A. DEGORCE-CADOT (p. 125-137).

CHAPITRE VII

FANTÔME ET CADAVRE

C’était un solennel spectacle que la paisible solitude et son fleuve majestueux baigné par les rayons d’une lune resplendissante.

L’astre blanc de la nuit s’abaissait vers l’Ouest derrière les grands arbres dont elle dessinait les formes fantastiques sur les eaux sombres de l’Ohio. Çà et là, dans les épais feuillages, se projetaient des traits de lumière, découpant l’ombre comme des lames d’argent glissant sur du velours. Sous le rayonnement mystérieux de ce demi-jour nocturne, chaque objet devenait bizarre, monstrueux, effrayant ; chaque tronc noueux devenait fantôme ; chaque branche se tordait comme un serpent ; chaque buisson figurait un gnôme ou un vampire fouillant le sol de ses ongles crochus.

Dans le fond des herbes emmêlées brillaient des éclairs, — yeux farouches des monstres solitaires qu’enfante la nuit, — sautillaient des atômes en sinistre gaîté, des larves en joyeuse humeur.

D’un fourré à l’autre s’échangeaient des cris stridents, furtifs, grinçants, moqueurs et insaisissables ; — c’était le bavardage des ténèbres, le cri d’amour ou cri de guerre des esprits nocturnes, des insectes géants, des citoyens inconnus qui peuplent le royaume des mousses et des fougères.

Comme une tête énorme penchée sur l’eau pour s’y mirer, une péninsule inclinait sur l’Ohio sa chevelure gigantesque d’arbres abattus sur ses rives. En dessous de ce promontoire, tourbillonnait un gouffre creusé par le remous séculaire des eaux ; là venaient s’engloutir et disparaître tous les corps flottants qu’amenait le courant du fleuve.

Une ombre s’agitait dans la partie obscure de ce promontoire : elle s’avançait pesamment, comme chargée d’un lourd fardeau. Cette ombre avait forme humaine. Quand elle fut arrivée à la clarté lunaire, elle se redressa, parût se dédoubler, et présenta la forme d un fantôme en portant un autre.

Arrivé à l’extrémité du promontoire, le fantôme se cramponna aux branches qui l’environnaient, fit glisser devant lui un corps qui oscillait sur son épaule et le maintint debout sur un vieux tronc d’arbre surplombant le gouffre.

Cela fait, il regarda cauteleusement autour de lui, écouta le profond silence ; ensuite saisissant à deux mains le corps, il le jeta dans l’eau, puis allongeant au delà des feuillages son cou décharné et son visage terreux, le fantôme regarda avec une anxieuse et farouche avidité.

L’onde noire absorba sa proie avec une sorte de hoquet profond, quelques rides serpentèrent à la surface, et tout fût fini.

Le fantôme avait commencé à exhaler un soupir de soulagement ; le souffle s’arrêta tout-à-coup dans sa gorge qui rendit une rauque exclamation. Le cadavre confié au tourbillon venait de reparaître au large, et flottait sur l’eau, présentant en l’air ses yeux éteints, son front hâve, sa bouche crispée, sa poitrine trouée par une large plaie. Chaque secousse produite par une vague, ployant ou redressant le corps, faisait jaillir un flot intermittent de sang, ou arrachait à ses flancs inanimés une sorte de râlement sourd ressemblant à des paroles d’outre-tombe.

Le fantôme s’arma d’une énorme pierre, la lança furieusement contre le cadavre. Il ne l’atteignit pas l’eau rejaillit en écume grise, et clapota ; le corps reparut à peu de distance, agitant, d’un air de menace, sa tête disloquée que les vagues secouaient.

Le fantôme se mit à courir le long du rivage, suivant d’un œil hagard l’ennemi flottant qu’en trainait le fleuve.

Un moment il crut pouvoir l’accrocher avec une longue branche dont il s’était muni mais son espoir fut déçu, le mort s’éloigna lentement de la main qui venait de l’effleurer, et continua de naviguer dans sa tombe liquide.

Alors le fantôme se mit à quitter ses vêtements, et paraissait prêt à se jeter a la nage pour saisir le funèbre fugitif, lorsqu’un tumulte soudain le fit stationner. Il s’enfonça précipitamment dans l’ombre et écouta.

Le son grinçant d’un violon, qui jouait des airs diaboliques, se mêlait à des chants d’ivrognes entremêlés d’éclats de rire. Tout cela sortait d’un bateau long et effilé, descendant rapidement le cours de l’Ohio.

Sur le pont circulaient des groupes de matelots qui chantaient, parlaient, juraient, riaient et fumaient à l’envie les uns des autres. Debout près du gouvernail, un homme seul, — le pilote, — restait silencieux, sondant du regard le cours de la rivière, et n’entendant même pas le bruit qui se faisait autour de lui.

Cependant vint un moment où ses oreilles importunées ne purent en supporter davantage.

— Avez-vous bientôt fini votre branle-bas infernal, gibier de potence ? leur cria-t-il brusquement.

Mais ce furent paroles perdues le Violoneux accorda son instrument fatal, et se mit à jouer l’air du «  Passager de l’Arkansas ;   » aussitôt la troupe endiablée forma une ronde de longue haleine pendant laquelle grimaces, contorsions, sauts périlleux et trépignements féroces ne furent pas épargnés.

