas son héroïsme, mais sa solidité.

Retenu loin de ces glorieux champs de bataille d’Iéna, d’Eylau, de Friedland, Marmont y perdit probablement l’occasion de gagner un peu plus tôt ce bâton de maréchal auquel il aspirait avec tant d’impatience; mais il semble s’en être consolé dans les jouissances de l’autorité suprême, qu’il exerçait presque sans contrôle dans une contrée éloignée du centre de l’empire, qui ne lui était pas même incorporée, et qui, par sa topographie, par le degré de civilisation et les mœurs étranges d’une partie de ses populations, exigeait absolument une certaine indépendance d’action dans l’homme chargé de la gouverner. La partie des Mémoires de Marmont qui se rapporte à cette période de sa carrière a beaucoup d’intérêt. Elle prouve qu’il possédait de vrais talens administratifs, qu’il savait organiser et commander, et que, placé sur un théâtre où tout était, sinon à créer, au moins à réformer, à mettre en rapport avec les besoins du vaste empire dont l’Illyrie devenait une dépendance, il était capable de se défendre également des entraînemens de la routine et d’un penchant exagéré aux innovations. Il savait, en un mot, ce que si peu de personnes savent en France, et ce qui est le véritable secret de la politique conservatrice : employer dans un édifice nouveau les matériaux de celui qu’on est obligé de renverser. Il paraît aussi que, dans cette œuvre de réforme trop tôt interrompue, Marmont sut conquérir la bienveillance des peuples qu’il était chargé de gouverner, et dont il ménageait les habitudes et les préjugés autant que le permettaient les circonstances. Il y a probablement quelque chose à rabattre de ce qu’il raconte à ce sujet avec cette naïveté d’amour-propre, cette complète et calme admiration de lui-même que personne peut-être n’a jamais poussées plus loin; mais on sent ici dans les éloges qu’il se donne un fonds de réalité et de sincérité dont l’apparence manque parfois à ses récits.

Un autre résultat de la situation isolée où il se trouvait alors placé, de la suprématie absolue qu’il exerçait dans son gouvernement, c’est que, ne s’y trouvant en relations d’infériorité ni même d’égalité avec personne, il était à l’abri de ces froissemens d’amour-propre, de ces susceptibilités envieuses auxquelles sa nature le disposait si malheureusement. Le jugement qu’il porte sur les hommes et sur les choses, en retraçant cette époque de sa vie, est donc plus calme, plus désintéressé, par conséquent plus digne de confiance. Cette disposition meilleure n’est pourtant pas constante. Il y a encore, dans cette partie même de ses Mémoires, plus d’une trace de ces préventions passionnées qui lui sont trop habituelles, et qui, si on connaissait parfaitement toutes les circonstances de sa vie, s’expliqueraient toutes, j’en suis convaincu, par des ressentimens personnels. Un différend qu’il eut alors avec le prince Eugène, qui gouvernait le royaume d’Italie, contigu aux provinces illyriennes, est trop évidemment le premier principe de l’aversion qu’il témoigne contre lui et de ses efforts redoublés, non-seulement pour déprécier la capacité du prince, mais encore et surtout pour détruire sa réputation universellement reconnue de droiture et de loyauté, pour construire contre lui une accusation de trahison dont l’échafaudage a été complètement renversé par d’irréfragables réfutations.

Ce séjour dans les provinces illyriennes, s’il ne fut pas la partie la plus éclatante de la vie publique du maréchal, fut peut-être la plus heureuse. La guerre de 1809 y mit fin. Appelé à concourir, avec l’armée d’Illyrie, aux opérations de la grande armée, qui prit Vienne pour la seconde fois, et imposa à l’Autriche, par la victoire de Wagram, la paix triomphante de Schoenbrunn, Marmont rendit dans cette campagne de bons et notables services. Il paraît qu’il commit aussi quelques fautes; il avoue, ou à peu près, que, chargé de poursuivre les vaincus et pouvant faire mettre bas les armes à un corps autrichien considérable, il en perdit l’occasion pour n’avoir pas voulu appeler à son aide un de ses compagnons d’armes avec qui il lui répugnait de partager l’honneur du succès. Napoléon toutefois, sévère à l’excès pour les erreurs de ses lieutenans lorsqu’il en résultait des conséquences fâcheuses, se montrait souvent plus indulgent pour celles que couvraient les faveurs de la fortune. Sans dissimuler à Marmont son mécontentement, il ne lui tint compte que du zèle et des talens incontestables dont il avait fait preuve; il le créa successivement duc de Raguse et maréchal d’empire.

S’il faut en croire le nouveau maréchal, l’attente prolongée de cette haute dignité, à laquelle il lui semblait qu’il arrivait bien tard, quoiqu’il eût à peine trente-cinq ans, avait usé d’avance le plaisir qu’elle lui aurait fait quelques années plus tôt, et il n’en sentit bien le prix qu’en remarquant l’attitude toute différente que prirent à son égard les officiers généraux dont il était auparavant le collègue. Il n’est pas difficile d’apercevoir les motifs qui diminuèrent sa satisfaction, il les indique très clairement : duc et maréchal, il voyait encore au-dessus de lui d’anciens compagnons d’armes, ses aînés, il est vrai, devenus les uns princes souverains, les autres princes titulaires, ce qui constituait le premier degré de l’aristocratie impériale, ou bien pourvus de dotations plus considérables que les siennes; il se demandait s’ils avaient mieux mérité que lui, et son amour-propre lui répondait que ses titres valaient au moins les leurs.

A tout prendre cependant, et sauf quelques accès d’une orgueilleuse impatience, sa position était trop belle alors dans le présent, et à son âge elle paraissait lui ouvrir sur l’avenir de trop brillantes perspectives pour qu’il ne la vît pas avec quelque complaisance. Suivant la pente invariable de l’esprit humain, qui prête toujours à la situation générale la couleur de la situation personnelle, il ne voyait l’état de la France que sous l’aspect le plus riant. Absent de Paris depuis cinq ans lorsqu’il y retourna après la campagne de Wagram, il ne fut pas médiocrement surpris du changement qui s’était opéré pendant cet intervalle dans l’opinion publique, de l’affaiblissement de la popularité de Napoléon malgré le prodigieux accroissement de sa puissance, et du mécontentement qui, concentré quelques années auparavant dans les faibles restes des partis royaliste et républicain, gagnait peu à peu la masse de la population. Ce mécontentement était contenu, n’ayant aucun organe par lequel il pût s’épancher en public, mais il n’en était pas moins manifeste pour quiconque ne se renfermait pas dans le cercle le plus étroit du monde officiel. Dans ce monde même, il trouvait encore des interprètes qui murmuraient, s’ils n’osaient parler haut. Le maréchal Marmont raconte d’une manière assez naïve l’étonnement, la stupéfaction dont il fut saisi lorsque le ministre de la marine, le duc Decrès, avec qui il avait d’anciennes et intimes relations, le voyant sous le charme des succès de la dernière campagne et des faveurs dont il venait d’être comblé, lui tint cet étrange propos : « Vous voilà bien content parce que vous venez d’être fait maréchal, vous voyez tout en beau. Voulez-vous que je vous dise la vérité? L’empereur est fou, tout à fait fou..., et tout cela finira par une épouvantable catastrophe. » Des admirateurs fanatiques de Napoléon ont voulu nier la possibilité d’un pareil langage tenu en 1810 par un de ses ministres. Pour quiconque n’ignore pas le genre d’esprit du duc Decrès et son humeur caustique et dénigrante, le propos que lui attribue le maréchal n’a rien d’invraisemblable, et comme on ne voit pas trop l’intérêt qu’il aurait eu à l’inventer, je n’hésite pas à le croire vrai.

Il aurait fallu d’ailleurs un grand fonds d’illusion dans un homme qui faisait partie du gouvernement pour ne pas apercevoir déjà les nuages dont commençait à se voiler un horizon naguère si brillant. Comme il arrive souvent, les dernières, les plus étonnantes faveurs que la fortune ait prodiguées à Napoléon coïncidaient alors avec ses premiers revers. Il dictait la paix de Schoenbrunn, il épousait une archiduchesse, mais en Espagne, en Portugal, ses armes avaient cessé d’être invincibles. Là, pour la première fois, il avait rencontré le seul obstacle dont une nombreuse et brave armée et le génie d’un grand capitaine ne soient pas assurés de triompher à la longue : la résistance d’un peuple unanimement soulevé pour défendre son indépendance. L’Angleterre, en s’associant à cette résistance, en la régularisant, en lui fournissant les ressources qu’elle n’eût pu se procurer par elle-même, avait trouvé un champ de bataille, un point d’appui contre son formidable ennemi. Jusqu’au moment où Napoléon s’était si malencontreusement engagé dans la conquête de la Péninsule, il avait dépendu de lui de faire avec le cabinet de Londres une paix qui n’eût exigé de la part de la France aucun sacrifice, même d’amour-propre. Maintenant, pour arriver à cette paix, il fallait, ou terminer la conquête des deux royaumes péninsulaires, entreprise bien difficile, d’un succès déjà problématique, et qui eût coûté en tout cas beaucoup de temps et de sang, ou abandonner ces deux royaumes, détrôner de sa propre main le roi qu’on avait établi à Madrid, reconnaître ainsi qu’on s’était trompé, et renoncer à être considéré comme invincible à la guerre et comme infaillible dans la politique, c’est-à-dire renoncer au prestige dans lequel Napoléon puisait sa force principale. L’alternative était terrible. Napoléon cependant, forcé désormais de diriger du côté du midi une portion considérable de ses innombrables armées, pouvait craindre à chaque instant de se voir assailli du côté du nord par les puissances qu’il avait vaincues, mais auxquelles il avait fait un sort trop dur pour qu’elles pussent s’y résigner bien longtemps, pour qu’elles ne saisissent pas la première occasion de secouer le joug. Déjà, pendant la première et seule campagne qu’il eût faite de sa personne en Espagne, il avait vu l’Autriche l’attaquer à l’improviste; il avait vu l’armée et la nation autrichiennes, enflammées pour la première fois d’un véritable enthousiasme, porter dans cette agression une vigueur d’initiative moins commune chez elles que l’énergie de la résistance, et balancer un moment la fortune; il avait vu l’Allemagne, tout électrisée, prête à se soulever contre ses oppresseurs pour peu que le sort des armes eût été douteux un instant de plus, et le feu de l’insurrection éclatant déjà dans plusieurs de ses provinces, où la prudence timide des gouvernemens ne suffisait plus à réprimer le patriotisme impatient des peuples. Pendant quelques jours, quelques semaines, la puissance française avait été en péril. La victoire de Wagram, la paix de Schoenbrunn avaient couvert tout cela; mais le côté faible du conquérant avait été mis à jour. Il était évident qu’au nord comme au midi de l’Europe, dans les populations comme parmi les princes, il ne comptait que des ennemis contenus seulement par la terreur, et qui éclateraient dès que cette terreur serait un peu affaiblie. C’était certes le moment de s’arrêter, de ne plus fournir d’alimens à l’irritation universelle, de travailler à se consolider au lieu de chercher à étendre encore un empire déjà si démesuré. Bien loin de là, Napoléon semblait se plaire à provoquer de nouveaux périls en prouvant à l’Europe, par des actes de plus en plus étranges, qu’avec lui il n’y avait à espérer ni repos ni sécurité. Peu soucieux de l’indication et de l’effroi qu’avaient excités l’invasion non provoquée du Portugal et de l’Espagne, celle des États-Romains, l’emprisonnement de Ferdinand VII et du souverain pontife, il multipliait ses usurpations réunissait à son empire, par un simple sénatus-consulte et sans la moindre apparence de prétexte, la Hollande, les ville hanséatiques, le duché d’Oldenbourg, possédé par un parent de l’empereur de Russie. Il poussait ainsi à bout ce puissant souverain, le seul sur le continent qui n’eût pas encore complètement subi son joug, que jusqu’alors il avait cru devoir ménager, rechercher même, dont il s’était proclamé l’ami, mais que maintenant, dans l’enivrement de son orgueil, il voulait humilier ou écraser à son tour, parce qu’il osait persister dans une politique indépendante. En un mot, Napoléon, si l’on peut ainsi parler, formait de ses propres mains la coalition universelle sous laquelle il devait succomber, et il ne s’apercevait pas que les forces dont il pourrait disposer au jour de la grande crise diminuaient dans la même proportion que s’accroissaient celles de ses ennemis ; il ne voyait pas que son admirable armée, trop souvent, trop cruellement décimée par la victoire même et comptant dans son sein trop de jeunes soldats, n’avaient déjà plus toute la solidité de l’armée d’Austerlitz et d’Iéna, que si les officiers et les soldats étaient encore pleins d’ardeur, les chefs, comblés de richesses et d’honneurs, commençaient à désirer un repos qui leur permît enfin d’en jouir, que le peuple, sur qui pesait le fardeau sans cesse aggravé de la conscription militaire, aspirait avant tout à en être délivré, et que l’esprit public s’éteignait sous la pression d’un pouvoir sans limites.

