Le Mangeur de poudre/épilogue

A. DEGORCE-CADOT (p. 219-228).

ÉPILOGUE

Dix ans après les événements qui viennent d’être retracés, Adrianopolis était devenue une grande ville, ayant des monuments, de larges rues, de vaste quais sur l’Ohio, et une population nombreuse.

La navigation, entre cette jeune cité et New-Orléans, était desservie par une ligne de bateaux à vapeur qui faisaient plusieurs arrivages chaque jour.

Par une belle matinée du mois de septembre, le vapeur premier arrivant trouva Adrianopolis en fête. Un courrier du gouvernement avait annoncé dans la nuit que sir Elton, un des membres les plus distingués du comité de législation, assesseur près du tribunal criminel de New-Orléans, viendrait présider en personne les assises du district.

La population, préoccupée de l’arrivée de l’illustre gentleman, s’était réunie sur le port et épiait le moment où le bateau débarquerait ses passagers.

Effectivement, on put voir, sortir d’une tente d’honneur dressée sur le pont, le magistrat accompagné de sa famille et d’un nombreux personnel.

C’était un homme dans la force de l’âge, au visage doux et ouvert, aux yeux intelligents, à la démarche ferme et décidée.

Sa jeune et charmante femme, brune aux yeux bleus, avait a ses côtés deux jolis enfants sur lesquels un nègre veillait avec une sollicitude toute particulière.

Quand les nobles personnages mirent pied à terre, ils furent salués par ce murmure admiratif qui s’élève dans les foules vivement impressionnées : plus d’un curieux leur fit cortège jusqu’à l’hôtel où ils avaient fait retenir leurs appartements.

Parmi les spectateurs de cette sorte d’ovation se trouvait un petit homme, gros et court, dont le visage représentait parfaitement une pomme rouge du Canada dans tout l’épanouissement de sa maturité.

Après avoir, comme tout le monde, salué le noble étranger, il tressaillit en le regardant, et resta bouche béante, le chapeau à la main, pénétré de la plus profonde surprise.

— Serait-ce lui ? murmura-t-il ; ah ! si le feu pouvait rendre sa proie, je jurerais que c’est lui !

Le magistrat et sa famille disparurent dans l’hôtel. Au bout de quelques secondes, le gros petit homme, qui était venu curieusement stationner près de la porte, vit apparaître le nègre qui, en homme d’importance, réglementait le transport et l’arrangement des bagages.

En l’apercevant le curieux ne put retenir une exclamation :

— Mais c’est Caton De par tous les diables, c’est vous, Caton !

— Eh ! eh ! Massa Dodge ! bonjour, Massa Dodge ! comment va ? Je suis charmé de vous voir, Massa Dodge ! et de vous voir si fort engraissé s’écria le nègre en embrassant cordialement le colporteur.

Tous deux entrèrent dans la cour de l’hôtel où l’illustre voyageur présidait lui même à l’emménagement de ses bagages.

— Oh ! Seigneur ! voilà Charles Dudley ! murmura le colporteur dans une stupéfaction profonde.

— Oui, mon vieil ami, répliqua le gentilhomme en lui tendant cordialement la main ; Charles Dudley ELTON ; et voici ma famille, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune Lady ; voici ma femme, Lucy Dayton Elton ; voici mes deux enfants.

Nathan Dodge ne put répondre un seul mot il sortit à reculons en levant les mains au ciel.

— Voilà un homme bien étonné d’avoir serré la main à un revenant, dit Elton en riant a sa femme.

Un quart d’heure après, toute la ville discutait l’étonnante nouvelle : la généralité des curieux (car le précieux club avait survécu) se crut forcée d’admettre en cette affaire un prodige inexplicable, où la main de la Providence était intervenue d’une façon indubitable.

Quelques citoyens de l’espèce du tailleur et du cordonnier, ainsi que le petit M. Scroggs l’attorney, se considérèrent comme fort embarrassés et firent jurer à leur langue un silence éternel, pour l’avenir.

À la dernière séance de la cour criminelle, lorsque les affaires pendantes furent terminées, le président Elton annonça qu’il allait parler : aussitôt il se fit un profond silence.

