Calmann-Lévy (p. 110-138).


VI


À la vue de cette flagrante action, le premier mouvement de M. Bergeret fut celui d’un homme simple et violent et d’un animal féroce. Issu d’une longue suite d’aïeux inconnus, parmi lesquels se trouvaient nécessairement des âmes rudes et barbares, héritier de ces générations innombrables d’hommes, d’anthropoïdes et de bêtes sauvages dont nous sortons tous, le maître de conférences à la Faculté des lettres avait acquis, avec les germes de la vie, les instincts destructeurs de l’antique humanité. Sous le choc, ces instincts s’éveillèrent. Il eut soif de carnage et voulut tuer M. Roux et madame Bergeret. Mais il le voulut sans force et sans durée. Il en était de sa férocité comme des quatre dents de loup qu’il avait dans la bouche et comme des ongles de carnassier qui armaient ses doigts ; la vigueur première en était bien diminuée. Enfin M. Bergeret pensa tuer M. Roux et madame Bergeret, mais il le pensa peu. Il fut sauvage et cruel, mais il le fut très médiocrement et durant un espace de temps si bref, que nul acte ne put suivre le sentiment et que l’expression même de ce sentiment échappa par sa rapidité aux deux témoins intéressés à la surprendre. En moins d’une seconde, M. Bergeret cessa d’être purement instinctif, primitif et destructeur, sans cesser toutefois d’être jaloux et irrité. Au contraire, son indignation s’accrut. Dans ce nouvel état, sa pensée n’était plus simple ; elle devenait sociale ; il y roulait confusément des débris de vieilles théologies, des fragments du Décalogue, des lambeaux d’éthique, des maximes grecques, écossaises, allemandes, françaises, des morceaux épars de législation morale qui, battant son cerveau comme des pierres à fusil, le mettaient en feu. Il se sentit patriarche, père de famille à la façon romaine, seigneur et justicier. Il eut l’idée vertueuse de punir les coupables. Après avoir voulu tuer madame Bergeret et M. Roux par instinct sanguinaire, il voulait les tuer par considération pour la justice. Il prononça contre eux des peines ignominieuses et terribles. Il épuisa sur eux les sévérités des coutumes gothiques. Ce passage à travers les âges des sociétés constituées fut plus long que le premier. Il dura deux secondes entières, pendant lesquelles les deux complices introduisirent dans leur attitude des changements assez discrets pour n’être point remarqués et si essentiels que le caractère de leurs relations en était complètement transformé.

Enfin, les idées religieuses et morales s’étant toutes abîmées les unes sur les autres dans son esprit, M. Bergeret n’éprouvait plus qu’une impression de malaise et il sentait le dégoût recouvrir comme une vaste nappe d’eau sale les flammes de sa colère. Trois secondes pleines s’étaient écoulées et il n’avait point agi, et il était plongé dans un abîme d’irrésolution. Par un instinct obscur et confus, mais qui tenait à son caractère, il avait, dès l’abord, détourné ses regards du canapé, et il les fixait sur le guéridon placé près de la porte, et qui était recouvert d’un tapis de coton olive sur lequel des chevaliers du moyen âge étaient imprimés en couleur. Et ce tissu imitait la vieille tapisserie. M. Bergeret, durant ces trois secondes interminables, avait nettement distingué un petit page qui tenait le casque d’un des chevaliers du tapis. Tout à coup, sur le guéridon, parmi les livres reliés en toile rouge et dorés que madame Bergeret y déposait comme de nobles ornements, il reconnut, à la couverture jaune, le Bulletin de la Faculté, qu’il y avait laissé lui-même la veille au soir. La vue de cette brochure lui suggéra l’action la plus conforme à son génie. Il étendit la main, saisit le bulletin et sortit de ce salon où il avait eu la funeste idée d’entrer.