Voilà, en réalité, le spectacle que la France présentait dès 1810 aux observateurs tant soit peu clairvoyans, à ceux que la justesse de leur esprit ou la sagacité de leur haine empêchait de se laisser éblouir par le prestige qui cachait encore aux yeux de la foule les signes précurseurs de la tempête. Pour nous, qui jugeons après l’événement, il nous semble qu’on aurait dû les apercevoir plus tôt. C’est que nous ne tenons pas un comte suffisant de l’étonnement, de l’enthousiasme excités par les merveilles des premières années du règne de Napoléon et des puissantes illusions qu’elles avaient fait naître. Soyons indulgens pour ceux qui, arrachés par lui aux horreurs de l’anarchie, lui ont trop facilement et trop longtemps pardonné d’avoir intronisé le pouvoir absolu sur les ruines, non pas de la liberté (la France ne l’avait pas connue pendant la révolution, sauf tout au plus quelques jours de 1789), mais d’une tyrannie plus dure encore et surtout plus humiliante qu’aucune autre, parce qu’elle était exercée par le plus abject des gouvernemens, par le directoire.

Quoi qu’il en soit, je le répète, en 1810 ce charme commençait à se dissiper, cette force morale commençait à s’épuiser comme toutes les forces dont on abuse. En voyant l’impuissance de Napoléon à triompher, malgré ses plus odieuses violences, de la résistance morale du chef de l’église, ses plus habiles généraux s’épuisant en vains efforts pour dompter l’insurrection espagnole et portugaise soutenue par les Anglais, l’empereur de Russie déjà prêt à se détacher d’une alliance que les exigences de l’empereur des Français lui rendaient trop pesante, et se préparant à une lutte inévitable pour quiconque ne voulait pas subir l’esclavage universel, les esprits clairvoyans se demandaient si l’heure de la délivrance n’allait pas sonner. Dès cette époque, on voit, par la correspondance de lord Wellington avec son gouvernement, que, relégué lui-même avec son armée au fond du Portugal, où il avait peine à se maintenir, il ne désespérait pas de la chute prochaine de Napoléon. Il était évident en effet que l’empire français, avec ses proportions gigantesques, ses élémens hétérogènes, ses bases mal affermies, la haine, la jalousie universelles qu’il inspirait, ne pouvait se soutenir que par une suite non interrompue de succès, et que le premier revers, la première hésitation un peu prolongée de la fortune, qui l’avait jusqu’alors si extraordinairement favorisé, serait contre lui le signal d’un soulèvement européen. C’était là ce qu’espérait lord Wellington, ce que redoutaient les partisans éclairés de Napoléon, ce qu’aucun peut-être n’osait encore lui dire à lui-même, mais ce que quelques-uns, comme le duc Decrès, murmuraient déjà hors de sa présence. Marmont lui-même, si surpris d’abord du langage de ce ministre, fut bientôt amené par les événemens à comprendre la gravité d’une situation que de brillans dehors et l’entraînement de sa prospérité personnelle lui avaient jusqu’alors dissimulée.


II.

L’empereur confia, en 1811, au nouveau maréchal le commandement de l’armée qui, sous les ordres de Masséna, venait d’échouer dans la tentative de reconquérir le Portugal. C’était la première fois que le duc de Raguse se trouvait appelé à un commandement de cette importance. La tâche qu’on lui imposait était grande et difficile. Il s’agissait de réparer un échec qui avait porté un rude coup au prestige des armes françaises, parce que, à l’exception de lord Wellington, personne ne l’avait prévu, parce qu’en Angleterre, comme en France, comme dans toute l’Europe, on s’était généralement attendu à voir réussir une expédition annoncée et préparée avec un grand éclat, et conduite par celui qu’on appelait l’enfant chéri de la victoire, par le héros qui venait de se surpasser lui-même en sauvant à Essling l’armée française si gravement compromise. Aujourd’hui que d’abondantes et curieuses révélations nous ont fait connaître ce qui se passait alors dans la Péninsule, qu’elles nous ont montré la détresse des armées françaises, manquant le plus souvent de vivres et d’approvisionnemens de toute espèce, dirigées par des chefs indépendans les uns des autres et toujours divisés, ayant à lutter, non-seulement contre les armées régulières de l’Angleterre, de l’Espagne, du Portugal, et contre les innombrables guerrillas qui leur servaient d’auxiliaires, mais contre le mauvais vouloir des populations, privées de tous moyens de communication et d’information, ne possédant que le terrain même sur lequel elles campaient, ignorant complètement ce qui se passait à quelques lieues de là, ne recevant de France des secours, des ordres, des nouvelles qu’à de rares et longs intervalles ; aujourd’hui, dis-je, que nous savons tout cela, loin de nous étonner des revers définitifs subis par les lieutenans de Napoléon, nous avons plutôt lieu d’admirer la persévérance et l’habileté qui leur ont permis de se maintenir si longtemps contre un ennemi pourvu de tant d’avantages. Jamais situation ne fut plus déplorable que la leur. Elle l’était d’autant plus que leur maître, qui en était le véritable auteur, qui ne pouvait se dissimuler la gravité des fautes dont elle était le résultat, voulant en détourner de lui-même la terrible responsabilité, essayait de la rejeter sur eux et de se justifier à leurs dépens. Ce n’est pas seulement au point de vue de la morale et de l’honneur que l’Espagne a été le grand écueil de la gloire de Napoléon. Dans aucune autre question, il n’est resté aussi constamment au-dessous de cette prodigieuse habileté, de ce génie dont l’activité toute puissante semblait partout ailleurs dominer la fortune. Il parut n’être venu un moment dans la Péninsule que pour s’assurer par ses propres yeux de l’erreur où il était tombé sur l’état de ce pays, pour se convaincre de l’immensité des difficultés d’une entreprise qu’il avait crue si aisée. S’il était pour lui un moyen de la terminer avec succès, c’était d’y consacrer toutes ses forces, d’en prendre lui-même la direction. Il est permis de penser qu’en s’y mettant tout entier, il serait parvenu à jeter les Anglais dans la mer, et à devenir, au moins pour quelque temps, le maître de la Péninsule ; mais il n’osa pas tenter en personne ce coup de dé décisif. Certain, je l’ai déjà dit, du mauvais vouloir de l’Europe entière, que la force et la crainte retenaient seules sous sa domination, et se rappelant qu’en 1809 sa courte apparition en Espagne avait été pour le cabinet de Vienne le signal d’une levée de boucliers qui avait fait chanceler la fortune de la France impériale, il ne voulut pas, en s’éloignant de nouveau, risquer une seconde épreuve, d’autant plus dangereuse que, depuis cette époque, les rapports d’amitié où il était avec la Russie s’étaient beaucoup altérés. Ne voulant pas non plus abandonner l’Espagne, parce qu’il était dans une de ces situations extrêmes où l’on peut croire que le premier pas rétrograde est le principe de la ruine, il poursuivit, par la main de son frère et de ses généraux, une expédition que lui seul pouvait conduire à bonne fin, et comme il sentait bien qu’ainsi conduite elle ne pouvait guère réussir, il ne tarda pas à prendre les affaires d’Espagne dans une sorte de dégoût. Il cessa presque de s’en occuper autrement que pour adresser au roi Joseph et aux commandans des divers corps d’armée des ordres souvent contradictoires et impraticables, des réprimandes presque toujours injustes et mal fondées, ne répondant rien à leurs objections et à leurs justifications, précisément parce que la plupart du temps elles étaient péremptoires, leur refusant les secours en hommes et en argent dont ils avaient le besoin le plus impérieux, et, pour se donner le droit de les blâmer, pour se justifier lui-même à ses propres yeux, affectant de croire qu’ils ne manquaient de rien, puis finissant, lorsque les approches de la rupture avec la Russie vinrent absorber sa pensée, par abandonner au major-général Berthier et au duc de Feltre, ministre de la guerre, deux instrumens plus ou moins habiles, mais dépourvus de génie et d’initiative, le soin de diriger de Paris une guerre dont le succès était désormais impossible.

Je ne veux certes pas diminuer la juste gloire du duc de Wellington. Il a fait de grandes choses en Portugal et en Espagne. A certains momens, il a osé espérer la victoire alors que tout le monde, en Angleterre même, la regardait comme impossible en présence des armées françaises jusqu’alors victorieuses; il a bravé les chances d’une lutte dont le mauvais succès eût appelé sur le ministère anglais et sur lui-même une terrible responsabilité. Peut-être est-ce là, dans toute sa carrière, ce que j’admire le plus, parce qu’il lui a fallu, pour prendre et soutenir une telle résolution, une prévoyance, une sûreté de jugement, une force d’âme qui constituent essentiellement, au moins dans un certain sens, la grandeur morale. Avec des élémens plus que médiocres, il a su créer une des meilleures, des plus solides armées qui aient jamais existé, et triompher, à force de persévérance et de ténacité, des obstacles que lui opposèrent dans les premiers temps la jalousie, les défiances, les lenteurs, l’incapacité de ses alliés espagnols. N’oublions pas néanmoins, en lui tenant compte des difficultés qu’il avait à surmonter, de faire remarquer que, chef unique des armées anglaise et portugaise et plus tard des armées espagnoles, maître absolu de ses opérations, qu’il n’avait à concerter avec personne, abondamment pourvu de toutes les ressources matérielles que les trésors de l’Angleterre lui fournissaient sans mesure, et secondé par le bon vouloir des populations, qui favorisaient ses mouvemens et ne lui laissaient rien ignorer de ceux de l’ennemi, il avait d’immenses avantages sur les généraux français, à qui tout cela manquait. Il en a certainement tiré parti avec une rare habileté : profitant de toutes les fautes de ses adversaires, il en a lui-même commis très peu, et les a promptement réparées; mais on peut dire, je crois, sans encourir le reproche de malveillance envers lui, que dans une telle situation son triomphe définitif est beaucoup moins surprenant que ne l’eût été un résultat contraire, et que peut-être il a fallu à quelques-uns de ceux qu’il combattait autant de talent et d’énergie pour prolonger une lutte aussi inégale qu’à lui pour la mener à bon terme.

Tel était l’homme contre qui le maréchal Marmont, appelé au commandement de l’armée qui devait conquérir le Portugal, ou tout au moins protéger de ce côté le territoire espagnol, se trouva avoir à combattre; telles étaient leurs situations respectives. Déjà, comme je l’ai dit, les préparatifs de l’expédition de Russie, portant ailleurs les préoccupations du gouvernement français, divisaient ses forces et encourageaient ses ennemis. Non-seulement les généraux français qui faisaient la guerre en Espagne durent comprendre qu’ils n’avaient plus de renforts à attendre, mais on commença à leur retirer quelques-unes de leurs meilleures troupes pour les diriger vers le Nord, et lord Wellington, qui jusqu’alors s’était presque constamment tenu sur une vigoureuse défensive, prit peu à peu, avec lenteur et circonspection, une attitude agressive.

