A. DEGORCE-CADOT (p. 185-199).

CHAPITRE X

ÉMOTIONS

La nuit suivante, alors que tout dans la nature était silencieux comme dans une tombe, vers trois heures du matin, une ombre noire se glissa dans les broussailles entourant la Block-House.

Cette ombre n’était autre que maître Caton qui venait faire une dernière visite à Dudley.

Après avoir ouvert la porte avec précaution, il se trouva en face du jeune prisonnier qui, revêtu d’un costume complet de batelier, pistolets à la ceinture, hache au côté, un grand aviron sur l’épaule, attendait le nègre avec une certaine impatience.

— Oh ! Massa Dudley ! comme vous êtes ressemblant s’écria le moricaud en apercevant le jeune homme ; ah ! Miss Lucy est aussi habile que le tailleur du village ; vous a-elle fait là de beaux habits yah ! yah ! je crois voir Pad le batelier.

— Plus bas, innocent et pas tant de paroles ; tu vois bien que le temps presse. Dans une heure il fera jour, et ce nigaud de Perkins qu’on m’a donné pour geôlier, viendra visiter les lieux, en m’apportant une affreuse pitance pour la journée. Voyons, as-tu dans ta poche un briquet en bon état et de l’amadou bien sec ?

— Oui, voilà, Massa Dudiey.

— Bien et des mèches soufrées, en as-tu fait de nouvelles celles que tu m’avais apportées sont humides, elles ne brûleraient pas bien.

— Oh ! Massa Dudley ! quelle mauvaise tête a Caton ! j’ai oublié…! faut-il que je coure en chercher ?

— Oui ! il ne manquerait plus que cela ! nous finirions par ne plus partir. Tant pis, je vais préparer mon artifice avec ce que nous avons ; arrivera ce qui pourra. En attendant, veille au grain, Boule noire !

— Oui, Massa Dudley : n’ayez pas peur. Caton est un rusé compère qui ne se laisse jamais surprendre.

Dudley rentra dans l’intérieur de la Block-House pour préparer ce qu’il appelait «  son artifice.  »

Il s’agissait tout simplement d’une belle et bonne mine qui devait correspondre avec la provision de poudre, et faire sauter la vénérable et inutile forteresse. La prison anéantie, personne ne s’aviserait de croire que le prisonnier aurait survécu ; l’évasion de Dudley obtenait un succès assuré.

Ce plan avait été imaginé un peu par toutes les parties intéressées ; Caton lui-même avait fait les frais d’une idée : il avait pensé à revêtir un mannequin en paille, des habits de Charles ; il avait bourré ce mannequin de quelques os préalablement calcinés. Le tout devait indubitablement brûler ou être déchiré par l’explosion, et passerait pour les restes lamentables du prisonnier.

L’opération de Dudley était assez longue à terminer, car il lui fallait réunir ensemble des mèches de diverses longueurs, les disposer dans plusieurs directions, défoncer quelques barils de poudre pour assurer l’explosion toutes choses qu’il n’avait pu faire d’avance, soit dans la crainte des visites de son geôlier, soit parce que l’humidité aurait avarié la poudre.

Or, pour charmer les ennuis de l’attente, Caton imagina de s’asseoir tout doucement le dos appuyé contre porte qui s’était refermée seule Une fois installé, Caton se mit à repasser dans son esprit tous les dangers qu’il aurait pu courir si, la veille, il avait été réellement piqué par un serpent à sonnettes.

Ces réminiscences, à la fin, devinrent monotones, soporifiques, et le sommeil s’ensuivit.

Tout à coup le vigilant Caton fut réveillé en sursaut par une large main frappant sur son épaule ses yeux effarés furent aveuglés par la clarté d’une lanterne ; au même instant, une grosse voix lui dit rudement :

— Qu’est-ce que tu fais là, Peau d’encre ? Tu as l’air d’un chien qui n’a pas su trouver la porte de sa niche.

— Je… oui… non… Massa Perkins… je venais rendre visite à Massa Dudley.

— Ah ! et tu faisais la conversation en dormant ?

— C’est que… voyez-vous, Massa Perkins… Massa Dudley l’a pas répondu quand je lui ai dit bonjour ; il dormait ; alors, en attendant, j’ai fait comme lui : répondit en bégayant le pauvre Caton, qui tout en reprenant un peu de sang-froid, ne savait plus à quel saint se vouer.

