Anonyme
Le Manuscrit vert

LE MANUSCRIT VERT,
PAR
GUSTAVE DROUINEAU.[1]

M. Gustave Drouineau n’est pas content de la société moderne, et cela se conçoit sans peine. Je sais des colères très excusables, et qui n’ont pas à faire valoir, pour qu’on les accepte, les mêmes griefs ; je trouve donc tout simple que l’auteur du Manuscrit vert se scandalise des vices qu’il coudoie tous les jours, qu’il prenne feu et fureur à la vue des crimes de tous genres qui se multiplient dans une grande ville aussi facilement, aussi fatalement que la glace se brise, se broie et se fond sous le pied des passans, sous la roue des calèches et des fiacres.

Le chicaner sur son indignation et son mépris, ce serait vraiment ne pas savoir vivre, et à moins d’être sorti la veille du couvent ou du collège, et d’avoir quitté depuis vingt-quatre heures seulement l’Évangile ou le De officiis, on aurait mauvaise grâce à ne pas prendre M. Drouineau pour ce qu’il est, à ne pas comprendre du premier coup la mission qu’il s’est donnée et qu’il commence.

Quant au courage qu’il s’attribue dans l’accomplissement de sa mission, je l’en remercie de grand cœur, car il a pu croire, en traçant les premières lignes de son livre, qu’il allait au-devant du ridicule, et que chacune de ses paroles religieuses et austères serait suivie du glapissement d’une raillerie hautaine et impie, que son dédain, en marquant, comme d’un fer rouge, le siècle à l’épaule, lui arracherait un cri d’angoisse et de rage.

Mais qu’il se rassure et qu’il se tranquillise. Sa vertu demeure entière, mais elle n’aura pas les honneurs du martyre. Au temps où nous vivons, entre l’heure de la bourse et celle du Théâtre-Italien, entre la lecture des journaux et la séance de la chambre, entre la promenade et le bal, il ne se trouvera pas une colère qui veuille répondre à la sienne.

Le siècle est impie, à la bonne heure, ou tant pis ! selon qu’on croit ou qu’on ne croit pas. Les religions s’en vont avec les monarchies ; cultes et lois, tout s’enfouit sous les mêmes ruines ; les rois et les dieux sont emportés dans le même naufrage ; mais qu’y faire, et que voulez-vous ? De plus habiles et plus forts que vous ont dépensé le meilleur de leur génie pour arrêter le torrent. M. de Châteaubriand a tenté de refaire le christianisme par la poésie, et le siècle n’en a tenu compte. Sans la main toute puissante de Napoléon, les églises seraient demeurées désertes et fermées ; le saint ciboire et la patène n’auraient pas reparu sur l’autel, ou peut-être, comme les statues de Séjan dont Juvénal nous a conté les métamorphoses, seraient devenus bracelets, bagues et pendans d’oreille. Sans le premier consul, le génie du christianisme aurait été comme non avenu, et malgré les beautés poétiques de la religion chrétienne, la poésie aurait continué de se passer de la religion ; grâce à la double volonté des deux hommes à qui nous devons René et la bataille de Marengo, nous avons eu deux mensonges de plus : des prières sans foi et le sacre de l’empereur, deux grandes impiétés !

L’abbé de Lamennais, qui devait naître en 1682, au temps où Bossuet publiait son Histoire des variations, et qui n’avait pas sous sa main Louis xiv ou Napoléon, ni, pour promulguer sa parole, un huissier royal en bottes éperonnées et la cravache à la main, ou le canon de Saint-Roch, a voulu reconstruire la société par la religion, et asseoir la raison sur les marches du trône pontifical. Mais à l’exception de quelques rares et studieux esprits qui prennent encore souci des grandes et graves pensées, et qui ont encore le courage de les regarder passer, mais non pas de les suivre, à peine si le Traité de l’indifférence a provoqué quelques chuchoteries de controverse, et n’étaient les belles pages de M. Damiron, éloquente apologie de la raison contre l’autorité, habile restitution de la logique cartésienne, à peine si le siècle saurait que M. de Lamennais ressemble à J.-J. Rousseau par toutes les hautes qualités de l’imagination et du style.

Joseph de Maistre a eu le même sort. Peut-être n’y a-t-il pas en France deux cents personnes qui aient lu le Pape et les Soirées de Saint-Pétersbourg.

M. Drouineau a eu meilleure espérance, et il a fait le Manuscrit vert. Il ne prétend, comme il l’annonce dès les premières pages, à rien moins qu’à rétablir le règne de la vertu et de la foi. Pour atteindre ce but élevé, pour réaliser cette vaste pensée dont on ne peut contester l’éclat et la dignité, quel que soit d’ailleurs le succès de sa tentative, il avait à choisir entre le sermon, le plaidoyer, la satire ou le poème : il a pris le roman.

Et je crois qu’il a eu raison, car le roman se prête à tout. C’est une épopée en déshabillé et qui se permet toutes les allures, qui ne répudie ni les familiarités vagabondes de la causerie, ni les formes arrêtées et précises du poème, ni les démonstrations soritiques de l’église ou du barreau, ni les interpellations flétrissantes de Juvénal. Le roman, qui a suffi à Cervantes, à Lesage, à Fielding, à W. Scott, devait suffire aux desseins de M. Drouineau ; je ne sache pas une pensée qui, prise par une certaine face, ne puisse servir à construire un roman, pourvu que vous la preniez à l’heure de sa naissance, à ses premiers développemens. Plus tard il n’est plus temps. Au hasard des journées, la pensée s’altère et revêt à notre insu une forme fatale et immuable. Voilà pourquoi on fait avec les romans d’Édimbourg des drames si pitoyables, pourquoi le plus habile romancier ferait avec les plus beaux drames de Shakespeare de pitoyables romans.