Le duc de Raguse explique très bien les insurmontables obstacles qui l’empêchèrent d’opposer une résistance efficace aux projets du général anglais, l’insuffisance de ses moyens en tout genre, le manque presque absolu d’argent, l’impossibilité d’obtenir d’une population hostile des informations précises sur la marche et la position de l’ennemi. Il démontre péremptoirement que les ordres, d’ailleurs assez mal conçus et contradictoires, qu’on lui envoyait de Paris supposaient constamment un état de choses, des ressources imaginaires, et ne tenaient aucun compte de la réalité. Sa justification me paraît complète, mais elle ne s’applique pas seulement à lui, elle peut être invoquée en faveur de tous les autres généraux employés à cette époque en Espagne; elle explique également leur impuissance et leurs revers, et c’est ce que le maréchal, uniquement préoccupé de sa propre défense, ne paraît pas comprendre. Bien loin de là, il leur prodigue les accusations, les reproches, qu’il trouve avec raison mal fondés lorsqu’il en est lui-même l’objet, mais qui ne sont pas moins injustes à leur égard. Il veut toujours croire qu’ils avaient toute facilité de se mouvoir pour le secourir, que les embarras, les entraves contre lesquels il avait à se débattre n’existaient pas pour eux, et que la mauvaise volonté, la timidité ou l’impéritie les arrêtaient seules. Ce que Marmont pensait et disait de ses collègues, ses collègues le pensaient et le disaient aussi de lui. En tout temps, en tout pays, on a vu les hommes trahis par la fortune rejeter les uns sur les autres la responsabilité de malheurs dont quelquefois ils sont également innocens.

La bataille des Arapiles, dans laquelle Marmont fut vaincu par lord Wellington, fut le moment décisif de cette crise. Elle donna enfin aux armes de l’Angleterre un ascendant qui, en forçant les Français à évacuer l’Andalousie et même à se retirer momentanément de Madrid, prépara leur expulsion définitive de la Péninsule. Le récit même de Marmont semble confirmer le reproche qui lui a été fait, de s’être attiré cet échec en exécutant devant un ennemi habile, vigilant et brave, une de ces manœuvres savamment compliquées où il aimait à déployer ses talens stratégiques. Ce qui est moins démontré pour moi, c’est qu’il ait commis, comme on le dit généralement, la faute beaucoup plus grave, beaucoup moins pardonnable, de livrer la bataille sans attendre l’arrivée du roi Joseph et du maréchal Jourdan, qui lui amenaient des renforts considérables, mais avec qui il ne voulait pas, dit-on, partager l’honneur de la victoire. Sans prétendre m’ériger en juge de la controverse qui s’est élevée à ce sujet, je dois dire que les argumens par lesquels le duc de Raguse essaie de prouver qu’il ignorait l’arrivée prochaine de ces auxiliaires, et qu’il ne pouvait pas même l’espérer, me semblent avoir beaucoup de poids.

Atteint d’une blessure très grave, dans laquelle son amour-propre put se complaire à trouver la cause déterminante de sa défaite, le maréchal se vit forcé de résigner le commandement et de rentrer en France. Cette blessure et les ménagemens qu’elle exigeait le mirent à l’abri des premiers éclats de la colère de Napoléon, qui, apprenant au milieu de la Russie le désastre des Arapiles, se montra d’abord disposé à l’en rendre responsable. Bientôt le désastre de la retraite de Moscou vint faire comprendre à l’empereur qu’il n’avait plus le droit de se montrer sévère pour les échecs, ni même, jusqu’à un certain point, pour les fautes de ses lieutenans. Réduit d’ailleurs à la nécessité d’employer ses dernières ressources, de faire appel à tous les courages, à tous les talens que la mort, les infirmités ou le découragement n’avaient pas encore frappés, il confia à Marmont, non encore rétabli de sa blessure, le commandement d’un de ces nouveaux corps, composés en grande majorité de conscrits, avec lesquels, pendant la campagne de Saxe, il devait soutenir une lutte si inégale contre la coalition européenne, incessamment grossie par la défection des alliés de la France et appuyée par l’enthousiasme patriotique du peuple allemand.

Marmont ne manqua pas à sa réputation d’habileté et de fermeté. Après avoir lu les curieux détails que contiennent ses Mémoires sur cette terrible campagne de 1813, on comprend parfaitement les causes de nos revers définitifs. Sans parler même de l’inégalité des forces, sans tenir compte du poids que mettaient contre nous dans la balance les dispositions morales des populations, il y avait encore cette circonstance, que les armées étrangères s’étaient améliorées en s’instruisant à notre école, en s’habituant à ce système de guerre à outrance, sans relâche, sans repos, auquel nous avions dû tant de succès lorsque nous le pratiquions seuls contre des ennemis endormis dans la routine. Au contraire l’armée française, composée d’hommes trop jeunes, trop faibles physiquement, trop complètement inexpérimentés, n’avait plus l’incomparable solidité des anciens jours. Ces conscrits étaient encore admirables d’élan et d’audace au moment de l’action, mais au premier revers ils se décourageaient, ils ne rêvaient plus que des malheurs nouveaux, les forces leur manquaient pour supporter les rudes épreuves qu’ils avaient à subir; la fatigue, la maladie, les décimaient rapidement. Les chefs se laissaient gagner à la lassitude commune et n’aspiraient plus qu’au repos; quelques-uns étaient tombés au-dessous d’eux-mêmes depuis que la fortune avait cessé de leur sourire.

Marmont peint très bien cet état de choses, tout en y mêlant parfois des appréciations dont on peut suspecter la sincérité ou tout au moins l’exactitude, parce qu’elles portent sur des faits où son amour-propre était intéressé. Il raconte aussi d’importans entretiens qu’il eut alors avec Napoléon. Bien que, suivant toute apparence, les préoccupations du maréchal aient un peu altéré les souvenirs qu’il en avait conservés, le fond en est très certainement vrai. On comprend que Napoléon, déjà entraîné vers sa ruine et le sentant au fond de son âme plus qu’il ne voulait l’avouer et qu’il ne se l’avouait à lui-même, trouvât quelque douceur, quelque soulagement à causer avec le plus ancien de ses compagnons d’armes, avec l’ami de sa jeunesse, avec celui dont l’intelligence était le plus capable de comprendre et de discuter ses grandes conceptions, bien que d’autres pussent être plus propres à les exécuter.

La campagne finit comme l’avaient prévu presque tous les esprits éclairés : l’armée française, aux trois quarts détruite, fut rejetée au-delà du Rhin, sur le territoire de l’ancienne France, où les alliés victorieux ne tardèrent pas à pénétrer après elle. Alors commença, au milieu des rigueurs de l’hiver, cette immortelle campagne, la plus étonnante peut-être de toutes celles de Napoléon, où on le vit pendant trois mois, avec quelques milliers de vieux soldats mêlés à de jeunes conscrits qui n’avaient pas eu le temps d’apprendre le maniement des armes, tenir tête à des forces cinq ou six fois plus nombreuses, leur livrer des combats presque journaliers, surprendre, repousser successivement toutes leurs divisions, et les mettre enfin au point de n’oser prendre l’offensive là où il se trouvait en personne, souvent même de fuir à sa seule approche, de mettre toutes leurs chances de salut dans la possibilité de lui dérober quelques marches, enfin d’hésiter s’ils ne repasseraient pas, dans une retraite précipitée, le Rhin si récemment franchi. Marmont fut encore, pendant ces trois mois si pleins de faits éclatans, un des plus dignes lieutenans de l’empereur. Comme les autres maréchaux, il avait à peine sous ses ordres un nombre de soldats égal à celui qui, en d’autres temps, était confié à un général de brigade; mais, par sa prodigieuse activité, il semblait les multiplier. Nulle part encore je n’ai trouvé un tableau aussi vif, aussi détaillé, aussi saisissant de ces combats héroïques que celui qu’il en trace dans ses Mémoires. On peut seulement regretter qu’en se rendant à lui-même, en rendant à l’armée en général une pleine justice, il se montre moins équitable envers Napoléon. Si ses récits, arrangés avec un certain art, pouvaient prévaloir contre l’évidence et le témoignage universel, on pourrait presque croire que tant de prodiges s’accomplirent indépendamment du chef suprême de l’armée, qui, par d’énormes fautes, en aurait plus d’une fois compromis et perdu les résultats. Il est telle bataille, celle de Champaubert par exemple, à laquelle on pourrait penser, d’après la narration du maréchal, qui s’en attribue tout l’honneur, que Napoléon n’a pas même assisté. Faut-il voir dans cette malveillance, plus sensible ici que partout ailleurs, l’effet d’un désir secret de décrier le souverain dont il allait bientôt après se séparer? Ou bien, lorsqu’il écrivit cette partie de ses Mémoires, était-il encore sous l’impression pénible des reproches très vifs et très amers que Napoléon lui jeta presque publiquement à la suite d’une journée malheureuse où il s’était laissé surprendre et avait éprouvé une perte considérable? Il est à remarquer qu’il ne parle pas de ces reproches, attestés par d’autres historiens, et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il trouve des raisons spécieuses pour démontrer qu’on ne pouvait équitablement le rendre responsable de cet échec. Peut-être ces raisons sont-elles valables : en Champagne comme en Espagne, et bien plus encore, quoique pour des motifs en partie différens, il y a lieu d’admirer les succès de nos soldats plutôt que de s’étonner de leurs échecs; ce qui est malheureusement certain, c’est que ce revers exerça une influence très fâcheuse sur l’issue de la campagne.

On a été d’ailleurs bien injuste pour le duc de Raguse lorsqu’on a supposé que le ressentiment de la réprimande sévère de Napoléon a pu affaiblir le dévouement avec lequel il l’avait servi jusqu’alors. Marmont devait avoir encore un jour héroïque, le plus héroïque peut-être de toute sa carrière. Ce fut celui où, chargé de la défense de Paris avec son faible corps et celui du maréchal Mortier pendant que l’empereur était retenu au loin par une tentative hasardée où il avait placé l’espérance de son salut et qui devait le perdre, on vit le duc de Raguse soutenir pendant douze heures une lutte désespérée contre la grande armée alliée, dont les forces étaient hors de toute proportion avec les siennes, faire tout à la fois l’office de général et celui de soldat, et n’abandonner le terrain qu’au moment où il ne lui était plus possible de continuer à combattre sans exposer la capitale de la France à être prise d’assaut. Si, alors qu’à la tête de cinquante grenadiers il chassait de Belleville une colonne ennemie qui y avait pénétré, une balle eût mis fin à ses jours, son nom serait resté inscrit parmi ceux des plus glorieux martyrs de la patrie. Les odieux calculs de l’esprit de parti agissant sur la crédulité des passions populaires et sur la vanité nationale ont pu seuls accréditer pendant quelque temps dans le vulgaire la croyance qu’en signant la capitulation de Paris, il avait commis un acte de trahison.


III.

Malheureusement ce jour si glorieux pour Marmont devait être suivi de bien près de celui qui a fait la fatalité de son existence, et dont le souvenir a rempli d’amertume le reste de sa vie. C’était le 30 mars qu’il avait livré la bataille de Paris; le 4 avril, replacé sous les ordres directs de Napoléon, dont il commandait l’avant-garde à Essonne, il prenait avec le prince de Schwarzenberg, généralissime des alliés, des arrangemens par lesquels il se séparait de son souverain, de son général, de son ancien ami, reconnaissait le gouvernement provisoire proclamé par le sénat sous l’influence de l’empereur Alexandre, et s’engageait, avec ses troupes, à ne plus combattre la coalition.

Si, au lieu de prétendre justifier un tel acte, Marmont et ses apologistes s’étaient contentés d’essayer de l’excuser et d’en atténuer le caractère odieux en rappelant l’entraînement presque universel qui poussait alors la France à se détacher du régime impérial, la lassitude des esprits et des plus fermes courages, l’affaiblissement général du sentiment patriotique usé en quelque sorte par la fatigue et la souffrance, le grand nombre d’hommes justement estimés et considérables par leur position qui, dans Paris, s’étaient déjà ralliés au gouvernement provisoire, les invitations pressantes que plusieurs d’entre eux avaient fait parvenir au maréchal, la démarche même que les autres maréchaux faisaient en ce moment auprès de Napoléon pour le contraindre à abdiquer, — il serait certes de toute justice de tenir grand compte de ces circonstances dans l’appréciation de la conduite du duc de Raguse. On devrait le plaindre de s’être trouvé placé dans une position qui, l’isolant de ses compagnons d’armes, donna de sa part le caractère d’une défection personnelle et préméditée à ce qui, pour les autres, se confondit avec un entraînement général. Le maréchal toutefois avait trop d’orgueil pour se contenter de cette appréciation indulgente autant qu’équitable. Il ne lui suffisait pas d’être excusé, il a voulu être pleinement justifié, presque glorifié pour le fait même que l’opinion publique avait jugé avec une sévérité exagérée. Et comme l’orgueil est un mauvais conseiller, comme il égare les esprits les plus fins et même parfois les plus justes (ce que n’était pas toujours celui de Marmont), il lui a inspiré un système d’apologie bien maladroit, qui, déjà produit à plusieurs reprises par ses amis, est exposé dans ses Mémoires avec des développemens dont l’abondance ne le rend pas plus péremptoire, ni même plus spécieux.

