Calmann-Lévy (p. 341-351).


XIX


Depuis qu’il avait enlevé à madame Bergeret déchue le gouvernement de la maison, M. Bergeret commandait seul et mal. Il est vrai que la servante Marie n’exécutait pas ses ordres, puisqu’elle ne les comprenait pas. Mais comme il est nécessaire d’agir, et que c’est la condition essentielle de la vie, Marie agissait, et son génie naturel lui inspirait sans cesse des déterminations fâcheuses et des actes nuisibles. Parfois ce génie s’éteignait, dans l’ivresse. Un jour, ayant bu tout l’esprit-de-vin de la lampe, elle demeura quarante heures étendue inerte sur le carreau de la cuisine. Ses réveils étaient terribles. Chacun de ses mouvements causait des catastrophes. Ce que nulle autre n’eût pu faire, elle fendit, en y posant un bougeoir, le marbre de la cheminée. Elle cuisinait les viandes à la poêle, dans un bruit déchirant, avec des odeurs empoisonnées ; et rien de ce qu’elle servait n’était mangeable.

Madame Bergeret, seule dans la chambre conjugale, criait de rage et pleurait de douleur sur les ruines de sa maison. Son malheur prenait des formes inattendues et bizarres qui étonnaient son âme régulière. Et ce malheur allait grandissant. Elle ne recevait plus la moindre somme d’argent de M. Bergeret, qui naguère encore lui remettait chaque mois ses appointements intacts, sans songer seulement à en retrancher le prix de ses cigarettes ; et comme elle avait fait de grandes dépenses de toilette au temps voluptueux où elle plaisait à M. Roux et des dépenses plus grandes encore dans la période tourmentée pendant laquelle elle soutenait sa considération par des visites assidues à toute la société, elle commençait à recevoir de la modiste et de la couturière des réclamations pressantes ; et la maison de confections Achard, qui ne la traitait pas comme une cliente habituelle, lui lançait du papier timbré, dont la vue, le soir, consternait la fille des Pouilly. Considérant que ces revers inouïs étaient la suite inattendue, mais certaine, de sa faute, elle concevait la gravité de l’adultère, et se rappelait, à sa confusion, tout ce que dans sa jeunesse on lui avait enseigné sur ce crime incomparable ou plutôt unique, car la honte y est attachée, qu’on ne s’attire ni par l’envie, ni par l’avarice et la cruauté.

Debout sur la carpette, avant de se mettre au lit, elle entr’ouvrait sa chemise de nuit et, le menton enfoncé dans le cou, elle regardait un moment les formes épanouies de sa poitrine et de son ventre dont les raccourcis figuraient à ses yeux, sous la batiste, un amas de coussins et d’oreillers d’un blanc chaud, doré par la lueur de la lampe. Et, sans décider si ces formes étaient vraiment belles, car elle n’avait point l’entente du nu et ne comprenait que la beauté couturière, sans trouver sujet à se glorifier ou à s’humilier dans sa chair, sans rechercher sur elle-même le souvenir des voluptés passées, elle commençait à ressentir de l’inquiétude et du trouble à contempler ce corps dont les mouvements secrets avaient produit de si grandes conséquences domestiques et sociales.

Elle reconnaissait qu’un acte naturellement petit eût une grandeur idéale, car elle était un être moral et religieux et assez métaphysique pour admettre la valeur absolue des points aux jeux de cartes. Elle n’avait pas de remords, parce qu’elle n’avait pas d’imagination, qu’elle se faisait de Dieu une idée raisonnable et qu’elle se jugeait déjà assez punie. Mais ne voyant point d’objection d’ailleurs à mettre l’honneur d’une femme à l’endroit où on le place communément, ne méditant pas cette entreprise monstrueuse de renverser la morale universelle pour se faire à soi-même une scandaleuse innocence, elle ne vivait point satisfaite et tranquille, et elle ne goûtait pas, au milieu des tribulations, la paix intérieure.

Ces tribulations l’inquiétaient par le mystère de leur durée indéfinie. Elles se dévidaient comme le peloton de fil rouge enfermé dans une boîte de buis sur le comptoir de madame Magloire, la pâtissière de la place Saint-Exupère. Madame Magloire tirait le fil, qui passait par un trou du couvercle, et ficelait d’innombrables petits paquets. Madame Bergeret ne savait point quand elle verrait le bout de ses misères ; sa tristesse et ses regrets lui donnaient quelque beauté intérieure.