Mais l’analyse du Manuscrit vert n’est ni simple ni facile. La fable inventée par l’auteur n’embrasse pas moins de seize ans. L’action commence avec la restauration et ne s’achève qu’après les journées de juillet. S’il fallait suivre les innombrables personnages qu’il a groupés autour des caractères principaux, la critique serait réduite à les cataloguer comme les volumes d’une bibliothèque. Nous aimons mieux en extraire le symbole philosophique, et dire que M. Drouineau nous a montré dans Emmanuel, le héros du livre, le spiritualisme religieux persécuté, abreuvé de dégoûts, mais heureux et content au sein même de la persécution ; et dans Cornélie la débauche et la prostitution comme dernières conséquences du matérialisme et de l’impiété.

Tous les épisodes du poème sont placés sur la route comme autant de phares lumineux destinés à conduire le lecteur vers le port, où, selon M. Drouineau, se trouve la paix sereine et paisible.

Toutefois l’unité épique de ces deux volumes est loin d’équivaloir à l’unité philosophique que nous indiquons. Les chapitres se succèdent, mais ne s’appellent pas. Seulement, après tant de livres faits sous jambe, on éprouve une sorte de plaisir à voir que l’auteur prend le sien au sérieux, et relit ce qu’il écrit. Nous l’en remercions.

Lalagée que M. Drouineau a féminisée je ne sais trop pourquoi, innocente comme une idylle de Gessner, et Loyse de Malarieux, vicieuse comme les marquises de Laclos, sont pour moi deux anachronismes et deux invraisemblances. On commence à comprendre aujourd’hui que la richesse et la pauvreté ne sont pas synonymes de vice et de vertu. Le contraire est trop souvent et trop malheureusement vrai, et depuis le fœcunda malorum paupertas de Lucain, rien n’est changé sur la terre.

L’auteur du Lorgnon, qui a vu les salons, ne s’en est pas souvenu pour les peindre. Il est probable que M. Drouineau n’a guère observé le monde dont il parle. Il n’y a pas une duchesse aujourd’hui qui ose dire à son amie : « Prends un vieux mari pour avoir un jeune amant. À peine ose-t-elle se l’avouer à elle-même ; et si la bourgeoisie est, par sa position laborieuse, forcée à la plus grande vertu, il faut avouer aussi que les loisirs de l’opulence ont moins de vices que les nécessités de la misère.

Y a-t-il un journaliste aujourd’hui qui joue son opinion sur un bol de punch ou sur une bouteille de Johannisberg ? Je ne le crois pas, et cependant j’ai connu et je connais encore bien des journalistes.

Le plus grand défaut du Manuscrit vert, qui se lit d’ailleurs avec intérêt, c’est une continuelle aspiration vers le style fait ; avec plus de naturel et de laisser-aller, le livre serait meilleur.

Des deux vignettes dessinées par Tony Johannot et gravées par Porret, il y en a une qui ne vaut absolument rien, celle du premier volume, et une autre celle du second, qui est charmante. Je sais bien que l’anatomie pittoresque condamne le dessin des hanches de la femme renversée, mais toute la façon de cette délicieuse illustration est si légère, si souple, il y a tant de choses faites de rien, précises et du premier trait, que la critique est désarmée. Si la réputation de Porret était encore à fonder, la gravure de cette dernière vignette suffirait pour lui assurer la première place et bien au-dessus de Thompson, d’Andrew, de Godard et de Cherrier.


— Le succès des Feuilles d’automne, de M. Hugo, a été tel qu’en moins d’un mois plusieurs éditions in-8o ont été épuisées. Eugène Renduel vient d’en faire paraître une nouvelle en deux volumes in-18.

Le même libraire mettra en vente, le 15 de ce mois, un nouveau roman maritime de M. Eugène Sue, la Salamandre, en deux volumes in-8o, avec vignettes


M. Dumont, dont le salon littéraire au Palais-Royal, no 88, est un des plus fréquentés, vient de publier Charles ii, roman historique de M. Régnier Destourbet, en quatre volumes in-12. Nous ne doutons pas que ce roman n’ait tout le succès qu’en attend son auteur. C’est un livre vif, amusant, sans prétention, et qui fait assez bien connaître les intrigues qui troublèrent les dernières années de la vie de Charles ii. S’il y avait quelque chose qui pût compromettre ce succès, c’est la préface d’assez mauvais goût qui précède le livre.


M. Emmanuel Arago vient de publier un volume de poésies chez Paulin, place de la Bourse. Nous en rendrons compte.


— Le libraire Gosselin va publier l’Histoire de la démonologie et de la sorcellerie, par Walter Scott, en deux volumes in-12 ; Ali-le-Renard ou la Conquête d’Alger, roman historique, par Eusèbe de Salle, en deux volumes in-8, avec vignettes.

  1. 2 vol. in-8o, chez Charles Gosselin, rue Saint-Germain-des-Prés.