En quoi consiste en effet ce système, dégagé des divagations et des déclamations qui l’accompagnent? Je vais le résumer en peu de mots. Au moment où Napoléon, pressé par les autres maréchaux, se décida à négocier avec les alliés sur son abdication, Marmont n’avait pas encore conclu avec le prince de Schwarzenberg la convention par laquelle il devait séparer ses troupes de l’armée impériale; les bases en étaient seulement arrêtées, les paroles engagées. Sur ces entrefaites, Marmont, apprenant que Napoléon avait signé son abdication, invité par les maréchaux Ney, Macdonald et par le duc de Vicence à se joindre à eux pour aller négocier à Paris avec les alliés le traité qui devait en être la conséquence, demanda au prince de Schwarzenberg et obtint que l’exécution des engagemens dont ils étaient déjà convenus serait suspendue pendant cette négociation, et en partant pour Paris avec les autres plénipotentiaires français, il enjoignit à ses généraux de division d’ajourner jusqu’à nouvel ordre le mouvement qui devait les faire passer en quelque sorte dans les rangs ennemis. Ce ne fut qu’après son départ que ces généraux, se persuadant, par l’effet d’un malentendu, que l’empereur était informé de ce projet de désertion et redoutant les effets de son ressentiment, prirent sur eux de hâter l’exécution du mouvement. Marmont n’eut donc aucune part à leur détermination, qui fut prise malgré ses recommandations expresses; il la regretta vivement parce qu’elle était de nature à exercer une influence fâcheuse sur l’issue de la négociation entamée à Paris. Apprenant cependant que les soldats et les officiers secondaires qu’on n’avait pas mis dans le secret s’étaient révoltés contre leurs chefs dès qu’ils avaient compris, en arrivant à Versailles, quel était le but de cette marche, il courut à eux, brava leurs emportemens, les calma par sa présence d’esprit, les dirigea vers les départemens de la Normandie, et, cédant à la nécessité pour prévenir de plus grands malheurs, assura ainsi l’accomplissement d’une défection qu’il avait pourtant déplorée parce qu’il la jugeait prématurée.

Tel est l’exact résumé des moyens justificatifs allégués par le maréchal. C’est en s’appuyant sur cet exposé qu’il n’hésite pas, dans un aveuglement bien étrange, à présenter sa conduite comme un modèle de fidélité et de dévouement, et qu’il se montre lui-même comme une victime des injustices de l’opinion, qui aurait méconnu sa loyauté en même temps qu’elle prodiguait au prince Eugène et à d’autres, coupables suivant lui de trahison, des éloges immérités. Il m’est absolument impossible, je ne dis pas d’adhérer à cette argumentation, mais de la comprendre. Le récit du duc de Raguse ne me paraît modifier en aucun point essentiel ce que le public avait su, ce qu’il avait cru dès le premier moment sur cette triste affaire. Qu’importe que son traité avec le prince de Schwarzenberg n’ait été signé qu’après l’abdication, si les engagemens qu’il consacrait étaient arrêtés alors que le maréchal croyait Napoléon résolu encore à défendre sa couronne, et ignorait qu’il eût été déjà contraint d’abdiquer? S’il a suspendu l’exécution de ces engagemens pendant la durée de la négociation à laquelle il prenait part, cela ne voulait-il pas dire qu’ils reprendraient toute leur force dans le cas où la négociation viendrait à échouer? Si ses généraux divisionnaires, sans tenir compte de cette suspension, ont consommé précipitamment la défection au lieu d’attendre l’ordre définitif qu’il devait leur donner, n’était-ce pas lui qui les avait placés sur la pente fatale où ils n’ont pas su se tenir en équilibre aussi longtemps que cela aurait convenu à ses calculs? La précipitation avec laquelle ils ont agi n’était-elle pas une conséquence presque forcée de la fausse position où il les avait mis? L’indignation qu’il témoigne de ce qui lui paraît de leur part une désobéissance criminelle est un trait caractéristique. Elle prouve une fois de plus combien les esprits les moins naïfs par nature le deviennent quelquefois lorsqu’ils sont absorbés par un sentiment de personnalité qui ne leur permet de rien voir au-delà de ce qui les touche : lui qui venait d’abandonner son souverain pour traiter avec l’ennemi, il ne trouve pas de paroles assez sévères pour ses propres subordonnés, qui, dans un moment de trouble, n’ont pas exécuté à la lettre les ordres qu’il leur a donnés.

Je dirai toute ma pensée sur les motifs qui entraînèrent la résolution du duc de Raguse à cette époque si décisive de sa vie. Il eût reculé, bien que très ambitieux, devant une trahison à laquelle se fût attachée immédiatement une récompense, quelque éclatante qu’elle put être; mais l’idée que son adhésion, en assurant le succès du grand mouvement dont les premiers corps de l’état et la capitale tout entière avaient pris l’initiative, rendrait la paix au monde et sauverait la France épuisée, cette idée, sous laquelle se dissimulait à ses yeux la perspective séduisante des hautes destinées qui ne pouvaient manquer de lui être réservées dans l’ordre de choses nouveau, troubla son imagination. Il ne comprit pas que si, dans les crises politiques, la grandeur, la diversité, la complication des intérêts publics, peuvent jeter de l’incertitude sur les devoirs de l’homme d’état, ceux du soldat en présence de l’ennemi ne sont jamais douteux; il oublia que l’opinion, souvent si indulgente pour toute autre nature de défection, a constamment jugé avec une impitoyable rigueur l’acte du guerrier abandonnant sur le champ de bataille un chef trahi par la fortune.

Quelque confiance qu’affecte d’ailleurs le maréchal en développant cette apologie, on sent qu’il n’est pas pleinement rassuré sur l’effet qu’elle doit produire. Il s’efforce de nous émouvoir par la vive peinture de l’anxiété qu’il ressentit en sacrifiant tout son passé à ce qu’il regardait, dit-il, comme un devoir envers la patrie. Il affirme que son intention avait été d’abord d’aller trouver Napoléon après avoir, par sa défection, achevé de le renverser, et de lui demander la permission de s’associer à sa mauvaise fortune, de ne plus se séparer de lui. Je veux admettre que ce projet ait pu traverser son esprit, ébranlé par les doutes, les angoisses, dirai-je les remords? qui devaient l’assaillir à cette heure fatale; mais la moindre réflexion l’eût convaincu qu’après ce qu’il venait de faire, sa présence et sa société ne pouvaient plus être une consolation pour l’empereur exilé, à qui elles eussent rappelé sans cesse les plus pénibles souvenirs.

Bientôt distrait de ses regrets par les félicitations et les flatteries dont il se voyait l’objet tant de la part des étrangers que de la part de l’opinion triomphante, Marmont tourna toutes ses pensées vers un avenir sur lequel il semble s’être fait d’abord d’étranges illusions. Ses Mémoires ne sont pas très explicites sur ce point, mais il est facile d’entrevoir, à travers les aveux qu’il laisse échapper, ce qu’il n’a pas jugé à propos d’énoncer formellement. Il exprime l’opinion que les Bourbons auraient dû partager la France en grands commandemens confiés à des maréchaux qu’on aurait investis de pouvoirs très étendus. Il croyait donc que le régime militaire était le meilleur moyen de consolider la restauration. C’est apparemment sous l’influence de cette idée singulière qu’un jour, pendant la durée du gouvernement provisoire, dans un conseil auquel il avait été admis pour y présenter je ne sais quelles réclamations en faveur de l’armée, il menaça, s’il faut en croire son propre récit, le ministre des finances de le faire sauter par la fenêtre, parce qu’il s’était permis de repousser ces réclamations avec trop peu de ménagement. Il fallait fermer les yeux à l’évidence pour croire que la réaction violente produite par la fatigue de vingt-cinq années de guerre et par les excès du pouvoir absolu pût aboutir au règne du glaive. La France, qui ne connaît guère les termes moyens, était alors emportée vers la liberté par un de ces courans irrésistibles qui, à d’autres époques, en haine des exagérations de cette même liberté, l’ont jetée non moins irrésistiblement dans le despotisme. Il n’y avait rien d’ailleurs dans les Bourbons qui rendît possible un pareil régime; leurs qualités comme leurs défauts y répugnaient invinciblement.

Pour s’expliquer les illusions auxquelles Marmont se laissa entraîner en 1814 sur l’avenir réservé aux hommes de guerre, il faut tenir compte de quelques circonstances assez oubliées aujourd’hui parce qu’elles furent tout à fait passagères. Pendant les premiers instans de la restauration et surtout dans l’intervalle qui sépara la chute de Napoléon de l’installation complète du gouvernement royal, l’armée fut l’objet de ménagemens et de caresses qui avaient presque le caractère de l’adulation. La gloire dont elle resplendissait jusque dans ses revers au milieu de l’humiliation du reste de la France, la présentait comme la seule force avec laquelle il y eût à compter. Aussi, tandis que l’administration et les établissemens de l’empire, sans en excepter le sénat, qu’on avait cessé de ménager depuis qu’il avait voté la déchéance de l’empereur, étaient livrés aux insultes d’un parti violent et au dédain universel, tandis que la presse signalait son affranchissement momentané par les outrages qu’elle leur prodiguait, les étrangers, les royalistes, même les plus exagérés, s’efforçaient de consoler l’armée, de lui faire oublier son ancien chef et de la rattacher au gouvernement des Bourbons en l’enivrant de flatteries. On lui répétait sur tous les tons que, par ses immortels exploits, elle avait conservé et augmenté la gloire de la France sous les déplorables gouvernemens qui, sans elle, eussent déshonoré la patrie. Le roi lui-même essayait de lui faire croire que, dans son exil, il s’était réjoui des victoires qu’elle remportait. Il disait aux maréchaux, en les recevant pour la première fois, que désormais c’était sur eux qu’il voulait s’appuyer. Ces maréchaux, dont on s’exagérait l’influence sur leurs compagnons d’armes, étaient particulièrement entourés de prévenances et de cajoleries. Quand on lit les actes, les mémoires du temps, les dépêches même de la diplomatie, on voit qu’on les faisait entrer dans toutes les combinaisons, qu’on s’enquérait sans cesse de leurs sentimens, de leurs opinions, comme s’ils eussent formé un corps constitué, délibérant et agissant en commun, comme si surtout ils avaient été les véritables représentans, les fondés de pouvoir, les organes infaillibles des soldats et des officiers placés naguère sous leur commandement. Moins encore pour les flatter en les grandissant dans l’opinion que pour abaisser Napoléon en les intéressant à cet abaissement, on affectait de dire que c’était à leurs talens, à leur héroïsme, qu’il était redevable des succès éclatans dont il s’était attribué tout l’honneur. Il n’était pas jusqu’aux émigrés, jusqu’aux grands seigneurs rentrant avec Louis XVIII ou sortant de leur retraite pour reprendre auprès de lui leurs fonctions de cour, qui, à ce premier moment, dans l’enivrement de la joie que leur causait un retour de fortune si inattendu, ne témoignassent aux généraux de l’empire la courtoisie la plus empressée. Ceux-ci en étaient plus touchés qu’on ne pourrait le croire. Aujourd’hui que les noms de ces guerriers, grandis par le temps, nous apparaissent, à travers les magiques souvenirs de l’empire, avec l’auréole de gloire qui n’appartenait en réalité qu’à quelques-uns d’entre eux, nous avons peine à concevoir qu’ils pussent être si sensibles aux gracieusetés d’hommes de cour dont la seule illustration était celle de leurs ancêtres; mais alors les lieutenans de Napoléon, en dépit de tout ce qu’on faisait pour les rehausser, ne se présentaient pas aux imaginations, ils ne se voyaient pas eux-mêmes sous un aspect aussi imposant. Malgré l’éclatante bravoure qui leur était commune à tous, la médiocrité des uns, les faiblesses diverses de plusieurs, l’absence de culture et d’éducation que l’on remarquait chez un bon nombre, frappaient trop les yeux pour qu’on n’éprouvât pas quelque surprise d’une élévation si soudaine et si récente; eux-mêmes, s’ils s’y étaient facilement habitués lorsqu’ils se trouvaient encadrés dans un monde nouveau dont tous les élémens étaient si jeunes encore, ils se sentaient déplacés, mal à l’aise en présence de l’ancien régime renaissant : ils avaient quelque peine à croire que leur fortune pût survivre au grand empire qui les avait faits ce qu’ils étaient, ils avaient besoin d’être rassurés. Au temps de leur jeunesse, lorsqu’ils étaient encore presque tous simples soldats, lorsque leurs espérances les plus hardies s’élevaient à peine à l’épaulette de sous-lieutenant, ils se souvenaient d’avoir vu, déjà revêtus de l’habit de colonel ou d’officier-général, ces courtisans élégans et polis qui maintenant les traitaient en égaux. Le prestige du passé n’était pas assez effacé pour qu’un tel changement dans les situations réciproques ne fît pas sur eux une impression profonde, et ces hommes qui avaient commandé des armées, gagné des batailles, conquis et gouverné des provinces, étaient éblouis et enivrés des avances de quelques grands seigneurs : cela était dans la nature. Un très grand orgueil eût pu seul les préserver de cet entraînement de vanité. Marmont, par son esprit, par son éducation, par sa naissance même, semblait un peu mieux placé que les trois quarts de ses collègues pour échapper à cet entraînement; mais il y avait trop loin encore, dans les idées anciennes et qui semblaient alors reprendre faveur, d’un simple gentilhomme tel que lui à un homme de cour, pour qu’il n’éprouvât pas lui-même une vive émotion d’avoir franchi cet intervalle.