Seul dans la salle à manger, il se trouva malheureux et accablé. Il se tenait aux chaises pour ne pas tomber et il aurait senti de la douceur à pleurer. Mais sa disgrâce avait une amertume et comme un caustique qui lui séchait les larmes dans les yeux. Cette petite salle à manger qu’il avait traversée quelques secondes auparavant, il lui semblait que, s’il l’avait déjà vue, c’était dans une autre vie. Il lui semblait que c’était dans une existence antérieure et lointaine qu’il avait vécu familièrement avec le petit buffet de chêne sculpté, les étagères d’acajou chargées de petites tasses peintes, les assiettes de faïence pendues au mur, qu’il s’était assis à cette table ronde entre sa femme et ses filles. Ce n’était pas son bonheur qui était détruit (il n’avait jamais été heureux), c’était sa pauvre vie domestique, son existence intime, déjà si froide et pénible, maintenant déshonorée et renversée, dont il ne subsistait plus rien.

Quand la jeune Euphémie vint mettre le couvert, il tressaillit comme devant une des ombres de ce petit monde évanoui dans lequel il avait vécu jadis.

Il alla s’enfermer dans son cabinet, s’assit devant sa table, ouvrit au hasard le Bulletin de la Faculté, se posa soigneusement la tête dans les mains, et lut par habitude.

Il lut :

« Notes sur la pureté de la langue. Les langues sont semblables à d’antiques forêts où les mots ont poussé comme ils ont voulu ou comme ils ont pu. Il y en a de bizarres et même de monstrueux. Ils forment, réunis dans le discours, de magnifiques harmonies, et il serait barbare de les tailler comme les tilleuls des promenades publiques. Il faut respecter ce que le grand descriptif nomme la cime indéterminée… »

« Et mes filles ! pensa M. Bergeret. Elle aurait dû penser à elles. Elle aurait dû penser à nos filles… »

Puis il lut sans comprendre :

« Certes, tel mot est un monstre. Nous disons le lendemain, c’est-à-dire le le en demain, et il est clair qu’il faudrait dire l’en demain ; nous disons le lierre pour l’ierre, qui serait seul régulier. Le langage sort d’un fond populaire. Il est plein d’ignorances, d’erreurs, de fantaisies, et ses plus grandes beautés sont ingénues. Il a été fait par des ignorants qui ne connaissaient que la nature. Il nous vient de loin, et ceux qui nous l’ont transmis n’étaient pas des grammairiens de la force de Noël et Chapsal. »

Et il songeait :

« À son âge, dans sa condition modeste, difficile !… car je comprends qu’une femme belle, oisive, sollicitée… Mais elle ! »

Et comme il était liseur, il lisait malgré lui :

« Usons-en comme d’un précieux héritage. Et n’y regardons pas de trop près. Pour parler et même pour écrire, il serait dangereux de s’inquiéter à l’excès des étymologies… »

— Et lui, mon élève préféré, que j’ai admis dans ma maison… ne devait-il pas ?…

« L’étymologie nous apprend que Dieu est ce qui brille, et que l’âme est un souffle, mais l’humanité a mis dans ces vieux mots des sens qu’ils ne contenaient pas d’abord… »

— Adultère !

Ce mot lui vint aux lèvres si net qu’il crut le sentir dans sa bouche comme une plaquette de métal, comme une mince médaille. Adultère !…

Il se représenta soudain tout ce que ce mot contenait d’usuel, de domestique, de ridicule, de gauchement tragique ou de platement comique, de saugrenu, de biscornu ; et, dans sa tristesse, il ricana.

Ayant beaucoup pratiqué Rabelais, La Fontaine et Molière, il se donna proprement le nom qu’il savait, à n’en point douter, lui être convenable. Mais il cessa de rire si tant est qu’il avait ri.

