Le Maréchal Bugeaud et la colonisation de l’Algérie

Le Maréchal Bugeaud et la colonisation de l’Algérie
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 449-506).
LE


MARÉCHAL BUGEAUD


ET LA


COLONISATION DE L’ALGERIE


SOUVENIRS ET RECITS DE LA VIE COLONIALE EN AFRIQUE.





Il y a plus d’un an déjà que l’Algérie reconnaissante élevait une statue à l’homme dont les travaux ont rempli le double champ de la vieille devise ense et aratro, et qui avait adopté cette devise comme cadre ou comme résumé de ses travaux. Le maréchal Bugeaud s’est partagé également entre cette double tâche de la conquête par l’épée et par la charrue; mais l’histoire ou du moins la chronique lui a, ce semble, été inégale. Le pinceau et la plume ont rivalisé d’ardeur à suivre la marche de nos colonnes et le sillon de l’épée, lit funèbre de tant de morts glorieux. Dans cette Revue même, que de pages animées ont redit les épisodes brillans, les faits héroïques, les courses sans fin devant lesquelles semblaient reculer sans cesse des horizons sans bornes, et les bivouacs du soir sous le dais mouvant dont les couronnait la fumée tiède encore du combat! Mais la conquête, dans le sens où l’avait comprise le maréchal Bugeaud, s’était fait aussi une autre armée, armée qui a ouvert aussi son sillon et qui l’a aussi comblé de ses morts, qui a également ses fatigues, ses privations et ses rudes labeurs, ses jours néfastes et ses triomphes, ses grandes luttes et ses héros, ses drames lugubres et sa gloire. Comme le soldat, le colon de l’Algérie a combattu un bon combat. Seulement le soldat a cet avantage, qu’il s’appelle légion et qu’il a pour ennemis des hommes : il combat sous les yeux de tous, excité par les regards de tous, contre un ennemi qu’il sait où frapper; l’honneur qu’il s’acquiert devient le patrimoine d’une grande famille intéressée à n’en rien laisser perdre, et les ennemis eux-mêmes raconteront sa gloire. Le colon est seul, aux prises non avec des hommes semblables à lui, mais avec toutes les forces de la nature, d’une nature sauvage. ingrate et malfaisante jusqu’à ce qu’elle ait été domptée. L’ennemi qui doit venir, il ne le connaît même pas, sinon lorsque déjà il en a reçu le coup. Sera-ce la maladie, la sécheresse, les intempéries, les sauterelles, les bêtes féroces, l’épizootie ou la misère, toujours plus hâtive que la récolte ? Derrière le soldat, il y a le gouvernement tout entier qui veille à ce que rien ne lui manque, soit en santé, soit en maladie. Derrière le colon, il n’y a personne. Si des crises extraordinaires ont obligé la colonie tout entière à se tourner vers l’administration comme vers une seconde providence, et l’administration à sortir de sa nature pour se faire nourrice de peuples, les peuples ont accusé leur nourrice de leur donner du pain quand ils avaient soif, de l’eau quand ils avaient faim, — et il n’en pouvait guère être autrement. Une administration n’a pas pour mission d’être la providence individuelle des familles, elle n’est pourvue de rien de ce qu’il faudrait pour cela, et avec toute la bonne volonté du monde, ce qu’elle s’efforcera de faire en ce sens laissera toujours beaucoup à désirer. En Algérie, pendant un temps, les colons en étaient venus à la compter au nombre de leurs fléaux, et peut-être la mettaient-ils au premier rang. Ces plaintes, poussées par des hommes aigris, attestaient en même temps de vives souffrances chez ceux qui les formulaient de cette manière — et l’impuissance naturelle de l’administration, bien plus que son incurie ou son mauvais vouloir. Absorbée par nécessité dans un rôle qui n’était pas le sien, celui de donner aux colons ce qu’elle ne leur devait pas, elle le leur donnait mal d’abord, et ensuite elle leur donnait plus mal encore ce qu’elle leur devait.

Le maréchal Bugeaud n’était cependant pas suspect d’indifférence pour la colonisation : elle était fille de sa pensée et de sa ferme volonté; elle se liait nécessairement dans son esprit à son plan de conquête, autre idée que nul autre avant lui n’avait osé concevoir ou su faire prévaloir. Cette idée au reste ne lui vint pas à lui-même de premier jet, ou du moins il fit plier une fois ses idées devant ses instructions, car ce fut lui qui, en attachant son nom au traité de la Tafna, accepta la mission de fonder l’empire d’Abd-el-Kader. C’était nous résigner à faire en Algérie la même figure qu’y avaient faite et que font encore au Maroc les Espagnols, éternellement bloqués dans leurs trois places de Ceuta, Melilla et Alhucemas. Hommes d’état et guerrier se fermaient les yeux, sans doute pour ne pas voir cette vérité plus évidente que le jour, et l’illusion dura peu. Une fois rappelé sur ce théâtre par la guerre qu’y avaient rallumée ceux-là même qui avaient le plus d’intérêt à la paix, le général Bugeaud n’y voulut reparaître qu’avec ses idées propres, qui étaient aussi des idées justes.

Il les avait naturellement justes et grandes quand ses préjugés ou ses passions leur laissaient le champ libre. Rien n’égalait la vivacité perçante de son coup d’œil, la netteté de son jugement, l’ingénieuse et originale lucidité de sa parole. Il savait beaucoup sans peut-être avoir beaucoup lu, mais il avait fait un choix excellent et il avait bien lu, avec l’œil d’un maître. Nulle matière ne lui était d’ailleurs absolument étrangère; il savait son temps comme il savait l’antiquité. Seulement cette dernière avait formé son esprit, l’autre ne l’avait que distrait. Aussi curieux que son compatriote Montaigne, il n’avait point passé devant les bruyantes écoles qui se sont tant multipliées et culbutées de nos jours, sans y jeter son regard par la fenêtre ou sans écouter un moment aux portes. Ce bruit de nouveautés plus ou moins neuves, plus ou moins hardies, ne le choquait point d’ailleurs à priori. Il y avait dans son humeur primesautière et parfois fantasque un courant de témérité aventureuse et paradoxale qui se laissait attirer volontiers vers les singularités du dehors, sauf à rentrer aussitôt dans son propre lit. Je l’ai vu, pour l’anniversaire de la naissance de Fourier, assister à un grand banquet phalanstérien, où il se chargea de porter le toast traditionnel à l’abolition des armées destructives et à leur transformation en armées industrielles et productives. Cette pensée, analogue aux siennes par certains côtés, leur répugnait souverainement et invinciblement par d’autres; il l’avait à cœur cependant, et plus tard il la traduisit en actes où elle apparut plus transformée que les armées qu’elle devait abolir.

Avec une nature incontestablement supérieure, mais inégale, le maréchal Bugeaud était pétri de contrastes, et il les aimait. Il n’était jamais plus militaire qu’avec les gens ou dans les affaires qui ne l’étaient pas; il ramenait tout alors au type de la caserne. Dans un groupe d’officiers, il aimait à rappeler son titre de député et à discuter les travaux des chambres; partout et avec tous, il mettait une coquetterie particulière à faire apparaître le paysan consommé sous l’habit du maréchal de France. Il était volontiers haut et cassant avec les pouvoirs ou avec les gens qui par position ou renommée lui portaient ombrage, bonhomme avec les petites gens, rustique et de rude écorce avec tout le monde. Malgré tout, une grande simplicité de mœurs et une certaine magie d’intelligence lui conciliaient de prime abord l’affection des gens qui l’approchaient; mais chez tous ceux qui ne lui étaient pas enchaînés par les liens de la discipline, il supposait plutôt l’hostilité, parce qu’il ne pouvait plus supposer ni exiger l’obéissance. Il voyait volontiers un adversaire dans tout ce qui ne lui était pas un subordonné. Singulière méprise du besoin impérieux de dominer dans les âmes ! Par cette disposition inquiète et ombrageuse, il étouffait sa domination partout où elle ne demandait qu’à s’implanter d’elle-même. Il n’aimait qu’une chose peut-être à l’égal de la guerre, c’était la discussion; mais il avait une antipathie égale à cet amour, c’était l’horreur d’être discuté. De là son aversion préventive pour ceux qui ne se sont pas interdit la faculté de raisonner et sa prédilection pour ceux qui ne savent qu’obéir.

Le maréchal avait de bonnes raisons d’ailleurs pour aimer à discuter tout haut ses propres idées, surtout devant un auditoire respectueux et soumis. La fermeté incisive de son bon sens, la sérénité lumineuse de son jugement, la sûreté de son coup d’œil et la merveilleuse simplicité des aperçus par lesquels il s’ouvrait au cœur des questions des jours inattendus pour les présenter en deux mots pittoresques réduites à leurs points essentiels, ces qualités, si nettes et si limpides chez lui lorsque aucune passion ne les venait troubler, lui donnaient au plus haut pour la puissance de subjuguer les esprits et d’y imprimer ses pensées. Aussi a-t-il fait école en Algérie. Personne au reste avant lui n’avait compris cette guerre. Il aimait à l’expliquer, même devant les simples soldats, et il n’en laissait guère échapper l’occasion. Les troupiers lui portaient une affection respectueuse et pourtant familière. Rien n’était plus mérité. Nul capitaine, et c’est là la marque du véritable homme de guerre, n’a poussé plus loin la sollicitude pour ses troupes, l’art de leur ménager les marches et les repos, de choisir leurs haltes et le soin d’assurer leur subsistance. Il y mettait même une sorte d’ostentation qui semblait dépasser la mesure nécessaire; mais chez un chef cet excès peut bien n’en être pas un, et il ne faut pas se hâter de l’attribuer à un zèle bruyant ou à une affectation de vaine popularité. Ce qu’il fait au-delà du besoin de la chose même, il le fait pour l’exemple et pour prévenir le relâchement chez les subordonnés. On raconte qu’un soir, au bivouac, il faisait déballer et ouvrir devant lui les caisses de biscuit, les visitant une à une, ni plus ni moins qu’un capitaine de compagnie. Le duc de Nemours, qui avait été envoyé en détachement, rejoint en ce moment la colonne et s’approche du maréchal pour lui rendre compte de sa mission. Ce dernier n’interrompt point son inspection minutieuse, et le prince lui rappelant qu’il avait un compte à lui rendre : « Eh ! mon cher, s’écrie le maréchal, nous verrons cela tout à l’heure; vous voyez bien que je suis occupé. »

Avec ce système, le maréchal demandait beaucoup à ses soldats et en obtenait beaucoup. Ses colonnes ont passé des saisons entières en campagne sans rentrer dans leurs garnisons. Il leur faisait faire souvent jusqu’à quinze lieues par jour et davantage sans les excéder ni les rebuter. Un autre maréchal, son devancier, avait trouvé le moyen d’exterminer les siennes en les maintenant vingt heures sous les armes sans avancer de plus d’une lieue.

Les prodiges que le maréchal Bugeaud avait obtenus de ses soldats le conduisirent à une idée fausse dans la forme absolue qu’il lui donna, et fâcheuse par les applications qu’il fut entraîné à en faire. Cette idée est qu’une armée porte en elle tous les élémens d’une société, et qu’elle peut se suffire à elle-même. Ce qui est vrai dans cette pensée, c’est qu’une armée contient en effet des hommes provenant de toutes les professions ou industries, et que, dans des cas de nécessité exceptionnelle, elle peut transitoirement, à l’aide de ces hommes, pourvoir à quelques-uns de ses besoins les plus pressés, sans le secours des populations civiles. De là à être le type complet d’une société il y a loin. Ce qui le prouve, c’est que les sociétés se sont constituées uniformément en deux groupes : l’un militaire, chargé exclusivement de protéger et de défendre; l’autre civil, chargé de tout le travail nécessaire à la subsistance ou à l’aisance commune. Si l’armée était un type complet de société, les sociétés se seraient naturellement constituées en armées, puisque après tout l’état de défense était pour elles une nécessité de premier ordre et permanente. Le point de perfection de cette idée, qui a été essayée en effet, n’a point dépassé l’organisation des gardes nationales; mais ce n’est point là ce que le maréchal entendait par une armée. Il ne voulait point, comme certains rêveurs de 1789, que le tout absorbât la partie, il voulait que la partie contînt le tout. De là ce régime militaire imposé partout aux villes naissantes, non comme provisoire et inévitable en attendant mieux, mais comme excellent en soi ; de là ces magistratures civiles confiées à des officiers devenus maires et juges de paix; de là ce plan de colonisation par villages composés de militaires non encore libérés du service, conservant leur organisation, leurs chefs, ne possédant rien individuellement que leur solde, et allant à la manœuvre de la charrue comme à l’école de bataillon, sur le commandement du lieutenant ou du capitaine ; de là enfin ces mariages par voie de recrutement pratiqué sur les orphelines des hospices de la mère-patrie. La critique a enchéri sans doute sur les circonstances de ces mariages ; mais il faut convenir aussi que le fonds était riche et prêtait.

Un pareil système, conçu de cette façon absolue et appliqué en tout avec cette rigueur de discipline, allait tout droit à mettre partout les forces propres de l’organisme militaire aux prises avec la force des choses. Dire comment cette erreur du maréchal Bugeaud a pu servir la colonisation et comment elle lui a nui, comment elle l’a arrêtée pour longtemps peut-être ; montrer les bonnes intentions ou les bienfaits de l’homme et les vices du système, c’est ce que feront suffisamment, sans même que nous le cherchions, les récits, les épisodes, les tableaux de colonisation africaine qui vont passer sous nos yeux. La soumission de la Kabylie, formellement décidée et entreprise, a ravivé en nous le souvenir de l’homme fort qui l’avait conçue, commencée, et à qui l’on ne permit pas de l’achever. Or, avec l’idée du maréchal Bugeaud, dont la pensée et l’œuvre militaire achèvent de s’accomplir en ce moment et trouveront assez d’historiens, nous avons senti revivre aussi dans notre mémoire cette autre partie de l’œuvre qu’il avait également commencée, et qui n’a pas encore été racontée. Peut-être cette tâche revient-elle naturellement à un homme qui, sans être colon lui-même, a pendant près de trois ans partagé la vie du colon, suivi ses travaux, étudié ses besoins, couché sous son toit, constaté ses maux, éprouvé ses fatigues, aspiré le venin de ses terres et failli deux fois succomber aux atteintes de ses plus redoutables maladies : toutes choses par lesquelles sa pensée s’est liée à ce pays de toutes les forces d’une affection grandie peut-être au prisme des souvenirs.


I.

Avant le maréchal Bugeaud, la colonisation ne consistait guère qu’en villages-étapes, bâtis autour des camps ou des postes militaires que l’on avait établis le long des routes pour protéger les communications entre le chef-lieu et les quelques villes de l’intérieur où nous tenions garnison. Quelques-uns de ces camps avaient aussi pour objet de couvrir les avenues d’Alger ou de garder les débouchés de l’Atlas dans la plaine. La population civile qu’on y attira par des concessions de terres et de matériaux de construction y vécut d’abord des petits commerces qu’entretenait la présence ou le passage continuel des troupes, et de l’entreprise des transports qu’elle effectuait pour le compte de l’administration militaire avec des bestiaux qui, le plus souvent, lui avaient été donnés par cette même administration. Ainsi se sont formés, dès les premières années de l’occupation, les villages de Vieux-Kouba, de Bir-Khadem, de Deli-Ibrahim, de Douéra, de Boufarik et du Fondouk. Aux portes d’Alger, les villages de Mustapha, Hussein-Dey, Birmandreis, El-Biar, Saint-Eugène, s’étaient formés en partie sous l’influence des mêmes causes, en partie par l’agglomération des maraîchers qui approvisionnaient chaque matin les marchés de la ville, ou par la multiplication des maisons de campagne provenant des Maures où bâties par les premiers spéculateurs. La spéculation avait bien aussi acheté toutes les terres que les Maures avaient voulu vendre dans le Sahel ou dans la plaine, et les Maures, persuadés que les chrétiens seraient promptement rejetés au-delà des mers, poussaient de leur mieux à la spéculation en vendant à vil prix tout ce qu’ils possédaient et ce qu’ils ne possédaient pas, souvent même ce qui n’existait pas. Beaucoup d’Européens se trouvèrent ainsi avoir dans la plaine des fermes qu’ils n’avaient pas vues, qu’ils ne devaient pas voir de longtemps, et dont les plus heureusement situées étaient celles qu’on pouvait aller reconnaître sous la protection d’un escadron. Ces fermes sont celles qui plus tard furent ravagées à deux reprises par Abd-el-Kader, qui en brûla ce qu’il put. Voilà à quoi, pendant dix ou douze ans, se réduisait ce que l’on appelait déjà néanmoins la colonisation en Algérie.

De 1842 à 1846, tout changea de face. Il est à remarquer que cette période est précisément celle du soulèvement général de l’Algérie et de la guerre acharnée engagée par Abd-el-Kader, puis rallumée par le célèbre aventurier connu sous le nom de Bou-Maza. Ce fut dans cet intervalle de luttes si actives que le maréchal Bugeaud, presque toujours en campagne, voulut fonder la colonisation, appela des colons de France, leur distribua ce sol pour lequel on se battait encore, leur bâtit des maisons, leur perça des routes, et fit plus en effet en trois années de guerre générale qu’il n’a été fait depuis lui en six ans de paix.

En 1846, la colonie commençait à prendre de la force et à se sentir assurée de l’avenir. On entrait dans une phase nouvelle, et le gouvernement lui-même le sentait. Il fit quelques réformes administratives, multiplia les directions, ce qui était affaiblir l’administration civile plutôt que la renforcer. Les colons, de leur côté, publiaient forces brochures, et accréditaient des délégués auprès du gouvernement : ils réclamaient un système de garanties et d’institutions civiles. Tout ce bruit et les péripéties de la lutte non encore abandonnée par Abd-el-Kader attiraient fortement l’attention sur l’Algérie. Vers la fin d’octobre 1846, quatre membres de la chambre des députés arrivaient à Alger, mus par le désir d’étudier sur place les problèmes que donnaient à résoudre le fait accompli de la conquête et le fait ébauché de la colonisation. Une curiosité de même nature, mais concentrée sur un objet spécial, m’y avait fait arriver trois jours avant eux. Deux de ces députés m’étaient connus, l’un par des liaisons d’enfance que j’avais eues dans sa famille, l’autre par des relations de monde et de littérature. Ce dernier, M. de T.., voulut bien m’exprimer le plaisir que lui faisait éprouver la surprise d’une semblable rencontre hors d’Europe et dans ce vieux nid de pirates. — Malheureusement, ajouta-t-il, il faudra tout aussitôt nous quitter. Le maréchal veut nous faire voir l’intérieur du pays. J’aurais eu beaucoup de choses à voir auparavant; mais le jour du départ est fixé, les ordres donnés sur tout le trajet d’Alger à Oran. C’est un bien curieux voyage, n’est-ce pas, et une occasion unique de le faire ? Mais j’y pense, puisque vous êtes venu dans ce pays pour y faire des études, peut-être vous serait-il agréable d’y ajouter aussi ce complément. Si la proposition vous plait, je demanderai l’agrément du maréchal ainsi que l’autorisation de vous présenter.

J’acceptai avec d’autant plus de reconnaissance, que la proposition était des plus séduisantes, et que j’avais déjà une commission à remplir près du maréchal au nom d’un général qu’il aimait beaucoup et qui m’honorait d’une affection presque paternelle, le brave général Négrier. Au jour dit, trois voitures nous emportèrent jusqu’à Blida. Nous ne nous arrêtâmes pas aux villages qui se trouvaient sur la route. Le but du maréchal, dans ce voyage, était de faire ressortir les avantages que son système d’administration et de colonisation militaires avait sur toute espèce d’institutions civiles. Or nous ne devions rencontrer l’administration que dans les territoires dits militaires, et la colonisation qu’au village de Beni-Mered, entre Boufarik et Blida. Jusqu’à Beni-Mered, nous ne mîmes donc pied à terre qu’à Boufarik pour jeter un coup d’œil sur les chevaux du haras pendant qu’on relayait. Boufarik méritait bien cependant d’être visité pour lui-même. Ce charmant village, conquis sur l’infection et sur la mort, n’a été longtemps qu’un champ d’hécatombes humaines. Situé, comme son nom semble l’indiquer[1], dans l’axe même de la plaine, c’est-à-dire au point où elle se sépare en deux plans inclinés, dont l’un remonte vers le pied de l’Atlas, et l’autre vers les collines du Sahel, Boufarik est le rendez-vous de toutes les eaux qui viennent de l’un ou de l’autre côté par écoulement ou par infiltration. Ces eaux, avant qu’on leur eût percé des canaux, détrempaient le terrain, croupissaient et pourrissaient sur un sol éternellement fangeux. La position de Boufarik faisait de ce point néanmoins un lieu d’étape et la clé des communications de Blida avec le Sahel. Malgré toutes les conditions qu’il réunissait pour être un lieu extrêmement malsain, il se peupla lorsqu’on y eut établi un camp, et aujourd’hui ce village, sans égal dans l’Algérie, tout rempli de frais ombrages et d’eaux murmurantes, percé de larges rues qui, sous leurs dais de verdure, sembleraient être plutôt les ailées d’un parc, est comme le miracle d’une transformation féerique et le plus encourageant exemple de ce que la puissance de l’homme peut arracher à cette nature d’Afrique si féconde et si revêche.

La fondation du village de Boufarik remonte à 1836 ou 1837. La date précise est déjà recouverte d’un voile difficile à percer. La population primitive a disparu tout entière. Les gens qui habitent aujourd’hui le pays ne peuvent donner de renseignemens positifs ou en donnent de contradictoires. Les cartons du commissariat civil ne contiennent aucun document administratif antérieur à 1840. L’autorité militaire qui commandait le camp ne s’occupait du village que pour y maintenir la police ; elle donnait ou retirait arbitrairement les lots de terres ou de maisons sans garder trace de ce qu’elle avait fait. Les colons recevaient leurs concessions comme un soldat reçoit un billet de logement ; ils les gardaient ou les quittaient sans que personne s’occupât d’eux. Les garnisons du camp se succédaient à chaque instant, et les chefs aussi. Point de traditions, point de registres, pas même pour l’état civil. Ce fut encore le maréchal Bugeaud qui songea à tirer Boufarik de ce chaos, en y plaçant, sous l’autorité trop mobile des chefs militaires du camp, une autorité civile permanente. Tout alors se fixa et commença à prendre une forme régulière. Le territoire, partagé en cent soixante concessions, fut distribué authentiquement entre autant de familles qui reçurent des titres de possession. Il y eut des registres ouverts pour les mutations, registres difficiles à tenir d’ailleurs, car cette première génération de colons se composait surtout de chercheurs d’aventures plus nomades encore que les Arabes. Rien ne les pouvait fixer, pas même ce droit de propriété par lequel ou avait espéré les allécher. Que leur importait une propriété nue, qui ne leur avait rien coûté à acquérir, et qui leur aurait coûté beaucoup de temps et de peine à convertir en chose utile à son maître ? C’était pour eux comme un pis-aller dont ils se croyaient assez sûrs de pouvoir toujours retrouver l’équivalent quelque part. La mort ou l’épouvante achevait d’ailleurs d’enlever ou de disperser ceux qui auraient eu des intentions plus casanières. En sept ou huit ans, le personnel des concessions a été renouvelé au moins trois ou quatre fois. Quelques-uns de ceux que la terreur avait chassés au temps des grandes mortalités ont reparu plus tard, et ont pu redevenir concessionnaires à titre nouveau.

Les magnifiques plantations qui entourent ou sillonnent Boufarik datent de l’établissement du commissariat civil; elles ont coûté cher, ainsi que les premiers travaux de défrichement ou de dessèchement. C’est alors qu’on a vu les populations, déjà maladives, fondre et disparaître comme les neiges de l’Atlas au soleil de juin. Chaque année, la mort emportait plus de victimes qu’elle ne laissait de survivans. En 1843, les choses en vinrent à cet excès que, sur 1,100 âmes de population fixe ou flottante, 800 succombèrent. La population flottante se composait d’ouvriers à gages employés aux travaux de construction, de culture ou de dessèchement. On remarqua que le fléau sévit surtout contre cette classe, et on l’attribua soit à des habitudes de vie moins réglée, soit à l’usage assez général de coucher en plein air, à ciel ouvert ou sous un simple écran de roseaux étalés sur quelques bâtons. Boufarik devint la terreur de ceux qui avaient seulement à le traverser. On n’y passait que le cœur serré, comme sur un champ de carnage. Le camp fut évacué, et l’on ne prononçait plus le nom de ce lieu sinistre que pour y ajouter l’idée de nécropole. Des couches nouvelles de colons survenaient néanmoins pour remplacer les couches enfouies, et grâce à leur constance, ce lieu maudit est aujourd’hui un délicieux jardin. Les plantations multipliées à profusion, les canaux et rigoles de dessèchement, les cultures continuées pendant plusieurs années, ont fait évanouir toutes les causes d’insalubrité, et la mortalité n’y est pas plus grande désormais qu’en France.