Je n’ai pas à dire ici combien fut courte cette espèce de lune de miel, quelle fut la part des nécessités inévitables et celle des maladresses gratuites dans les circonstances qui, en peu de mois, rendirent complètement hostiles à la royauté non-seulement les soldats et les officiers subalternes qui ne s’étaient pas ralliés bien franchement à elle, mais la grande majorité de ces généraux qui avaient d’abord paru se donner de si bon cœur, et même une partie des maréchaux. Sauf quelques-uns, qui, pour des motifs parfois assez mal fondés, avaient été laissés dans un état de disgrâce fort impolitique, les maréchaux cependant avaient été comblés de faveurs. On avait cru, bien à tort, que le reste de l’armée trouverait dans les distinctions accordées à ses chefs la compensation de ce qu’on ne voulait ou de ce qu’on ne pouvait pas faire pour elle. On les avait élevés à la dignité de la pairie, fort peu prodiguée alors; plusieurs avaient eu des gouvernemens militaires; Ney et Oudinot avaient été placés à la tête de l’ancienne garde impériale, conservée en qualité de corps d’élite. Enfin Berthier et Marmont avaient obtenu le commandement de deux nouvelles compagnies de gardes du corps ajoutées aux quatre anciennes. Un trait qui caractérise les idées du temps, c’est que ce commandement, à peine militaire, qui plaçait des maréchaux de France de niveau avec des courtisans dont quelques-uns n’avaient jamais servi, était universellement considéré comme la plus éclatante récompense qu’il eût été possible de leur accorder. Entre tous les maréchaux, on l’avait réservée à l’ancien major-général de la grande armée, à l’homme que Napoléon avait tiré de pair en le créant prince souverain de Neuchâtel, et à celui qui avait eu le malheur de se donner un titre particulier à la bienveillance de la royauté en abandonnant le premier la cause et l’armée impériales. Il eût été habile à Marmont de refuser cette distinction, qui, par sa nature, rappelait trop que le nouveau roi croyait avoir envers lui des obligations particulières. S’il fût resté autant que possible, pendant ces premiers instans, confondu avec ses collègues, il eût gardé ainsi le droit de dire, avec quelque apparence de vérité, que sa conduite, bonne ou mauvaise, n’avait été dirigée par aucune vue intéressée. Il ne sut pas résister à la séduction d’un emploi qui lui faisait prendre place auprès d’anciens ducs et pairs.

Ses Mémoires font de la première restauration un tableau incomplet sans doute, mais, à bien des égards, frappant de vérité. Le caractère, l’esprit de Louis XVIII, si complexes, si contradictoires, le mélange de qualités, de défauts, de ridicules même, qui en faisaient, à certains points de vue, la représentation vivante de l’ancien régime, et à d’autres le rendaient propre à inaugurer un gouvernement constitutionnel, tout cela est peint à merveille, avec finesse et sagacité, sans trop de malveillance. En lisant ces curieux récits, en voyant tout ce qu’il y avait d’inconciliable dans les deux sociétés, rapprochées, juxtaposées alors par des événemens de force majeure, mais non pas fondues, et parfaitement hors d’état de se comprendre l’une l’autre, on sent qu’une crise était presque inévitable, et que le retour de Napoléon en fut l’occasion bien plus que la cause déterminante.

Aux approches du 20 mars, lorsque Napoléon n’était plus qu’à quelques journées de Paris, lorsqu’à chaque heure on apprenait la défection de quelqu’un des corps envoyés pour le combattre, et qu’il avait ralliés sous l’étendard aux trois couleurs, Marmont fut chargé du commandement en chef des douze compagnies d’officiers de la maison du roi, la seule force sur laquelle on pût compter d’une manière absolue, mais qui ne présentait, malgré son dévouement et sa bravoure, qu’une bien faible ressource. A la cour, tous les esprits étaient éperdus, le découragement le plus complet avait succédé à une aveugle confiance. On ne savait à quoi s’arrêter. On promettait d’attendre l’ennemi, et déjà on pensait à une fuite qu’on différait néanmoins de moment en moment. Marmont demandait instamment que l’on prît un parti sans plus tarder, que si l’on croyait devoir quitter Paris, on se ménageât d’avance un point de retraite où il fut possible de résister et de rallier les amis du trône, que si au contraire on voulait rester dans la capitale, on avisât sérieusement aux moyens de s’y maintenir. Il proposa de mettre les Tuileries et le Louvre en état de défense, de les fortifier de telle façon que, pour s’en emparer, il fallût les démolir avec de l’artillerie de gros calibre. Il offrit de se charger de cette défense, si on voulait lui donner trois mille hommes sûrs et des vivres pour deux mois. La maison du roi, disait-il, peu propre par son organisation et son défaut d’expérience militaire, à combattre en rase campagne, serait excellente pour ce service. Le roi, avec les ministres et les deux chambres, resterait donc dans son palais. Napoléon, maître du reste de Paris, n’oserait l’y attaquer par un siège régulier, par un bombardement, seul moyen de s’emparer de cet asile ainsi défendu; il craindrait l’indignation de l’Europe, de la France, de Paris même; les femmes séduiraient les soldats impériaux, la résolution magnanime du roi ébranlerait les troupes, électriserait la population. De toutes parts éclateraient des soulèvemens royalistes, d’autant plus que Monsieur et ses deux fils, au lieu de s’enfermer avec le roi, iraient sur les divers points de la France lui chercher des défenseurs, et les armées de l’Europe, accourant bientôt au secours du trône menacé, n’auraient en quelque sorte rien à faire. — Le roi, après avoir entendu cette proposition, promit d’y réfléchir; mais comme le duc d’Havré, à l’instigation du maréchal, la lui rappelait bientôt après, Louis XVIII répondit, en faisant allusion aux sénateurs romains égorgés par les soldats de Brennus : « Vous voulez donc que je me mette sur une chaise curule? Je ne suis pas de cet avis ni de cette humeur. » Il faut le témoignage même du duc de Raguse pour croire qu’il ait pu proposer un plan aussi extravagant. Ce qui est presque incroyable, c’est qu’à l’époque où il écrivait ses Mémoires, il pût penser encore qu’on avait eu tort de le rejeter.

Louis XVIII ayant quitté Paris et ensuite passé la frontière pour s’établir à Gand, le maréchal le suivit à la tête de la portion de la maison du roi et des volontaires qui protégea sa retraite en émigrant avec lui. Lors même que ses fonctions de capitaine des gardes ne lui en eussent pas imposé le devoir, la position personnelle que lui avait faite l’événement d’Essonne ne lui aurait pas permis de rester en France. Napoléon, non content de le porter sur une liste de proscrits, l’avait signalé, dans une proclamation, comme ayant par sa trahison livré Paris aux étrangers. L’empereur savait parfaitement que cette imputation était dénuée de toute vérité, mais il la croyait propre à produire un effet utile à ses vues. C’était faire beau jeu à Marmont que de le calomnier ainsi. Réfugié sur le sol étranger, il publia, pour se justifier, un mémoire qui, par la mesure et la simplicité du langage, forme un contraste frappant avec la plupart des documens de cette époque.

Dans la position pénible et fausse où il se trouvait, il sut garder une attitude assez digne. La Belgique était alors couverte de soldats coalisés qui se disposaient à envahir la France. Il comprit qu’il ne convenait pas à un ancien maréchal de l’empire, même proscrit, d’assister de trop près à ces préparatifs, d’entendre les propos de haine et de vengeance par lesquels nos ennemis s’excitaient à une lutte désespérée. Il avait d’ailleurs été question de joindre aux armées alliées le faible corps réuni autour du roi, et dont Marmont avait le commandement : il ne voulait pas se trouver mêlé à une telle combinaison, qui fut heureusement abandonnée. Avec la permission de Louis XVIIIe, il partit pour l’Allemagne, et c’est là qu’il apprit la bataille de Waterloo et la chute définitive du trône impérial.

IV.

La seconde restauration, que la déplorable influence d’un parti devait bientôt précipiter dans une réaction violente non moins funeste pour elle que pour ses ennemis, s’annonça d’abord par des actes de conciliation et de sagesse et par d’utiles réformes. Une de ces réformes, qui tendait à une meilleure organisation de l’armée, entraîna la suppression de la compagnie de gardes du corps dont le maréchal Marmont était le chef. Il en fut dédommagé par un des quatre emplois de major-général de la nouvelle garde royale, conférés tous à des maréchaux. Ces maréchaux devaient commander successivement par quartier la garde tout entière. De pareilles fonctions convenaient beaucoup mieux à Marmont que celles qu’il perdait. Il avait été consulté sur le mode de formation de cette garde, et ses conseils, appuyés par l’empereur Alexandre, avaient prévalu sur ceux du ministre de la guerre, le maréchal Gouvion Saint-Cyr, qui n’eût pas voulu donner à ce corps d’élite une force numérique aussi considérable ni des privilèges aussi étendus.

Il faut rendre cette justice au duc de Raguse, que, vivant alors dans le monde de la cour et de l’ancienne aristocratie, où dominaient les passions vindicatives de la réaction, il sut, pour son compte, résister au torrent. Si, dans le procès du maréchal Ney, il vota la mort comme les autres maréchaux et la plupart des généraux siégeant avec lui à la chambre des pairs, qui virent surtout dans l’acte reproché à l’accusé un crime militaire injustifiable à tous les points de vue, il fut du petit nombre de ceux qui demandèrent sans succès que la chambre le recommandât à la clémence du roi. Dans l’affaire de M. de Lavalette, poursuivi alors avec une fureur que ceux mêmes qui la partageaient ne peuvent plus comprendre aujourd’hui, il n’hésita pas à se compromettre pour servir la cause de l’humanité. Le témoignage qu’il se rend à ce sujet est confirmé par tous les contemporains.