« Sans doute, se dit-il, cette aventure est petite et commune. Mais, étant moi-même petit dans la communauté humaine, j’y suis proportionné ; il me paraît qu’elle est considérable pour moi, et je ne dois pas avoir honte de la douleur qu’elle me cause. »

Et, par l’effet de cette pensée, il entra dans sa douleur et s’en enveloppa. Pris, comme un malade, d’une grande pitié de soi, il chassait les images pénibles et les idées importunes qui se reformaient sans cesse dans sa tête brûlante. Ce qu’il avait vu lui donnait un grand déplaisir physique, dont il s’appliqua tout de suite à rechercher la cause, parce qu’il avait l’esprit naturellement philosophique.

« Les objets, se dit-il, qui se rapportent aux plus violents désirs dont se puissent émouvoir la chair et le sang ne sauraient être considérés avec indifférence, et dès qu’ils n’inspirent pas la volupté, ils soulèvent le dégoût. Ce n’est pas que madame Bergeret fût capable par elle-même de me faire passer par ces alternatives ; mais enfin elle est une des formes les moins aimables, à la vérité, et, pour moi, les moins mystérieuses, mais toutefois les plus caractéristiques et les mieux déterminées, de cette Vénus, volupté des hommes et des dieux. Et son image, associée à celle de monsieur Roux, mon élève, dans un mouvement commun, et dans un sentiment mutuel, la ramenait précisément au type élémentaire dont je dis qu’il ne peut inspirer que l’attrait ou la répulsion. Ainsi voyons-nous que tout symbole érotique favorise ou contrarie le désir, et pour cela attire ou détourne le regard avec une égale force, selon la disposition physiologique des spectateurs et, parfois, selon les états successifs d’un même témoin.

» Cette observation nous amène à reconnaître la véritable raison qui fait que partout et de tout temps les actes érotiques furent accomplis secrètement, afin de ne pas causer dans le public des émotions violentes et contraires. On en vint même à cacher tout ce qui pouvait rappeler ces actes. Ainsi naquit la Pudeur, qui règne sur tous les hommes et particulièrement chez les peuples lascifs. »

Et M. Bergeret songea :

« Une occasion m’a permis de découvrir l’origine de cette vertu qui n’est la plus variable de toutes que parce qu’elle est la plus universelle, la Pudeur, que les Grecs nommaient la Honte. Des préjugés fort ridicules se sont ajoutés à cette habitude qui prend son origine dans une disposition d’esprit propre à l’homme et commune à tous les hommes, et en ont obscurci le caractère. Mais je suis maintenant en état de constituer la véritable théorie de la Pudeur. Newton trouva sous un arbre, à meilleur compte, les lois de la gravitation. »

Ainsi songeait M. Bergeret dans son fauteuil. Mais les mouvements de son âme étaient si mal réglés que, tout aussitôt, il roula des yeux sanglants, grinça des dents et serra les poings jusqu’à s’enfoncer les ongles dans les paumes. C’était l’image de M. Roux, son élève, qui était venue se planter sous son regard avec une exactitude impitoyable, dans cet état qui ne doit pas être vu, pour les raisons que le maître de conférences venait de déduire excellemment. M. Bergeret n’était pas privé de cette faculté qu’on nomme la mémoire visuelle. Sans avoir l’œil riche de souvenirs, comme le peintre qui emmagasine d’immenses et innombrables tableaux dans un pli de son cerveau, il se représentait sans trop d’effort et assez fidèlement les spectacles anciens qui avaient intéressé son regard ; il gardait soigneusement dans l’album de sa mémoire l’esquisse d’un bel arbre, d’une femme gracieuse, qui s’étaient une fois peints sous ses prunelles. Mais jamais image mentale ne lui était apparue nette, précise, colorée, à la fois minutieuse et forte, pleine, compacte, solide, puissante, comme lui apparaissait audacieusement à cette heure M. Roux, son élève, uni à madame Bergeret. Cette représentation, entièrement conforme à la réalité, était odieuse ; elle était inique, en ce qu’elle prolongeait indéfiniment une action d’elle-même fugitive. L’illusion parfaite qu’elle produisait revêtait les caractères d’une obstination cynique et d’une intolérable permanence. Et M. Bergeret, cette fois encore, eut envie de tuer M. Roux, son élève. Il en fit le geste, il en eut une idée forte comme un acte, dont il resta accablé.