Le territoire de Boufarik est trop resserré pour sa population. Chaque concession avait été divisée en trois lots, dont un de ville et deux de campagne, ces derniers de quatre hectares chacun. Il y a 292 lots de ville, et le reste du territoire n’a pu fournir qu’à 160 concessions de huit hectares chacune, en deux lots séparés. Quelques colons à peine ont reçu les deux lots de terre qu’on leur avait promis. La plupart n’en ont qu’un, un plus grand nombre encore n’a que le lot de ville, et pourtant, parmi ces derniers, beaucoup étaient des agriculteurs, non des ouvriers d’art ou des commerçans, et ils n’ont dépensé leurs ressources à bâtir sur leur lot de ville que dans l’attente des terres qu’on s’était engagé à leur livrer. Il eût été facile d’arrondir le territoire de Boufarik et de satisfaire aux engagemens pris en distribuant aux colons la terre de Sidi-Abed, qui aujourd’hui a reçu une autre destination. On ne saurait blâmer le gouvernement de la sollicitude qu’il a montrée pour l’établissement d’orphelins dirigé par le père Brumauld ; mais il est à regretter qu’on n’ait pas cherché à récompenser les éminens services rendus par le révérend père et à le mettre à même d’en rendre de plus grands encore, sans nuire aux intérêts d’une population qui, elle aussi, a bien mérité, et sans manquer à des engagemens sur la foi desquels elle avait travaillé jusqu’ici. La superficie totale du territoire de Boufarik, ville et campagne, est de 1,409 hectares. L’adjonction de Sidi-Abed y en eût ajouté 500.

De Boufarik à Beni-Mered, il y a deux petites lieues. C’était là que nous devions rencontrer le système de colonisation du maréchal, celui que ses brochures et ses discours essayaient de faire prévaloir devant les chambres et devant le pays. Il faut dire à son honneur que si, sur ce chapitre, il était absolu et tranchant dans ses idées, il était on ne peut plus tolérant dans la pratique. Pour ce qui touchait aux systèmes de colonisation, il semblait, comme gouverneur général, n’en avoir épousé aucun. Il avait ouvert la lice à tout le monde, et ne s’était réservé que le droit de concourir. Ainsi, outre les systèmes du général Bedeau et surtout du général Lamoricière, qui s’était fait chef d’école dans sa province, il y avait dans la province même d’Alger, et sous les regards immédiats du maréchal, le système du comte Eugène Guyot, directeur de l’intérieur et de la colonisation. Ce système, qui a produit la grande majorité des villages, consistait à admettre les colons riches ou pauvres, à leur livrer sur place, pour une somme de 6 à 800 francs ou souvent à titre gratuit, les matériaux de construction d’une maison que chacun élevait à sa guise sur le lot qui lui était concédé. On leur prêtait en outre, autant qu’on le pouvait, des bœufs pris dans les parcs de l’administration militaire, des moutons de même origine, dont la laine et le croit restaient au colon, tenu seulement de représenter, lorsqu’il en était requis, un même nombre de têtes et un poids de viande sur pied égal à celui que les parcs lui avaient fourni. Diverses subventions en nature pour les semailles ou pour la subsistance du colon et quelques défrichemens opérés par l’administration complétaient les moyens d’assistance que le gouvernement mettait à la disposition du colon. Tous ces villages étaient protégés par un fossé d’enceinte et son revêtement, qui leur permettaient de se défendre contre une brusque irruption d’Arabes.

Un autre système était celui du colonel Marengo, qui livrait la maison bâtie et un certain nombre d’hectares défrichés. Ce nouveau mode s’adressait à des colons présumés plus riches. Ils trouvaient, en arrivant, le village tout construit et n’avaient qu’à s’installer, en payant 1,500 francs ou 3,000 francs, selon qu’ils prenaient une maison par moitié ou en entier. Toutes les maisons, bâties uniformément sur un égal espace de terrain, étaient en effet doubles, c’est-à-dire disposées de manière à pouvoir contenir deux ménages. Les maisons étaient rigoureusement alignées et espacées. L’intervalle qui les séparait devait servir de jardin, et chaque jardin se trouvait, comme la maison, coupé en deux parties égales, suivant l’axe qui partageait la façade. Cette uniformité géométrique rappelait peut-être un peu trop les habitudes militaires et donnait aux villages un aspect où manquait l’expression de la vie et de la spontanéité. Il y en eut trois bâtis sur ces données : Saint-Ferdinand, Sainte-Amélie, et, sur le trajet de l’un à l’autre, un hameau nommé le Marabout d’Aumale. On réussit pou à remplir la partie, du programme qui consistait à recruter des colons d’une catégorie un peu aisée. Quelques-uns payèrent en effet leur maison ou leur moitié de maison; ce fut le très petit nombre : tout le reste donna quelque à-compte et demanda du temps. La plupart ont sans doute renoncé aujourd’hui à achever le paiement, et le gouvernement à le recouvrer. Ils ont d’ailleurs reçu les mêmes secours que les colons du premier système. Le plan du colonel Marengo reposait tout entier sur une idée d’économie : il s’agissait de créer une colonisation qui, pouvant voler de ses propres ailes, ne coûtât rien à l’état. Les élémens ont manqué, et d’ailleurs, dans la population agricole jouissant d’une petite aisance, il eût été difficile de trouver assez de familles disposées à se coupler deux par deux dans ces incommodes petites maisons à deux compartimens symétriques. Trop de choses y étaient forcément en commun pour ne pas froisser les instincts de gens qui ont au plus haut point le goût et déjà quelque habitude de la propriété. Comme dernier expédient d’économie, le colonel Marengo avait supprimé dans ses villages le fossé et le revêtement d’enceinte. Il avait remplacé ce moyen de défense par des meurtrières percées dans les quatre faces des maisons, ce qui leur permettait de se défendre mutuellement en balayant, par une fusillade nourrie, la rue ou les jardins envahis : moyen très simple, auquel on aurait pu songer plus tôt, car il était suffisamment efficace contre des agresseurs arabes.

Il y eut aussi des entrepreneurs de poche qui proposèrent de fonder des villages à la fois agricoles et maritimes, moyennant des concessions qui leur furent accordées, à Aïn-Benian, à Sidi-Ferruch et à Notre-Dame de Fouka. Les villages furent bâtis, si l’on peut appeler villages deux files de baraques blanches, composées d’une seule chambre, dans lesquelles j’ai vu pousser le palmier nain. A Sidi-Ferruch, on pêcha en effet, et la pêche put se soutenir pendant quelques années, grâce à l’énergie d’un homme doué d’un rare courage; mais on ne cultiva guère, et la pêche elle-même finit par succomber. A Aïn-Benian et à Notre-Dame de Fouka, il n’y eut ni pêche ni culture, et les vents et la pluie ou même les palmiers nains auraient fini par jeter à terre les baraques d’Aïn-Benian, si des charbonniers n’étaient venus en dernier lieu s’y installer pour exploiter les broussailles des environs.

Le maréchal ouvrait donc le champ libre à tous ces systèmes. Tout en parlant avec un sourire des colons gants-jaunes du système Lamoricière, il admit aussi les grandes concessions pour les colons à capitaux; toutefois son idée à lui, sa conviction profonde était que l’élément de colonisation le plus sérieux, le plus à portée, le plus facile à recruter, était dans l’armée. Il y avait beaucoup de vrai au fond de cette idée. L’armée fournissait en abondance des hommes jeunes encore, rompus aux fatigues, acclimatés, ayant pris goût au pays et élevés dans les travaux des champs; mais ces soldats ne sont généralement soldats que parce qu’ils n’ont pu trouver dans leur famille les 600 fr. nécessaires pour se faire assurer à la caisse des remplacemens : où prendraient-ils de quoi pourvoir aux premières et aux plus immédiates nécessités de leur Installation dans la vie de colons ? Là était le problème que le maréchal avait à résoudre. Il voulait à la fois récompenser l’année, assurer à la colonisation un élément vivace, fort, et pour ainsi dire intarissable, enfin ménager autant que possible les deniers de l’état. Il imagina pour cela de prendre dans l’armée d’Afrique des hommes ayant encore trois ans de service à faire, et par conséquent à la charge de l’état pendant ces trois années. Il les triait de manière à ce que les hommes d’un même village fussent un détachement du même régiment, conservant son numéro, ses chefs, l’esprit et les habitudes du corps, en un mot tout ce qui devait maintenir les hommes sous l’empire de leurs devoirs comme partie active de l’armée. L’emploi de leur temps seul était changé. Ce détachement formé, on lui assignait pour cantonnement le territoire du village qu’il avait à bâtir. Les magasins de l’état lui fournissaient les matériaux qu’il ne trouvait pas sur place, ou qu’il ne pouvait pas fabriquer lui-même. Ses petits ustensiles de soldat devenaient le premier mobilier de sa maison, que l’on complétait par une table et quelques chaises. Quant à son couchage, il y avait droit comme soldat, et les magasins de l’état le lui fournissaient encore. Le génie militaire lui construisait ses instrumens de labourage, elles pares de l’intendance pourvoyaient au cheptel. Instrumens, bestiaux, terres, produits, tout était possédé en commun jusqu’à l’expiration des trois années. À ce terme, on liquidait la communauté; l’actif et le passif étaient répartis par portions égales sur la tête de chaque homme. L’état prélevait le remboursement de toutes ses avances, et chacun restait pour sa quote-part maître du surplus. Le soldat était redevenu citoyen et se trouvait propriétaire. Le sort lui désignait son lot.

On voit dans ce court exposé comment, en partant d’une idée juste, le maréchal a été conduit, par les difficultés d’application, à des combinaisons où l’utopie fait invasion par plus d’un côté. Trois villages furent formés sous l’empire de ce régime : Beni-Mered, dans la plaine; Maëlma, sur les dernières crêtes du Sahel et non loin du Mazafran; Aïn-Fouka, de l’autre côté du Mazafran, entre la mer et Koléah. De ces trois villages, le mieux situé et le plus prospère était Beni-Mered; aussi était-il le seul que le maréchal citât, le seul qu’il donnât comme le type réalisé de sa pensée, celui dont il se montrait réellement fier. Et pourtant ce fils aîné de ses affections, ce fruit accompli de ses théories n’était qu’une protestation vivante contre ces mêmes théories. L’histoire de Beni-Mered avait mis en relief ce qu’il y avait de faux et de forcé dans la condition de ces hommes, qui étaient encore soldats par leur solde, mais qui ne l’étaient réellement plus par leur position ; ce qu’il y avait d’inconséquent surtout à appeler des gens à la propriété, à les mettre dans des conditions qui stimulaient sans cesse en eux cet instinct, pour les faire débuter par un long stage dans le régime de la communauté. Ces inconvéniens ne tardèrent pas à se manifester. A mesure que l’objet même de la propriété se formait et prenait du corps et de la valeur par le travail des soldats, les traditions de la caserne s’éteignaient, l’esprit militaire s’effaçait, pour faire place aux instincts de propriété, qui s’éveillaient d’autant plus que s’approchait davantage le moment où l’on pourrait mettre la main sur ces richesses que l’on créait chaque jour sans avoir le droit d’y toucher. — Ah ! si j’avais ma part! de l’argent je ferais ceci, des terres cela, je mettrais à profit telle occasion qui ne se représentera plus, et je doublerais aujourd’hui mon avoir! — Un concert de malédictions s’élevait chaque jour contre cet odieux régime de communauté. Elles arrivèrent jusqu’au maréchal, qui se refusait à les comprendre. Ce régime de communauté et la force d’unité qui résultait du maintien de l’organisation militaire étaient à ses yeux ce qui faisait le mérite du système au point de vue de l’intérêt des colons. Conçu dans le for de la bienveillance profonde et vraiment paternelle qu’il portait à ses soldats, ce système ne lui paraissait pouvoir être que souverainement bienfaisant. Les plaintes cependant s’accumulèrent tellement, le dégoût et le découragement les suivirent de si près, que le maréchal crut devoir intervenir lui-même. Il passa à Beni-Mered, rassembla les colons et leur dit :

— Eh bien ! vous voulez donc la dissolution de la communauté ?

— Oui, monsieur le maréchal.

— Et pourquoi la voulez-vous ?

Il se mit alors à écouter leurs griefs, leur prêtant l’oreille avec ce calme patient et ce regard à la fois attentif et préoccupé de sa propre pensée qui produisait des jeux de physionomie curieux à observer dans une nature si impérieuse et si impétueuse. Après avoir tout entendu et tout réfuté en passant, il s’anima en reprenant une fois de plus la thèse des avantages inhérens au régime provisoire de la communauté : l’économie qui en résultait pour eux, le petit capital que cela leur amassait insensiblement pour le jour de la liquidation, et qu’ils dissiperaient sans même s’en apercevoir, s’ils le percevaient goutte à goutte; le besoin qu’ils avaient de s’unir en faisceau pour vaincre les premières difficultés de leur installation sur une terre nue; le peu de titres qu’ils auraient à l’appui d’un gouvernement dont ils auraient secoué la tutelle et méconnu les avis. Puis, après tous ces développemens, il revint à sa question :

— Vous m’avez bien entendu ? Vous avez réfléchi ?

— Oui, monsieur le maréchal.

— Voulez-vous toujours la liquidation de la communauté ?

— Oui, monsieur le maréchal.

— Allez ! vous êtes des ingrats ! pour vous punir, je vous la donne.

La communauté n’avait cependant guère plus que six mois de durée normale, et elle avait encore beaucoup de choses à faire, car elle n’avait même pas achevé de bâtir toutes les maisons; mais l’impatience était à son comble. Quelques jours plus tard, en effet, la dissolution fut effectuée par l’intendance en présence du conseil d’administration de la compagnie. Chaque soldat reçut quatre hectares défrichés, une maison ou 800 francs de matériaux, deux tètes de gros bétail et dix de bêtes à laine. La communauté avait reçu pour 7,000 francs de bestiaux; au moment du partage, elle en possédait pour 17,976 francs, et l’on en avait déjà antérieurement vendu pour une dizaine de nulle francs qui avaient été le premier noyau du fonds commun. On vendit pour le partage, et à l’enchère, les instrumens aratoires, dont le produit fut également versé à la masse commune. Le décompte fait, chaque soldat eut à percevoir pour sa part 436 francs 55 centimes. L’intendance avait prélevé 2,350 francs pour le remboursement des effets de couchage, 845 francs pour les instrumens aratoires, et repris en nature les bestiaux qu’elle avait fournis. L’état semblait donc ne rester grevé d’aucune dépense extraordinaire, et là était le côté spécieux de cette combinaison économique; mais en réalité l’état avait eu à sa charge, sous le titre de soldats, pendant deux ans et demi, soixante-sept concessionnaires qui, soldats de nom seulement, travaillaient pour eux et non pour lui. En outre, une somme d’environ 200,000 francs est réellement restée à la charge du trésor soit pour la construction de dix maisons, d’un fossé et d’un bout de mur d’enceinte qui furent mis en état par le génie militaire avant l’arrivée des colons, soit pour d’autres dépenses et faux frais. Malgré la magie des apparences, l’avantage de l’économie pour l’état se réduit donc dans ce système aux mêmes proportions que les avantages de la communauté pour les colons.

Le maréchal n’en conservait pas moins toute sa verdeur d’illusions deux ans après cette épreuve concluante. Aussi le cortège mit-il pied à terre en arrivant à Beni-Mered. Ce village, d’un aspect moins riant et moins frais que Boufarik, s’annonce bien néanmoins, et pouvait à beaucoup de titres justifier l’orgueil de son fondateur. A l’intérieur, tout respire l’aisance; les colons ont grandement fait prospérer leurs affaires depuis qu’on leur en a laissé le soin. A l’époque de cette visite, il y avait dans le village, et appartenant à divers colons, 49 chariots, environ 70 paires de bœufs, une vingtaine de chevaux et mulets, 300 moutons ou chèvres, 2,000 pores, etc. Tout concourait à produire cette prospérité, terres magnifiques, eaux abondantes, route fréquentée, et enfin l’avantage inappréciable, dont avaient joui les colons pendant trois années, de n’avoir pas à prélever leur subsistance sur les produits de leur travail, et d’avoir toujours sous la main ce qui leur était nécessaire pour produire.

La colonne élevée à la mémoire de Blandan et de ses compagnons, dans l’axe même de la route droite qui va de Boufarik à Blida, donne de loin au village de Beni-Mered un certain aspect monumental. Un vaste bassin de fontaine entoure le pied de la colonne taillée en forme d’obélisque et revêtue d’une inscription qui en rappelle l’objet. Les maisons sont là aussi des maisons d’uniforme et à deux compartimens, ayant chacun son entrée dans une salle basse. Cette uniformité n’a rien d’égayant; elle est seulement rompue par les maisons de 26 colons civils qui ont été ajoutés en 1844 aux 67 colons militaires, et qui ont bâti comme ils l’ont voulu dans un coin séparé. Le maréchal montra tout en détail à ses hôtes, leur expliqua le mécanisme de son système, glissa un mot sur l’aveuglement des colons qui l’avaient méconnu, et sembla en appeler aux colons futurs, mieux éclairés par l’expérience.

A Blida, où nous devions coucher, nous laissâmes nos voitures pour ne plus les reprendre. Nous quittions le territoire civil pour entrer dans ce qu’on appelait le territoire mixte, mais qui était déjà le véritable pays arabe, pays sans routes, sans villages, sans ponts. Nous allions longer le territoire de ces fameux Hadjoutes, autrefois la terreur d’Alger, aujourd’hui réduits à rien, escalader ce formidable col de Mouzaïa où tant de sang français a coulé dans les premières années. Nous allions, avec une faible escorte, mettre un maréchal de France gouverneur général à la merci de populations frémissantes encore des convulsions qui n’avaient pas alors cessé d’agiter les extrémités reculées du pays. C’était exposer à de rudes tentations les fidélités douteuses. Ce petit grain de danger, presque chimérique d’ailleurs, ne déplaisait évidemment pas au maréchal; il aimait du moins à en voir l’idée lointaine miroiter dans les imaginations et à montrer avec quelle sécurité il pouvait braver les hasards d’un voyage de cent cinquante lieues à travers les débris d’une insurrection qui achevait à peine de sentir le poids de sa main. Il éprouvait une jouissance contenue, mais visible, à donner la mesure de ses succès et de son ascendant, en jouant négligemment avec la crinière du lion récemment dompté. Nous le pûmes voir surtout à une rencontre que nous fîmes dans le col de Mouzaïa, coupe-gorge gigantesque qui, en tout pays et en tout temps, semblerait un rendez-vous donné par la nature à tous les entrepreneurs de mauvais coups. Les deux seules créatures humaines que nous y aperçûmes furent deux Français qui s’en revenaient à pied, seuls et sans armes, de Médéa à Blida. Le maréchal ordonna qu’on les fit approcher, s’arrêta et les interrogea, comme s’il eût voulu les intimider et les réprimander. :

— D’où venez-vous ? Où allez-vous ?

— Nous venons de Médéa et nous allons à Blida.

— Comment cela ? seuls ? Et vous ne vous trouvez pas imprudens ?

— Non, monsieur le maréchal.

— Vous savez bien cependant que des hommes isolés ne doivent pas s’aventurer ainsi; on vous en répète l’avis sous toutes les formes. Pourquoi n’avez-vous pas attendu un convoi ?

— Nous étions pressés, monsieur le maréchal.

— Eh bien ! allez donc, et prenez garde qu’il ne vous arrive malheur.

Toute preuve de la sécurité des routes, surtout à cette époque si rapprochée de la guerre, était un triomphe pour le maréchal et une joie d’ailleurs bien légitime. Il avait rendu les tribus responsables des crimes que les coupeurs de routes pourraient commettre sur leur territoire; il leur avait fait établir de loin en loin, le long des chemins, une ligne de postes chargés d’éclairer les environs pendant le jour et d’interdire le passage pendant la nuit aux voyageurs isolés. Les deux hommes que nous venions de rencontrer lui avaient adressé sans le vouloir et sans le savoir la flatterie qui pût le toucher le plus dans le fait même de cette imprudence dont il feignait de les tancer. Quatre députés pourraient donc rendre témoignage à la France du respect que le gouvernement inspirait déjà aux indigènes et de la confiance que les Européens avaient dans sa force. Cet incident fournit à la conversation pendant une partie de la route.

A Médéa, nous entrions en plein gouvernement militaire. L’excellence d’un système d’administration gratuite, de justice gratuite, était encore une thèse du maréchal. Cette thèse était formellement contredite par le vœu des populations, qui ne trouvaient pas qu’un commandant de place armé de tous les pouvoirs, administratif, judiciaire et exécutif, fût le meilleur des maires ou des sous-préfets parce qu’il ne percevait point d’émolumens à ce titre, ni le meilleur des juges parce qu’il jugeait sans frais. Tant de pouvoirs accumulés avaient en effet quelque chose de formidable, même entre les mains de l’homme le plus sage. La moindre erreur administrative du maire pouvait amener un débat devant le juge, qui alors jugeait par un côté dans sa propre cause, et qui tout aussitôt, comme chef de la force publique, se chargeait lui-même de l’exécution de son jugement : les fonctions d’huissier étaient en effet remplies par des gendarmes, et celles de greffier par un sergent. Avec quelle facilité, dans des circonstances pareilles, la justice elle-même devait être prise pour la force mise au service de l’arbitraire! Et quel n’était pas le mérite des officiers qui, dans ce cumul redoutable de fonctions, savaient se défendre de tout arbitraire et de tout mouvement précipité! Ici encore le maréchal tentait la nature humaine et voulait la forcer. Il s’étonnait qu’on réclamât, il s’en irritait même. Il y voyait un esprit d’hostilité contre l’armée, esprit qui n’a jamais existé, je pense, et en Algérie moins qu’ailleurs. A Médéa, il était tout rempli de ces idées. Au dessert, il porta un toast à l’armée. Les développemens qu’il lui donna étaient gros de taquineries et presque de colères. Il parla des services de l’armée comme si quelqu’un les avait contestés. Il vanta sa discipline, sa résignation, son courage, vus avec ingratitude par les uns, avec indifférence par les autres. Il jeta çà et là des rapprochemens malveillans, des allusions aux colons, aux chambres, au gouvernement. Personne ne fut épargné. Avec beaucoup de tact et de finesse, M. de T... sut dans sa réponse éviter tout ce qui eût pu donner à un simple toast le caractère d’une polémique : il reprit l’éloge de l’armée, mais il sépara ce que le maréchal avait confondu, écarta les allusions, et après avoir jeté dans la péroraison quelques traits heureux, qui enlevèrent le maréchal lui-même, il finit en proposant un toast à l’union du civil et de l’armée. Le maréchal, très froncé au commencement de ce petit discours, s’était déridé peu à peu en l’écoutant, et après le toast porté, il dit en s’y associant de bon cœur : « S’il en est ainsi, je n’ai plus rien à dire. » Ces mots révélaient tout, car où le maréchal avait-il pris qu’il n’en fût pas ainsi ?


II.

A partir de Médéa, nous disions adieu aux régions fréquentées, au rayon d’Alger. Plus d’étapes européennes, plus de camps, plus de villages, plus de villes pour la couchée, si ce n’est à des distances que l’on ne peut franchir en un jour. Nous allions cette fois coucher sous la tente, en pleine broussaille; aussi, quoique notre bivouac fût marqué chez le fidèle Bou-Alem, bach-agha du Djendel, deux compagnies d’infanterie furent commandées pour le service du camp. Le maréchal se donna et procura à ses hôtes le plaisir d’en passer la revue. Ces deux magnifiques compagnies de grenadiers et de voltigeurs étaient rayonnantes et ne paraissaient nullement préoccupées de la petite journée de quinze lieues qu’elles allaient avoir à faire par un affreux pays de montagnes. Après la revue, nous allâmes visiter les jardins créés par nos soldats soit pour leur approvisionnement de légumes, soit pour l’agrément des officiers. Dans toutes les garnisons de l’intérieur, l’armée s’est donné de ces jardins, qui souvent sont l’unique ornement de la ville. Il est vrai de dire qu’en Afrique, partout où l’armée a posé le pied, elle y a laissé un bienfait. Ce sont ces mérites très réels qui fournissaient au maréchal un argument pour sa théorie; aussi ne laissait-il échapper aucune occasion de montrer toutes ces créations militaires en témoignage de l’aptitude universelle de l’armée. Nous visitâmes donc aussi la caserne de Médéa et d’autres constructions élevées par les soldats. Le temps nous manqua pour aller visiter un vieil aqueduc, reste d’une construction romaine et qui s’aperçoit de très loin, Médéa étant située sur un plateau fort élevé. Cette ville, dépeuplée et à demi détruite par Abd-el-Kader, a été à peu près achevée par les Français, qui l’ont reconstruite presque en entier.