Le bateau en tremblait : le musicien, au comble de l’enthousiasme, accompagnait l’instrument d’une voix de stentor, ouvrant une large bouche dans laquelle son énorme chique faisait activement la navette, suivant les besoins de la vocalisation.

— La «  Chaîne des Dames !   » «  Balancez au milieu !   » criait-il entre-temps, comme un ménétrier qui commande la danse : «  La Queue du Chat !   » «  Balancez !   » «  Lâchez tout !   »

Et le galop effréné de tourbillonner ! les pieds de voltiger ! le bateau de trembler !

— Ah ! mais ! avez-vous bientôt fini ? s’écria de nouveau le pilote qui n’était autre que Hugh Overton.

— Oh ! calmez les mots ! faites donc une épissure à votre vieille langue ! hurla un des danseurs avec un gros rire, vous êtes gai comme un cor aux pieds, vous ! — Je le déclare, enfants, Hugh Overton ressemble comme deux gouttes d’eau, à ce roi qui voulait jeter son fils à la mer pour lui faire chercher sa sœur noyée depuis un an et un jour.

— Quelle histoire est-ce ça ? Dis-nous la, Sam, cria la troupe.

— Silence ! j’ai fini : ça me serre le gosier un homme qui ne rit jamais.

Overton se détourna de mauvaise humeur et continua d’observer le courant de la rivière.

— Enfin ! Hugh, qu’avez-vous à dire contre notre danse ? demanda mielleusement un autre matelot.

— Je n’en veux pas ! voila !

— C’est dommage ! Nous noua contenterons de terminer par une simple petite gigue ajouta le joyeux drille en retournant à ses compagnons.

Mais, à l’instant même, l’attention des matelots fut attirée par un objet flottant sur l’eau et paraissant s’approcher du bateau.

— Holà. Tom qu’est-ce que noua voyons là-bas, qui monte et descend sur le flot… ? ça me parait drôle ! dit l’un d’entre eux.

Chacun regarda curieusement, sans pouvoir définir ce qu’il voyait.

— Que je ne tue jamais plus, même un chat sauvage ! répliqua Tom, si je ne distingue pas la main d’un homme. Oui bien ! voilà une vague qui a tourné de notre côté quelque chose comme une figure. C’est quelque forestier qui aura fait le plongeon.

Le pilote, dont l’attention avait été attirée par toutes ces exclamations, gouverna de manière à aborder l’objet flottant. Chaque matelot saisit un de ces longs avirons armés d’une pointe et d’un croc en fer, se plaça sur le bord du bateau, et guetta le moment où il pourrait harponner le cadavre.

Mais un remous violent, produit par la marche même du bateau, repoussa tout ce qui l’entourait, et éloigna le corps en le submergeant à moitié.

— Bon ! fit malicieusement un homme de l’équipage, le voilà qui a peur de Hugh Overton, à moins que ce soit Hugh qui ait peur de lui.

— Le fait est que tous deux se séparent l’un de l’autre, répondit une voix.

— Je parie une vieille pipe contre ma chique, reprit le premier, que cette tête est celle de Bill le scieur de long.

— C’est égal, observa un troisième, le bateau ne reconnaît pas la main du maitre : Si Ned était avec nous, ce gibier là serait déjà harponné. Hugh court des bordées comme un vieux charpentier gonflé de whiskey.

— Que diable peut-il faire, cet animal sauvage de Ned ?

— Remarque bien mes paroles, Jim ; nous ne le reverrons pas avant la pointe du jour pour courir la nuit, il est comme les chats.

— Mais enfin, que fait-il, à cette heure ?

— Demande-le à Hugh, malgré son air sournois, il sait tout.

— J’aimerais mieux questionner cette tête là-bas… Décidément je parie que c’est celle de Bill le scieur.

— Ne crie donc pas ce nom là si fort, Hugh t’entendra et ce sera sa déviation, car il y a un mois qu’il attend Bill pour vider une gageure qu’ils ont faite ensemble.

— Laquelle donc ?

— Ils ont parié trois dollars que Bill, consciencieusement rempli avec un entonnoir, contiendrait dix gallons de vin de plus que le vieux Hugh.

— Ah ! il est certain que s’il a déjà bu trop d’eau. Bill ne pourra plus tenir le pari

— Oh ! ce n’est pas ce qui désolerait Hugh, car alors il se considérerait comme ayant gagné.

— Eh bien ! alors ?

— Alors… ! il serait obligé de boire tout seul chose triste pour un vrai buveur. Ensuite…

— Ensuite… ?

— Eh donc ! qui le paierait si son partenaire est coulé à fond ?

— Ah ! ah ! ah ! farceur c’est vrai il aura joué à «  qui gagne perd.  »

L’intéressante conversation cessa tout-à-coup, la tête flottante venait d’être amenée près du bateau par un courant oblique trois harpons s’abattirent à la fois sur elle ; le cadavre fut lestement hissé à bord.

À peine fut-il retombé sur le pont qu’un cri d’horreur et de rage s’échappa de toutes les poitrines.

Ce cadavre était celui d’Edouard Overton !

Au milieu des transports de fureur, l’équipage vira de bord et, malgré le courant contraire, le bateau, lancé comme une flèche par vingt rameurs frénétiques, remonta le fleuve dans la direction d’Adrianopolis.