Il avait été autrefois lié intimement avec M. de Lavalette, aide-de-camp, comme lui, du général Bonaparte pendant la première campagne d’Italie. Des dissentimens politiques les avaient depuis quelque temps éloignés l’un de l’autre; mais le maréchal, en présence d’une si grande infortune, sentit renaître sa vieille affection. Lorsque l’arrêt de mort eut été rendu par la cour d’assises et pendant que la cour de cassation était saisie du pourvoi, il fit offrir ses services au condamné. Celui-ci, dans une lettre remplie des expressions de la plus vive reconnaissance, le supplia d’obtenir au moins qu’un de ses vieux compagnons d’armes ne montât pas sur l’échafaud. « En tombant sous les balles d’un piquet de braves grenadiers, lui écrivit-il, je croirais encore mourir au champ d’honneur. » Le maréchal montra cette lettre au roi, qui eût voulu aussi sauver M. de Lavalette, mais qui, intimidé par les démonstrations de la chambre introuvable, ne lui dissimula pas la nécessité où il croyait être de se refuser même à cet adoucissement. Marmont ne se découragea pas. Mme de Lavalette lui ayant parlé d’un plan d’évasion, il l’engagea à ne pas y recourir encore et à tâcher de pénétrer jusqu’auprès du roi et de Madame pour émouvoir leur pitié. La chose n’était pas facile. Depuis qu’il avait été résolu que la grâce ne serait pas accordée au condamné, les consignes les plus sévères avaient été données pour interdire à sa femme l’entrée des Tuileries. Le maréchal se chargea de lever cet obstacle. Abusant noblement de l’ascendant que lui donnaient sur les militaires de service au château sa dignité et son emploi, il alla recevoir à la porte du palais Mme de Lavalette, que lui amena le général Foy, et malgré les représentations d’un factionnaire, malgré celles d’un officier des gardes, qui n’osèrent résister à l’insistance d’un maréchal de France, il l’introduisit dans une salle que le roi et la famille royale devaient traverser en revenant de la messe. Le roi, en apercevant Mme de Lavalette, parut d’abord vouloir s’arrêter; mais après un moment d’hésitation il continua à s’avancer, et, comme elle se jetait à ses pieds : « Madame, lui dit-il, je prends part à votre juste douleur; mais j’ai des devoirs à remplir. » Mme de Lavalette, se tournant vers la duchesse d’Angoulême, voulut aussi se précipiter à ses genoux, lorsque Madame s’éloigna brusquement. Le lendemain était le jour de naissance de cette princesse. Le duc de Raguse fit encore une tentative pour que Mme de Lavalette se trouvât sur son passage au moment où elle se rendrait chez le roi; les précautions multipliées qu’on avait prises le forcèrent cette fois à y renoncer, et il dut faire comprendre à cette femme infortunée qu’il était temps de donner suite au projet d’évasion dont elle l’avait entretenu. On sait quel en fut le succès.

Il faut avoir présente à l’esprit la violence des passions politiques qui régnaient alors dans les rangs les plus élevés de la société, dans le monde même où vivait le maréchal, pour apprécier la conduite qu’il tint en cette circonstance et pour lui tenir suffisamment compte de la générosité, du courage moral dont il fit preuve. On exagérerait à peine la vérité en disant que pendant quelque temps, à la cour, dans les salons du faubourg Saint-Germain, son nom ne fut plus prononcé qu’avec une fureur presque égale à celle que soulevait le nom de l’homme qu’il avait voulu sauver. La violation de consigne qu’il s’était permise était présentée comme une trahison digne des plus graves châtimens. Le roi ne partagea pas ces emportemens. Ayant fait appeler le duc de Raguse dans son cabinet, il lui exprima, il est vrai, son mécontentement d’une désobéissance aussi formelle, mais il ajouta que le sentiment qui l’avait inspirée en était l’excuse.

Quelques semaines auparavant, le maréchal avait combattu à la tribune de la chambre des pairs, avec une énergie que ne montrèrent pas à cette époque tous les libéraux, la loi qui suspendait la liberté individuelle. Évidemment il prenait alors au sérieux le régime parlementaire, dont il parle si dédaigneusement dans ses Mémoires. Autant qu’on peut l’entrevoir, il se flatta de l’espérance d’y jouer un rôle important. Son amour-propre lui persuada même pendant quelques mois qu’il dirigeait les votes de la chambre haute au moyen de je ne sais quelle tactique assez puérile qu’il expose un peu naïvement, et qui, suivant lui, perdit toute sa puissance dès qu’on en eut pénétré le secret.

Il s’attacha au ministère de M. de Richelieu et de M. Decazes, qui, après de vains efforts pour calmer et contenir le parti ultra-royaliste, avait eu le courage d’accepter franchement la guerre déclarée par ce parti à la politique de modération et de conciliation. Il fut à la tribune un des défenseurs de la loi électorale du 5 février 1817, dont le vote assura pour quelque temps le triomphe de cette politique, en préparant, il est vrai, de nouveaux orages pour un avenir peu éloigné. Bientôt après il appuya, comme rapporteur, une autre loi qui, sans rétablir encore la liberté individuelle, apportait pourtant de très grands adoucissemens à celle qui, l’année précédente, en avait suspendu la jouissance, et faisait prévoir qu’elle serait bientôt rendue à la France. Dans la discussion de la loi des finances, il attaqua très vivement le ministre de la guerre, le duc de Feltre, qui avait de beaucoup dépassé les allocations de son budget, et que la gauche poursuivait de ses agressions parce qu’il avait été l’un des chefs de la réaction de 1815. Le discours du duc de Raguse parut excessif, et il manqua son but parce qu’on le crut inspiré par le désir de remplacer un ministre dont il était dès lors facile de prévoir la chute prochaine.

C’était là en effet, à ce qu’il paraît, la grande ambition du maréchal. Elle était, de sa part, très naturelle, mais des circonstances de diverse nature mettaient à l’accomplissement de ce vœu des obstacles dont il ne se rendait pas compte. Si, comme le maréchal Victor, comme M. de Bourmont, il se fut rallié à l’opinion ultra-royaliste, son incontestable capacité lui aurait sans doute donné des titres pour obtenir le portefeuille qu’il convoitait dans quelqu’un des cabinets formés par la droite; mais il s’était enlevé à lui-même toute chance de ce côté en votant et en parlant d’ordinaire avec les modérés, presque avec les libéraux, et lorsque ces derniers prenaient le dessus, lorsque la gauche, composée en grande partie d’anciens bonapartistes, approchait du pouvoir, ce n’était pas à l’auteur de la défection d’Essonne, à celui dont le nom avait acquis jusque dans les derniers rangs de l’année une célébrité tristement proverbiale, qu’on pouvait penser à remettre la direction de cette armée. Il y avait donc contre lui, des deux parts, une répulsion qui, sans se manifester ouvertement dans le cours ordinaire des choses, devait dans les grandes circonstances le frapper d’exclusion.

Une seule fois, pendant la restauration, il se vit appelé à jouer un rôle politique, et la conduite qu’il tint alors fut pour les royalistes exaltés un grief dont ils gardèrent longtemps le souvenir. C’était en 1817. Un mouvement séditieux avait éclaté aux portes de Lyon, et le général Canuel, commandant de la division militaire, ancien jacobin converti depuis 1815 au plus ardent royalisme, l’avait réprimé avec une impitoyable rigueur. De nombreuses condamnations avaient été prononcées par la cour prévôtale, le sang avait coulé sur l’échafaud, le pays gémissait sous une sorte de terreur, et la fuite, la dispersion des ouvriers, des fabricans mêmes, livrés aux poursuites les plus arbitraires, avaient dépeuplé les ateliers. Le gouvernement, trompé d’abord par des rapports au moins inexacts sur le degré de gravité de la révolte et sur la nature des moyens employés pour la combattre, n’avait pas tardé à soupçonner qu’on ne lui disait pas la vérité. Les informations de la police étaient d’ailleurs en contradiction avec celles de l’autorité militaire. Pour savoir à quoi s’en tenir, le ministère se décida à une mesure qui n’a jamais été renouvelée depuis. Le maréchal Marmont, revêtu du titre de lieutenant du roi, fut envoyé à Lyon avec des pouvoirs très étendus, qui l’investissaient en quelque sorte de la suprématie civile et militaire dans les divisions territoriales de Lyon et de Grenoble. En arrivant à Lyon, il y trouva les prisons combles, les officiers à demi-solde soumis à la plus dure surveillance et abreuvés d’humiliations comme fauteurs présumés de la révolte, et la ville sans cesse agitée par la crainte de nouveaux soulèvemens qui, annoncés par les agens du général Canuel comme devant éclater à jour fixe, ne se réalisaient pourtant jamais. Le maréchal, toujours un peu léger, se laissa d’abord persuader de la réalité de cette agitation, des dangers qu’elle créait à l’ordre public, et les premières dépêches qu’il écrivit au ministère étaient conçues dans ce sens; mais il s’aperçut bientôt de l’erreur dans laquelle on l’avait entraîné, et alors il ne perdit pas un moment pour mettre fin à la situation déplorable qui pesait sur la seconde ville du royaume. Les exécutions capitales cessèrent, les individus condamnés aux travaux forcés obtinrent leur grâce ou des commutations de peine. Des officiers, des maires de campagne, compromis dans les iniquités qui venaient de s’accomplir, furent destitués. Le général Canuel lui-même fut rappelé, et sa disgrâce à peine déguisée par une nomination aux fonctions annuelles d’inspecteur. En provoquant de tels actes et de tels changemens, Marmont s’était acquis des droits à l’estime et à la gratitude de tous les gens sensés, de tous les amis de l’humanité; mais avec ce défaut de mesure qui lui était trop habituel dès que son amour-propre ou ses passions étaient en jeu, il ne tarda pas à dépasser le but. Irrité de la désapprobation que sa conduite encourait de la part des ultra-royalistes et excité par son chef d’état-major, le colonel Fabvier, homme d’un esprit ardent et mal réglé, il en vint au point de s’associer aux exagérations que le parti libéral s’efforçait d’accréditer sur l’affaire de Lyon pour s’en faire une arme contre ses adversaires. Ce ne fut plus seulement à ses yeux un complot de peu de gravité, grossi outre mesure par des fonctionnaires publics qui voulaient se faire valoir et justifier leurs procédés impitoyables en persuadant au gouvernement qu’ils venaient de le sauver d’un grand péril : il se mit en tête que la conspiration était purement et simplement une invention, une création factice de la police militaire. Lui qui d’abord, en conseillant le rappel de Canuel, avait demandé qu’on le nommât inspecteur pour dissimuler sa disgrâce, il écrivit un peu plus tard au duc de Richelieu, président du conseil, cette lettre étrange : « En faisant tomber la tête du général Canuel, supplice qu’il a mérité mille fois pour toutes les victimes qu’il a immolées et l’ébranlement qu’il a fait subir à l’ordre social, le roi acquerrait un pouvoir plus grand, une autorité plus forte que celle que lui donneraient cent mille soldats dévoués, car sa puissance serait fondée sur la reconnaissance et la confiance de ses sujets. » S’il parlait sérieusement, il faut en conclure qu’il n’avait pas la moindre idée des possibilités et des convenances du temps.

De retour à Paris, il s’y vit en butte à la malveillance du parti qui s’était pris pour Canuel d’un enthousiasme comparable seulement à celui qu’il éprouvait déjà pour son digne émule, le général Donnadieu. Lorsque le maréchal se présenta chez Monsieur, ce prince, malgré sa courtoisie habituelle, le reçut fort mal, et comme le maréchal s’efforçait de prouver que le système qu’il avait fait prévaloir avait rétabli à Lyon l’ordre et la paix : « Je le crois bien, lui répondit Monsieur, les révolutionnaires ont obtenu tout ce qu’ils voulaient. »

Le roi cependant, en témoignage de sa satisfaction, lui avait conféré la dignité de ministre d’état; mais le duc de Raguse eût voulu quelque chose de plus. Importuné par la polémique qui, à la tribune et dans la presse, s’était engagée sur les événemens de Lyon, il eût désiré que le gouvernement intervînt pour lui donner complètement gain de cause contre les apologistes de Canuel, pour approuver et justifier en détail chacun de ses actes. Il ne voyait pas que cette intervention n’eût fait qu’aviver la lutte et fournir un aliment aux passions des partis dans un moment où, pour des motifs divers, on avait plus que jamais intérêt à les calmer. Le colonel Fabvier ayant, peut-être à son instigation et tout au moins avec son consentement plus ou moins formel, fait imprimer un écrit où les événemens de Lyon étaient présentés d’une manière très blessante pour le général Canuel, ce dernier attaqua le chef d’état-major du maréchal en calomnie. Marmont, qui ne demandait sans doute qu’un prétexte pour descendre dans la lice, publia, sous la forme d’une lettre au président du conseil, un mémoire où il confirmait les assertions du colonel Fabvier. C’était un procédé fort irrégulier et d’un dangereux exemple que celui d’un haut fonctionnaire rendant ainsi compte au public de l’accomplissement d’une mission délicate dont il avait été chargé par le gouvernement. Le roi, à qui il avait écrit directement pour lui annoncer cette publication, en fut très blessé aussi bien que les ministres. S’il faut en croire le duc de Raguse, M. de Richelieu, dont la susceptibilité était grande pour tout ce qui n’était pas dans le plus parfait accord avec la plus scrupuleuse délicatesse, aurait eu un moment la pensée de le faire appeler en duel : le maréchal Gouvion Saint-Cyr aurait proposé de le destituer de l’emploi de major-général de la garde; mais M. Decazes se serait opposé à une mesure aussi extrême, et Louis XVIII s’étant rallié à son avis, tout se réduisit à une lettre que le ministre de la guerre lui écrivit pour lui défendre, de la part du roi, de paraître aux Tuileries jusqu’à nouvel ordre. Cette disgrâce fut de courte durée.