Nos courses faites, nous rentrâmes pour le déjeuner. Nous étions au moment de quitter la table, lorsqu’un officier vint demander au maréchal ses ordres au sujet des deux compagnies d’escorte.

— Comment! s’écria le maréchal tout étonné; elles ne sont donc pas encore parties ?

— Non, monsieur le maréchal.

— Mais c’est impossible! A quoi songe-t-on ? Qu’on les fasse partir tout de suite.

— Monsieur le maréchal, les hommes n’ont pas mangé la soupe, et ils sont en train de la faire.

— En vérité, c’est inexcusable! Quelle heure est-il ?

— Il va être dix heures, monsieur le maréchal.

— Dix heures! Ils devraient être maintenant à la halte! Est-ce raisonnable ? Allons! qu’on se hâte de leur faire manger la soupe, et qu’ils partent aussitôt après !

Nous montâmes nous-mêmes immédiatement à cheval. Le maréchal ne parlait que de ses soldats, de leur journée de quinze lieues et de la marche forcée qu’ils auraient à faire pour rattraper le temps perdu. Nous n’avions pas marché une heure, qu’à chaque instant il se retournait pour les chercher dans l’espace que nous avions laissé derrière nous; mais rien ne paraissait. La structure montagneuse du pays nous dérobait parfois tout le chemin que nous avions suivi; parfois aussi un point culminant nous le rendait en panorama jusqu’à Médéa, qui déjà n’était plus qu’une petite masse blanche. Sur tous ces points, le maréchal arrêtait la marche et regardait. Nous faisions comme lui, et tous les yeux interrogeaient le vaste contour que nous avions parcouru. Enfin, vers une heure, à un détour du Gontaz, quoiqu’un crut apercevoir dans le lointain une petite masse semée de points brillant au soleil : « Les voilà ! » On se retourne, on regarde, on se montre mutuellement du doigt le point indiqué, on s’assure que c’est bien en effet de la troupe en marche, ou distingue même la teinte rouge des pantalons.

— Enfin! dit le maréchal. Pauvres gens!

Et nous reprenons nous-mêmes notre marche jusqu’à une source où l’on mit un instant pied à terre pour donner aux chevaux le temps de souffler.

Deux heures après, nos fantassins nous avaient rattrapés et passaient devant nous, gais, alertes, et comme tout triomphans de nous laisser en arrière. Ils avaient déjà fait quelque chose comme sept lieues tout d’une traite, et certes il n’y paraissait pas. Les deux capitaines s’approchèrent du maréchal.

— Eh bien! comment vont vos hommes ?

— Très bien, monsieur le maréchal.

— Ils ne sont pas trop fatigués ?

— Pas le moins du monde, monsieur le maréchal.

— Pauvres gens ! Il vous reste encore bien du chemin à faire. Vous allez bientôt leur faire manger la soupe ?

— Pas encore, monsieur le maréchal ; il n’est que trois heures.

— Il ne leur manque rien ? — Non, monsieur le maréchal.

— C’est bien. Allons, ménagez-les. Ils ont une rude journée à faire. Pauvres gens ! En vérité, c’est une extravagance !

Ils disparurent bientôt en avant et se perdirent dans les lointains comme ils avaient fait en arrière. Vers cinq heures, nous débouchâmes dans une espèce de vallon où nous les retrouvâmes tout à coup autour de leurs feux et de leurs marmites déjà vidées pour la plupart. Quelques-uns grignotaient pour dessert et en se promenant le morceau de pain qui leur restait après la viande mangée. L’œil du maréchal entrait en quelque sorte dans tous ces groupes et y saisissait tout au passage avec une satisfaction marquée.

— Eh bien! dit-il encore aux deux officiers, ont-ils bien mangé ? sont-ils un peu reposés ?

— Oui, monsieur le maréchal.

— Laissez-les reposer encore, leur étape n’est pas finie; mais déjà il se fait tard...

Nous arrivâmes à notre bivouac et au pied de la maison de Bou-Alem un peu avant le déclin du jour. Cette maison, tout récemment bâtie, était la seule que nous dussions rencontrer entre Médéa et Miliana. Jugée d’après nos idées européennes, elle n’indiquait nullement la puissance et le rang du chef qui y réside; mais en pareil lieu, et comparée à la tente de poil de chameau, elle est un Louvre et un Versailles. C’est un parallélogramme composé de trois ailes étroites qui enferment une petite cour dont le quatrième côté est fermé par un mur où se trouve la porte d’entrée. Pas de jardin autour, pas un arbre pour lui donner un peu d’isolement ou d’ombrage; cette petite boîte de pierre jetée sur la croupe d’un mamelon, au beau milieu d’une broussaille, semblait n’être qu’un joujou oublié là la veille par quelque enfant. On a beaucoup excité les indigènes et surtout les chefs à se construire des maisons; on leur en a même bâti en assez grand nombre. C’est un intérêt de propriété qu’on a voulu leur créer pour corriger leurs instincts nomades et pour avoir au besoin par où les prendre. Ils ont fait ou se sont laissé faire; mais jusqu’à présent ils ne paraissent guère avoir compris la maison, et ils se bornent à camper sous la pierre, au lieu de camper sous la tente. C’est là, il est vrai, sous une forme inoffensive et douce, attaquer les mœurs d’un peuple dans ce qu’elles ont de plus intime. Il y faut du temps.

Bou-Alem nous fit les honneurs de sa maison comme si elle n’eût pas été une maison musulmane. Toutes les portes en furent ouvertes. Les femmes avaient été sans doute confinées dans une pièce à part ou sous quelque tente; mais le reste nous fut livré ou montré par le maître. Sa chambre à coucher devint notre salle à manger. Le maréchal, un peu fatigué de notre longue traite, s’assit ou s’étendit sur la large estrade matelassée qui servait de lit. Tant qu’on put distinguer à quelque distance, il demandait de moment en moment si l’on voyait paraître nos deux compagnies d’infanterie. Quelque officier de la suite sortait à chaque instant pour s’en assurer. On mit des Arabes en vedette. La nuit était venue, et le maréchal s’impatientait de plus en plus contre la méprise qui avait retardé le départ des deux compagnies. Le chemin, très difficile en plein jour, devenait en effet presque dangereux la nuit. Comme il coupait à angle droit tout le système de contre-forts que le versant méridional de l’Atlas projette dans la vallée du Chelif, il était profondément sillonné par les ravins qui servent de lit aux torrens que la montagne envoie dans la vallée. Ce sont des montées et des descentes perpétuelles sur des pentes presque à pic, à travers des rocs qui affleurent ou des terres falaises rendues très glissantes lorsqu’elles ont été détrempées par le passage d’un certain nombre d’hommes ou d’animaux dans le lit du ruisseau. Ces circonstances ont au moins pour effet de rendre la marche extrêmement pénible et difficile, surtout pendant la nuit. Le maréchal était sur des charbons ardens

Bientôt nous vîmes arriver la dhiffa, c’est-à-dire le kouskous, les gâteaux au miel, toutes les friandises arabes, et une procession de moutons embrochés tout entiers sur de longs pieux qu’une file d’hommes portaient à peu près dans l’attitude du soldat qui a l’arme au bras. Ces moutons avaient l’air de sortir d’un abattoir incendié. Le maréchal mangea peu, et plus la nuit s’avançait, plus son inquiétude et son agitation augmentaient. Enfin on vint lui annoncer l’approche de l’escorte. Peu après, les deux capitaines se présentèrent eux-mêmes. Il les invita à se mettre à table ainsi que les autres officiers des deux compagnies. Il leur renouvela toutes les questions qu’il leur avait faites aux premières rencontres; puis il sortit, et nous le suivîmes, pour aller donner un coup d’œil au bivouac de nos fantassins. Le camp était déjà dessiné et installé, les tentes dressées. Les hommes chantaient ou se nettoyaient, et se livraient à d’autres petits soins de ménage et de toilette.

Ces tentes, inventées en Afrique, n’ont pas trois pieds de haut le long-de l’arête qui en marque le sommet. Elles se composent tout uniment du sac de campement qu’on donnait originairement aux hommes pour s’envelopper pendant la nuit. Ce sac, qui ne couvrait que les parties inférieures jusqu’aux épaules, permettait à l’homme d’absorber par la tête et par les voies respiratoires toutes les influences malignes du serein, de la rosée et des autres émanations terrestres. Or ces émanations nocturnes ont été reconnues comme le véhicule le plus énergique de l’infection qui a fait tant de victimes. Un employé de l’administration militaire imagina d’ouvrir ce sac en deux, d’y coudre quelques anneaux ou quelques cordons, et, au moyen d’un long bâton couché sur deux autres plus courts et qui servent de montans, il construisit une tente, ou plutôt une espèce de toit en toile. Dans la pratique, plusieurs hommes s’unissent ensemble pour avoir une tente plus grande et mieux fermée. Les sacs qui ne servent pas à former la tente proprement dite servent de courtines pour en clore les deux extrémités. Quatre hommes couchés en travers reposent ainsi sous un abri aussi parfait que puisse l’avoir un soldat en campagne. Le maréchal ne tarissait pas sur le bienfait de cette invention. Il regrettait de n’en pouvoir nommer l’auteur, dont le nom lui avait échappé; «mais je le ferai rechercher, disait-il : c’est un homme que je dois faire récompenser. » Je ne sais s’il aura eu le loisir de tenir cet engagement qu’il prenait avec lui-même.

Cette invention, des plus simples, est en effet des plus méritoires en ce sens que, remplissant les conditions de la tente, elle n’en a pas les inconvéniens. Cette tente nouvelle est légère et portative. Elle n’augmente pas ce train de bagages, ces impedimenta, comme disait le maréchal après les anciens. qu’une armée doit traîner après elle, — considération très importante dans un pays sans routes, sans ponts, où il fallait néanmoins tout porter avec soi et lutter d’agilité avec un peuple qui a son clocher et sa patrie sur la selle de son cheval. L’effort de génie du maréchal Bugeaud a été surtout d’alléger son armée. Il a rejeté bien loin les gros canons, les gros caissons, tous les gros charrois du maréchal Valée. Il n’avait point de carrés à enfoncer, ni de redoutes à enlever; une simple artillerie de montagne portée à des de mulets devait suffire pour les grands jours. Avec son extrême bon sens, il a également rejeté le système de quelques généraux de cavalerie qui, à ce même point de vue du besoin d’alléger l’armée, voulaient que la guerre fût une guerre de cavalerie exclusivement, et reléguaient l’infanterie à la garde des places et des magasins. Le maréchal leur démontrait fort bien, d’abord que ce n’était point une guerre de cavalerie seulement, mais ensuite et surtout qu’une cavalerie obligée, comme on l’était presque toujours en Afrique, de porter avec elle son orge et sa paille serait plus lourde que l’infanterie même, parce qu’elle aurait plus d’impedimenta; qu’obligée aussi de garder elle-même ses bagages et ses ambulances, elle cesserait de pouvoir agir comme cavalerie, sans devenir apte aux services de l’infanterie. Quant à lui, il se représentait le rôle de l’infanterie dans cette guerre comme celui d’une forteresse mobile qui fait voyager avec elle ses magasins, et qui au besoin peut envoyer une partie de sa garnison faire des sorties sur l’ennemi. Dans ce système, l’infanterie, rendue aussi légère que possible, gardait d’abord le convoi, rendu lui-même très mobile par la substitution des bêtes de somme aux charrois. Du sein de cette forteresse, la cavalerie pouvait à volonté s’élancer, faire des pointes de dix, quinze, vingt lieues même suivant les circonstances, et se faire appuyer au besoin par une partie de l’infanterie qui, laissant le sac au convoi, n’emportait que ses armes et ses cartouches. A l’infanterie revenait d’ailleurs une partie essentielle des opérations de cette guerre, comme de découvrir et de vider les silos, raser les gourbis, quand il y en avait, détruire les oliviers, les figuiers et les autres plantations ou récoltes, toutes choses pour lesquelles le cheval est un compagnon inutile et gênant. Tout cela fait, on retournait au convoi, qui lui-même avait continué sa marche, et l’on se rejoignait à moitié chemin.

Par cette heureuse combinaison de moyens, chaque corps était en tout temps apte à rendre le maximum de services possible. La cavalerie était toujours et tout entière disponible et mobile. L’infanterie n’avait qu’à jeter son sac, qui venait lui-même la retrouver, pour devenir la plus légère des infanteries. Celle d’Afrique en marche était d’ailleurs extraordinairement chargée. Pour avoir le moins de convois et par conséquent le moins de mulets possible à conduire et à garder, on mettait sur le dos des hommes tout ce qu’on y pouvait mettre. Un fantassin portait d’abord son sac à vêtemens, allégé, il est vrai, de tous ceux dont on présumait qu’il pourrait se passer pendant l’expédition, son sac de campement ou tente, et sa couverture de laine, ses rations de vivres pour cinq jours, pain, riz, café, etc., soixante cartouches, les bidons, marmites et autres ustensiles pour la cuisine ou la provision d’eau, quelquefois même le bois nécessaire pour faire la soupe, enfin son fusil d’une main, et de l’autre les longs bâtons qui servent à dresser la tente. Ces longs bâtons dans les rangs offrent même un spectacle assez étrange à des yeux qui n’ont pu voir de troupes qu’en Europe. Vu de derrière dans cet équipage, le soldat disparaît complètement. On n’aperçoit plus en quelque sorte qu’un ballot qui marche. Aussi les Arabes, assez enclins à dédaigner le fantassin, appelaient le nôtre à l’origine askeur djemel (fantassin-chameau). Quoi qu’il en soit, c’est dans cet attirail que notre infanterie a poursuivi sans la laisser respirer la cavalerie d’Abd-el-Kader, a éreinté, cerné et acculé un ennemi qui semblait avoir des ailes, a exterminé ses tribus nomades, bien plus encore par la fatigue et l’épuisement que par le fer et le feu. Mais on a vu par quels moyens le maréchal était parvenu à faire, quand il le voulait, de cette infanterie si lourdement chargée, une troupe plus légère devant l’ennemi qu’à la parade. C’est de ces objets qu’il nous entretenait en cheminant dans la vallée du Chelif. « J’ai rendu, disait-il, l’armée française bien agile, et je crois avoir presque atteint, sous ce point de vue, le dernier terme où l’on puisse aspirer. Peut-être cependant y a-t-il encore quelque chose à faire... Je ne sais, il se pourrait que de l’infanterie montée, des mulets….. un mulet pourrait porter deux hommes….. Il n’achevait pas. On voyait qu’il cherchait le moyen de conserver son infanterie fraîche, ou de pouvoir la faire marcher tout en la reposant, lorsqu’elle serait fatiguée; mais cela nécessitait des mulets de main et par conséquent allongeait les convois : voilà pourquoi sans doute ce qu’il laissait percer de ce projet restait à l’état inachevé de monologue avec sa propre pensée. On comprend combien, dans cette préoccupation constante, il devait priser l’invention du garde-magasin qui avait trouvé le moyen de fournir un logement de campagne aux soldats, sans même ajouter un mulet aux convois. « Cette invention, disait-il, a été le salut de l’armée. Elle nous a permis de tenir la campagne pendant des mois entiers sans voir nos colonnes fondre dans les ambulances. Aucun homme n’a rendu un plus grand service à son pays, à l’humanité. »

Du Djendel, nous devions aller coucher à Miliana. Nous n’avions donc plus besoin de notre infanterie pour la garde de notre camp cette seconde nuit. Nos deux compagnies retournèrent à Médéa, non sans mille recommandations du maréchal au commandant du détachement. — Ne vous pressez pas; faites-les bien reposer. Aujourd’hui vous avez le temps. — Nous-mêmes, à l’aube du jour, nous montâmes à cheval après leur avoir fait nos adieux et en jetant un dernier regard sur la maison si dépaysée de Bou-Alem, sur le misérable douar qu’elle dominait et sur nos tentes qu’on repliait.

Nous primes notre route vers la vallée que nous ne devions plus quitter jusqu’à Orléansville. Nous descendions tranquillement de mamelon en mamelon et d’ondulation en ondulation, à la lueur d’un jour encore incertain, lorsque tout à coup nous nous aperçûmes que nous avions une escorte d’un nouveau genre. Nous avions bien entrevu, dans la pénombre et en avant de nous, deux ou trois groupes de cavaliers bédouins qui semblaient nous servir de guides; mais ces cinq ou six hommes, qui peut-être étaient là comme curieux ou s’en allaient au marché voisin, ne nous avaient nullement donné à soupçonner le régal qui nous attendait. Voilà qu’au premier rayon de soleil, un ouragan de bernous se précipite sur nous au grand galop de cent cinquante chevaux et vient nous décharger ses fusils dans les jambes. C’était le goum de Bou-AIem qui nous donnait ou plutôt qui se donnait la fantasia. Les Arabes ont pour cet exercice un goût furieux et désordonné, et je crois que leurs chevaux le partagent. Autrement, comment ces pauvres bêtes y tiendraient-elles ? Les maîtres ne les ménagent pas, tant s’en faut. Dès la première volte, il n’y avait pas un de ces nobles animaux qui n’eût les flancs ruisselans de sang et la bouche remplie d’une écume ensanglantée. Se mettre au galop pour aller prendre du champ à quelque cent mètres, revenir à toute bride et s’arrêter court sous le nez de nos chevaux aussitôt le coup de fusil tiré, puis recommencer immédiatement, c’est là ce qu’ils firent durant toute la journée, et chaque cheval dut avoir couru au moins ses cinquante ou soixante lieues avant le soir. Le maréchal avait encouragé d’abord ces divertissemens par ses sahha! sahha! qui étaient la politesse obligée. Bientôt il en fut étourdi, et il commença à dire : Assez ! assez ! Mais comment faire entendre cela à des Arabes ? Ils redoublaient au contraire, et des ordres formels, transmis régulièrement, ne les continrent qu’à moitié vers la fin du jour.

Tous les officiers de la garnison de Miliana s’étaient réunis en cavalcade pour venir au-devant du maréchal. Le général Levasseur était à leur tête. Ils nous rencontrèrent dans la plaine à deux ou trois lieues environ de Miliana. Bien longtemps avant d’y arriver, nous apercevions cette ville comme un petit point blanc à mi-côte du Zakkar, qui est un terrible pic de l’Atlas. Après une halte faite au camp du Marabout, situé au pied de la montée, nous commençâmes notre ascension en suivant cette fois une véritable route ouverte par nos soldats. Miliana est aujourd’hui une petite ville de construction presque entièrement française. La plupart des rues et des maisons mauresques ont disparu. Située comme elle est, et surplombée par le Zakkar, qui, à partir du mur d’enceinte, s’élève droit en pain de sucre au-dessus de toutes les autres montagnes de cette chaîne, on se demande comment une pluie de printemps ne suffit pas pour faire couler la ville dans la plaine. Au débotté, nous allâmes visiter un magnifique hôpital construit par l’armée et qui vaut à lui seul autant que toute la ville, puis nous revînmes dîner chez le général Levasseur. Malheureusement les civils troublèrent la fête. Ils formèrent une députation qui vint présenter au maréchal les hommages de la population et lui faire connaître ses besoins. Parmi ces besoins se trouvait celui d’un commissaire civil pour l’administration municipale et d’un juge de paix pour l’administration de la justice. C’était blesser Achille au talon. Quatre députés étaient là qui entendaient ce vœu officiellement formulé, en dépit de toutes les théories du maréchal, et qui en pouvaient rendre témoignage à la France. Le maréchal accueillit les envoyés à peu près comme il avait reçu les colons de Beni-Mered demandant la dissolution de la communauté, avec cette différence cependant qu’il ne leur accorda pas, en forme de punition, l’objet de leur demande. Il leur exposa sa théorie des avantages d’une administration gratuite et expéditive, d’une justice gratuite et fondée sur le bon sens, sinon sur la connaissance des lois; il leur reprocha leur ingratitude envers les officiers qui se dévouaient à une tâche pénible et étrangère à leur carrière, sans avoir rien à y gagner; puis il les congédia avec assez d’humeur.

Le lendemain de bonne heure nous reprîmes notre course. Nous redescendîmes dans la vallée, non par la route, mais à vol d’oiseau et par une série de mamelons dans les gorges desquels le maréchal nous fit voir le lieu d’une embuscade qu’il avait tendue à 15,000 Kabyles au mois de mai 1842. Il avait masqué le gros de sa colonne par les plis du terrain, envoyant seulement le général Changarnier au-devant des Kabyles pour les agacer et les amener à ses fins. Le général Changarnier, qui avait avec lui le duc de Nemours, avait ordre de ne point tenir contre les Kabyles, mais de feindre une retraite, de manière à les attirer jusqu’à l’entrée d’un ravin tortueux qui allait déboucher dans la plaine. L’infanterie du maréchal, soigneusement cachée, couronnait des deux côtés les hauteurs du ravin; sa cavalerie tout entière était massée au débouché dans la vallée. Les Kabyles, une fois entrés dans cette souricière qui se serait refermée sur eux, eussent été fusillés d’en haut, à droite, à gauche et en arrière, et poussés ainsi jusqu’en bas, où la cavalerie les eût achevés. Pas un n’eût échappé. Le coup manqua, à ce que nous dit le maréchal, parce que le général Changarnier, au lieu d’exécuter strictement ses ordres, voulut à lui tout seul avoir raison des Kabyles, et les chargea avec une vigueur très intempestive. Il en tua une ou deux centaines, mais le reste échappa, et la journée fut manquée; l’insurrection du Dahra conserva le gros noyau de ses forces pour l’avenir. Le maréchal, qui ne les retrouva que trop en 1845, , avait encore sur le cœur cette journée du 8 mai 1842. La vue du terrain si admirablement disposé ravivait amèrement ses regrets.

Nous passâmes le Chelif sur un pont en pierre, ouvrage des Turcs, le premier que nous rencontrions, et le seul, à ma connaissance, qu’ils eussent dans la province après celui de l’Arrach, tout près d’Alger, au pied de la Maison-Carrée. Notre bivouac était marqué à l’Oued-Rouina. Un détachement d’infanterie de Miliana nous y avait précédés, et cette fois nous nous gardâmes sévèrement. Nous étions au milieu d’un pays très dur à soumettre et à grand’ peine pacifié. En face de nous, de l’autre côté du Chelif, nous avions les montagnes des Braz, indomptable et puissante tribu kabyle; derrière nous, l’énorme pâté montagneux de l’Ouarensenis, si fameux dans cette guerre, et dont les dernières racines venaient, sous forme de collines plus ou moins abruptes, se mirer dans le Chelif. Nos avant-postes furent établis à mi-côte sur ces collines, et pendant une partie de la soirée nous pûmes, à travers les hautes broussailles qui les cachaient, distinguer leurs feux, qu’on eût presque pris pour des étoiles.

Ce fut dans ce pays perdu, au milieu des bois de lentisques, de chênes verts et d’oliviers, que nous fîmes le lendemain une rencontre pareille à celle du col de Mouzaia : deux ouvriers français qui s’en allaient tout seuls, à pied et sans même un bâton, d’Orléansville à Miliana, petit voyage d’agrément où, pendant deux jours et demi de marche, on n’a pour abri que le ciel, pour protection que le ciel et pour subsistance que ce que l’on emporte, ou des racines et des asperges sauvages ! Ce soir-là, nous bivouaquâmes sur l’Oued-Fodda, autre nom fameux dans cette guerre, et qui semblerait viser à un autre genre de célébrité[2]. Nous n’étions plus qu’à six ou sept lieues d’Orléansville. Averti de notre arrivée, le colonel Saint-Arnaud, qui commandait la subdivision, vint au-devant du maréchal au milieu d’un brillant entourage d’officiers. Nous avions déjeuné avant de partir, et il n’y avait guère plus d’une heure que nous avions quitté notre bivouac, lorsque dans cette vaste plaine nous commençâmes à distinguer la petite cavalcade à deux ou trois lieues en avant de nous. C’était faire plaisir au maréchal que de commencer à nous faire les honneurs d’Orléansville par nous montrer le beau jardin et la pépinière que la garnison a créés et entretient à un petit quart de lieue de la ville, du côté de Miliana. Le colonel Saint-Arnaud nous y mena donc d’abord; mais nous savions déjà ce qu’on pouvait attendre en ce sens des soins de l’armée, et combien elle avait été ingénieuse à se procurer les facilités ou les agrémens de la vie. Outre son jardin, Orléansville avait aussi une ferme militaire, une véritable exploitation agricole. Cette ferme est située de l’autre côté du Chelif, qu’on traverse sur un pont de bois à l’américaine, construit également par l’armée. Des chevaux de rechange nous attendaient dans la ville, et on ne nous laissa que le temps de passer d’un étrier à l’autre pour nous faire faire cette nouvelle excursion.