— Citoyens d’Adrianopolis, devant vous se présente un mort qui veut revenir à la vie ; je suis, vous le savez, Charles Dudley, condamné, ici même, il y a dix ans, à être pendu pour un crime qu’il n’avait pas commis, pour un crime qui n’existait pas. — J’adjure M. Scroggs, mon ancien accusateur, de lire à haute et intelligible voix le procès-verbal de déclaration, rédigé par le juge de Pittsburg il y a dix ans ; procès-verbal qui m’a été communiqué depuis peu par le directeur général des archives du district.

À ces mots, Elton prit dans les papiers qui couvraient le bureau une large feuille portant le sceau rouge du gouvernement, et la tendit à l’infortuné petit attorney qui, d’une voix chevrotante, lut ce qui suit

« Extrait de procès-verbal, reçu… et… en la ville de Pittsburg… Bid Billy, forestier au service de la C° de la baie d’Hudson déclare : que, se trouvant, dans la soirée du… septembre 18… sur les bords de l’Ohio, près d’Adrianopolis, regagnant un bateau en partance, il entendit une dispute entre deux hommes qui, bientôt, en vinrent à se battre.

L’un d’eux était un vieillard à cheveux blancs, de grande taille ; l’autre, un chasseur dans la vigueur de l’âge et également de grande taille ;

Après avoir lutté quelques instants, le vieillard fût renversé et le chasseur, se préparant à l’étrangler, se jeta sur lui, les deux mains en avant.

À ce moment, le vieillard se cramponna à son adversaire pour le repousser dans cette action une de ses mains saisit la poignée du couteau que le chasseur portait à la ceinture. Cette arme sortit de son fourreau ; les deux adversaires roulèrent sur le sol, le vieillard cherchant à se dégager, le chasseur s’efforçant de l’étrangler.

Tout à coup, ce dernier se releva d’un bond convulsif, en disant : — «  Ah ! misérable Sedley ! je suis mort  » — Et il tomba à la renverse, ayant encore le couteau enfoncé dans la poitrine.

Le témoin est convaincu que le chasseur s’est enterré lui-même, car le vieillard ne pouvait faire usage de ses bras pour le frapper ainsi. »

Un long et solennel silence suivit la lecture de cet important et funèbre document. Enfin Elton se leva et dit d’une voix émue :

— Citoyens d’Adrianopolis, vous avez entendu, je n’ai plus à parler de moi. Quant au noble et courageux vieillard qui fut mon ami et mon second père, il faut que vous sachiez la vérité. En luttant avec Édouard Overton, il défendait sa fille contre un infâme ravisseur, et plus tard, l’infortuné Sedley est mort victime de son dévouement paternel. Pour assurer ma fuite et celle de fille, il s’est laissé tuer par Hugh Overton ! voici le témoin !

Sur un signe Caton s’avança, et d’une voix émue fit le récit de la scène suprême dont il avait été le spectateur, au moment où il se glissait dans le bois pour rejoindre Dudley après son évasion.

Quand le nègre eut terminé sa narration, la séance fut levée, et la foule s’écoula, vivement impressionnée de ce qu’elle venait d’apprendre.

Le terrible Nathan Dodge se rencontra à la porte avec ses amis le tailleur, le cordonnier, pt M. Perkins.

— Eh bien leur dit-il avec un sérieux imperturbable, vous voilà au courant des affaires de «  ce Dudley !   » Êtes-vous contents ?

Les trois honorables membres du club de curieux s’éclipsèrent sans mot dire, comme des ombres.

Deux pas plus loin, Nathan Dodge se trouva nez à nez avec l’infortuné Scroggs.

— Salut ! M. l’attorney, lui dit-il ; si vous avez conservé un exemplaire de votre discours contre «  l’infâme et cruel Dudley !   » je vous l’achète un dollar la page. Voulez-vous ?

Le malicieux colporteur se mit à rire en voyant disparaître le petit magistrat.

— Bon ! dit-il, voilà toute ma mauvaise marchandise écoulée. Aux derniers les bons !



fin