En effet, Charles, sans se douter de rien, pouvait arriver d’un instant à l’autre, et alors !… tout était perdu. En outre, au moment où le jeune homme apparaîtrait, le feu serait aux mèches et la mine sur le point d’éclater comment fuir ?…

Bien plus ! cette porte ouverte ! la clef dans la serrure Caton fut pris d’une sueur froide. Il se leva comme un automate, s’appuyant toujours, du dos, contre la porte, de façon à cacher la serrure. Aussitôt debout, il passa ses mains par derrière et les crispa sur la malheureuse clef mais il sentit qu’elle résistait ; il comprit qu’elle ferait du bruit en tournant, et il resta immobile, plus mort que vif.

— Eh ! bien. Boule-de-neige, plus peureux qu’un écureuil reprit assez jovialement le majestueux Perkins ; vas-tu rester là comme un Dieu Terme ? ou bien, comme Milon de Crotone, as-tu les main prises dans quelque fente d’arbre ?

Caton ouvrit de grands yeux : des coups de pied ou des soufflets lui auraient été plus familiers que des paroles aussi savantes.

— J’ai… Massa Perkins… jai… été piqué par un serpent à sonnettes… le pauvre Caton est perdu répondit-il d’une voix glapissante destinée à avertir Dudley et à couvrir le grincement de la clef.

Mais Dudley ne donna pas signe de vie, et la clef ne voulut pas bouger.

— Toi ? piqué ?… Et, depuis quand ? fit le maître d’école d’un ton un peu incrédule. Voyons donc ça ? où es-tu blessé ? Je connais un fameux remède, quand le mal est pris à temps : on saupoudre la plaie de poudre à canon et on y met le feu. Tiens, justement ! nous avons le remède sous la main, là dans la forteresse. Allons ! montre-moi ce mal ; ce doit être au pied.

Tout en parlant M. Perkins abaissa sa lanterne vers le sol, pour examiner les jambes du nègre.

— Ne me touchez pas, Massa Perkins ! hurla le nègre en se livrant à des contorsions si bruyantes qu’il parvint à arracher la clef ; oh ! aïe ! ne me touchez pas ! Massa Perkins ! je souffre trop au secours ! Massa Dudley ! ça fait trop mal ! ah je suis mort pauvre Caton !

Et il se laissa rouler jusqu’auprès d’une touffe de fougère où il cacha la clef.

Tout ce vacarme n’avait pas manqué d’arriver jusqu’à Dudley, et l’avait mis fort en peine, car il n’en connaissait ni l’origine ni la gravité réelle.

À tout hasard, il s’enveloppa de la couverture en laine qui couvrait son lit, et s’avançant jusqu’à une certaine distance de la porte, il cria d’une voix somnolente :

— Qui va là ? Quelles violences commet-on donc ici ? J’ai cru reconnaitre la voix de Caton.

— Au recours ! Massa Dudley ! vociféra le nègre ; c’est Massa Perkins qui veut mettre de la poudre sur l’endroit où le serpent à sonnettes m’a mordu.

— Eh ! que diable a donc à crier cette bête noire ? gronda Perkins irrité, je ne te touche pas, imbécile, et ne veux pas te toucher ! Que tous les serpents du comté te piquent le gosier pour te réduire au silence !

Ce disant il mit sa clef dans la serrure. Dudley, plus mort que vif, et craignant que Perkins ne reconnut que la porte avait été ouverte, se hâta de dire avec volubilité pour détourner l’attention du geôlier :

— Monsieur ! au nom du ciel ! regardez bien le visage de ce pauvre homme ! Vous savez, en pareil cas, une seconde vaut un siècle, et le blessé meurt s’il n’est soigné à temps. Regardez-le ! mais regardez-le donc ! Voyez si ses lèvres s’enflent : les paupières aussi, monsieur ! elles subissent un phénomène horrible quand le poison se répand dans le sang ; elles sont prises d’un clignotement effréné, jusqu’à ce que la bouffissure les arrête. Mais, si vous êtes un homme, examinez donc, monsieur, cette créature humaine dont je vous déclare l’assassin, si votre cruelle indifférence la condamne à mort !

— Ta ! ta ! ta ta ! quelle impétuosité, jeune homme ! quel feu ! murmura Perkins influencé et lâchant sa clef ; je vais voir çà pour l’acquit de notre conscience… — Mais non ! ajouta-t-il après s’être penché vers le nègre, mais non il n’y a aucun symptôme. Il aura pris une piqûre d’épine pour la morsure d’un reptile : allons, Peau d’encre ! montre ton pied !… — Eh ! oui ! je le disais, il s’est excorié l’épiderme sur un caillou tranchant.