Le maréchal cependant était souffrant, et la demande de la députation de Miliana lui avait laissé de l’humeur. Il en avait souvent parlé pendant la route. Au dîner, il y revint. Il ne comprenait rien à cette manie. — Que veulent-ils ? Sont-ils fous ? Ils ont besoin de nous à chaque instant; ils ne peuvent rien faire sans nous; en tout, pour tout, ils ont recours à nous, et les voilà qui veulent se séparer de nous ! Où trouveront-ils dans l’autorité civile les ressources et l’assistance que leur fournit constamment l’autorité militaire ? Voyons, colonel Saint-Arnaud, puisque nous en sommes là, dites-nous ce que vous avez fait ici pour la population civile.

Le colonel Saint-Arnaud, dont la modestie était mise en jeu, s’en tira par des saillies qui ne répondaient pas précisément aux intentions du maréchal. Il vanta la superbe organisation qu’il avait donnée à la milice, la rigueur disciplinaire qu’il y maintenait, la beauté vraiment militaire qu’il avait donnée à ce corps, et dont on allait juger à l’instant, si le maréchal en témoignait le désir. — Mais aussi, ajouta-t-il, à la moindre négligence, je les mets dans le silo la tête la première. Voilà ce que j’ai fait pour eux.

On ne pouvait pas tenir à une pareille conclusion, et le maréchal pas plus que les autres, quoiqu’il n’y trouvât pas son compte : il y eut un rire universel; chacun en riant étudiait cependant le rire de son voisin. Un commandant du génie, chef du service dans la subdivision d’Orléansville, rajusta les choses en disant : « Messieurs, le colonel Saint-Arnaud n’a pas voulu se rendre justice à lui-même; mais il m’appartient de dire ce qui a été fait ici par ses ordres en faveur de la colonie. » Il raconta alors comment beaucoup de colons n’avaient pu bâtir leurs maisons qu’à l’aide du travail des soldats et des matériaux militaires, dont l’avance leur était faite par le génie; que les fonds mis par le budget à la disposition du génie pour ses travaux de tout genre avaient souvent servi à venir en aide aux colons, qui, à la vérité, les avaient fidèlement remboursés; qu’à défaut de ces fonds, le colonel Saint-Arnaud les avait souvent assistés de sa bourse, et qu’en ce moment plusieurs étaient encore ses débiteurs; que les transports de marchandises ou de matériaux appartenant aux colons étaient constamment facilités par les convois du train des équipages militaires, etc. — Eh bien ! vous le voyez, dit le maréchal, que gagneront-ils à passer de la tutelle paternelle de l’autorité militaire sous celle de l’autorité civile ? Sera-ce l’autorité civile qui leur prêtera ses bras pour bâtir leurs maisons, ou ses équipages pour y faire voyager leurs marchandises ? Où prendrait-elle cette abondance et cette variété de ressources que l’organisation de l’armée lui permet de mettre sans frais à la disposition des colons ? Que les faiseurs de théories qui les excitent à réclamer des garanties, des institutions civiles, viennent donc ici leur garantir d’abord la première de toutes les nécessités, celle de pouvoir subsister et s’établir dans le pays!

A cela on pouvait répondre : — Il est très vrai que l’armée peut faire pour les colons ce que ne pourrait pas l’autorité civile; mais est-il donc absolument indispensable que, pour leur prêter une assistance dont ils lui rendent d’ailleurs l’équivalent sous mille formes, elle soit investie du droit de les administrer et de les juger ? S’il n’y a avantage réel ni pour les colons ni pour l’armée au maintien d’un état de choses contre lequel ils protestent, est-ce donc uniquement à titre de sujets que l’armée persisterait à les retenir sous sa juridiction, et la France non militaire doit-elle ici se ranger dans la catégorie des vaincus ? Ce n’est pas ainsi que les Romains, nos maîtres en colonisation, et qui en ont laissé de si beaux vestiges en Algérie, entendaient la condition du citoyen romain transporté dans la colonie. La loi de Rome tout entière l’y suivait et l’y protégeait comme à Rome même, et le proconsul n’avait pas le droit de lui imposer d’autres juges ni d’autres sanctions que ceux de cette loi. Civis Romanus ego sum! On ne voit pas que cela ait nui à l’essor des colonies romaines. Le maréchal, qui était plein de cette étude et de ces souvenirs, aurait pu en faire l’application à la question présente. A Orléansville, tout les lui rappelait, jusqu’au nom arabe de ce site repeuplé par nous[3]. La ville française est en effet bâtie au-dessus d’une ancienne ville romaine qui s’est ensevelie dans sa propre poussière. Le sol ancien se retrouve aujourd’hui sous les fondations de la ville nouvelle, et forme le fond des caves. On a mis à découvert de précieux vestiges de l’antiquité, entre autres une grande mosaïque de l’époque chrétienne et parfaitement conservée. On a dégagé entièrement la mosaïque; par malheur, les travaux en sont restés là. Rien ne la protège, et à l’époque où nous l’avons vue, l’excavation qu’on avait pratiquée pour la mettre à découvert était un cloaque où s’abritaient toutes sortes d’immondices.

Pendant le dîner, on nous annonça l’arrivée du commandant Féray, gendre du maréchal, qu’un bateau à vapeur avait transporté d’Alger à Ténès, et qui de Ténès était venu nous rejoindre à Orléansville en compagnie du lieutenant-colonel Canrobert, commandant supérieur du cercle de Ténès. M. de T.., avant de partir d’Alger, s’était réservé près du maréchal la liberté de ne pas l’accompagner jusqu’au bout. Les études qu’il avait à faire sur la colonisation des environs d’Alger, les rendez-vous qu’il avait aussi pris dans la province de Constantine et la prochaine rentrée des chambres, à laquelle il voulait être présent, lui faisaient une loi de ne point dépasser Orléansville. Le bateau à vapeur qui avait, amené le commandant Féray était celui même qui suivait de loin le maréchal dans ses expéditions, et qui se tenait sur les côtes à portée de ses ordres. Le maréchal le mit à la disposition de M. de T… et de deux autres députés qui se joignirent à lui. Quant à moi, j’avais promis à M. de T… de ne le point quitter, quoi qu’il fît, et malgré ses instances pour que je ne me privasse point du reste du voyage, je m’obstinai à rester le fidèle compagnon de sa fortune. La simple curiosité de voir du pays et de manger la diffa du grand chef Sidi-Laribi ne pouvait plus d’ailleurs lutter en moi contre l’abasourdissement et la fatigue de cette vie à cheval. Notre départ fut donc résolu.

À Orléansville, il y avait plus qu’un jardin et plus qu’une ferme ; il y avait une chose d’extrême civilisation, un théâtre monté par le colonel Saint-Arnaud et construit en bois par le génie. Des sous-officiers y remplissaient l’emploi de jeunes premiers, les amoureuses étaient jouées par des femmes quasi-militaires de la population civile. La représentation qu’on nous y donna me fournit une occasion personnelle de constater comment d’échelon en échelon et de délégation en délégation l’omnipotence militaire finissait par devenir une poussière d’autorité extrêmement incommode pour ceux qui y étaient exposés. Pendant l’entr’acte, j’étais descendu prendre l’air au pied du monument. Un sergent en bonnet de police vint à passer par-là. Le sergent, qui devait être un personnage d’importance, peut-être le greffier du ressort, m’avait à peine aperçu, qu’il m’apostropha de sa voix la plus rude et dans les termes les plus militaires. — Allez-vous-en, me dit-il, et au plus vite, ou sinon je vous mets dedans. — Ceci me parut un peu fort, et pour me trouver en territoire mixte, je ne me croyais pas encore en puissance de sergent. — Eh ! qui donc êtes-vous, lui dis-je à mon tour, pour traiter ainsi les gens ? Êtes-vous seulement factionnaire ? Non, puisque vous êtes sergent. Êtes-vous chef de poste ? Non, puisque vous n’êtes pas en tenue de service. Passez donc votre chemin, et ne poussez pas la plaisanterie trop loin, ou sinon ce serait vous qui seriez mis dedans. — Le sergent se rappela alors que le maréchal était entré ce jour-là même dans la ville, entouré de quelques figures semblables à la mienne, et il se retira en balbutiant des excuses. Nous rîmes beaucoup le soir, M. de T… et moi, de cette petite aventure. Nous avions déjà commenté plus d’une fois ces divisions en territoires civil, mixte et arabe. — Je sais maintenant, lui-dis-je, ce que c’est qu’un territoire mixte : c’est un territoire môle de sergens.

Le lendemain, après avoir fait nos adieux au maréchal et à nos compagnons de voyage, nous prîmes le chemin de Ténès sous la conduite du lieutenant-colonel Canrobert ! Ce voyage, affreux d’ailleurs, avait ceci d’intéressant, que nous allions traverser le principal foyer de l’insurrection du Dahra l’année précédente, et en compagnie de l’homme qui, avec le colonel Saint-Arnaud, avait eu sur les bras le gros de cette guerre. Le lieutenant-colonel Canrobert, aujourd’hui général de division, est un homme de moyenne taille, vigoureux, tout militaire et de la bonne race. Sa parole est sobre et peu bruyante, ses manières simples, son geste et sa contenance posés, mais pleins de décision. Comme chef militaire ou comme homme, son abord prévient et inspire tout d’abord la confiance. Le Dahra[4] est une longue chaîne de montagnes qui s’étend entre la vallée du Chelif, depuis les environs de Mostaghanem jusqu’à Ténès, d’où elle se relie, par Cherchel, avec l’autre chaîne qui entoure le bassin de la Metidja. Nous avions à traverser le Dahra dans une partie qui n’est pas la plus élevée, mais qui n’est pas la moins tourmentée. On comprend en passant par là combien devait être dure cette guerre que nos soldats y ont eu à soutenir contre la race énergique et sauvage des Kabyles[5]. Il y a cinquante kilomètres de Ténès à Orléansville; qui croirait qu’au beau milieu de ce vaste guêpier, un Français a eu l’audace d’établir une ferme où il a tenu bon pendant toute l’insurrection, sans en vouloir sortir lui-même et sans qu’un Kabyle y ait pu entrer ? L’énergie de cet homme a été une ressource précieuse pour les détachemens qui tenaient la campagne entre Ténès et Orléansville, et qui trouvaient à la ferme des Trois-Palmiers des rafraîchissemens et un lieu de sûreté.

Cette ferme était située sur le territoire d’un des chefs les plus féroces du Dahra, le fameux Kobzili, dont le douar était à une portée de fusil de la ferme au moment de notre passage. C’était chez lui que le colonel Canrobert avait décidé que nous déjeunerions. Nous ne fîmes donc qu’une courte halte à la ferme; mais, peu enthousiaste de la cuisine arabe, j’y fis provision de saucisson et de quelques bouteilles de vin. Avant tout, et comme nous arrivions chez Kobzili sous les auspices du colonel, j’avais demandé à ce dernier si le vin et la viande de porc ne seraient pas un scandale qui violerait les lois de l’hospitalité. — Faites, faites, me dit le colonel; nous n’avons pas à ménager cet animal-là. — Il paraît en effet qu’à part l’hostilité déclarée dont on l’avait bien guéri, le mauvais vouloir de Kobzili à notre égard était tel que nous n’avions rien à perdre dans ses bonnes grâces. Il n’y avait qu’une politique à suivre avec lui, celle de le contenir par la terreur.

Nous arrivâmes donc à son douar ou plutôt à sa dachra, car il logeait dans le gourbi et non sous la tente, sans que rien fût disposé pour nous recevoir, quoique nous eussions été annoncés. Personne ne venait à nous. Les quelques figures que nous voyions passer d’un gourbi à l’autre semblaient ne pas s’apercevoir que nous fussions là. On fut en quelque sorte obligé de mettre en réquisition les premiers qu’on put attraper. Le colonel leur demanda où était Kobzili, et comment il se faisait qu’il ne se présentât pas. On répondit qu’il était parti à cheval le matin pour je ne sais quel marabout où les autres chefs de ce cercle devaient aller saluer le maréchal au passage. Ce zèle parut trop beau au colonel, qui connaissait l’homme et qui n’en crut rien. — Vous allez dire à Kobzili que je lui ordonne de se présenter sur-le-champ, et que, s’il ne le fait pas, ce sera moi qui me chargerai de le déterrer. En attendant, préparez-nous la dhiffa.

Nous avions, pour appuyer cette menace, une escorte d’une douzaine de chasseurs d’Afrique, superbe cavalerie d’ailleurs, et dont le prestige grandissait singulièrement dans la circonstance. L’ordre du colonel dut être plusieurs fois répété. On feignit d’envoyer des émissaires de divers côtés; mais le déjeuner était servi, et nous étions en train de déchiqueter quelques poules étiques noyées dans des écuelles remplies de je ne sais quelle graisse indéfinissable, lorsque Kobzili parut. Il était en temak ou bottes arabes de maroquin rouge, comme un homme qui descend de cheval. Il baisa la main du colonel, fit tous les salamaleks, raconta qu’il s’était mis en voyage pour aller saluer le maréchal, mais qu’ayant appris en route l’arrivée du colonel dans son douar, il s’était empressé de tourner bride pour venir le recevoir. Le colonel lui répondit : C’est bien; mais qu’une autre fois je ne t’y prenne plus.

Kobzili était un petit homme trapu, aux épaules larges comme une porte cochère. On racontait de lui des histoires atroces, mais non plus que sa figure. Sa bouche contournée semblait une énorme balafre qui lui traversait une joue pour aller rejoindre la tempe. On disait qu’un accès de colère lui avait laissé cet ornement. Ses petits yeux jaunes et inquiets semblaient être ceux d’un jaguar qui épie sa proie. Dans un autre accès de colère, il aurait, à ce qu’il parait, éventré une de ses femmes à coups de yataghan. Tout tremblait autour de lui, et l’on comprend facilement en effet ce que de pareilles passions, servies par une structure athlétique, devaient imprimer de terreur chez ceux qui avaient à en essuyer les orages. Il n’y avait pas d’atrocités qu’il n’eût commises pendant la guerre. Nous le regardâmes avec le genre de curiosité que peut inspirer une bête féroce réduite à l’impuissance de dévorer ses spectateurs.

Une chose bien remarquable avant d’arriver à Ténès est la gorge de l’Oued-Allalah. C’est une crevasse étroite, surplombée par des roches qui s’élèvent presque toujours verticalement à plusieurs centaines de mètres de haut. On fait quatre kilomètres dans cette ornière de titans. Peu de spectacles au monde ont une plus sévère et plus redoutable majesté. A l’entrée de cette gorge sont des mines de cuivre dont on nous montra des échantillons. L’autre extrémité s’évase un peu avant de déboucher dans la mer. Dans cet évasement, formant un petit vallon encaissé, sont quelques jardins et la toute petite ville mauresque du vieux Ténès. La ville française, plus élevée, est construite sur la falaise, et touche à la mer.

Le bateau à vapeur nous y attendait; mais le colonel Canrobert nous retint à dîner. Notre amphitryon et le commandant du Caméléon nous pressaient d’aller à Oran avant de retourner à Alger. Le commandant, allié du maréchal, y mit surtout les plus aimables instances : ses ordres étaient de mettre son bateau à la disposition de MM. les députés, et, quant à lui, il serait heureux de les mener partout où ils voudraient, n’ayant besoin de se trouver à Oran que pour l’époque où le maréchal y arriverait. Deux des trois députés n’avaient aucune objection; ils s’en remirent à M. de T.., retenu par le peu de temps qui lui restait pour tout ce qu’il avait à faire et par des raisons de famille qui exigeaient son retour à Alger pour le lendemain. On lui promit de lever cette dernière difficulté en envoyant la nuit même une caravelle qui serait le lendemain matin à Alger, et préviendrait les inquiétudes que l’ajournement de son retour pourrait faire naître. cette offre levait la seule difficulté qui pût rester, et notre départ fut décidé. Une heure après, nous nous séparions du colonel Canrobert, emportant la plus vive estime pour sa personne et le regret de la brièveté du voyage que nous avions eu à faire avec lui. Les roues fouettèrent l’eau, et nous voguâmes vers Oran.

Nous y fûmes reçus par le général Lamoricière, qui nous fit encore monter à cheval pour parcourir les environs, dont la plus grande curiosité était alors un village nègre, frère aîné des villages français qui n’y existent peut-être pas encore. Oran est bâti, comme Alger, sur une pente extrêmement abrupte. Rien d’aride et de nu comme l’immense plaine qui se déroule à partir du sommet. A droite, en tournant le dos à la mer, cette plaine est dominée par un pic élevé où l’on aperçoit un vieux fort espagnol qui faisait partie des défenses d’Oran; à gauche, à l’horizon, la montagne des Lions; en avant, rien. Il y avait cependant par-ci par-là quelques velléités de culture européenne. Nous allions à la recherche d’un champ labouré, comme s’il se fût agi d’une Amérique. M. Azéma de Montgravier, chef du bureau arabe d’Oran, mettait le plus aimable empressement à nous guider dans ce voyage de découvertes. M. de T... recherchait avidement l’entretien des officiers des bureaux arabes, hommes d’ailleurs fort distingués pour la plupart. Durant tout le voyage, il n’avait point quitté M. le commandant Durrieu, alors chef du bureau arabe de Médéa, ou M. de Salignac-Fénelon, chez qui nous avions logé à Miliana, où il remplissait les mêmes fonctions, et qui se joignit également à nous jusqu’à Orléansville.

Toute l’attention du général Lamoricière était alors tournée vers la frontière du Maroc, encore agitée par la présence d’Abd-el-Kader. On négociait en outre avec l’émir la remise des quelques prisonniers français qui n’avaient point été massacrés. Le diner fut animé par l’arrivée d’un jeune officier de marine, agent actif de cette négociation, et qui, par une mer affreuse, s’était jeté dans une caravelle pour venir annoncer au chef de la division d’Oran que le colonel Courby de Cognord et ses compagnons venaient d’être remis au gouverneur espagnol de Melilla, près duquel ils attendaient qu’un bateau à vapeur les vînt chercher. Ce jeune officier, qui venait de passer plusieurs nuits sans dormir, portait encore en lui l’animation fiévreuse avec laquelle il s’était dévoué à cette pieuse tâche. Sa mission officielle remplie près du général, il eut à satisfaire l’avide curiosité des convives, qui ne se lassaient point d’écouter ou de provoquer ses récits sur l’état des prisonniers, sur le camp d’Abd-el-Kader, sur les voyages répétés que les vicissitudes des négociations lui avaient fait faire, nuit et jour, pendant plusieurs jours de suite, de Melilla à ce camp. Les prisonniers durent au concours très empressé du gouverneur de Melilla, au courage et à la brûlante activité du jeune officier de marine, M. Durand, de ne pas voir s’éloigner encore le jour de leur délivrance.

Nous partîmes d’Oran par le bateau de service ordinaire, ce qui nous donna occasion de faire escale sur les points intermédiaires de la côte pour y prendre et y remettre les voyageurs ou les correspondances. A Mostaghanem, nous trouvâmes la garnison sous les armes pour l’arrivée du maréchal, qui y était attendu. Le commandant du bateau à vapeur ayant mis obligeamment une heure ou deux à notre disposition, nous profitâmes des chevaux de troupe qui nous fuient offerts pour parcourir la ville et ses alentours; mais bientôt le canon ayant annoncé l’approche du maréchal, nous nous hâtâmes de redescendre à bord pour éviter la rencontre. La mer était grosse et le temps devenait de plus en plus mauvais. Il l’était déjà la nuit de notre départ de Ténès. Aussi, en repassant devant cette ville, M. de T... apprit que la caravelle n’avait pas pu prendre la mer pour porter sa lettre à Alger, ce qui le jeta dans une inquiétude et une agitation violentes. Heureusement la prolongation de son absence n’avait point été interprétée dans le. sens sinistre qu’il appréhendait, et il était en effet plus naturel de l’attribuer aux hasards imprévus d’un voyage d’exploration comme celui-là. Un accident ou un malheur arrivé à la compagnie du maréchal eût été immédiatement connu à Alger par le télégraphe, et le lendemain par les estafettes des bureaux arabes. Dès le lendemain de notre arrivée à Alger, nous nous remîmes tous deux en campagne sur des chevaux de troupe, ce qui nous valut l’escorte de deux chasseurs pour les garder et d’un brigadier pour commander les hommes.


III.

On connaît les trois principaux systèmes qui ont été essayés pour la colonisation rurale de la province d’Alger. Des renseignemens historiques précis sur quelques villages pris comme type, un choix de tableaux ou d’anecdotes empruntés à la vie des colons pendant une observation de trois années, suffiront pour compléter cette chronique de la conquête par la charrue, au point où les choses en sont aujourd’hui.

Nous sortîmes d’Alger un peu au hasard, et guidés seulement par une carte de la colonisation que j’emportais avec moi. Quelques indications fournies à M. de T... nous mirent d’abord à la recherche d’une ou deux fermes situées dans la direction de Cheragas; nous débutâmes par ce village.

Cheragas a été fondé en 1842 (18 octobre), comme la plupart des autres villages : 1842, c’est la grande année de la guerre et la grande année de la colonisation; tous les plans et projets furent faits dès cette année, toutes les fondations décrétées ou préparées. Quelques-unes seulement éprouvèrent un retard d’exécution qui les ajourna à l’année suivante ou à l’année 1844. La population de Cheragas se composait originairement d’une colonie de Provençaux venus de Grasse. Sur cinquante concessions, le gouvernement ne s’en était réservé que quatorze pour des colons d’autre origine. De ces quatorze concessionnaires, il n’en resta bientôt plus que deux : on fut heureux de recourir encore à la ville de Grasse pour combler les vides. Plus tard, un agrandissement de territoire ayant permis de porter le nombre des concessions à soixante-six, puis à soixante-dix-sept, la ville de Grasse fournit de nouveau douze familles. Le village est donc presque en entier formé de gens qui ont une communauté d’origine, d’idées, d’affections et d’habitudes; c’est là un grand élément de force, et cette circonstance n’a pas médiocrement servi à donner immédiatement au village de Cheragas un caractère de cohésion, de stabilité, qui a porté des fruits rapides.

Ces colons arrivaient pourtant dans les mêmes conditions à peu près que ceux des autres villages. A part deux ou trois qui apportaient de petites avances, les autres avaient à peine sur eux quelque argent de poche. C’est avec cela qu’ils furent déposés au milieu de la broussaille, où, pour toute installation, ils trouvèrent deux ou trois grandes baraques de bois, en tonne d’A, que l’administration avait préparées pour les recevoir. Des matériaux de construction, bois, chaux, pierre, leur étaient en outre avancés jusqu’à concurrence d’une somme de 600 francs; mais, la plupart d’entre eux ne sachant pas employer ces matériaux, l’administration leur vint eu aide, en leur livrant tout construits des cadres de maisons en bois qu’ils n’eurent qu’à remplir. Ils se façonnèrent ainsi des habitations auxquelles ils ne surent pas donner une grande solidité, et que le premier hiver endommagea fortement. L’administration en vint donc au parti, généralement adopté depuis, de porter à 800 fr. la valeur de ses avances en matériaux, et de faire construire les maisons par des entrepreneurs. Dans d’autres villages, l’avance des 800 francs de matériaux suffit, mais sur cette somme il n’y avait de matériaux que pour une valeur effective de 600 francs. Le surplus payait le transport, que les colons n’étaient pas libres d’effectuer eux-mêmes, l’administration ayant traité avec des entrepreneurs. Ce système, s’il avait l’avantage de la régularité, avait aussi l’inconvénient de la cherté, car l’administration payait 45 francs, rendu sur place, le mètre cube de chaux que le colon eût payé 30 francs, pris au four, et transporté ensuite lui-même à peu de frais.