Puis il réfléchit et, lentement, mollement, il s’égara dans un dédale d’incertitudes et de contradictions. Ses idées se diluaient, mêlaient, fondaient leurs teintes, comme des gouttes d’aquarelle dans un verre d’eau. Et bientôt il perdit jusqu’à l’intelligence de l’événement.

Il promena ses malheureux regards autour de lui, examina les fleurs du papier de tenture et remarqua qu’il y avait des bouquets mal raccordés, en sorte que des moitiés d’œillets rouges ne se rejoignaient pas. Il regarda ses livres rangés sur les tablettes de sapin. Il regarda la petite pelote de soie et de crochet que madame Bergeret avait faite elle-même et lui avait donnée, quelques années auparavant, pour sa fête. Alors il s’attendrit à la pensée de l’intimité rompue. Il n’avait jamais beaucoup aimé cette femme, qu’il avait épousée sur des conseils d’amis, dans l’incapacité où il était de s’occuper de ses propres affaires. Il ne l’aimait plus. Mais elle était une grande part de sa vie. Il songea à ses filles, en ce moment auprès de leur tante à Arcachon, à Pauline, l’aînée, qui lui ressemblait et qui était sa préférée. Et il pleura.

Tout à coup, il vit à travers ses larmes le mannequin d’osier sur lequel madame Bergeret taillait ses robes et qu’elle avait coutume de placer dans le cabinet de M. Bergeret, devant la bibliothèque, sans entendre les murmures du professeur qui se plaignait d’embrasser et de promener cette femme d’osier chaque fois qu’il lui fallait prendre des livres sur les rayons. De tout temps, M. Bergeret s’était senti agacé par cette machine qui lui rappelait à la fois les cages à poulet des paysans et une certaine idole de jonc tressé, à forme humaine, qu’il voyait, quand il était petit, sur une des estampes de son histoire ancienne, et dans laquelle les Phéniciens brûlaient, disait-on, des enfants. Mais elle lui rappelait surtout madame Bergeret, et, bien que cette chose fût sans tête, il s’attendait sans cesse à l’entendre glapir, gémir et gronder. Cette fois la chose sans tête lui parut madame Bergeret elle-même, madame Bergeret odieuse et grotesque. Il se jeta sur elle, l’étreignit, fit craquer sous ses doigts, comme les cartilages des côtes, l’osier du corsage, la renversa, la foula aux pieds, l’emporta gémissante et mutilée, et la jeta par la fenêtre dans la cour du tonnelier Lenfant, où elle s’abîma parmi des seaux et des baquets. Il avait conscience d’avoir accompli une action symbolique à la vérité, mais absurde néanmoins et ridicule. Il en éprouvait en somme quelque soulagement. Et quand la jeune Euphémie vint lui dire que le déjeuner refroidissait, il haussa les épaules, traversa résolument la salle à manger encore déserte, prit son chapeau dans l’antichambre et descendit l’escalier.

Sous la porte cochère, il s’aperçut qu’il ne savait où aller ni que faire, et qu’il n’avait pris aucune résolution. Quand il fut dehors, il remarqua qu’il pleuvait et qu’il n’avait pas de parapluie. Il en éprouva une contrariété fort petite, qui lui fut pourtant une distraction. Comme il hésitait à se jeter sous l’averse, il aperçut sur le plâtre du mur, au-dessous de la sonnette, un dessin au charbon, tracé à portée du bras d’un enfant. C’était un bonhomme : deux points et deux raies dans un rond faisaient le visage, un ovale formait le corps ; les bras et les jambes étaient marqués par de simples lignes qui, jetées en rayons de roue, donnaient quelque gaieté à ce barbouillage, exécuté dans le style classique des polissonneries murales. Il était tracé depuis quelque temps déjà, car il portait des marques de frottement et avait été à demi effacé par endroits. Mais M. Bergeret le remarqua pour la première fois, parce que sans doute ses facultés d’observation venaient d’être mises en éveil.