Pendant cet examen, Dudley s’était assuré que la porte était fermé.

Tout allait bien jusque-là ; mais Parking en entrant, allait découvrir tous les préparatifs !… les mèches soufrées couvraient le sol, un baril défoncé était en vue au milieu de sa chambre.

— Il faudra que je le tue ! se dit-il avec un frisson.

Et il arma un de ses pistolets quand il entendit Perkins replacer sa main sur la clef.

La porte s’ouvrit :

— Bonjour, M. Dudley, fit le maître d’école ; comme vous êtes pâle ! êtes-vous malade ?

— Oui, M. Perkins, j’ai fait toute la nuit des rêves épouvantables d’ailleurs, vous comprenez l’émotion qu’a dû me causer un semblable réveil.

— Oh ! oui ! j’en ai encore la chair de poule : il n’y a que les nègres pour pousser de pareils cris. Enfin, par bonheur, il n’y a rien de sérieux. Je viens voir, vous savez si tout est en ordre dans vos appartements, suivant l’habitude, et vous apporter votre déjeûner.

— Merci, M. Perkins ; mais, souffrant comme je suis, je vous saurais un gré infini de ne pas troubler longtemps mon repos.

— Parfaitement juste ! mon gentleman, parfaitement juste ! aussi, vais-je donner mon petit coup d’œil rapidement : ce sera fait en un tour de main.

Et Perkins fit un pas en avant.

Dudley serra la poignée de son pistolet en lui disant :

— Vous êtes matinal, aujourd’hui, M. Perkins.

— C’est qu’avec M. Hung, le maître de poste, Smith et quelques autres gentlemen, nous devons faire aujourd’hui une partie de chasse dans la forêt de Right-Road ; on y a vu ces jours-ci un daim énorme.

— Et mes provisions de bouche ? interrompit Dudley ; vous ne m’apportes donc rien ?

— Ah grand fou que je suis ! j’oubliais mon panier que j’avais déposé contre un arbre. Attendez, je vais le chercher.

Perkins referma la serrure avec soin et courut à quelques pas pendant ce temps Dudley barricada intérieurement la porte, de telle façon que, lorsque l’honnête et important pédagogue s’y présenta pour l’ouvrir de nouveau, la chose lui fut impossible.

Dudley s’était retiré jusque vers son lit, s’était enveloppé dans ses draps, et d’une voix souterraine répondit aux exclamations de son geôlier :

— Laissez-moi tranquille ! j’ai besoin de repos ! votre maigre pitance ne me tente pas.

— Mais !… mais !… mon devoir ma dignité ! mes fonctions ! Il faut que je vérifie tous les jours votre état sanitaire et celui de la prison : je dois un rapport quotidien au comité.

— Allez au diable ! mettez dans votre rapport ces deux seules phrases : «  Prisonnier endormi ; prison humide et triste, très-bien close.  » Cela suffira.

— Close… c’est vrai, et trop bien ! grommela M. Perkins en secouant inutilement la porte. Prisonnier ! vous faites rébellion !

— Oui !

— J’en rendrai compte !

— Oui !

— On vous mettra aux fers !

— Oui !

— C’est votre dernier mot ?

— Allez au Diable ! je ne répondrai plus.

— Il fait comme il dit, murmura le maître d’école après avoir épuisé tous les arguments. Bah ! il est mal disposé ; on peut bien passer une fantaisie à un homme qui sera pendu dans neuf jours. Il va jeûner aujourd’hui, cela lui inspirera pour demain des pensées plus soumises. J’ai fait ce que j’ai pu, ma conscience est tranquille, je m’en vais. — Toi méchant moricaud ! file ton nœud ! et gare à toi si je te retrouve encore par ici.

Tout en parlant, le magister avait retiré sa clef, pris son panier, et s’était retourné avec majesté du côté du nègre.

Mais celui-ci avait disparu.

— Il a eu peur, l’esclave ! il a fui, comme un brouillard devant le soleil, répéta M. Perkins en s’éloignant. Ainsi sont confondus le méchant et ses amis.

Peut-être le sage maître d’école eut hésité à formuler cette opinion, s’il avait regardé en arrière.

Il aurait vu Caton sortant sa tête noire d’un buisson, et lui adressant en guise d’adieu toutes les grimaces dont il possédait un riche répertoire.