La population de Cheragas était active et industrieuse; elle se procura promptement des ressources, soit en portant des légumes au marché d’Alger, sait en allant faire des défrichemens pour le compte d’autrui dans les fermes et maisons de campagne des environs. Elle fut peu ou point éprouvée par les maladies, et elle dut sans doute en très grande partie son état sanitaire à l’état moral où l’entretenait sa force d’unité. En 1846, cette population était arrivée à 454 âmes dont 139 hommes, 89 femmes, 168 enfans et 58 domestiques; elle avait élevé 87 constructions en pierre, dont 7 dans la campagne et 12 aux portes du village, en dehors du fossé d’enceinte, dont elle demandait la suppression. Elle entretenait en activité cinq tuileries ou briqueteries, un four à chaux, un moulin à eau. Plus de la moitié de son territoire était défriché et en culture. 16 concessionnaires avaient déjà leurs titres de concession définitive depuis deux ans, c’est-à-dire que, depuis ce temps, ils avaient rempli toutes les obligations et conditions auxquelles ils étaient tenus envers le gouvernement.

Cheragas est un très joli village, entouré de plantations qui lui donnent un air de vie; mais, pour être complet, il lui manque un clocher. L’arbre et le clocher, deux symboles, deux signes visibles qui rattachent l’homme à la terre et à la foi de ses ancêtres! Ajoutons-y le cimetière, autre lien des générations qui manque également aux campagnes de l’Algérie. La broussaille est le tombeau commun, et le chacal vient librement paître, sur l’asile des morts, la grappe insipide du palmier nain. Il n’y a point de philosophie qui ne soit frappée d’une telle lacune dans l’aspect de cette nature d’Afrique, mais surtout quand on y retrouve la nature cultivée et civilisée. Par quelle singulière émotion, cela nous fut révélé à M. de T... et à moi le lendemain de notre passage à Cheragas ! D’Alger à ce village, on se croirait en Europe. Ces versans du Bouzaréah sont couverts d’habitations, de jardins, de cultures. On monte à El-Biar, espèce de faubourg d’Alger qui touche presque aux portes de la Casbah, et où l’on n’arrive cependant qu’après une montée d’une heure à travers les sites les plus variés, et dont quelques-uns sont certainement au nombre des beaux spectacles qu’il y ait dans l’univers. D’El-Biar on redescend vers Cheragas par une pente douce et légèrement ondulée, sur une étendue de 8 kilomètres environ; mais des deux côtés la route est encore égayée par des plantations, des habitations ou des cultures. A Cheragas, on est au pied des revers occidentaux du Bouzaréah; avec la plaine de Staouéli commence le règne de la broussaille, de la nature inculte, âpre et sauvage. Rien de triste et de désolé comme l’immense bassin de cette plaine limitée au nord par la mer, au sud par le prolongement des collines du Sahel. C’est sur la crête de ces collines qu’on a établi stratégiquement la ligne de villages que nous avions à visiter ce jour-là même ou le lendemain. Nous en avions déjà vu quelques-uns, et nous étions sur la route d’Ouled-Fayet à Saint-Ferdinand, d’où nous voulions gagner Maëlma, situé à deux lieues de là. La nuit venait. Nous cheminions sur un plateau élevé d’où nous découvrions à droite la mer, et, entre la mer et nous, la plaine de Staouéli, image de l’abandon et de la désolation. Une triste broussaille, décharnée et calcinée par l’incendie que les Arabes y allument chaque année, bordait les deux côtés de la route et semblait tendre vers nous ses bras desséchés et noircis. Pas un bruit autre que celui de nos pas dans cette morne immensité, pas un objet dont la vue rappelât le monde des vivans. Tout à coup une bouffée de vent nous apporte un petit son aigu, lointain, presque imperceptible, un son complètement oublié et encore plus inattendu. Nous nous arrêtons, nous nous retournons, l’oreille et les regards tendus. L’Angelus! Oui, c’est bien cela; c’est l’Angelus sonné au couvent des trappistes! Que d’impressions ce jour-là dans ce coup de cloche!... et il me semble que je m’émeus encore plus que je ne voudrais en le rappelant.

A Cheragas, un prêtre du dehors dit quelquefois la messe dans un des quatre blockhaus qui flanquent le fossé d’enceinte, et qui a reçu la destination de chapelle. C’est là qu’en sont, quand ils en sont là, tous les villages, à l’exception de Deli-Ibrahim, de Sainte-Amélie, de Douéra, de Kouba, de Draria et de Boufarik, qui ont chacun une église. A Saint-Ferdinand, le colonel Marengo et son gendre, M. Cappone, ont construit, pour l’usage de leur famille et pour celui des habitans, une chapelle que Mme Cappone se plaisait à orner et à entretenir. Partout j’ai entendu les colons réclamer un clocher qui, comme ils le disaient, leur rappelât qu’ils sont des hommes et qu’ils ont un Dieu, ainsi qu’un coin de terre sainte qui pût distinguer leur sépulture de celle des bêtes sauvages dont ils sont entourés. Dans ces vastes broussailles d’Afrique, l’homme se sent trop petit, trop isolé, trop séparé de ses semblables, pour ne pas chercher ailleurs la dignité et la force dont il a besoin. On verra à quelles scènes navrantes cette lacune a quelquefois donné lieu.

J’ai déjà nommé Deli-Ibrahim parmi les villages de la première génération, génération toute militaire, ou plutôt cantinière, qui se formait autour des camps pour exploiter les besoins de l’armée; on lui donnait néanmoins ou elle prenait des terres, d’abord pour se loger et ensuite pour faire des foins. La fondation de Deli-Ibrahim remonte à 1832, lorsque le camp établi en ce lieu n’était qu’un poste avancé d’Alger. Les colons y vécurent, à l’origine, de leurs cabarets et des transports qu’ils effectuaient, avec des bœufs de razzia, pour le compte de l’administration militaire. Plus tard, des besoins d’administration et de célérité firent proscrire les bœufs pour cet usage, ce qui obligea les colons de Deli-Ibrabim à vendre les leurs pour acheter des chevaux ou des mulets. Plus tard enfin, l’administration effectua par elle-même ses transports, et alors les colons furent obligés de demander leur subsistance à d’autres industries : ils se sont mis difficilement à l’agriculture. Depuis 1842, leur principale ressource consistait à faire du bois dans les broussailles de la plaine de Staouéli. De grands propriétaires et des agriculteurs très soigneux appartiennent néanmoins à ce village. L’un de ces messieurs y a établi un superbe moulin à vent. La présence d’une lieutenance de gendarmerie, d’un hôpital civil (aujourd’hui transféré à Douéra), d’une cure, d’un bureau de poste et d’autres petits états-majors entretenait à Deli-Ibrahim une certaine population commerçante en dehors de la population rurale proprement dite. Celle-ci ne se composait que de 50 concessionnaires, dont 8 à peu près étaient dans l’aisance, en ce sens du moins qu’ils ne devaient rien. L’importance actuelle de ce bourg est plus bourgeoise qu’agricole, et son importance agricole tient plus à ses grands propriétaires qu’à ses colons. C’est sur ce territoire que se trouve le premier établissement d’orphelins fondé par le père Brumauld sur des terres d’achat, non de concession. Le gouvernement n’est intervenu dans cette fondation que par des secours en nature et par une subvention de 21 francs par mois pour chaque enfant ; on y comptait un certain nombre de petits Arabes rapportés d’expédition par les soldats qui les avaient trouvés au milieu des ruines de leurs douars, ou qu’on a ramassés après la mort de leurs parens dans les rues d’Alger.

Deli-Ibrahim est la tête de cette ligne de villages qui couronnent les hauteurs du Sahel à l’ouest d’Alger. Ouled-Fayet, qui vient après, se rapporte comme origine à la même famille que Cheragas : il a été fondé à la même époque et par les mêmes moyens, sauf l’homogénéité de la population. Le territoire a été divisé en 62 concessions de 8 à 10 hectares, mais elles n’ont pas été réparties entre un semblable nombre de concessionnaires. Quelques-uns d’entre eux ont retenu un certain nombre de lots. Deux propriétaires aisés du nord de la France sont établis à Ouled-Fayet, où ils luttent avec énergie contre les difficultés de la tâche. Quoique voisin de Cheragas, Ouled-Fayet est en effet dans des conditions bien moins favorables. Plus éloigné d’Alger, il a des débouchés moins faciles. Situé sur une crête, il a des terres plus arides, plus exposées à l’action furieuse des vents de mer. Les eaux y sont nulles pour la terre, rares pour les besoins domestiques, malgré une fontaine et un lavoir publics qui sont de fondation dans tous les villages. Malheureusement il est de fondation aussi que l’administration centrale, représentée par les ponts et chaussées, entretienne fort mal les conduits : ils crèvent, ils s’engorgent, et les fontaines tarissent sans que les réclamations les plus pressantes puissent triompher des lenteurs administratives. Sur ce point, de tous côtés les plaintes étaient unanimes. J’ai vu, pour ma part, Ouled-Fayet passer un été sans autre eau que celle de trois puits creusés par des concessionnaires, et l’aqueduc de Cheragas répandre pendant plusieurs mois son eau par le chemin. La conséquence de ceci, au point de vue administratif seulement, est qu’au lieu d’une dépense de 50 centimes qu’aurait coulés une réparation faite à temps, on finit par avoir à reprendre toute une maçonnerie pour la refaire à neuf, ce qui occasionne une brèche notable au budget. Une autre conséquence est que les colons, ne pouvant abreuver leurs bestiaux, sont obligés de les vendre à tout prix et d’interrompre leurs travaux. L’entretien de ces conduits devrait être laissé à la charge des villages, moyennant la constitution d’un budget communal formé de prestations en argent ou en nature, ou, au pis-aller, pris sur le budget de la colonisation, dont on détacherait ces dépenses. L’état et les colons y gagneraient. L’administration a par malheur toujours tenu trop étroitement les colons sous sa tutelle. En leur interdisant de rien faire, elle s’est condamnée à tout faire, ce qui est une autre façon de se condamner à ne rien faire, car tout reste à moitié fait, ou mal fait, ou fait à contre-temps, et l’argent se gaspille en pure perte. De là les inconvéniens que nous venons de signaler, de là l’obligation de devenir la mamelle des colons et de leur prodiguer ce qu’on ne leur devait pas, après leur avoir refusé ce qui leur était dû, ce qui est la première de toutes les nécessités de la vie : un peu d’air, de liberté, de spontanéité.

Au commencement de 1847, le maréchal Bugeaud a employé les troupes à des travaux de défrichement dans presque tous les villages du Sahel. C’était une satisfaction qu’il donnait à la fois à deux instincts presque opposés, quoique très réels chez lui : sa sollicitude d’agriculteur et de gouverneur pour la colonisation, qui était son œuvre; sa partialité pour l’armée, dont il voulait faire l’élément universel et le grand pivot de la colonisation. Il disait au colon avec une bonté sincère : « Je viens à ton secours parce que je vois que tu as de la peine à te tirer d’affaire, » et en même temps, se retournant vers la France, vers l’opinion, il leur disait : « Voyez où en serait votre prétendue colonisation civile sans l’armée ! »

Le travail des soldats a certainement profité aux colons; mais, tout compte fait, et quoique ce travail ne fût payé que dix sols par jour, le même résultat aurait pu être obtenu à moins de frais par d’autres moyens. C’était l’avis des colons, qui trouvaient que les soldats n’extirpaient pas complètement le palmier nain ni les racines de la broussaille. C’était aussi l’avis de M. le comte Guyot, directeur de la colonisation, depuis préfet de l’Eure, qui trouvait très cher le prix que son budget avait dû payer (25,000 fr.), comparé à la besogne faite. Le travail du défrichement, pour être bien fait, demande une habitude et une sollicitude que le soldat n’y apportait pas et que l’on ne pouvait pas en conscience exiger de lui. Ouled-Fayet eut pour sa part à loger, pendant un mois, une centaine de soldats qui lui défrichèrent 52 hectares.

Au-delà d’Ouled-Fayet, les villages de Saint-Ferdinand, du Marabout d’Aumale et de Sainte-Amélie appartiennent au système du colonel Marengo, qui a déjà été exposé. Il faut ajouter qu’à chacun de ses villages le colonel Marengo annexait une grande ferme destinée à un colon plus aisé, dont l’argent aurait pu vivifier un peu le travail du village. On comptait mettre ainsi le capital à portée des bras et les bras à portée du capital. L’idée, bonne en elle-même, n’a pas réussi, je crois, pour avoir été appliquée en des lieux trop ingrats. Il n’y a pas de sac d’écus, si gros qu’il soit, qui ne reculât d’horreur à l’aspect des palmiers nains dont il aurait à venir à bout sur les terres où sont situées les fermes de Saint-Ferdinand, de Sainte-Amélie et surtout de Maëlma, car on a donné une ferme aussi à ce dernier village, construit par le colonel Marengo, mais dans le système de colonie militaire du maréchal.

Saint-Ferdinand, plus éloigné encore qu’Ouled-Fayet de ses débouchés, plus avancé dans la région aride et sauvage de cette crête, plus isolé de tout mouvement et de toute ressource, était aussi dans une situation plus précaire. Sa ferme (la Consulaire), un moment occupée, se trouvait abandonnée sans avoir jamais produit l’effet voulu. Des 51 concessionnaires qui avaient primitivement peuplé ce village et son hameau, le Marabout d’Aumale, 25 étaient partis, 8 nouveaux étaient survenus; mais, par suite d’autres mutations, le nombre total se trouvait, en 1847, réduit à 29. Sur ce nombre, il n’y avait, il est vrai, que deux célibataires; tous les autres avaient une famille. Les colons travaillaient avec peu de courage, rebutés sans doute par les mauvaises conditions dans lesquelles ils étaient placés, et qui avaient fait émigrer la moitié d’entre eux. Ils n’avaient encore rien ajouté aux défrichemens qu’ils trouvaient tout faits en prenant possession de leur maison de 1,500 4rancs, et que le maréchal lit agrandir par les soldats au mois de mars 1847. L’intention sur laquelle reposait le système du colonel Marengo, c’est-à-dire celle de former une colonisation qui, composée de gens possédant un petit capital, pût se soutenir par elle-même, était complètement trompée. Pendant les quatre premières années (de 1843 à 1847), l’administration avait fourni aux colons leurs semences, qu’ils s’empressaient de vendre au lieu de les mettre en terre. Pour arrêter ce commerce, M. Cappone, gendre du colonel Marengo et maire de Saint-Ferdinand, prit le parti de ne distribuer les semences qu’au fur et à mesure des labours exécutés. Les colons de Saint-Ferdinand n’avaient du propriétaire que la prétention de ne vouloir pas travailler pour autrui, ce qui, comme on vient de le voir, ne les rendait pas plus actifs à travailler pour eux-mêmes. M. Cappone et le colonel Marengo avaient seuls accompli sur cette terre ingrate des prodiges d’industrie et de persévérance. Les résultats obtenus n’étaient cependant pas encourageans[6]; mais il faut tenir compte de la nature sauvage et dure de ces terres, calcinées depuis des siècles par un soleil dont la broussaille ne les défend pas, balayées chaque année par des pluies torrentielles qui en emportaient l’humus et ne cessaient de creuser que lorsqu’elles rencontraient un sous-sol lisse, glissant et compacte comme du savon. C’est ce sous-sol qui, aujourd’hui travaillé par l’homme, remué, brisé par la pioche et la charrue, imprégné d’air, de lumière, d’humidité et du sel des engrais, protégé par des terrassemens ou des rigoles contre les ravages des pluies, va reconstituer un sol nouveau auquel ou ne peut pas demander dès les premiers jours les fruits de l’avenir. Malheureusement, pour opérer cette transformation, on ne trouvera que des colons pauvres, des hommes de travail et de privations, auxquels il faudra toujours plus ou moins venir en aide. Bien peu d’hommes possédant un capital petit ou grand seront tentés de le sacrifier en le confiant à une terre qui ne le rendra peut-être qu’à leurs successeurs. Combien de fois les trappistes eux-mêmes, ces hommes d’une abnégation si complète et qui ne sèment point pour le temps, mais pour l’éternité, combien de fois, malgré l’appui énergique du gouvernement, ils ont été sur le point d’abandonner la partie pour retourner à leur morceau de pain et à leurs légumes de France! Honorons le courage des colons (liii ont persisté, et ne nous hâtons pas de jeter la pierre à ceux-là-même qui ont faibli. Sans parler des maladies et de la mort, il y a eu là des épreuves plus fortes que la dose de constance ordinairement donnée à la nature humaine, et parmi ceux qui se sont trouvés des plus faibles là-bas, beaucoup peut-être mériteraient encore d’être comptés parmi les plus forts d’ici.

Ce qui a aidé les colons à se soutenir, c’est le foin qui vient de lui-même en Algérie partout où la broussaille et le palmier nain lui laissent un peu de place. Quelques pluies d’hiver suffisent pour créer partout des prairies sauvages plutôt encore que naturelles, où le sainfoin, la luzerne et les autres plantes fourragères se développent avec une abondance qui tient du prodige et une admirable vigueur; mais en ceci encore le Sahel est bien inférieur à la plaine. Néanmoins le foin est pour lui comme une manne qui lui tombe du ciel. Aussi nous paraît-il inutile de compter cela comme culture et d’y consacrer un tableau. Qu’il suffise de dire qu’en 1847, l’administration

PRODUITS.


19 hectolitres, à 17 fr.60 c. l’un 334 fr. 40 c.
10 quintaux de paille longue livrés à l’administration militaire 100 »
434 fr. 40 c.
8 quintaux de paille courte restés à la ferme, à 3 fr. l’un. 24 »
Produit brut 458 fr. 40 c.
A défalquer pour frais 319 05
Produit net 139 fr. 35 c.

A Saint-Ferdinand, le produit net d’un hectare également ensemencé en blé, mais sans engrais, était encore inférieur à celui que nous tirons de l’exemple pris à Ouled-Fayet. — pour un hectare d’orge, avec un seul labour, dans ce même village de Saint-Ferdinand, le total des frais donnait 158 fr, le produit brut 202 fr, ce qui laissait pour bénéfice net 44 fr. Cet exemple était pris sur des terres tenant au village, fumées et cultivées avec, soin depuis leur défrichement, et d’une nature bonne et forte. militaire payant 6 francs 50 centimes aux colons le quintal de foin pris sur place, l’hectare donnant 30 quintaux avait 90 francs de frais à supporter et en rapportait 195 ; bénéfice net, 105 francs[7].

Sainte-Amélie a la même origine que Saint-Ferdinand, appartient aussi à a formation du colonel Marengo, et se trouve à peu près dans les mêmes conditions. Seulement Sainte-Amélie est un peu mieux située; elle n’est point, comme Saint-Ferdinand, en vedette au haut d’une rampe découverte pour surveiller la plaine de Staouéli. Elle est plus en arrière, sur un plateau légèrement incliné vers le côté opposé, c’est-à-dire vers la Metidja, et entouré de vallons dont les terres fraîches sont moins rebelles à la culture. Autour de Saint-Ferdinand, il n’y a que des précipices. Sainte-Amélie n’en a pas moins éprouvé les mêmes vicissitudes que Saint-Ferdinand. Pour 54 concessions, elle ne comptait que 30 concessionnaires, dont 8 ou 9 avaient, il est vrai, des concessions doubles, ce qui portait à 38 ou 40 le nombre des concessions occupées. Les autres, ou n’avaient pas trouvé de preneurs, ou étaient redevenues vacantes par suite d’éviction ou d’expropriation. La ferme était inoccupée; la boulangerie, livrée pour le prix de 3,000 francs au concessionnaire, à cause de la construction du four, ne rapportait rien. — Si nous faisions vivre notre boulanger, me disait un colon, ce serait une preuve que nous ne pouvons pas vivre nous-mêmes. — Il voulait dire par là : Ce serait une preuve que nous n’avons pas de grains pour faire nous-mêmes notre pain. L’idée préconçue qui avait doté ce village d’une boulangerie reposait donc sur des données artificielles que l’expérience se refusait à consacrer. Il en était de même de la ferme, qui attendait encore son colon capitaliste. L’église seule remplissait sa destination et était desservie par son curé.

Plus on s’avance de Saint-Ferdinand vers Maëlma, à l’ouest, plus les coteaux se relèvent, plus aussi leurs pentes deviennent abruptes, leurs ravins déchirés et décharnés, leurs broussailles horribles et hérissées; mais Maëlma, à cause de cette élévation même, était un point éminemment stratégique, dominant d’une part la plaine de Staouéli, dont il est le poste avancé, et de l’autre les bords du Mazafran et les deux passages que nous y avons établis au moyen des ponts qui desservent la route d’Alger à Koleah par la Metidja et la seconde route d’Alger à Koléah par Staouéli. Aussi ce point avait-il été occupé par un camp avant de l’être par un village militaire. On a vu à Beni-Mered quelle était l’organisation de ces villages et sur quelles combinaisons le maréchal avait échafaudé son projet de colonisation par l’armée. Il n’y avait entre Beni-Mered et Maëlma d’autre différence que celle des localités; mais celle-ci était grande, Maëlma n’étant par lui-même et par le voisinage de Zeralda que la capitale de la fièvre et du palmier nain : aussi lui avait-on donné un docteur en médecine, quoique la population du village fût seulement de 29 colons militaires et de 8 civils, en tout 37. La fondation de Maëlma, un peu postérieure à celle de Beni-Mered, ne remontait qu’au mois de février 1843. Comme à Beni-Mered, la dissolution de la communauté s’y était faite avant le temps. La répartition des lots s’était faite alors au choix des hommes par droit d’ancienneté : singulier privilège de caserne quand on l’appliquait à trancher la question capitale de leur vie civile! Les lots de terre en effet étaient très inégaux, et il importait gravement de pouvoir choisir. Les premiers mariés ont reçu en outre 80 francs pour l’installation du ménage; les plus tardifs n’ont rien reçu. Cinq de ces colons militaires avaient abandonné leur concession aussitôt après leur libération du service. Il y avait deux sortes de maisons, de grand et de petit modèle, dix-neuf des premières et dix des autres. A la dissolution, elles furent aussi prises au choix par droit d’ancienneté.

Le quartier civil se composait de huit maisons semblables et construites d’avance. Le concessionnaire les devait rembourser au prix de 1,000 francs, qu’on réduisit plus tard à la moitié en considération de la pauvreté du village..Maëlma est un pays perdu et sans débouchés, car on ne peut considérer comme tels les bourgades de Koléah et de Douéra, qui produisent elles-mêmes ce qu’elles consomment de céréales et de fourrages, ou sont entourées de villages plus rapprochés. Jusqu’à ce que ces petites villes aient pris quelque importance, le seul marché de Maëlma est donc Alger, qui est à trois journées, aller et retour, pour les attelages de bœufs. On a vu ce que donnaient de produit net les blés et les orges du Sahel dans des sites meilleurs que celui de Maëlma. Trois ou quatre journées d’absence pour un homme et son attelage absorberaient le plus clair de son bénéfice. Maëlma est donc condamné à consommer ce qu’il produit, ou à ne produire que l’équivalent de sa consommation, c’est-à-dire à vivre de misère. Il n’est d’ailleurs sur aucune route de passage, celles dont il est doté du côté de Douéra et du côté du Mazafran ne servant qu’à son usage particulier.

Jamais je n’ai vu le palmier nain aussi fourré qu’autour de la ferme dont on a doté les environs de Maëlma pour attirer une certaine circulation d’argent dans le village. Il n’y a que l’ambition du prix Monthyon ou d’une récompense céleste qui puisse déterminer un cultivateur aisé à entreprendre un défrichement semblable. Pour se créer là avec beaucoup de peine et de temps une terre médiocre, il aurait à dépenser plus d’argent que pour acquérir une excellente terre dont il lui serait permis de jouir tout de suite. Aussi la ferme reste-t-elle inviolablement tapie derrière son mur d’enceinte; mais à travers les fissures de la grande porte rouge qui donne entrée dans la cour, on voit le palmier nain s’épanouir au dedans comme au dehors et obstruer tellement les portes elles-mêmes, que l’acquéreur, s’il se présentait, ne pourrait plus pénétrer au-delà du mur d’enceinte que par une brèche ou par escalade.