Ce n’était pas par de telles légèretés que le maréchal pouvait se frayer le chemin du ministère, et je ne le suivrai pas dans tous les détails de sa conduite politique pendant la restauration. Une seule fois, depuis sa mission de Lyon, il se vit appelé à des fonctions, sinon importantes, au moins éclatantes : il fut envoyé en Russie en 1826 pour assister, comme ambassadeur extraordinaire, au couronnement de l’empereur Nicolas. Cette ambassade, toute d’apparat, dans laquelle il déploya un faste prodigieux, lui procura d’assez grandes satisfactions d’amour-propre. Moins que personne, il pouvait échapper à la séduction de ces cajoleries, de ces prévenances recherchées dont les souverains de la Russie sont prodigues pour les étrangers éminens, particulièrement pour les militaires qui visitent leur empire, alors surtout que par leur position ceux-ci peuvent exercer quelque influence soit sur les résolutions de leur gouvernement, soit sur les sentimens de leurs compatriotes. En lisant les récits du maréchal, on sent qu’il fut charmé comme tant d’autres, et plus tard, lorsque les jours d’épreuve furent arrivés pour lui, il ne dissimule pas une certaine surprise de n’avoir pas reçu des témoignages marqués d’une bienveillance sur laquelle il croyait pouvoir compter. Sauf la courte distraction de cette ambassade, le maréchal se vit réduit, pendant près de quinze ans, à dépenser son activité dans l’accomplissement des monotones et minutieux devoirs du commandement de la garde royale. Il ne fut pas employé en 1823 dans la nouvelle guerre d’Espagne, et il était en effet difficile de le replacer, dans une position et avec un but si différent, sur le théâtre où, peu d’années auparavant, il avait figuré comme un des principaux lieutenans de Napoléon. Cette inaction prolongée devait d’autant moins convenir à un caractère tel que le sien, qu’il était encore dans toute la force de l’âge. Incapable de s’y résigner, il y avait déjà longtemps qu’il s’était tourné vers les entreprises industrielles qui commençaient à prendre faveur; mais comme il y porta ces conceptions ingénieusement subtiles, cette hardiesse, cette confiance en lui-même, ce goût des aventures qui avaient marqué sa carrière militaire et politique, il y trouva, au lieu de la gigantesque fortune qu’il espérait, une ruine complète, dont ne purent le relever les secours généreusement prêtés par la liste civile. Les conséquences de ces fausses spéculations devaient peser sur tout le reste de son existence. Accablé de dettes qui dépassaient ses ressources, il perdit cette indépendance matérielle, si l’on peut ainsi parler, sans laquelle l’indépendance morale ne peut guère être complète, et qui, surtout aux époques de révolutions, est indispensable aux hommes publics pour garantir à tout événement la dignité et la conséquence de leur conduite.

Un jour, aux approches de la grande révolution de 1830, Marmont put croire qu’il allait lui être permis de rentrer avec éclat dans la glorieuse carrière où il avait passé sa jeunesse. La guerre avait éclaté entre la France et le dey d’Alger. Deux ans d’un blocus inefficace avaient démontré la nécessité de recourir à des moyens plus énergiques pour vaincre l’obstination barbare du dey. Une expédition se préparait. Le maréchal en avait demandé le commandement; on le lui avait fait espérer, et il avait d’autant plus lieu de compter sur l’accomplissement de cette promesse, que le gouvernement l’avait consulté sur les mesures d’exécution. Nul d’ailleurs, parmi les premiers chefs de l’armée, ne paraissait, à beaucoup d’égards, plus propre à ce commandement. Il était, comme il ne manque pas de le faire remarquer, le seul survivant de ceux qui, ayant fait la campagne d’Egypte dans une position déjà élevée, avaient acquis une expérience suffisante de la manière dont on pouvait combattre avantageusement les Arabes; il était aussi le plus jeune, le plus actif des maréchaux. Néanmoins au dernier moment le mauvais vouloir du dauphin et l’ambition du ministre de la guerre, M. de Bourmont, qui voulait gagner le bâton du maréchalat, tirent évanouir toutes ces chances favorables. Ce dernier, qui, s’il faut en croire le duc de Raguse, lui avait d’abord promis son appui en protestant qu’il ne pensait en aucune façon à se charger lui-même de l’expédition projetée, n’en obtint pas moins l’emploi que Marmont désirait avec tant de passion. Le maréchal, en racontant ce cruel mécompte, semble être encore sous l’impression douloureuse qu’il en éprouva. Il peint avec une vérité naïve ses angoisses, lorsqu’il commença à soupçonner un résultat si contraire à ses vœux comme à ses espérances, puis, lorsqu’il ne lui fut plus possible d’en douter, sa colère, son indignation, son humiliation même, la pensée qu’il eut d’abord de tout abandonner, de donner sa démission des fonctions de major-général de la garde. Il ajoute que, pour le calmer, on lui promit de le nommer gouverneur d’Alger après la conquête. Cette promesse ayant ensuite été retirée, parce qu’on n’avait pas encore de vues bien arrêtées sur ce qu’on ferait de l’Algérie, il demanda l’ambassade de Saint-Pétersbourg; mais il se trouva qu’on la réservait à un autre.

Il y avait dans cette série de mécomptes de quoi décourager l’ambition la plus tenace. Le maréchal cependant était loin de pouvoir comprendre alors tout ce qu’ils avaient de funeste pour lui. S’il voyait distinctement les avantages de tout genre et la gloire dont le privait la préférence accordée à M. de Bourmont pour le commandement de l’expédition d’Alger, il ne pouvait deviner l’affreux malheur qui allait être le contre-coup de la déception par laquelle il se trouvait retenu en France. Au moment où éclata l’insurrection de juillet, provoquée par les fatales ordonnances, il était de quartier pour le commandement de la garde royale. On le chargea naturellement de la direction de toutes les forces appelées à soutenir le coup d’état en réprimant la révolte.


V.

Si, jusqu’aux journées de juillet 1830, on peut dire que les contrariétés et les traverses éprouvées par le maréchal avaient été généralement la conséquence de ses fautes, il en fut tout autrement en cette occasion. Jamais homme ne se vit placé dans une situation plus triste, plus fausse, où la ligne du devoir et de l’honneur fût plus difficile à discerner et à cuivre. Sa raison, ses opinions connues condamnaient les ordonnances, et, si elles ne lui inspiraient aucune sympathie pour les insurgés, devaient au moins lui faire considérer comme pénible et douloureuse la tâche de les réprimer par la force. D’un autre côté, placé à la tête de la garde, répondant de la sûreté du trône et de la famille royale, ce n’était pas en présence d’une insurrection formidable, dans un moment de danger par conséquent, qu’il pouvait refuser l’appui de son bras au souverain qu’il avait servi dans la prospérité. C’était assez, c’était trop dans sa vie que d’avoir abandonné Napoléon, alors que l’opinion publique et la fortune s’étaient prononcées contre lui. Abandonner aussi Charles X, devenu impopulaire comme l’empereur, c’eût été un acte déshonorant que rien n’aurait excusé. Marmont était donc condamné par une nécessité morale à combattre pour une cause qu’il réprouvait, pour une politique dont le triomphe l’aurait profondément attristé, contre des hommes qui, le premier jour au moins, personne ne saurait le contester, luttaient pour le droit et pour la loi. Je ne sais si l’histoire présente une autre situation qu’on puisse comparer à celle-là. Il est plus facile de concevoir que d’exprimer la torture morale à laquelle le maréchal fut alors livré.

Peut-être dans ces conjonctures fut-ce un bonheur pour lui que l’imprévoyance du gouvernement, en mettant à sa disposition des forces évidemment insuffisantes, l’eût en quelque sorte absous d’avance de sa défaite. S’il avait eu sous la main une armée vraiment redoutable, il n’aurait pu échapper à cette alternative : ou il serait parvenu à réprimer l’insurrection, et ce succès passager, bientôt suivi d’un retour de fortune que l’état des esprits rendait inévitable, l’eût associé, avec les auteurs du coup d’état, à la responsabilité morale des fautes, peut-être des excès, qui auraient suivi leur victoire, et de la réaction terrible qui en aurait été plus tard la conséquence; ou il eût succombé, ce qui est beaucoup plus probable, et les partisans de ce coup d’état l’eussent accusé de faiblesse et de trahison. Je dis qu’il aurait probablement succombé alors même qu’il aurait eu sous ses ordres un plus grand nombre de soldats : cela ne peut être un objet de doute pour ceux qui ont vu Paris dans ces mémorables journées. Jamais on ne put mieux juger quelle énorme distance sépare une émeute d’une révolution. Avec des forces régulières et de la fermeté, un chef, même médiocrement habile, triomphe de l’émeute la plus redoutable en apparence, lorsqu’il a pour lui la puissance de l’opinion, les vœux des hommes d’ordre, des classes aisées, de la bourgeoisie, lorsque lui et ceux qu’il mène au combat ont, soit à juste titre, soit à tort, mais sincèrement, le sentiment intime qu’ils représentent la cause du droit et des honnêtes gens, et ne craignent pas d’être désavoués par eux. C’est ainsi qu’en 1848 le général Cavaignac a pu vaincre l’insurrection socialiste la plus formidable peut-être qu’on ait jamais vue. En juillet 1830, il en était tout autrement : les insurgés, moins nombreux, moins bien armés, avaient la conscience de combattre pour la défense des lois, dont beaucoup d’entre eux sans doute ne se souciaient que médiocrement, mais qui leur servaient de bouclier; ils savaient que la grande majorité du pays faisait des vœux pour leur succès. Les défenseurs du trône au contraire, sentant que l’opinion leur était hostile, ne rencontrant, là même où on ne les attaquait pas, qu’une inimitié évidente, quoique muette, n’étaient pas généralement bien convaincus que les insurgés fussent dans leur tort, et craignaient d’encourir la malédiction universelle en répandant, pour fonder le pouvoir absolu, le sang des défenseurs de la constitution. Si tels n’étaient pas les sentimens de tous les gardes royaux, c’étaient ceux des régimens de ligne qui leur servaient d’auxiliaires, et les gardes royaux eux-mêmes, tout en faisant noblement leur devoir, laissaient voir par leur attitude triste et embarrassée que l’atmosphère morale dont ils étaient entourés pesait aussi sur eux. Avec de tels élémens, Marmont, je le répète, aurait succombé, alors même qu’il eût commandé, au lieu de quelques régimens, une armée tout entière.

Dans cette position plus que difficile, il fit, c’est ma conviction, tout ce qu’il pouvait faire. D’un côté, il lutta, autant que le lui permettait l’exiguïté de ses ressources, contre les progrès de la révolte; de l’autre, il ne cessa de transmettre à Saint-Cloud, où le roi et la cour se trouvaient alors, les informations, les avis qui pouvaient faire comprendre à Charles X la gravité, l’immensité du danger et l’urgence d’une transaction encore possible alors. Il se trouva également impuissant à persuader le monarque et à vaincre les insurgés. Il n’en repoussa pas moins avec une fermeté mêlée d’une sorte de désespoir les instances de ceux qui, comme d’autres l’avaient fait seize ans auparavant, l’adjuraient au nom de la patrie et de l’humanité d’abandonner une cause irréparablement vaincue; il rejeta même l’offre de certains royalistes qui lui proposaient, s’il voulait les y autoriser, d’arrêter les ministres, espérant sauver le trône en sacrifiant ces victimes expiatoires. Marmont comprit cette fois qu’il est des devoirs avec lesquels il n’est pas permis de transiger, même pour sauver les plus précieux intérêts.