Le matin, elle regardait la photographie agrandie de son père qu’elle avait perdu l’année de son mariage, et, devant ce portrait, elle pleurait, songeant aux jours de son enfance, au petit bonnet blanc de sa première communion, à ses promenades du dimanche, quand elle allait boire du lait à la Tuilerie avec ses cousines les deux demoiselles Pouilly du Dictionnaire, à sa mère, non point morte, mais vieille au bout de la France, dans sa petite ville natale du Nord. Le père de madame Bergeret, Victor Pouilly, proviseur, auteur d’une édition estimée de la grammaire de Lhomond, avait eu, dans ce monde, une haute idée de sa dignité sociale et de sa valeur intellectuelle. Opprimé et protégé par son frère aîné, le grand Pouilly du Dictionnaire, soumis aux autorités universitaires, il reprenait avantage sur le reste du monde, et s’enorgueillissait de son nom, de sa grammaire et de la goutte, qu’il avait forte. Son attitude exprimait la dignité d’un Pouilly. Et son portrait semblait dire à sa fille : « Mon enfant, j’ignore, je veux ignorer tout ce qui dans ta conduite peut n’être pas suffisamment régulier. Sache que tous tes maux viennent d’avoir épousé un homme inférieur à toi. Je me flattai vainement de l’élever jusqu’à nous. Ce Bergeret est un homme sans éducation. Ta faute capitale, source de tes misères présentes, est ton mariage, ma fille. » Et madame Bergeret entendait ce discours. La sagesse et la bonté paternelles, dont il était empreint, soutenaient un peu son courage défaillant. Pourtant elle cédait insensiblement aux destins. Elle cessait ses visites accusatrices dans le monde, dont elle avait lassé la curiosité par la monotonie de ses plaintes. On commençait à croire, même chez le recteur, que les récits qu’on faisait d’elle et de M. Roux, dans la ville, n’étaient pas que des fables. Elle ennuyait, elle était compromise ; on le lui laissait voir. Elle n’avait gardé de sympathies que chez madame Dellion, pour qui elle était la représentation allégorique de la vertu malheureuse. Mais madame Dellion, étant d’une société supérieure, la plaignait, l’estimait, l’admirait et ne la recevait pas. Madame Bergeret demeurait abattue et seule, sans mari, sans enfants, sans foyer, sans argent.

Une fois encore, elle tenta de rentrer dans ses droits domestiques. Ce fut le lendemain d’un jour plus misérable et douloureux que les autres. Après avoir essuyé les réclamations injurieuses de mademoiselle Rose la modiste et du boucher Lafolie, après avoir surpris Marie la servante volant trois francs soixante-quinze laissés par la blanchisseuse sur le buffet de la salle à manger, madame Bergeret se coucha pleine de tristesse et d’épouvante, et ne put s’endormir. Elle devenait romantique par excès d’infortune et se représentait dans l’ombre de la nuit cette Marie lui versant un poison préparé par M. Bergeret. L’aube dissipa ses terreurs confuses. Elle s’habilla avec quelque soin et se rendit, grave et douce, dans le cabinet de travail de M. Bergeret.

Elle y était si peu attendue qu’elle trouva la porte ouverte.

— Lucien ! Lucien ! dit-elle.

Elle invoqua les têtes innocentes de leurs deux filles. Elle pria, supplia, exprima des pensées justes sur l’état lamentable de la maison, promit d’être à l’avenir bonne, fidèle, économe, gracieuse. Mais M. Bergeret ne lui fit pas de réponse.

Elle s’agenouilla, sanglota, tordit ses bras, naguère impérieux. Il ne daigna rien voir ni rien entendre.

Elle lui montrait une Pouilly à ses pieds. Mais il prit son chapeau et sortit. Alors elle se redressa, courut à sa poursuite, le poing tendu, les lèvres retroussées, et lui cria de l’antichambre :

— Je ne vous ai jamais aimé, vous entendez ? jamais, pas même quand je vous ai épousé ! Vous êtes laid, vous êtes ridicule, et le reste. Et l’on sait dans toute la ville que vous n’êtes qu’un foutriquet… oui, un foutriquet…

Ce terme, qu’elle n’avait jamais entendu que dans la bouche du Pouilly du Dictionnaire, mort depuis plus de vingt ans, lui était revenu subitement et merveilleusement à l’esprit. Elle ne lui attribuait aucun sens précis. Mais il lui semblait extrêmement injurieux. Et elle jetait dans l’escalier ce cri :

— Foutriquet, foutriquet !

Ce fut le dernier effort de l’épouse. Quinze jours après cette entrevue, madame Bergeret parut, tranquille cette fois et résolue, devant M. Bergeret.

— Je ne peux plus y tenir, lui dit-elle. C’est vous qui l’aurez voulu. Je vais chez ma mère ; vous m’y enverrez Juliette. Je vous laisse Pauline…

Pauline était l’aînée ; elle ressemblait à son père pour qui elle avait de la sympathie.

— J’espère, ajouta madame Bergeret, que vous ferez à l’enfant, que je garde avec moi, une pension convenable. Je ne demande rien pour moi.

En entendant ces paroles, en la voyant au point où il l’avait amenée par sa prudence et sa constance, M. Bergeret fit effort pour contenir sa joie, craignant, s’il la faisait paraître, que madame Bergeret ne renonçât à un arrangement qu’il trouvait si agréable.

Il ne répondit rien, mais il inclina la tête en signe de consentement.