Maëlma, dont le site élevé devrait être salubre, était infecté en partie par la barre du Mazafran, qui se jette ou plutôt s’infiltre dans la mer non loin de là, et par des amas d’eaux stagnantes formés dans les ravins profonds sur lesquels le village domino du côté de la plaine de Staouéli. On a ménagé un écoulement à ces eaux, et, pour n’en rien perdre, on a imaginé de les amener dans la fontaine de Zeralda, dont les eaux étaient rares. Zeralda n’avait pas besoin de ce renfort de peste. Ce pauvre petit village, assis non loin de l’embouchure du Mazafran, dans la vallée et à deux portées de fusil de la plage, sur la route d’Alger à Koléah par Staouéli, est certainement ce qu’il y a au monde de plus pauvre, de plus fiévreux, de plus cadavéreux. Une terre galeuse y nourrit à peine une chétive, mais tenace broussaille. Les eaux qui descendent des collines voisines balaient son territoire jusqu’à ce qu’elles viennent s’arrêter contre le rempart de sable que la d’une leur oppose. Là, elles infectent la terre qu’elles n’amaigrissent plus, et elles la pourrissent sans la féconder. Les joncs, les sables, la fièvre, voilà, en dehors de la broussaille, le revenu le plus assuré du colon de Zeralda.

On a essayé de détruire ce foyer d’infection en l’enfermant circulairement, dans un fossé profondément creusé et destiné à recevoir au passage les eaux qui s’y rendaient; mais en même temps on amenait dans la fontaine de Zeralda les eaux du marais de Maëlma, et d’ailleurs la grande cause d’insalubrité de ce canton est la barre de sable qui retient les eaux du Mazafran au moment où elles arrivent sur la plage, et qui les force à s’encaisser en détrempant par des infiltrations ou par des débordemens les terras basses et boisées qui se trouvent sur les deux rives.

Zeralda, qui mérite d’être cité comme type de l’extrême misère, appartient à la même formation que Cheragas, Ouled-Fayet et les autres villages de l’administration civile. Il se composait de 30 concessions de 15 hectares chacune : on avait cru devoir compenser la qualité par la quantité; mais après quatre années d’existence, 40 hectares à peine étaient défrichés. Tous les colons, à l’exception de deux ou trois, étaient arrivés là sans aucunes ressources. La plupart étaient Allemands, ce qui était un vice de plus ajouté à ceux du terroir et de sa configuration géographique, car en Algérie la race allemande réussit peu. Pour les faire vivre, on les employa aux terrassemens de leur grand fossé, au nivellement de leurs rues et de leur roule. Le maire, homme de courage et qui avait quelques avances, les occupa aussi à ses défrichemens, et c’est grâce à ses travaux surtout que le chiffre total des défrichemens du village avait pu s’élever jusqu’à 40 hectares. Un tiers des concessions était devenu désert; on ne voyait que maisons vides et fermées, les murs à moitié décrépis par les pluies, les volets descellés et pendans ou battant au vent. Que si vous vous informiez du sort de ceux qui les avaient occupées, on vous répondait : Celui-ci a abandonné, celui-ci aussi, cet autre également. Cinq familles étaient dans ce cas. Mais celle-ci ? Morts. Et celle-ci ? Morts. Et celle-ci encore ? Orphelins; le père est mort. Quant aux vingt concessionnaires survivans, ils se mouraient, et je raconterai des funérailles.

Non loin de Zeralda, et à quelques pas de la route, on voit encore une grande baraque en bois qui a grisonné au soleil, et dont personne n’a jamais vu les portes ou les volets ouverts. La tradition du pays rapporte que cette baraque a été l’habitation de trois frères normands qui étaient venus s’établir là avant la fondation du village. Tous les trois y attrapèrent la fièvre. Le premier mourut, et les deux autres creusèrent sa fosse dans la broussaille; le second aussi mourut; celui-là encore laissait un survivant. Enfin le troisième mourut, et l’on ne sait dire par qui les portes et les volets ont été fermés. Ce n’est peut-être là qu’une légende, et je crois deviner à quelles fins administratives cette baraque aurait été dressée près de cette route[8]; mais combien cette légende est sincère dans un tel pays, et comme elle en est l’histoire ! Ne demandez pas aux vivans de Zeralda où sont les morts. Là chacun enterre les siens où il veut, et souvent le lendemain la mort l’emporte lui-même avec son secret.

Un matin, vers trois heures et demie, j’ouvrais ma fenêtre à Staouéli. Le jour s’annonçait à peine; l’air était frais et vif, et je contemplais, avec l’imagination plus encore qu’avec les yeux, les cimes embrumées de l’Atlas par- dessus la chaîne des coteaux d’Ouled-Fayet, de Saint-Ferdinand et de Maëlma. Bientôt les formes d’une charrette se dessinent sur la route de Koléah, qui traverse la concession des trappistes, et passe à quelque cent pas du monastère. Arrivée au bout de l’avenue, la charrette quitte la route et se dirige vers le couvent. Je me demandais ce qu’elle y pouvait venir faire à pareille heure, lorsqu’à travers les Ions gris et froids du matin je crus reconnaître le maire de Zeralda. A mesure qu’il approchait, je constatais que ses traits étaient fortement contractés, son teint livide, ce que j’attribuai au froid matinal et à la fièvre, qui ne le quittait guère. Ses lèvres amincies laissaient voir ses dents serrées. Il marchait en avant, et tenait le cheval par la bride. Derrière la charrette venait un autre personnage, grand spectre osseux d’Allemand, au visage complètement décomposé par la fièvre, les yeux injectés de safran, et montrant aussi deux longues rangées de dents blanches qui se laissaient voir presque jusqu’aux deux coins des mâchoires entre ses lèvres contractées; une vraie tête de mort sur un squelette gigantesque, et, pour compléter la ressemblance, il portait, en guise de faux, une pioche sur l’épaule. La charrette était vide, à part une brassée de foin qui devait être là pour la provision du cheval. Le sinistre cortège s’arrêta sous ma fenêtre. Je saluai le maire de Zeralda, qui me répondit silencieusement par une inclinaison de tête, et je descendis pour causer avec lui.

— J’apporte mon fils, me dit-il d’une voix étranglée. Je n’ai pas pu me résoudre à le jeter dans la broussaille, et je viens demander aux trappistes la charité de me le laisser enterrer dans leur cimetière. J’ai d’ailleurs amené un homme pour le travail qu’il y aura à faire.

Je restai comme glacé d’horreur et de respect tout à la fois pour la situation et pour la démarche de ce père infortuné : ce voyage de trois lieues dans les sables et dans les ténèbres, cette piété furtive, cet appareil, et jusqu’à cette botte de foin, voile pieux et funèbre que la douleur du père, de la mère peut-être, avait ajouté à ceux de la nuit !

Cet enfant, âgé de neuf à dix ans, était fils unique. C’était pour lui sans doute que ses parens avaient apporté leurs petites épargnes en Afrique, alléchés par l’idée de se trouver tout d’abord propriétaires de 15 hectares de terre sans avoir eu à les payer. C’était un héritage tout fait qu’ils lui assuraient en un Jour. Leur courage et le temps donneraient à cet héritage sa valeur. Pour qui maintenant vont-ils supporter les mécomptes, les fatigues, les gênes, les maladies qui ont enlevé l’héritier à l’héritage ? J’avais vu plusieurs fois cet enfant. Sa mère, minée par la fièvre, l’amenait de temps en temps, tout fiévreux et le ventre ballonné, de Zeralda à Deli-Ibrahim, où il y avait un hôpital, des médecins, des secours. C’était un voyage de quatre lieues et demie que les deux malades faisaient à pied et par une route dont les sables rendent la plus grande partie très fatigante. Ils s’arrêtaient en passant à Staouéli pour respirer un peu, et s’asseyaient sur un banc de pierre près de la porte, les femmes ne pouvant pas pénétrer dans l’intérieur. Les bons pères s’empressaient, comme toujours, d’apporter aux voyageurs ce qui composait leur propre diner : du riz, du lait, des légumes cuits à l’eau. La mère mangeait peu pour elle-même, mais elle tenait à faire prendre des forces à son pauvre enfant tout hâve, tout défait, tout gonflé par la fièvre. N’avait-il pas à se remettre en route après avoir déjà longtemps marché ? Plus d’une fois j’avais eu occasion de lui dire : « Ne le faites point manger, madame; vous voyez qu’il n’a pas faim. Cette nourriture lui fera plus de mal que de bien. Faites-le boire seulement. Au lieu d’eau et de vin, le frère qui vous sert ira vous chercher à l’infirmerie de la tisane ou quelqu’un des rafraîchissemens qu’on tient préparés pour les malades. » La pauvre femme ne pouvait se persuader que son fils, déjà suffisamment abattu par la maladie, n’eût pas besoin de prendre des forces pour marcher.

Pour épargner au père des détails douloureux, j’allai trouver le révérend père abbé, et lui fis part de la demande qui lui était adressée. Il s’empressa de donner des ordres, et le cercueil de l’enfant fut apporté dans l’église et exposé à l’endroit même où l’on expose les religieux décédés pendant les vingt-quatre heures qui précèdent l’inhumation; il allait attendre là que les offices du matin fussent terminés et la fosse creusée. J’annonçai en outre au révérend père Régis que, pour lui causer moins de dérangement, le père avait amené de Zeralda un homme muni d’une pioche, mais que je doutais que cet homme, quoique charpenté en athlète, fût en état de remuer une pelletée de terre. On lui adjoignit un religieux. Je les suivis jusqu’au cimetière. Le religieux seul en effet put travailler. Le grand Allemand s’exténuait et n’avançait point sa besogne. Un autre frère fut envoyé. Quand tout fut prêt, on récita les prières des morts sur le corps de l’enfant, et nous l’accompagnâmes jusqu’au pied de la croix qui, grâce aux trappistes, protège sa dernière demeure.

Je ne sortirai point du monastère de Staouéli sans dire un mot de cette fondation, l’une des plus intéressantes certainement qu’il y ait en Afrique, et celle où accourent tout d’abord les curieux d’Europe. Le monastère de la Trappe est assis dans la plaine de Staouéli, à environ 17 kilomètres d’Alger, et sur l’emplacement même du camp que Hussein-Dey avait formé en 1830 pour s’opposer à notre débarquement de Sidi-Ferruch. Les deux touffes de palmiers qui, dit-on, ombrageaient la tente du général en chef de l’armée du dey, ombragent aujourd’hui l’entrée du couvent. Un camp français y a été établi depuis sur la butte qu’occupe aujourd’hui le cimetière, butte dont le sol recouvre un grand amas de ruines, et sur le flanc de laquelle des travaux postérieurs ont fait découvrir les vestiges d’une ancienne église chrétienne.

La fondation de Staouéli fut provoquée en 1842 par le gouvernement, qui voulait inaugurer la colonisation sous les auspices d’un ordre religieux et agriculteur. Les négociations avec les chefs de l’ordre durèrent près d’un an. Enfin, le 20 août 1843, jour de Saint-Bernard, cette lumière et ce grand réformateur de l’ordre de Saint-Benoît, le révérend père Régis, aujourd’hui abbé mitré, alors seulement prieur de la communauté qu’il allait fonder, arrivait au pied des palmiers, après avoir bivouaqué dans la broussaille, où il s’était égaré la veille en les cherchant. Il débuta par y dire la messe en compagnie du père Brumauld, qui, plus ancien que lui en Afrique, avait voulu lui servir de guide. Toute l’installation consistait en un blockhaus resté là depuis le temps où le camp avait été évacué. On construisit une grande baraque pour recevoir provisoirement les premiers religieux qui allaient former le noyau de la communauté. Le génie militaire dressa, concurremment avec le père prieur, le plan de l’édifice permanent; le colonel Marengo amena ses condamnés militaires pour les travaux, et les constructions commencèrent.

La première pierre du couvent fut posée solennellement par le maréchal sur un lit de boulets ramassés dans la plaine de Staouéli. C’est aussi un obus qui est au couronnement de l’édifice, au haut du clocher, où il sert d’appui au pied de la croix qui surmonte le tout. Toutes les autorités d’Alger et l’élite de la société assistèrent à cette cérémonie. Bientôt les épreuves vinrent. Vingt-deux religieux, pères de chœur ou frères convers, avaient été appelés d’Aiguebelle, la maison mère. Ils logeaient dans la baraque, qui était en même temps leur réfectoire, leur dortoir, leur cloître et leur salle de chapitre. Le blockhaus avait été converti en chapelle ou plutôt en autel, car le chœur et la nef étaient la voûte des cieux. Les premiers défrichemens produisirent leur effet ordinaire. Deux religieux tombèrent malades, l’un mourut. Peu après, dix-sept furent atteints, puis tous, et avant l’expiration de la première année, dix étaient morts, dont sept en trois mois. Ce n’était pas tout. Les constructions avançaient, mais l’argent s’épuisait. Comme les murs extérieurs touchaient à leur couronnement, une violente pluie d’orage, comme on n’en voit pas en Europe, survient et abat cinquante mètres du mur de façade, malheur irréparable en ce moment, car tous les obstacles s’accumulaient. Un subside de 60,000 francs avait été promis par le gouvernement; mais des formalités de bureaux, ou je ne sais quelle autre cause, arrêtaient l’envoi des fonds. Un emprunt que s’était imposé la maison mère manquait par suite de l’intervention d’une autorité ecclésiastique qui voyait là une entreprise téméraire et d’un succès peu assuré : plus de ressources d’aucun côté; tous les religieux malades; les travaux de l’année détruits, et une caisse où il n’y avait même plus de quoi payer aux ouvriers la semaine commencée.

Alors le père prieur songea à ramener en France les débris de sa communauté, déjà à moitié renouvelée par les renforts que lui avaient envoyés diverses maisons de l’ordre. Le maréchal s’opposa à cette pensée. Il y a aux archives de Staouéli la copie d’une lettre magnifique qu’il écrivit à l’autorité qui avait empêché l’emprunt. Rien de simple, de digne et en même temps d’éloquent comme ce morceau. Les communautés ne meurent pas, et le temps viendra sans doute où l’histoire ecclésiastique de l’Algérie pourra recueillir bien des pièces intéressantes que toutes les convenances du moment retiennent dans l’ombre des archives. J’en donne dès à présent l’avis aux futurs historiens de l’Algérie, aux biographes du maréchal Bugeaud et aux chroniqueurs des maisons de l’ordre de Saint-Benoît, si jamais cet écrit doit tomber un jour à venir dans les mains des mis ou des autres. On battit monnaie comme on put, la maison royale envoya quelques dons; mais cela ne pourvoyait à rien qu’au besoin du jour, et les grandes difficultés continuaient de subsister. Le maréchal allait partir pour la France. Il dit au père prieur : « Venez avec moi; je me charge de votre affaire près du ministère, et vous vous arrangerez de votre côté avec les maisons de votre ordre. Le gouvernement vous y appuiera. »

Le révérend père, quoique malade, consentait bien à partir, mais en emmenant ses religieux; car comment les abandonner dans l’état où ils étaient tous, alités, sans ressources, et au milieu de ces difficultés de la fondation qui réclamaient à chaque instant la présence et la parole du chef ? Le colonel Marengo s’en chargea. — Partez, lui dit-il, mon révérend père; ce sera moi qui vous remplacerai. Tous vos religieux sont malades, je les soignerai, et rien ne leur manquera. Je dirigerai vos travaux, et quant à l’argent, n’en ayez aucun souci : je sais où le prendre.

Il n’y avait pas à hésiter. Le révérend père partit donc avec le maréchal. Son voyage fut heureux : il ramena des religieux et de l’argent. Les travaux purent continuer et les avances du colonel être remboursées. Peu de temps après, la communauté eut enfin son installation complète, à part le cloître, qui ne fut fait qu’en 1846. Les tribulations ne touchaient pas cependant à leur terme. Les récoltes nulles de 1845 et de 1846, la récolte plus que médiocre de 1847, ne permirent pas aux trappistes de trouver leur subsistance dans les produits de leur travail. Le gouvernement, tout en leur continuant les prestations de vivres, les menaçait à chaque instant de les leur retirer, même en ne les fournissant qu’à titre d’avance. Le duc d’Aumale, pour sa bienvenue, leur accorda un répit, et la république également. Ce ne fut donc que la récolte de 1848 qui les remit à flot et les émancipa. Jusque-là ils continuèrent à être éprouvés par les maladies. Sous ce rapport, les années 1846 et 1847 furent aussi désastreuses que les précédentes. C’est dans l’hiver commun à ces deux années que j’en ai vu pour mon compte mourir onze en peu de mois. La plupart des autres avaient une santé bien chancelante, et beaucoup ne passèrent pas l’hiver de 1847 à 1848.

Ce fut alors que moi-même je payai mon tribut. Une inflammation du foie, de l’estomac et des entrailles, contractée à Staouéli même, me mit aux portes de la mort, me retint trois mois au lit et trois mois en convalescence. Je fus admirablement soigné par deux religieux, le père et le frère hôteliers, qui, malades eux-mêmes, furent néanmoins toujours l’un ou l’autre présens à mon chevet tant qu’il y eut du danger. Ce n’était pas sans doute un des moindres prodiges de la foi religieuse que de voir deux santés ruinées user ce qui leur restait de forces à veiller de longues nuits près d’une vie agonisante. La convalescence, qui est encore une maladie, prêta une voix inaccoutumée à la reconnaissance et à l’admiration dont j’étais pénétré pour ces hommes évangéliques. Je ne leur ai point fait entendre cette voix, car ce n’est point de là qu’ils attendent leur récompense, et ces futilités mondaines ne sont pas faites pour eux; mais si, devant le monde, cette voix peut rendre témoignage, sinon à la gloire des trappistes, du moins à la gloire de la croix, qu’ils portent avec tant d’amour et qui les élève si haut au-dessus d’eux-mêmes, pourquoi ne pas dire au monde ce que je ne leur ai pas dit à eux ? Voici donc comment de ma couche, que je ne quittais guère encore, Je parlais au père hôtelier :

J’étais au lit, vous le quittiez à peine;
J’étais à bout, vous étiez faible encor;
Mon sang pâli tarissait dans ma veine,
La fièvre blême, hôte de cette plaine.
Avait du vôtre appauvri le trésor.

Et, près de vous, morne, en butte à la ligue
De tous les maux que puisse réunir
Ce climat d’or, — il en faut convenir, —
Je languissais plus que tous... La fatigue.
Les dégoûts, rien ne vous put prémunir
Contre une ardeur que Dieu devait bénir.
Vos soins ont mis à mon mal une digue;
Je n’en sais point qui vous pût retenir
Quand vous ayez œuvre pie à fournir.
En vous voyant, de vous-même prodigue.
Suffire à tout, préparer et finir.
Porter, monter, descendre, aller, venir,
Tout deviner, prévenir tout, que sais-je ?
Combien de fois tout bas j’ai souhaité
De dispenser la force et La santé !

Mais, hélas ! que vous donnerais-je.
Quand vous avez la charité !

L’établissement de la Trappe à Staouéli a été la providence de cette route de Koléah par le Sahel et des villages des environs. Les mains de ces hommes. qui manquaient de tout, étaient devenues comme le grenier de la misère. Outre les admirables travaux par lesquels ils ont transformé cette plaine si funeste, que d’autres bienfaits ne leur ont pas dus les alentours ! Pendant les mauvaises années, des bandes d’enfans accouraient chaque jour de Deli-Ibrahim, qui est à une lieue et demie de Staouéli, d’Ouled-Fayet et de Saint-Ferdinand, qui sont à une lieue environ, de Sainte-Amélie et de Maëlma, qui sont à deux et à trois lieues. Ces enfans apportaient un bidon de fer-blanc qu’on leur remplissait de soupe ou de légumes cuits et qu’ils rapportaient à leurs parens. On distribuait ainsi régulièrement chaque jour jusqu’à trente soupes. Tout homme passant par la route n’avait qu’à sonner à la porte, on lui apportait à manger et à boire selon ses besoins. Les Arabes eux-mêmes profitaient parfois de cette hospitalité. Beaucoup d’ouvriers sans ouvrage s’abattaient sur la Trappe et y prenaient non-seulement un repas, mais un gîte dont ils usaient sans scrupule. Ceci amena bien vite un abus auquel on coupa court en envoyant ces hôtes, connus sous le nom de colons familiers, travailler aux défrichemens. On ne les gardait qu’à cette condition ; mais ceci réglé, ils devenaient, comme leur nom l’indique, membres adoptifs de la famille. Quoiqu’on ne leur donnât pas d’argent, si ce n’est pour des ouvrages ou dans des temps extraordinaires, comme la fenaison, et qu’on se bornât à rajuster leur toilette avec des défroques provenant de l’intendance militaire, un certain nombre s’attachaient à cette vie et ne s’occupaient plus de chercher mieux ailleurs. La plupart, il est vrai, étaient des hommes faibles d’intelligence ou de courage, et qui, peu capables de gagner rigoureusement leur salaire sous l’œil d’un maître exigeant parce qu’il paie, trouvaient plus doux de se laisser aller à vivre au jour le jour et sans l’inquiétude du lendemain, moyennant un travail charitablement surveillé. Il y avait constamment à la Trappe une vingtaine de ces colons familiers. Staouéli devenait ainsi une véritable succursale du dépôt des ouvriers établis à Alger, et le révérend père abbé a plus d’une fois offert à l’administration de prendre ce dépôt à sa charge, si l’on voulait lui donner ce que l’on dépense pour le maintenir inutilement dans le faubourg Bab-Azoun.

Ces détails peuvent donner une idée de l’importance des services que l’établissement de Staouéli a rendus à ce coin du Sahel, de la vie qu’il lui a donnée. Ces services au reste ne s’arrêtent pas à ce qui a été dit. Les trappistes ont un moulin à eau, et pour une faible rétribution ils y admettent les grains des villages environnans ; ils ont une forge et des ateliers de charronnage, et chaque jour ils sont la providence des attelages mis à mal au milieu de ces déserts par le mauvais état des chemins. Je ne sais comment sont aujourd’hui entretenues les routes ; mais si dans l’origine on avait mis un grand zèle à en ouvrir de tous côtés, il est vrai de dire que, pendant les premières années, on les a complètement abandonnées à elles-mêmes, et quelques-unes avant de les avoir terminées. Ces dernières restant infréquentées, la broussaille toute seule s’est chargée de les rendre à leur état primitif en repoussant de plus belle, ainsi que cela est arrivé pour celle d’Aïn-Benian à Cheragas. On l’avait arrêtée juste à l’endroit où elle était indispensable, c’est-à-dire à la traversée de l’Oued-Beni-Messous, ravin abrupt et en précipice. Aussi jamais l’ornière d’une charrette n’a pu s’empreindre sur cette route, et au bout de trois ou quatre ans, les broussailles l’avaient fait entièrement disparaître. Ou y avait dépensé 35,000 fr. Pour l’amener en plaine d’Aïn-Benian jusqu’au bord du ravin.

Quant aux routes fréquentées, elles ne servaient guère, pendant l’hiver surtout, qu’à marquer la ligne où il fallait éviter de passer. En rase plaine et hors d’un pays cultivé, c’était un léger inconvénient. Les charrettes, pour éviter de s’engloutir dans les précipices bourbeux de la route, se jetaient à droite ou à gauche dans la broussaille, dont les branches formaient fascine sous les roues. Cependant il arrivait parfois que des terres labourées ou des accidens de terrain faisaient de la route l’unique passage, et il fallait bien y revenir, dût-on s’y briser ou y rester échoué jusqu’à l’été suivant, ce qui est plusieurs fois arrivé, et ce que je puis attester pour l’avoir vu. Sur la traversée du territoire de Staouéli, il y avait un de ces passages, mais là du moins il y avait du secours. Combien de fois-les bons pères ont-ils eu à dételer leurs bœufs pour aller tirer de peine un équipage embourbé à une demi-lieue de là ! Combien de fois ont-ils eu à envoyer des hommes munis de pioches et de crics pour le sauvetage d’un attelage coulé bas dans un océan de terre glaise délayée, ou pour le rajustement des timons rompus et des roues brisées !