On sait qu’après trois jours de luttes sanglantes il fut forcé de se replier sur Saint-Cloud avec les restes de sa petite armée; on sait aussi comment il y fut traité par un des princes pour qui il venait de s’immoler. Il est impossible de ne pas frémir en lisant le récit qui nous peint ou plutôt nous fait deviner les sentimens qui durent l’assaillir lorsqu’il entendit retentir à ses oreilles le mot de traître, prononcé par une telle bouche. On n’a pas le courage de blâmer l’amertume avec laquelle, racontant cette douloureuse scène, il parle du prince infortuné qui lui avait infligé un tel supplice.

Après avoir, non sans courir quelques dangers personnels, accompagné Charles X jusqu’en Angleterre, le maréchal prit congé de lui, et comme l’exaltation populaire qui régnait alors en France lui interdisait, au moins pour quelque temps, de rentrer dans sa patrie, il alla chercher un asile en Autriche, où, par une faveur exceptionnelle, la munificence du cabinet de Vienne lui avait assuré, en dédommagement de ses dotations d’Illyrie perdues à la chute de l’empire, une pension viagère qui rappelait trop ses négociations de 1814 avec le prince de Schwarzenberg. Il y fut bien accueilli et s’y créa des rapports de société qui adoucirent pour lui les rigueurs de l’exil. C’est alors qu’il eut, avec le jeune duc de Reichstadt, ces entretiens singuliers dont il peut avoir orné les détails, mais dont le fond, la réalité incontestable sont un des plus dramatiques épisodes de l’histoire contemporaine. Le fils de Napoléon se faisant raconter sur la terre étrangère les exploits de son père par un de ses compagnons d’armes, par celui-là même qui, lié avec lui dans sa jeunesse de la manière la plus intime, l’avait abandonné au jour de l’infortune pour tenter une carrière nouvelle qui venait aussi d’aboutir à l’exil, c’est certainement un des jeux de la fortune les plus étranges et les plus imposans.

Marmont cependant n’avait pas entendu rompre ses liens avec la France; il avait envoyé son serment de fidélité au gouvernement nouveau, qui, je ne sais par quel ménagement, ne fit jamais insérer son nom dans les listes publiques des maréchaux et des pairs de France. Comme rien pourtant dans les derniers actes du duc de Raguse n’était de nature à l’exposer à de justes reproches, l’opinion ne tarda pas à devenir envers lui plus calme et plus équitable qu’elle n’avait pu l’être au moment de la crise, et après quelques années il aurait pu rentrer dans sa patrie, s’il n’avait eu, pour s’en tenir éloigné, d’autres motifs que sa situation politique. Sans doute il n’avait plus de rôle actif à y jouer, son passé lui interdisait de servir sous un autre gouvernement que celui avec lequel il venait de tomber; mais il eût retrouvé en France assez d’amis et de distractions pour achever doucement une existence longtemps si agitée. Malheureusement il y eût retrouvé aussi de nombreux créanciers à qui la perte de ses traitemens ne lui aurait plus permis de faire prendre patience par des paiemens partiels. Il était donc condamné à un éternel exil.

Encore plein de force et de vivacité, il employa plusieurs années à des voyages dans le midi de la Russie et dans plusieurs parties de l’empire ottoman. Son attention se porta principalement sur l’Egypte, théâtre des exploits de sa jeunesse, où pour la première fois, à peine âgé de vingt-quatre ans, il avait exercé d’importantes fonctions. Partout accueilli avec les égards, l’empressement, la distinction que commandaient sa réputation et son rang, il put, dans ces pérégrinations, se faire encore quelque illusion sur la nullité où il était tombé. À cette jouissance d’amour-propre sa curiosité naturelle, ses facultés d’observation et d’étude, ses connaissances variées et étendues, qui lui permettaient d’apprécier ce qu’il avait sous les yeux, ajoutèrent d’autres jouissances plus sérieuses. De retour en Autriche, il publia sur ses voyages des récits d’une valeur inégale, mais qui furent lus et qui méritaient de l’être avec intérêt.

Lorsqu’en 1839 commença cette phase de la question d’Orient qui menaça un moment l’Europe d’une guerre générale, Marmont, qui, depuis son dernier séjour en Égypte, était resté en relations avec Méhémet-Ali et son ministre Boghos-Bey, et qui s’exagérait comme beaucoup d’autres la force de l’établissement égyptien, essaya de s’interposer auprès des cabinets de Vienne et de Paris en faveur du pacha. Ses ouvertures, reçues avec politesse, n’en furent pas moins déclinées comme le sont presque toujours celles des hommes qui, devenus étrangers à la politique active, essaient de s’immiscer dans des affaires dont ils ne peuvent plus connaître que très imparfaitement les ressorts et la portée.

Le temps marchait. Diverses circonstances rendirent peu à peu le séjour de Vienne moins agréable au maréchal. Sur la terre autrichienne, il devait se croire au moins à l’abri de la révolution. Elle vint l’y chercher, et si elle n’y domina pas longtemps, quelques mois lui suffirent pour créer, à bien des égards, un monde nouveau où l’illustre exilé pouvait se trouver encore une fois dépaysé. Sans doute, à cette époque, ses regards se portèrent souvent vers la France, où s’accomplissaient de bien autres catastrophes. Le gouvernement de juillet avait succombé, la république démocratique avait pris sa place, et déjà un vote populaire avait appelé à la gouverner le prince Louis-Napoléon Bonaparte. Chacune de ces péripéties, loin de faciliter au maréchal le retour dans sa patrie, rehaussait en quelque sorte les barrières qui l’en tenaient éloigné. Dans les derniers jours de 1851, il apprit à Venise, où il avait fixé sa résidence, le coup d’état qui n’était pas encore tout à fait le rétablissement de l’empire, mais qui le faisait prévoir et le rendait presque inévitable. Il serait curieux de savoir quelle impression il éprouva en voyant ressusciter après trente-sept années ce gouvernement qui lui rappelait des souvenirs si divers. Il touchait alors au terme de son existence. Peu de mois après, au commencement de 1852, il mourut à l’âge de soixante-dix-huit ans, ayant survécu à tous les autres maréchaux de l’empire, tous d’ailleurs plus âgés que lui.

Ainsi se termina cette vie agitée, si éclatante dans la jeunesse, sauf quelques incidens malheureux, mêlée plus tard des amertumes et des mécomptes les plus cruels, et s’éteignant enfin tristement dans l’exil, l’abandon et l’oubli. Si je ne me trompe, en retraçant, d’après les Mémoires mêmes du maréchal, les traits principaux de sa vie, j’ai suffisamment fait comprendre les causes de ces fortunes diverses dont il fut également l’artisan. L’intelligence, le savoir, les talens, le courage, une certaine générosité naturelle qui le portait vers les grandes choses, lui avaient ouvert la voie des plus hautes positions; une ambition exagérée, une vanité sans bornes, les erreurs de jugement qui en sont inséparables, une déplorable légèreté d’esprit et de caractère, l’absence, trop ordinaire d’ailleurs chez les hommes de sa génération, de ces principes arrêtés sans lesquels les meilleurs penchans ne sont qu’une garantie insuffisante de l’accomplissement du devoir, enfin une facilité malheureuse à se séduire lui-même par des subtilités sophistiques dans le sens de ses passions et de ses intérêts, tels furent les vices et les défauts dont la funeste influence finit par prévaloir contre ses rares qualités. J’ajouterai que, par une étrange fatalité, les chances accidentelles de la destinée lui furent aussi contraires, dans la seconde moitié de sa vie qu’elles lui avaient été favorables dans la première.

Je l’ai déjà dit : les hommes, dans le jugement qu’ils portent sur les époques où ils ont vécu, s’inspirent toujours plus ou moins des impressions personnelles qu’elles leur ont laissées. Il leur faudrait une grande puissance d’abstraction et de philosophie pour juger avec une complète sévérité, quelque méritée qu’elle pût être, le temps qu’illuminent pour eux des souvenirs de bonheur ou seulement d’espérances, et pour ne pas considérer, par compensation, comme une ère de décadence et d’humiliation universelle celui qui a vu leur propre abaissement ou la ruine de leurs illusions. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que la pensée du maréchal Marmont, lorsqu’elle se reportait vers le passé, s’arrêtât avec complaisance sur les souvenirs de l’empire, qui étaient tout à la fois ceux de sa jeunesse, de sa gloire, de sa grandeur, et que la restauration, le gouvernement de juillet surtout, lui apparussent dans un jour moins brillant. Cependant ce n’est pas d’un esprit tel que le sien qu’on devait attendre une appréciation aussi excessive que celle qu’il exprime, lorsque, racontant dans ses Mémoires le passage de l’empire à la restauration, il prononce ces incroyables paroles : « Je vais quitter cette époque de gloire et de calamité où tant de grandes choses ont été faites, où les jours étaient marqués par des événemens qui bouleversaient les peuples, pour peindre un monde nouveau. Ici, tout est petitesse, et souvent la petitesse va jusqu’à la dégradation. » On a remarqué avec raison que cette pensée est absolument identique à celle qui se trouve exprimée dans les Mémoires de M. de Chateaubriand en termes non moins violens : « Retomber de Bonaparte et de l’empire à ce qui les a suivis, a dit ce singulier royaliste, c’est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d’une montagne dans un gouffre. »

Il peut être piquant, pour les admirateurs fanatiques et exclusifs du premier empire, de voir deux des hommes qui ont attaché leur nom à sa chute de la manière la plus éclatante dire, pour ainsi parler, leur meâ culpâ en lui rendant ce témoignage, que toutes les grandeurs de la France résidaient en lui, qu’après lui il n’y a plus eu que misère, petitesse, et que par conséquent, en concourant à le renverser, ils ont contribué autant qu’il était en eux à abaisser leur pays. Jamais peut-être on n’a mieux vu que dans cette espèce de confession jusqu’où peut aller l’entraînement du dépit, de l’ambition, de l’amour-propre déçus. Qu’y a-t-il de vrai d’ailleurs dans ces accusations de faiblesse et d’impuissance que toutes les oppositions ont successivement dirigées contre les gouvernemens qui ont suivi celui de Napoléon? Est-il juste d’affirmer que sous leur direction la France a été constamment en décadence, que sa position, lorsqu’ils ont cessé, s’est trouvée inférieure à ce qu’elle était avant eux, et qu’un souvenir de honte, un sentiment de haine doit s’attacher à leur mémoire? Ce serait là l’infaillible conséquence du rôle, de l’action que leur attribuent M. de Chateaubriand et le maréchal Marmont. Le moment est peu favorable pour traiter une pareille question avec tous les développemens qu’elle comporte : je me bornerai à rappeler, pour répondre aux dédains affectés de ces deux personnages, que les gouvernemens si maltraités par eux ont successivement relevé la France de la situation presque désespérée où l’avaient jetée les désastres de 1814 et 1815, qu’ils lui ont donné des finances florissantes, un crédit qu’elle n’avait jamais eu, une armée, une marine comparables à celles de ses meilleurs temps; qu’ils ont poursuivi et (trop passagèrement, il est vrai) atteint un noble idéal d’organisation politique; que les institutions alors en vigueur ont mis au jour de beaux caractères et de grands talens, et que, par les idées qu’elles ont propagées, elles ont rendu possibles des réformes, des progrès désormais irrévocablement acquis à la cause de l’humanité. On peut penser, si l’on veut, que ces institutions étaient à quelques égards en avance sur les mœurs et l’esprit du pays, qu’elles renfermaient une part d’utopies dont les passions et la mauvaise foi ont souvent abusé; mais il faut au moins reconnaître que ces utopies n’avaient rien de bas, rien de dégradant, et qu’un grand nombre de ceux qui ont essayé de les appliquer méritaient toute autre chose que les injurieux sarcasmes du duc de Raguse et de M. de Chateaubriand. Il est vrai que la France, pendant la période qu’ils ont voulu stigmatiser ainsi, sans rester à beaucoup près étrangère à l’honneur des armes, n’a pas inondé l’Europe de sang, asservi des peuples et brisé des trônes pour étendre ses frontières; mais en vérité il n’est ni d’un esprit sérieux, ni d’une âme élevée de voir exclusivement la grandeur dans le fracas des batailles et les triomphes de la force matérielle, presque toujours suivis d’expiations si amères.


L. DE VIEL-CASTEL.