« Un grafitto ! s’écria mentalement le professeur. »

Et il prit garde que la tête de ce bonhomme était surmontée de deux cornes et qu’on avait écrit à côté, pour le faire reconnaître : Bergeret.

« On le savait ! se dit-il à cette vue. Les polissons qui vont à l’école le publient sur les murs et je suis la fable de la ville. Cette femme me trompe peut-être depuis longtemps et avec toutes sortes de personnes. Ce grafitto seul m’instruit mieux que n’eût pu faire une longue et minutieuse enquête. »

Et sous la pluie, les pieds dans la boue, il examina le grafitto ; il observa que les lettres de l’inscription étaient mal formées et que les lignes du dessin suivaient la pente de l’écriture.

Et il s’en alla, sous l’averse, songeant aux grafitti tracés jadis par des mains ignorantes sur les murs de Pompéi et maintenant déchiffrés, recueillis et illustrés par des philologues. Il songea au grafitto du Palatin, à ces traits hâtifs et maladroits dont un soldat oisif égratigna le mur du corps de garde.

« Voilà dix-huit siècles que ce soldat romain a fait la caricature de son camarade Alexandros, adorant un dieu à tête d’âne, mis en croix. Aucun monument de l’antiquité ne fut plus curieusement étudié que ce grafitto du Palatin. Il est reproduit dans un grand nombre de recueils. Maintenant j’ai, tout comme Alexandros, mon grafitto. Qu’un cataclysme, abîmant demain cette vilaine et triste ville, la réserve à la science du xxxe siècle, et qu’en ce lointain avenir mon grafitto soit découvert, qu’en diront les savants ? En comprendront-ils la symbolique grossière ? Pourront-ils seulement épeler mon nom écrit avec les lettres d’un alphabet perdu ? »

M. Bergeret gagna, sous une pluie fine, dans l’air fade, la place Saint-Exupère. Il vit, entre deux contreforts de l’église, l’échoppe qui portait une botte rouge pour enseigne. Alors, s’avisant que ses chaussures, fatiguées par un long usage, s’imprégnaient d’eau, et songeant qu’il se devait de prendre seul désormais le soin de ses habits, dont il s’était remis jusqu’à ce jour à madame Bergeret, il alla droit chez le savetier. Il le trouva qui piquait des clous dans une semelle.

— Bonjour, Piedagnel !

— Bien le bonjour, monsieur Bergeret ! Qu’est-ce qu’il faut pour votre service, monsieur Bergeret ?

Et le bonhomme, levant sur son client sa tête anguleuse, découvrit d’un sourire sa bouche édentée. Sa face maigre, où se creusait le trou noir des yeux et que terminait un menton saillant, avait le style dur et pauvre, le ton jaune, l’air malheureux, des figures de pierre sculptées au portail de cette vieille église contre laquelle il était né, avait vécu et devait mourir.

— Soyez tranquille, monsieur Bergeret, j’ai votre pointure, et je sais que vous aimez à vous sentir à l’aise dans vos chaussures. Vous avez bien raison, monsieur Bergeret, de ne pas chercher à faire petit pied.

— Mais j’ai le cou-de-pied assez haut et la plante du pied cambrée, objecta M. Bergeret. Prenez-y garde !