Quelle page elles méritent dans l’histoire de la colonisation, ces routes dont les difficultés ont été un des plus grands obstacles qui aient éprouvé la constance des colons et qui aient achevé d’épuiser les ressources ou de surmonter les forces d’un grand nombre! Qu’on se figure des hommes perdus dans d’immenses solitudes qui les séparent de leurs semblables; ils ont jeté tout ce qu’ils possèdent dans le sein de cette terre, qui exige de longues avances et qui ne rend rien qu’à des époques déterminées. Cependant la faim arrive, sans se régler sur le mouvement des saisons et sans avoir à passer par les chemins de l’administration. La famille a recours alors à de petites industries secondaires. L’un fait des tuiles ou des briques, l’autre du charbon, l’autre du bois; l’on va porter cela à la ville prochaine, et l’on achète en retour les approvisionnemens dont la famille aura besoin pour la quinzaine ou le mois qui vient. Ici commence le procès avec la route qui vous dit : On ne passe pas! Mais la famille ne peut pas attendre. Coûte que coûte, il faut bien passer. On mettra dix jours, s’il le faut, à un voyage qui n’en demanderait que deux; mais, au risque même d’y perdre un bœuf ou d’y briser sa charrette, il faut que l’on passe, et l’on tente le voyage. Que d’exemples en ce genre on pourrait citer ! J’en choisirai un. Un ancien officier de marine, démissionnaire par coup de tête collectif au temps des réactions politiques de 1822, est venu en Afrique après une longue carrière civile. On lui avait donné une concession de 800 hectares, à une demi-heue de Zeralda, sur le bord même du Mazafran, lieu charmant, mais malsain. Autant l’autre revers de la colline est triste et désolé, autant l’étroite vallée du Mazafran en cet endroit est riche, plantureuse et enchantée. La famille de ce colon se composait de quatre enfans et de leur mère, race vigoureuse au physique, énergique et simple au moral. Deux de ces enfans moururent d’abord, une fille et un fils. Restaient deux superbes garçons, de dix-sept à vingt ans à l’époque où je les ai connus, chez qui une nature puissante dominait encore, comme chez le père et la mère, les ravages souterrains, mais Lien visibles d’ailleurs de la fièvre. L’un d’eux, à ce que j’ai appris, a depuis succombé. En attendant que sa terre domptée lui donnât des récoltes satisfaisantes et assurées, la famille vivait surtout du produit des beaux bois qui se trouvent sur la concession. Le vrai bois à brûler est très rare à Alger ; on n’y brûle guère que des souches provenant des broussailles défrichées.

Un jour d’hiver, le père et l’un des fils, quoique malades, étaient allés porter à Alger la coupe de bois accoutumée ; les besoins de la maison l’exigeaient impérieusement. Ils s’en revenaient jar un temps affreux, rapportant les provisions attendues : deux feuillettes de vin, de l’huile, du grain pour faire le pain, mille autres denrées de ménage, une pharmacie complète dont toute la famille avait besoin, et un peu d’argent pour payer les ouvriers. Partis d’Alger avant le jour, ils étaient vers trois heures de l’après-midi en vue de l’abbaye ; ils avaient fait quatre lieues. Les bœufs étaient exténués ; eux-mêmes tremblaient de la fièvre sous leurs vêtemens collés à leurs os par la pluie battante. Il leur restait cinq lieues à faire pour arriver au milieu de la nuit, et à traverser un des plus mauvais passages de la route. Ils s’y engagent après en avoir évité ce qu’ils pouvaient en faisant un crochet dans la broussaille ; mais à peine ont-ils fait dix pas, que le chariot s’enfonce jusqu’aux moyeux : bœufs, cheval, mule, tout s’arrête ; pendant un quart d’heure, on les excite de la voix, du fouet et de l’aiguillon ; rien n’y fait. Les bœufs finissent par se coucher. Ou se décide alors à leur donner du repos ; on leur présente du foin, et pendant qu’ils mangent, on se met à déblayer comme on peut le devant des roues. Cette besogne faite, on essaie de se remettre en route. Coups de fouet recommencent ; l’attelage s’épuise, mais n’avance pas. Un des bœufs crève à la peine ; on le détèle et on le traîne sur le revers du chemin. Les choses en étaient là lorsque l’on apprit à la Trappe ce qui se passait. Trois paires de bœufs sont aussitôt envoyées en renfort. Des hommes emportent des pelles et des pioches pour frayer la voie des roues. On attèle les bœufs, les fouets résonnent, l’aiguillon joue dans les flancs ; tout l’attelage donne un coup de collier avec ensemble et vigueur. La flèche du chariot vole en éclats. La nuit venait ; il fallait bien tout remettre au lendemain, dernière contrariété, et la plus cruelle peut-être pour ces deux malades qui, après s’être dévoués pour les nécessités de la famille, envisageaient les inquiétudes et les privations que ce retard forcé allait y faire naître. Ils ne songeaient point d’ailleurs à eux-mêmes, et, dans l’état où ils étaient, il y eut lutte entre eux à qui passerait la nuit sous la charrette pour la garder des malfaiteurs. Je crois qu’ils s’accordèrent en l’y passant tous les deux, sous la pluie qui continuait, et avec la fièvre qui ne les quittait pas. Sans le voisinage de la Trappe, cette charrette était perdue, ainsi que celles que j’ai vues passer des saisons entières sur cette route même de Cheragas, et sur d’autres où elles avaient naufragé. Il est évident qu’elles appartenaient à des colons que cette perte ruinait si complètement, qu’il ne leur restait pas même les moyens d’en venir recueillir les débris.

Voilà un des faits qui portaient les colons à considérer l’administration comme cause de leur ruine. Un contraste singulier avec cette incurie à l’égard des chemins, c’est la rigueur réglementaire que les ponts et chaussées mettaient à dresser procès-verbal contre le colon qui, pour franchir une différence de niveau entre son champ et la route, s’avisait de placer, sans autorisation préalable, quelques planches en travers. Ainsi l’administration des ponts et chaussées était absente pour entretenir ses routes, mais elle était présente pour ajouter des vexations aux fondrières et aux précipices qui les rendaient impraticables. Les colons avaient pourtant bien assez d’empêchemens et de difficultés à vaincre.

Je reviens à Maëlma, ou plutôt au récit de notre excursion, interrompu par des souvenirs qu’il m’était difficile de négliger en parlant de ce village. De Maëlma, M. de T… et moi allâmes coucher à Koléah après avoir visité le village d’Aïn-Fouka, situé au-delà de cette ville, sur le bord de la mer. Fouka est assis au haut de la côte en pente douce dont le bas est orné par ces vingt baraques si bien alignées qui devaient constituer le village maritime de Notre-Dame-de-Fouka. Aïn-Fouka est le troisième village fondé dans le système militaire du maréchal. Nous n’avons plus à y revenir. Mieux placé que Maëlma, moins bien que Beni-Mered, il était moins malheureux que le premier, mais bien éloigné de la brillante prospérité de l’autre. Nous visitâmes à Koléah le camp, le jardin des officiers, qui est un jardin délicieux, et enfin la mosquée et le tombeau des Embarek, famille sainte, puissante et illustre parmi les Arabes. Le dernier Embarek a été khalifa d’Abd-el-Kader. Des légendes pieuses et miraculeuses se rattachent à l’histoire de cette famille. Certaines reliques, telles qu’une chaîne de captif, avec son collier en fer, attestent aux yeux des indigènes la vérité de ces légendes. La mosquée et ses dépendances sont aujourd’hui en partie envahies par l’hôpital. Koléah domine de très haut la plaine dont il est séparé par le Mazafran, où l’on descend en contournant un massif de collines dont la plupart sont très boisées. Cette verdure de bon aloi, et plus élevée que la tête de l’homme, repose l’œil de la vue éternelle des broussailles. Nous quittâmes Koléah de bon matin, traversâmes le Mazafran à gué, et prîmes à travers champs la direction de Blida, la route droite qui existe actuellement entre cette ville et le gué de Koléah n’étant pas encore faite alors.

Nous avions pris un guide arabe qui nous aida beaucoup pour la traversée du Ferguen, vaste marais qui confine au Mazafran ; mais une fois arrivés au fossé de l’obstacle continu, immense folie exécutée dans les premières années de l’occupation et qui est un plagiat de la muraille de la Chine, notre Arabe nous dit eu étendant le bras : Rôah ! guebala, guebala ! — Allez ! tout droit, tout droit. — Après avoir longtemps suivi le parapet du fossé, nous nous aperçûmes que ce n’était point notre compte, et qu’il nous jetait beaucoup trop à droite, du côté de Boufarik. Voulant atteindre Blida par les villages de Joinville et de Montpensier, nous nous orientâmes alors, autant que nous le pouvions sans boussole, le nez de nos chevaux sur Blida, priant Dieu de nous épargner les marais qui nous barreraient le chemin et les ruisseaux encaissés dans des berges à pic. Un pli de l’Atlas, que nous prenions pour la gorge de l’Oued-el-Kebir, nous servait d’étoile polaire. Nous avions bien remarqué le matin, en descendant de Koléah, dans quelle position Blida se trouvait par rapport à certains grands enfoncemens remplis d’ombre ou à certains reliefs baignés de lumière. Malheureusement le soleil, en changeant de place, déplaçait un peu quelques-uns de ces effets, et nous avions de la peine à reconnaître nos points de repère. Cependant plus nous avancions, plus la gorge de l’Oued-el-Kebir devenait distincte, même pour des yeux encore peu familiarisés avec le pays. A part les accidens de terrains qui nous forcèrent plus d’une fois à courir des bordées à droite, à gauche ou même en arrière, nous commençâmes donc à être sûrs de notre route, et en effet vers trois heures nous arrivâmes à Joinville. Nous avions mis une dizaine d’heures à franchir un intervalle de cinq ou six lieues.


IV.

Les villages des environs de Blida se rattachent à un système stratégique qu’on voulait établir sur la ligne du pied de l’Atlas et au débouché des principales gorges, comme on en avait établi un sur les crêtes du Sahel. De cette manière, la colonisation tenait en première ligne les clés de la Metidja, et en seconde ligne celles de la plaine de Staouéli. Les garnisons de Blida, de Boufarik, de Douéra, de Bir-Khadem, de Koléah et de la Maison-Carrée formaient au centre et sur les ailes les points d’appui de ces deux lignes. Stratégiquement cette idée était un peu préférable à celle de l’obstacle continu. Les villages du Sahel auraient pu être mieux placés sous le rapport agricole, mais au pied de l’Atlas l’intérêt des cultures s’accordait merveilleusement avec la donnée stratégique. Terres excellentes et d’alluvion, situation un peu plus élevée et par conséquent plus salubre que celle du fond de la plaine, eaux courantes et abondantes prises au sortir des gorges qui les produisent, rien ne manquait. Il est donc à regretter que ce système, inutile désormais pour la défense, ne soit pas encore complété, du moins pour la prospérité de la colonisation. Les colonies agricoles envoyées de Paris eu 1848 ont fait combler quelques lacunes au fond ouest de la Metidja, mais il en reste de très regrettables dans les positions les plus centrales.

Ces villages du pied de l’Atlas ne remontent pas au-delà de 1843. Malgré ce qui vient d’être dit des avantages de leur situation, et malgré cette circonstance, presque aussi heureuse, — que les défrichemens dans la plaine n’ont pas à lutter contre le palmier nain, — il ne faut pas croire que ces villages n’aient pas eu aussi des premières années fort dures. Leurs trois premières récoltes ont été détruites comme dans le Sahel, l’une par le sirocco (vent du désert), l’autre par les sauterelles, la troisième par la sécheresse de l’hiver. L’administration vint à leur secours en leur fournissant des bœufs et des semences, en leur achetant leurs fourrages; mais c’est là plus qu’une administration ne peut faire, et ces secours même donnaient lieu à de nouvelles plaintes. Quant aux achats de fourrage, c’était presque un sujet de guerre civile. Le colon, habitué à se sentir en tutelle, regardait à peu près comme un droit pour lui d’imposer ses foins à l’administration militaire, et celle-ci, tout en se proposant de venir au secours des colons, avait aussi à régler ses achats sur ses besoins; elle fixait la quantité de quintaux métriques qu’elle aurait à prendre et le prix qu’elle y mettrait. L’administration civile avait donc ensuite à établir, par l’entremise des maires, la quantité proportionnelle que chaque colon individuellement pourrait livrer. On voit quel nid de querelles il y avait dans cette circonstance seulement. En outre, l’intendance militaire se réservait naturellement le droit de ne pas recevoir les yeux fermés tous les foins qui lui seraient présentés : elle rejetait, et c’était son devoir comme son droit, ceux qui, par leur mauvaise qualité, n’auraient pu lui être d’aucun usage; mais le refus d’une charretée de foin, c’était souvent la ruine d’un. malheureux qui n’avait pas d’autre ressource, et qui allait avoir à payer les frais d’un transport inutile. De là des scènes de désespoir, des récriminations violentes, et pour le bien qu’elle avait voulu faire, l’autorité se trouvait comblée de malédictions.

Nous retrouvâmes dans la plaine le même concert de plaintes que dans le Sahel. L’administration était pire que le sirocco, pire que la sécheresse et les sauterelles : c’est en ces termes que l’on s’exprimait. Et cependant le maréchal Bugeaud était plein de sollicitude pour la colonisation, qu’il aimait comme son œuvre propre; M. le comte Guyot, directeur de l’intérieur et de la colonisation, avait épousé avec une ardeur infatigable et un dévoûment sans bornes la tâche de réaliser cette œuvre; mais la donnée première, consistant à concentrer toute la vie dans le gouvernement et à ne laisser au pays qu’une vie artificielle qui lui était infusée et mesurée par voie administrative, cette donnée était fausse. Que pouvait-on contre une donnée fausse ? Néanmoins l’effort de volonté fut tel que la vie finit par pénétrer dans ce spectre galvanisé, et il a été plus fait alors en trois ans pour l’installation de la colonisation en Algérie qu’il n’a été fait dans les dix années qui se sont écoulées depuis. C’est que malheureusement le maréchal a été remplacé et que ses idées ne l’ont pas été; lui seul pouvait quelque chose contre ses idées.

A Joinville, nous retrouvâmes aussi les plaintes sur les eaux : non pas qu’elles manquassent, car il y avait au contraire de belles eaux courantes; mais elles couraient à ciel ouvert et arrivaient à Joinville après avoir traversé les jardins de Blida, où elles se chargeaient de détritus végétaux et animaux qui les rendaient insalubres. Les fièvres sévissaient, et on les attribuait en partie à cette cause, ce qui fournissait un chapitre de plus aux griefs. Enfin là aussi on se plaignait d’être séparé de Dieu après avoir été abandonné des hommes. Un colon, arrivé à Joinville avec 4,800 francs et neuf enfans, dont six seulement survivaient, me disait, non sans quelque amertume : — point d’église! point d’école! nous sommes comme des animaux. Un vicaire de Blida ne pourrait-il pas du moins venir ici ? Si nous avions une chapelle, si nous avions une clochette, on pourrait se rappeler comment on a été élevé.

Les villages du pied de l’Atlas appartiennent tous à la fondation de l’administration civile. Les habitans ont reçu pour 800 francs de matériaux et les mêmes secours que les autres colons; mais on ne leur a pas fait de défrichemens, leur sol ne leur opposant pas les mêmes obstacles que celui du Sahel. Les broussailles de la plaine ne se composent en effet que d’arbustes, tels que le jujubier, le lentisque, le chêne vert, bien moins difficiles à extirper que le palmier nain, et donnant en outre un produit immédiat comme combustibles. Le village de Joinville se composait de 50 concessions, réparties entre 35 concessionnaires. 14 de ces concessions avaient déjà subi, en 1847, une, deux et jusqu’à trois mutations, ce qui indiquait du malaise et une grande instabilité dans près de la moitié de la population. Pendant les trois premières années en effet, ces colons n’avaient pu vivre que du produit de leurs fourrages. Ceux du petit village de Montpensier, voisin de Joinville et plus rapproché de Blida, avaient une ressource dont ils subsistaient presque tous : c’était le laitage. Montpensier pourrait être appelé la laiterie de Blida. Il se composait de 20 concessions, réparties entre 19 concessionnaires. 4 d’entre eux avaient jusqu’à 10 vaches; 3 autres en avaient 5 ou 6, et d’autres moins. Ces vaches donnaient en moyenne par jour de 3 à 5 litres de lait, qui se vendait à Blida 50 centimes le litre; on y payait le beurre 2 francs le demi-kilogramme. Ceux qui n’avaient pas de vaches, et ils étaient cinq ou six, travaillaient pour les autres concessionnaires, ou allaient faire des fagots dans la broussaille.

Dalmatie et Souma se trouvent de l’autre côté de Blida, vers l’est. Ils étaient la tête de la ligne qui devait se prolonger jusqu’au Fondouk, et qui aujourd’hui encore, malgré la fondation de l’Arbâ en 1848-40, est inachevée. Pendent opera interrupta. Dalmatie était un grand village de 300 habitans, dont 54 chefs de famille ou titulaires de concession. Le nombre des concessions même était de 56. Fondé un an après Joinville (septembre 1844), Dalmatie était cependant dans un état plus satisfaisant. Il avait eu une mauvaise année de moins à traverser, ce qui avait moins usé son courage, et en outre l’expérience fâcheuse de ses voisins l’avait sans doute tenu en garde contre les fascinations du renom qu’avait la terre des environs de Blida, et qui semblaient convier l’homme à s’épargner le soin d’aider cette terre à produire. La population de Dalmatie était laborieuse et paraissait satisfaite ; elle se plaignait seulement d’avoir été excitée à étendre ses cultures par le gouvernement, qui lui avait promis la quantité correspondante de semences, et qui ne lui en avait donné que 50 litres pour deux ou trois hectares de terres préparées.

Souma, plus éloigné de Blida, se trouvait plus isolé, plus réduit à lui-même; en outre, par suite de l’inachèvement de la ligne des villages et de la route qui devait les relier, il occupait le fond d’une impasse. Aussi avait-on ajouté aux 54 concessions qui composaient le gros du village deux grandes concessions de 100 hectares et quatre fermes qui formaient hameau entre Souma et Dalmatie. Malheureusement l’un des grands concessionnaires habitait Paris, et remplissait peu la mission qui lui était échue de répandre de l’argent sur ce territoire. D’autres se plaignaient beaucoup de l’administration, qui n’avait tenu aucune de ses promesses, et qui les ruinait en les paralysant. Souma était le dernier village fondé, il ne remontait qu’à 1845; mais il y avait dans sa population, comme dans celle de Dalmatie, quelques hommes d’énergie. Après des épreuves pénibles, ces hommes ont mis leurs affaires dans une voie brillante. La terre ne leur refusait rien; il ne fallait que savoir la mettre en œuvre.

Outre les villages de fondation administrative, la Melidja, dans son centre surtout, contient un grand nombre de fermes et de propriétés particulières; mais elle est bien loin cependant d’être peuplée et colonisée comme elle pourrait l’être dès à présent, comme elle te sera certainement un jour. Ce magnifique bassin s’étend en fer à cheval sur une superficie de 1,200 kilomètres carrés ou environ 120,000 hectares. Là-dessus on compte 14,503 hectares de terrains marécageux, dont 7,632 hectares de marais permanens. De grands travaux de dessèchement ont été déjà exécutés, mais pas toujours avec un soin judicieux. Dans un travail d’ensemble, on évaluait la dépense moyenne de ces travaux par hectare à 460 francs pour les marais permanens, à 250 francs pour les terrains marécageux, à 3,500,000 francs pour le tout. Déjà en 1832 on avait dépensé 2 millions pour les desséchemens de la Metidja; mais ces travaux, assez mal conçus, ne furent même pas entretenus. En 1843, on songea à systématiser le dessèchement général de la Metidja, et, de cette année à 1845, 804,163 francs 75 centimes furent dépensés en travaux préparatoires seulement. À ce prix, on avait exécuté un ensemble d’opérations qui embrassaient 25,000 hectares ; on avait fait des levés ou tracé des lignes de nivellement dont le développement total était de 1,200,000 mètres. On portait à 2,710,500 francs le devis des dépenses qui restaient à faire.

Ce système général avait le tort de n’être nullement systématisé, en ce sens que, considérant chaque marais isolément, il s’attaquait aux effets et laissait subsister les causes. Un autre plan bien plus complet a été conçu par un ingénieur d’un grand mérite, qui a longtemps dirigé les beaux travaux du port d’Alger. Ce plan consistait à dessécher les marais en arrêtant au passage les eaux qui les entretiennent, et en réservant en même temps ces eaux pour les irrigations. On les arrêterait d’abord par un canal parallèle au pied de l’Atlas, et ensuite par l’endiguement des cours d’eau qui sortent de ses gorges, et que les pluies d’hiver font déborder sur toutes les parties basses. Des barrages mobiles retiendraient au contraire à l’entrée des gorges et dans le canal les eaux rares de l’été, et rien n’empêcherait que le gouvernement, par la concession de ces eaux, même à un prix très modique, ne s’assurât un revenu proportionné à ses dépenses. Ces grandes causes maîtrisées et tournées en bienfait, le système actuel et totalement insuffisant des rigoles d’écoulement suffirait pour qu’on se rendit maître des eaux qui détrempent certaines parties basses par suite d’infiltrations souterraines. Le gouvernement retrouverait d’ailleurs l’équivalent de ses dépenses dans la valeur des terres qu’il rendrait ainsi à la culture. Le lac Alloula à lui tout seul y figurerait pour 3,000 hectares. Dans l’état de rareté où sont aujourd’hui les terres disponibles pour la colonisation, un pareil avantage n’est point à dédaigner.

En 1848, l’administration a voulu se rendre compte de ce qu’elle possédait dans la plaine; voici ce qu’elle a trouvé :


1° Sur le territoire des Beni-Khelil 910 hect.
2° Ben-Salah (contigu au précédent) 600
3° Sidi-Abed (près de Boufarik) 500
4° Ben-Hamidan (près de la Maison-Carrée) 30
5° Ben-Koula (enclavé dans les Beni-Moussa) 15
6° Le Fergueri (marais sous Koléah) 1,000
7° Rassauta 2,320
On y ajoutait un territoire qui n’appartient pas à la plaine, mais qui y confine et qui offrait de grands avantages. On y a assis aujourd’hui le village de Castiglione. Nous l’ajouterons donc à ce recensement historique des richesses territoriales de l’administration en 1848; c’est :
8° Bou-Ismaïl 700
6,075 hect.

Mais sur ces 6,075 hectares, il n’y en avait en réalité de disponibles que 1,760 ou l,060, en retranchant la terre de Bou-lsmaïl, qui n’appartient pas à la Metidja. La terre des Beni-Khelil avait été promise au khalifa Sidi-Ali à titre de compensation. Celle de Ben-Salah était occupée par la tribu des Beni-Mered, qu’on ne jugeait pas convenable d’évincer. Celle de Sidi-Abed était réservée pour les habitans de Boufarik, à qui l’on avait promis des terres qu’on ne leur avait pas encore données. La Rassauta était occupée par les Aribs et par les bestiaux de l’administration militaire. Le Ferguen était occupé également par les bestiaux de cette administration. C’était néanmoins sur ces deux terres que l’on comptait pouvoir se faire céder les 1,000 hectares que l’on portait à l’actif de la colonisation dans la Metidja. Tel était le bilan de l’administration civile, dont le territoire embrassait la portion de la plaine comprise entre le Hamiz et la Chiffa.

A l’est du Hamiz et à l’ouest de la Chiffa, on entrait dans le domaine de l’autorité militaire. Le duc d’Aumale, quelque temps auparavant, avait voulu se faire rendre compte de ce que l’on pourrait tirer de ce domaine au profit de la colonisation. — A l’est, sur le territoire des Issers, il y avait bien 6,000 hectares qu’on aurait pu occuper sans difficulté; mais à cause du voisinage de la Kabylie, on ne jugeait pas encore prudent d’étendre la colonisation de ce côté. On se rabattit donc sur le territoire des Hadjoutes, à l’ouest de la Chiffa. Ce territoire, compris entre la Chiffa, la mer, le Sahel des Beni-Menad et les montagnes des Soumata, comprend 49,423 hectares qui se divisent ainsi :


1° Tout le territoire des Hadjoutes proprement dits 38,760 hect.
2° portion du territoire des Chenoua (tribu montagnarde). 3,633
3° portion qu’territoire des Beni-Menad (id.) 236
4° portion du territoire des Souhalia (id.) 6,792
49,423 hect.

Sur ce chiffre, le gouvernement n’avait à prétendre que la part qui lui revenait comme héritier de l’ancien beylik et celle provenant des confiscations prononcées contre les tribus ou les particuliers qui avaient encouru le séquestre.


La première catégorie donnait un total de 16,518 hect.
La seconde 10,662
27,180 hect.

C’est là une grande ressource assurément; mais ces terres ont l’inconvénient d’être trop éloignées de tout. Avant que l’on aille les peupler, il faudra avoir une colonisation compacte au centre; il faudra que les routes non encore percées d’Alger à Cherchel, de Cherchel à Miliana, de Miliana à Alger et à Koléah par la vallée de l’Oued-Djer, aient vivifié toute cette région perdue; il faudra que ces petites villes, aujourd’hui insignifiantes, aient pris graduellement une certaine importance. Trois ou quatre villages au reste ont été fondés dans ces directions à l’aide des 50 millions votés en 1848 pour les colonies parisiennes. On les a mis autant que possible sur la ligne suivie par les convois militaires ou par les voyageurs qui circulent de l’un à l’autre des points qui viennent d’être nommés, et cela les aidera à se soutenir; mais la grande agriculture ne viendra qu’avec les grands débouchés, et ceux-ci qu’avec des routes régulièrement percées et un commerce solidement assis dans les villes. Il importerait donc avant tout de rendre à l’agriculture des terres qu’on aurait sous la main, mais qui sont aujourd’hui envahies par les eaux, et qui à ce premier dommage ajoutent celui de rendre inhabitables les terres voisines, où elles répandent le venin des maladies et de la mort. Si sur les 120,000 hectares dont se compose la Metidja on en pouvait, par ce moyen, conquérir seulement 4 ou 3,000 dans le rayon d’Alger, de Blida et de Koléah, ce serait une grande conquête dont toute la plaine se ressentirait. Et si l’on venait à bout de terminer la ligne de villages du pied de l’Atlas en commençant par ce Rovigo dont les colons, tirés de France il y a déjà huit ans, sont morts de désespoir et de misère en attendant les terres promises, on compléterait le monument du maréchal Bugeaud, on rentrerait dans la tradition de ses idées grandes et justes, et j’ai suffisamment dit qu’il les avait naturellement ainsi, quand l’essor n’en était point gêné par des préventions ou par des pré- occupations étrangères. La soumission de la Kabylie va sans doute simplifier la question de la colonisation des terres situées au-delà du Hamiz. Il faudrait s’empresser de peupler ces 6,000 hectares, qui feraient une magnifique bordure à la route de Dellys dans sa traversée de la plaine. Elle leur prêterait une vie qu’ils lui rendraient avec usure.

Si, en revenant de Blida à Alger, on quitte aux Quatre-Chemins la route nouvelle qui côtoie la plaine, pour prendre l’ancienne, qui continue tout droit en pénétrant dans le massif du Sahel, on a devant soi et à droite le principal noyau de la colonisation administrative, les villages parcourus jusqu’ici n’étant que ses postes avancés ou ses vedettes. Ces villages intérieurs du Sahel sont : Douéra, Cressia, Baba-Hassen, Draria, El-Achour, par où l’on rejoint Deli-Ibrahim; Saoula, par où l’on rejoint Bir-Khadem, situé sur la nouvelle route d’Alger à Blida, et enfin Kouba, tout à fait à la pointe orientale du Sahel. Ces villages, de fondation administrative, sont, à l’exception de deux ou trois, entremêlés d’une série ininterrompue d’habitations ou d’exploitations formant, sinon des villages compactes et ramassés comme les autres, du moins de véritables communes et un vaste massif de cultures. Dans cette catégorie de formation spontanée sont : Tixeraïn, Birmandreis, Idra, El-Biar, etc. Sous cette latitude, tout change : la terre est toute civilisée, la colonisation forme un réseau continu, les villages administratifs eux-mêmes perdent jusqu’à un certain point le cachet de leur origine. Ce cachet est, quant à l’aspect extérieur, la nudité et l’uniformité. Les villages où cette transformation commence sont Draria et El-Achour. Elle est complète à Saoula, à Bir-Khadem et même aussi à Kouha. Il n’y en a pas l’ombre aux villages qui marquent l’extrémité du rayon, à Douéra, à Cressia, à Baba-Hassen.

Douéra remonte, comme Deli-Ibrahim et Boufarik, aux temps mythologiques de la colonisation. Son origine se perd dans les fumées d’un camp. Une forte garnison, des casernes, un hôpital et les nombreux états-majors militaires ou administratifs qu’entraîne une pareille réunion de grands établissemens, lui donnèrent d’abord le caractère d’une petite ville plutôt qu’un caractère rural. Douéra était la clé militaire du Sahel et la sentinelle avancée d’Alger. Peu à peu ce rôle fut dévolu à des villes qui laissaient derrière elles l’Atlas et qui enfin arrivèrent sur la lisière du désert. La splendeur de Douéra décrut, puis s’éclipsa tout à fait. Los états-majors militaires avaient disparu. La garnison était réduite à un lieutenant de gendarmerie et à ses deux ou trois brigades. Restaient les états-majors civils : un commissaire civil, un ingénieur des ponts et chaussées, un curé, un médecin, un directeur de postes. On était encore chef-lieu, mais il fallait bien se résigner à se faire village. Ce qui restait d’habitans se plaignit amèrement de n’avoir point de terres. Ils en avaient cependant, ou on leur en donna, ce qui ne fera jamais que Douéra devienne un second Boufarik. Rien n’est désert, silencieux et vide comme les immenses solitudes qui entourent ce chef-lieu, de quelque côté qu’on y arrive.

Son voisin le plus rapproché est le pauvre village de Cressia. Cressia est la sentinelle la plus avancée au Sahel vers la plaine, on pourrait dire la sentinelle perdue. Aussi lui a-t-on donné une grande caserne de gendarmerie, d’une construction fort élevée, afin de pouvoir servir de poste d’observation. Cette caserne est aujourd’hui convertie en chapelle protestante. C’est dire assez que Cressia est un village allemand en très grande partie. Il y a pourtant quelques colons du Languedoc. Cette triste population est isolée de tout, comme celle de Douéra, et noyée dans une mer de broussailles. Au moins les villages des crêtes du Sahel, du côté de la plaine de Staouéli, sont placés de manière à pouvoir s’observer les uns les autres : c’était là une condition stratégique; mais Cressia ne s’annonce à quelque distance que par sa caserne, et lui-même n’a rien à l’horizon que l’éternelle broussaille.

Je n’ai visité qu’une fois ce triste pays, qui n’est sur le chemin de rien. Avant d’y arriver, j’éprouvais déjà un serrement de cœur qui me pressait d’en sortir. J’entrai dans la maison du maire, qui était absent, mais dont la femme tenait une petite boutique d’épicerie. Je lui demandai quelques rafraîchissemens et je la fis causer. Je voulais savoir comment on pouvait vivre sur cette terre déserte de Cressia. Voici ce que j’appris. Le village se composait de cinquante-deux concessions de 7 à 12 hectares chacune. Il possède en outre un grand communal, c’est-à-dire une grande étendue de broussailles pour le pâturage des bestiaux. Néanmoins, sur seize colons à qui l’eu avait distribué la veille 84 moutons, deux avaient refusé de les prendre, parce qu’ils n’avaient personne pour les garder. Je sus encore de la femme que le mari, qui avait alors trois hectares défrichés, en avait tiré 5 ou 600 francs de revenu tant en fourrage qu’en légumes, qu’il était allé vendre à Alger. L’année précédente, il avait semé dans un lot d’un hectare 1 kilogramme de maïs qui lui en avait rendu 2 quintaux, dont il avait engraissé un porc, et ce porc lui avait rapporté un bénéfice de 60 francs. En outre, au milieu du maïs, il avait semé 4 livres de haricots qui lui en avaient rendu 50, à 30 cent. l’une : produit 15 francs. Enfin une partie de ce même hectare était restée en fourrage et en avait donné pour 100 francs, sur lesquels il y avait à défalquer 25 fr. de frais. J’admirai la constance de ces pauvres et honnêtes gens, et, par la position du maire, jugeant celle des administrés, je n’eus pas le courage de pousser plus loin mes investigations. Quelle force de volonté n’ont pas des gens qui se dépaysent, passent la mer, changent de climat, et viennent braver de terribles fléaux pour chercher une vie si pénible et si peu fructueuse!

Baba-Hassen est plus rapproché d’Alger, et s’il touche au désert par le côté de Cressia, il confine presque à la zone civilisée par le côté de Draria; toutefois cette zone n’arrive pas encore jusqu’à lui. Quoique Baba-Hassen soit placé dans des conditions un peu plus supportables que Cressia, on y sentait de l’amertume dans les cœurs; certains colons y donnaient cependant des exemples d’une énergie qui tenait du prodige. Un nommé porcher, quoique dénué de ressources, voulait néanmoins défricher ses terres : comment vivre sans argent pendant cet intervalle ? Trois mois durant, sa femme et ses enfans allaient à la chasse aux escargots, tandis que le père arrachait le palmier nain; trois mois durant, la famille vécut de cet unique aliment et de racines. Au bout de ce temps, exténué par ce régime, il dut renoncer à ses défrichemens pour aller travailler chez autrui, dans une ferme près de Bir-Khadem. Il y était depuis trois mois, lorsque ses voisins m’apprirent son histoire.

Un autre colon, nommé Pausson, est bien plus curieux à citer encore. Cet homme assez pauvre, assez dénué pour avoir le droit de mendier, s’il l’eût voulu, avait aussi tout sacrifié pour ses défrichemens. Pendant dix mois, il avait pu soutenir cette gageure en vendant pièce à pièce son mobilier d’abord, y compris son lit, sa vaisselle, sa marmite, puis ses vêtemens jusqu’à sa dernière chemise, puis enfin la moitié de ses instrumens de culture. Il en était là lorsque, la faim le prenant et toute ressource étant épuisée, il fut réduit pour vivre à aller reprendre en terre les pommes de terre qu’il y avait semées. Ce n’est là que la moitié de son histoire, qui me fut racontée par un colon chez qui j’avais demandé à coucher, et qui m’offrit pour lit tout ce qu’il pouvait m’offrir, c’est-à-dire une table sur laquelle on étendit un matelas. Pausson lui-même avait passé avec nous une partie de la soirée. Lui sorti, on parla de la lutte étrange que cet homme soutenait contre une position insoutenable, des audacieuses entreprises d’avenir qu’il se mettait sur les bras, lui qui n’avait pas même de lendemain, et de la prodigieuse fécondité d’inventions qu’il déployait chaque jour pour vivre d’abord, puis pour avancer d’un jour dans l’une ou l’autre de ces entreprises. A vrai dire, on le trouvait un peu étrange et chimérique, mais on n’en parlait d’ailleurs que dans les termes les plus honorables et avec considération pour son caractère. Une toute jeune femme surtout, très jolie, espiègle, mariée depuis huit jours à Alger, et qui était venue ce jour-là même avec son mari pour la visite de noces à ses parens, relevait sans méchanceté, mais avec gaieté, quelques petites singularités de détail qui achevaient de peindre le tour de génie de Pausson; par malheur, celui-ci était resté à regarder les étoiles à la porte; quand il entendit prononcer son nom, il écouta et il s’affligea de ce qu’il entendait. La misère donne parfois de fausses susceptibilités. Je payai ma dépense avant de me coucher, annonçant à mes hôtes que le lendemain je partirais au petit jour. A l’heure dite, en effet, je mettais le pied dans la rue, lorsque je fus arrêté par un homme qui était déjà en sentinelle à la porte, où il m’attendait, quoiqu’il ne sût pas que je dusse sortir de si bonne heure : c’était Pausson.

— Monsieur, me dit-il, on a cherché hier soir à vous donner de mauvaises impressions sur moi... Je vous ai attendu, monsieur, pour vous faire voir si je suis aussi maladroit qu’ils le disent; et si vous voulez bien entrer dans ma maison, où tout a été fait par moi, vous pourrez vous en convaincre par vous-même. Cela d’ailleurs ne vous détournera pas, car voilà ma maison.

Je regardai et ne vis pas de maison. Cependant, à quatre pas de là, il s’arrêta devant un mur percé de fenêtres sans croisées et d’une porte sans clôture. Des solives posées à hauteur d’un premier étage annonçaient que plus tard il y aurait un étage et un plafond. Une autre charpente, dressée au-dessus de la première, dessinait la forme d’un toit qui n’existait pas encore. Pas un meuble, pas un chiffon, rien qui pût faire soupçonner que ce fût là l’habitation d’un être quelconque, et en effet il n’y avait pas là d’habitation. On y était sous le ciel et dans la rue. Pas un mur d’ailleurs n’avait reçu son crépi. Près de l’entrée, en dehors, se trouvait un rouleau de bois de caroubier long d’un mètre environ.

— Je vous ai dit, monsieur, que je construisais un moulin à huile; voici l’arbre de mon moulin. Prenez la peine d’entrer et de passer dans la cour : voici la pierre d’assise de mon moulin.

En effet, au milieu d’une cour toute petite et étroite, il y avait une dalle bien posée d’équerre.

— Voici la chaudière pour mon moulin.

Et en disant cela, il me montrait dans l’épaisseur du mur une niche semblable à celles où l’on met les poêles des salles à manger à Paris. Le bas de cette niche était rempli par le fourneau. Sur la tablette du fourneau se trouvait une poignée de vieux clous rouillés, tordus, de toutes les espèces et de toutes les formes. — Ce sont des clous pour mon moulin. Quand j’ai occasion d’aller à Alger, si j’ai un sou, j’achète comme cela une pincée de vieux fer, c’est toujours ça de fait.

— Très bien, lui dis-je ; je vois qu’il vous faudra du temps pour achever votre moulin, mais je sais que vous êtes persévérant. Ce qui m’inquiète, c’est de savoir où vous logerez d’ici-là, car tout ici est à la belle étoile.

— Ah ! monsieur, dit-il en souriant de l’air d’un homme qui ne se laisse pas prendre en défaut. Et rentrant aussitôt dans ce qu’il appelait la chambre, il va au mur du fond, ouvre une trappe en fer pratiquée à hauteur d’appui, et, se rangeant de côté pour me laisser voir : — Je vous avais dit, monsieur, que j’avais aussi construit un four, voyez-le. C’est là que je couche.

Ce four n’était nullement passé au fait de chaux, comme une chambre à coucher, mais au noir de fumée, comme un vrai four qu’il était.

— Vous cuisez donc aussi dans ce four ?

— Oui, monsieur.

— Mais alors vous avez du grain, de la farine.

— Non, monsieur. Ce sont les autres qui viennent cuire à mon four.

— En re cas, maintenant que vous avez tout vendu, et que vous avez été jusqu’à déterrer vos pommes de terre pour pouvoir manger pendant que vous faisiez vos défrichemens et que vous construisiez ce four, vous devez en tirer une petite ressource en en louant l’usage aux autres colons.

— Ah ! non, monsieur, ils sont si malheureux !

Cette réponse et le ton de candeur qui l’assaisonnait me coupèrent la parole. J’aurais volontiers glissé quelque argent dans la main de cet homme bienfaisant qui n’avait pas de chemise sous sa blouse. Je craignis de l’offenser; mais je lui demandai son nom, qu’il me donna : Melchior Pausson. C’est lui-même qui m’en a dicté l’orthographe.

Draria, à une lieue en avant de Baba-Hassen, et El-Achour, entre Draria et Deli-lbrahim, sont, à proprement parler, les deux derniers villages qui appartiennent à l’histoire de la colonisation. Les autres font en quelque sorte partie des jardins d’Alger. Ils n’ont pas eu à traverser les mêmes phases ni les mêmes épreuves. S’ils ont été fondés par les mêmes moyens, on n’a pas eu à employer les mêmes moyens pour les soutenir. Ils ont eu presque tout de suite leur vie propre, indépendante de l’action administrative, et ils ont grandi absolument comme les Batignolles à côté de Paris. Nous ne nous sommes pas astreint d’ailleurs à un aride travail de nomenclature, et il n’entrait pas dans notre plan de donner une monographie de chaque village, comme si nous avions fait un guide de l’étranger en Algérie. Il est quelques villages que nous n’avons même pas nommés, ou qui ne l’ont été qu’en passant, tels que Douaouda, près de Koléah; Sidi-Ferruch, village maritime évacué ; le Fondouk, dont l’histoire n’est plus rien, quand elle cesse d’être une nécrologie. Ce qui a été dit de Boufarik suffisait pour ce dernier point. Nous avons donc essayé de fixer sur des exemples les caractères généraux ; nous sommes allé d’abord aux types, puis aux faits particuliers qui pouvaient avoir un intérêt à part, et quand nous n’avons rien trouvé, nous n’avons rien relevé. Ceci n’est pas non plus un tableau de la colonisation comme ceux que publie le gouvernement. Nous ne nous sommes servi de la statistique que lorsqu’elle nous a été nécessaire pour expliquer ou compléter l’exposé d’une idée ou pour faire ressortir un fait important. Nous n’avons voulu faire qu’une simple chronique de la conquête par la charrue, chronique prise sur le vif, sincère comme l’amour qui nous en a fait amasser les matériaux pendant deux ans, complète autant que nous avons pu la faire sans craindre de la faire trop longue.

Nous ne nous sommes d’ailleurs adressé qu’au passé. Nous avons dit ce que la colonisation a été, non ce qu’elle est. Cela nous laissait dans les régions sereines de l’histoire, au point, de nous ôter presque le besoin d’être impartial, et écartait même de nos opinions particulières jusqu’à l’apparence d’un caractère polémique. Nous savons au surplus quel essor a pris la colonisation grâce aux belles récoltes qui datent de 1849, ainsi qu’à quelques mesures qui ont ouvert des débouchés, et rendu le cours des choses au jeu naturel des lois économiques, l’administration à son vrai rôle en la débarrassant de ce système égyptien qui avait fait de Méhémet-Ali l’unique acheteur, l’unique vendeur, l’unique producteur même des richesses de son pays. Tout est donc changé, tout a grandi, tout est transformé. Peut-être n’est-il pas jusqu’au moulin de Melchior Pausson qui, aujourd’hui achevé, ne le mette bientôt à même de poser enfin un toit sur sa maison. Je n’ai donc plus rien à dire de Draria, sinon que ce village a dû voir redoubler la prospérité de ses carrières de pierre, ni d’El-Achour, sinon qu’il doit aujourd’hui confondre ses cultures avec les jardins de Tixeraïn.

Les villages que nous avions visités successivement nous avaient permis d’observer la vie coloniale en Algérie sous ses principaux aspects. La colonisation militaire et la colonisation civile nous avaient révélé tour à tour leurs inconvéniens et leurs avantages. Nous ne jugeâmes point nécessaire de prolonger notre excursion au-delà des villages du pied de l’Atlas. Le départ de M. de T... Pour la France ne pouvait plus d’ailleurs être différé, et deux jours après notre retour à Alger, il s’embarqua pour Philippeville. Je le laissai partir seul, mais le séjour que je fis bientôt à Staouéli, au cœur même de la colonisation, rappela plus d’une fois mon attention sur les problèmes que nous avions étudiés ensemble. Pendant longtemps encore, la colonisation en Algérie ne sera que le développement des créations ou des projets du maréchal Bugeaud; on peut même dire que sans lui il n’y aurait pas de colonisation dans l’Afrique française. Aussi, dans cette étude, n’ai-je poussé aucune de mes observations au-delà du printemps de 1847, époque où le maréchal quitta l’Afrique après avoir ouvert à ses successeurs une dernière voie par son expédition de Kabylie. Quoique bien ralentie depuis lors, la colonisation a fait cependant quelques progrès. D’abord elle est née en quelque sorte dans la province de Constantine et dans celle d’Oran, où il n’y avait encore que des villages routiers ou cantiniers et quelques ébauches ou projets d’ébauches de villages agricoles. Dans la province d’Alger même, les soins d’un directeur général intelligent et zélé, M. Frédéric Lacroix, ont fait reparaître un phénomène interrompu depuis quatre ans : la création de quelques villages. L’hiver de 1848-49 a vu fonder les villages de l’Arbâ et du Fort-de-l’Eau sans autre dépense de la part de l’état que les études et quelques travaux d’utilité publique. Ces villages, où l’on a laissé plus de marge à la spontanéité des colons, ont eu tout de suite un aspect de vie et une vie réelle qu’un heureux mouvement de saisons a d’ailleurs favorisée. A cet avantage ils joignaient celui d’être situés dans d’excellentes terres et composés d’anciens colons non encore pourvus de concessions attendues ailleurs ou dégoûtés de concessions ingrates, ou enfin voués jusque-là à travailler pour le compte d’autrui. Cela faisait une population très forte, à l’abri des erreurs ou des tâtonnemens de l’ignorance et des mécomptes de l’illusion. L’Arbâ est situé sur le territoire des Beni-Moussa et sur la route d’Aumale, à l’entrée des gorges de l’Oued-Djemâa. Il figurait déjà comme projet dans la ligne des villages du pied-de l’Atlas, interrompue à Souma en 1845. Le Fort-de-l’Eau, plus rapproché d’Alger, est sur le bord de la mer, un peu au-delà de la Maison-Carrée, à l’une des extrémités du territoire de la Rassauta : il est entièrement composé de Mahonnais, population vigoureuse, laborieuse, que le voisinage des iles Baléares fait affluer à Alger, où ils exercent généralement la profession de jardiniers et de petits fermiers.

Grâce aux 50 millions votés en 1848 pour les colonies parisiennes, les territoires militaires, jusque-là impénétrables, ont à leur tour attiré des colons. Il n’y a plus une ville de l’intérieur ou du littoral qui n’ait maintenant un, deux et jusqu’à trois villages dans sa banlieue. La population primitive a presque entièrement disparu et a été remplacée par des travailleurs sortant généralement de l’armée. C’est un excellent élément. Réussira-t-on à l’implanter par des procédés réguliers et constans qui servent les progrès de la colonisation sans grever l’état ? C’est là une question qui sera résolue tôt ou tard, il faut l’espérer. Il serait dans l’intérêt même de la colonisation, dans l’intérêt de l’émancipation des colons, que l’Algérie fit ses frais, c’est-à-dire qu’elle couvrit au moins les dépenses de son propre peuplement; mais si jamais ce but doit être atteint, il restera toujours au maréchal Bugeaud une place considérable dans l’histoire de la colonisation africaine. Dans cette œuvre pacifique comme dans celle de la guerre, c’est encore à lui que revient l’honneur d’avoir donné l’impulsion et frayé la voie.


A. BUSSIÈRE.

  1. Bou-Farik, le diviseur, le sépareur ; mais, après tout, il se peut que ce nom, pris dans un sens purement mystique, ait été celui d’un vénérable marabout qui l’aura transmis au lieu qu’il avait habité.
  2. Oued-Fodda, rivière ou ruisseau d’argent. Nous n’y vîmes même pas d’eau.
  3. El-Asnam, les colonnes, les statues, ou, d’une manière plus générique, les sculptures.
  4. Dahr, Dahra, signifie dos en arabe.
  5. Les Français, en arrivant en Afrique, ont adopté, pour beaucoup de noms inconnus, l’orthographe des voyageurs ou géographes anglais, très rationnelle chez ceux-ci, très impropre dans notre langue pour reproduire les mêmes noms. C’est ainsi, par exemple, que nous avons écrit Sidi-Ferruch pour Sidi-Ferredj, et Kabyle pour Kabaïle.
  6. Voici un tableau résumant les frais et les produits de diverses récoltes sur un hectare de terrain à Ouled-Fayet :
    FRAIS DE CULTURE DE 1 HECTARE 6 ARES DE TERRE FORTE ENSEMENCÉE EN BLÉ LE 10 DÉCEMBRE 1847 ET RÉCOLTÉE l’ANNÉE SUIVANTE.
    Deux labours 60 fr. « c.
    Hersage 12 »
    Semence (2 hectolitres à 25 fr. 60 c. l’un) 51 20
    Engrais (en pains d’huile de lin) 82 »
    Sarclage 10 »
    Moisson 32 »
    Battage (au fléau) 56 85
    Transport à Alger de dix quintaux métriques de paille longue 15 »
    Total des frais 319 fr. 05 c.
  7. Une culture plus intéressante, parce qu’elle demande beaucoup de soins et qu’elle rapporte plus d’argent, est celle du tabac. En voici le tableau pour Saint-Ferdinand en 1847. Les frais d’engrais y manquent encore, ce qui indique assez à quels efforts désespérés sont réduits les courageux colons qui s’obstinent à lutter contre des conditions si ingrates. Le tabac exige, en effet, des terres très bien fumées et très ameublies, les deux conditions qui manquent le plus aux terres de Saint, Ferdinand, et dont la seconde ne s’obtient guère sans le concours prolongé de la première.
    FRAIS DE CULTURE DE 1 HECTARE DE TABAC A SAINT-FERDINAND.
    Deux labours et préparation de terrain 100 fr. » c.
    Plantage (25,000 pieds) 60 »
    Deux binages 80 »
    Écimage et ébourgeonnage 50 »
    Cueillette et séchage.. 160 »
    Mise en manoque et bottelage 40 »
    Semis pour obtenir le plant 50 »
    Total des frais 540 fr. » c.
    PRODUIT BRUT.
    25,000 pieds, à raison de 15 feuilles par pied, donnant 375,000 feuilles, dont 500 font un kilogr, ce qui fournit au total 750 kilogr. au prix de 1 fr 750 fr. » c.
    A déduire pour frais d’exploitation 540 »
    Produit net 210 fr. » c.
  8. Elle ressemble beaucoup aux baraques que les ponts et chaussées ont construites sur bien des points pour remiser les outils et abriter les ouvriers, à l’époque où l’on faisait les tracés des routes ou les études de dessèchement.