M. Bergeret n’était pas vain de son pied. Mais il avait lu un jour que M. de Lamartine montrait avec orgueil son pied nu, hautement coudé et portant sur le sol en arche de pont. Et M. Bergeret s’autorisait de cet exemple pour goûter quelque plaisir à n’avoir pas le pied plat. Il s’assit sur une chaise de paille garnie d’un vieux carré d’Aubusson et regarda l’échoppe et le savetier. Sur le mur, blanchi à la chaux et traversé de lézardes profondes, un brin de buis était passé dans les bras d’une croix de bois noir. Et le petit Christ de cuivre, cloué à cette croix, penchait la tête sur le savetier cloué à son tabouret, derrière le comptoir où s’entassaient les cuirs taillés et les formes de bois qui, toutes, portaient des rondelles de cuir à l’endroit où le pied que ces formes représentaient portait lui-même une excroissance douloureuse. Un petit poêle en fonte était chauffé à blanc, et l’on sentait une forte odeur de cuir et de cuisine.

— Je vois avec plaisir, dit M. Bergeret, que vous avez autant d’ouvrage que vous pouvez en désirer.

Mais le savetier fit entendre des plaintes obscures, confuses et vraies. Ce n’était plus comme autrefois. Maintenant on ne pouvait soutenir la concurrence de la grande confection. Le client achetait des chaussures toutes faites, dans des magasins à l’instar de Paris.

— Mes clients meurent, ajouta-t-il. J’ai perdu monsieur le curé Rieu. Il reste les ressemelages ; mais c’est ingrat.

Et M. Bergeret fut pris de tristesse à la vue de ce savetier gothique, gémissant sous son petit crucifix. Il lui demanda avec un peu d’hésitation :

— Votre fils doit bien avoir vingt ans ? Qu’est-il devenu ?

— Firmin ? vous savez peut-être, répondit le bonhomme, qu’il est parti du séminaire, parce qu’il n’avait pas la vocation. Ces messieurs ont eu la bonté de s’intéresser à lui, après l’avoir fait sortir de leur maison. Monsieur l’abbé Lantaigne lui a trouvé une place de précepteur en Poitou, chez un marquis. Mais Firmin a refusé par rancune. Il est à Paris, répétiteur dans une institution de la rue Saint-Jacques, mais il ne gagne pas beaucoup.

Et le savetier ajouta tristement :

— Ce qu’il me faudrait…

Il n’acheva pas et reprit :

— Je suis veuf depuis douze ans. Ce qu’il me faudrait, c’est une femme, parce qu’il faut une femme pour tenir un ménage.

Il se tut, enfonça trois clous dans le cuir de la semelle et dit :

— Seulement il me faudrait une femme sérieuse.

Il s’était remis à sa besogne. Tout à coup, levant vers le ciel brumeux sa face morne et souffrante, il murmura :

— Et puis, c’est si triste d’être seul !

M. Bergeret eut un mouvement de joie. Il venait d’apercevoir Paillot sur le seuil de sa boutique, il se leva :

— Bonjour, Piedagnel ! Tenez le cou-de-pied assez haut surtout !

Mais le savetier, le retenant d’un regard suppliant, lui demanda s’il ne connaîtrait point, par hasard, une femme, pas toute jeune, travailleuse, une veuve, qui voudrait épouser un veuf ayant un petit commerce.

M. Bergeret regardait avec stupeur cet homme qui voulait se marier. Et Piedagnel suivait son idée :

— Il y a bien, dit-il, la porteuse de pain des Tintelleries. Mais elle aime la boisson. Il y a aussi la servante du défunt curé de Sainte-Agnès. Mais elle est fière, parce qu’elle a des économies.

— Piedagnel, dit M. Bergeret, ressemelez les souliers de nos concitoyens, demeurez solitaire, reclus, content, dans votre échoppe et ne vous remariez pas, ce ne serait guère sage.

Il tira sur lui la porte vitrée, traversa la place Saint-Exupère et entra chez Paillot.

Le libraire était seul dans sa boutique. C’était un esprit aride et sans lettres. Il parlait peu et ne songeait jamais qu’à son commerce ou à sa maison de campagne de la côte Duroc. Mais M. Bergeret avait pour le libraire et la librairie un goût qui ne s’expliquait pas. Chez Paillot, il se sentait à l’aise et c’est là que les idées lui venaient en abondance.

M. Paillot était riche et ne se plaignait jamais. Toutefois il fit entendre à M. Bergeret qu’on ne gagnait plus avec les livres de classes ce qu’on gagnait autrefois. L’usage des sur-remises diminuait les bénéfices. Et les fournitures des écoles devenaient un casse-tête à cause des changements qui survenaient sans cesse dans les programmes.

— Autrefois, dit-il, on était plus conservateur.

— Je ne crois pas, répondit M. Bergeret. L’édifice de notre enseignement classique est perpétuellement en réparation. C’est un vieux monument qui porte dans sa structure les caractères de toutes les époques. Il montre un fronton de style Empire sur un portique jésuite ; il a des galeries rocaille, des colonnades comme celle du Louvre, des escaliers de la Renaissance, des salles gothiques, une crypte romane ; et si l’on en découvrait les fondements, on trouverait l’opus spicatum et le ciment romain. Sur chacune de ces parties on pourrait mettre une inscription commémorative de leur origine : « Université Impériale de 1808, — Rollin, — les Oratoriens, — Port-Royal, — les Jésuites, — les Humanistes de la Renaissance, — les Scolastiques, — les Rhéteurs latins d’Autun et de Bordeaux. » Chaque génération a fait quelque changement ou quelque agrandissement à ce palais de sapience.

M. Paillot regardait stupidement M. Bergeret en frottant sa barbe rousse sur son énorme menton. Puis il s’alla cacher, effaré, derrière son comptoir. Et M. Bergeret dut presser sa conclusion :

— C’est grâce à ces appropriations successives que la maison est encore debout. Elle périrait bientôt si l’on n’y changeait plus rien. Il convient d’en réparer les parties qui menacent ruine et d’ajouter quelques salles d’une architecture nouvelle. Mais j’entends des craquements sinistres.

Comme l’honnête Paillot se gardait de répondre à ce discours obscur qui l’effrayait, M. Bergeret s’enfonça, muet, dans le coin des bouquins.

Ce jour-là, comme les autres jours, il prit le XXXVIIIe tome de l’Histoire générale des voyages. Ce jour-là, comme les autres jours, le livre s’ouvrit de lui-même à la page 212. Sur cette page, il vit les images mêlées de madame Bergeret et de M. Roux… Et il relut ce texte connu, sans prendre garde à ce qu’il lisait et en faisant les réflexions que lui suggéraient les conjonctures présentes :

« ver un passage au Nord. « C’est à cet échec, dit-il (Il est clair que cet événement n’est ni singulier, ni rare, et qu’il ne doit pas étonner une âme philosophique), que nous devons d’avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich (Il est domestique et renverse ma maison. Je n’ai plus de maison) et enrichir notre voyage d’une découverte (Je n’ai plus de maison, plus de maison) qui, bien que la dernière (Je suis libre moralement. Cela est considérable), semble sous beaucoup de rapports être la plus importante que les Européens aient encore faite dans toute l’étendue de l’océan Pacifique… »

Et M. Bergeret ferma le livre. Il avait entrevu la délivrance, la liberté, une vie nouvelle. Ce n’était qu’une lueur dans les ténèbres, mais vive et fixe devant lui. Comment sortirait-il du tunnel ? Il n’en savait rien. Du moins il voyait au bout la petite lumière blanche. Et, s’il gardait encore l’impression visuelle de madame Bergeret unie à M. Roux, ce n’était plus à ses yeux qu’une image incongrue, dont il n’éprouvait ni colère, ni dégoût, le frontispice belge de quelque livre polisson, une vignette. Il tira sa montre et vit qu’il était deux heures. Il lui avait fallu quatre-vingt-dix minutes pour parvenir à cet état de sagesse.