Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 171-183).


XV

LA GYMNASTIQUE ET LES SIX LIU


Pé-Kang comptait, parmi ses connaissances, le bienveillant général C…, qui, sachant le jeune Chinois avide de nouveautés, lui offrit d’assister à une séance de gymnastique et de musique ayant lieu dans une redoute près de Vincennes.

Rendez-vous fut pris au chemin de fer de la Bastille. Au jour convenu, le mandarin y trouva le général C…, et bientôt tous deux, assis en face l’un de l’autre, considéraient par la portière d’un wagon le paysage qui se déroulait à leurs regards.

Pé-Kang vit passer Mazas, et, à l’aspect de cette sombre prison, qui dit tant de désespoirs secrets, il ne put réprimer quelques mouvements de pitié.

— Pauvres gens, dit-il, forcés de souffrir en silence, et victimes pour la plupart des passions ou des nécessités sociales !

Le train descendit les voyageurs à une assez grande distance du lieu de leur destination. Quoique le temps fût incertain, le général C… et Pé-Kang prirent bravement a pied le chemin de la redoute.

L’époque de la moisson approchait, et le jeune Chinois jetait sur la plaine des regards étonnés.

— Général, demanda-t-il, l’agriculture est elle honorée en France ?

— Certes, répondit celui-ci, et il m’est facile de vous en convaincre. En face de vous se trouve une ferme aux produits de laquelle notre empereur ne dédaigne pas de s’intéresser ; il en surveille les plantations, se préoccupe des récoltes, et…

— En Chine, dit à son tour le mandarin, s’inquiétant peu d’une interruption, l’empereur descend de son trône chaque année, et conduisant lui-même les bœufs, il trace quelques sillons dans le champ de l’assistance d’une bourgade choisie.

— Qu’est-ce que ce champ de l’assistance ?

— L’État donne aux bourgades des champs que les laboureurs cultivent tour à tour, et dont les produits servent à payer l’impôt. Lorsque la récolte dépasse le prix des redevances, le surplus est distribué aux pauvres.

Sitôt que les soldats placés en dehors du petit fort eurent aperçu le général, ils l’accueillirent par une joyeuse fanfare ; quelques officiers vinrent à sa rencontre, les sentinelles lui présentèrent les armes, le commandant donna l’ordre de baisser le pont-levis, et le général, avec son escorte, pénétra dans la redoute.

Pé-Kang, lorsqu’il fut dans la cour, regarda curieusement autour de lui. L’horizon était fermé de tous côtés par des buttes recouvertes de gazon ; au milieu de la cour se trouvaient des cordages étrangement suspendus, des barrières, des pans de mur troués par les boulets. Une poudrière, et un vaste bâtiment qui servait de salle de gymnastique les jours de mauvais temps, formaient les deux extrémités de la cour et servaient d’ailes au corps d’habitation.

Sur un signe du maître, les tambours battirent l’appel, et, quelques minutes après, soixante jeunes soldats, vêtus de toile blanche, se précipitaient vers le gymnase couvert.

— Suivez-moi, dit le général au jeune Chinois, qui s’empressa d’obéir.

Dans la salle des exercices, les soixante hommes, rangés en ligne de bataille, exécutèrent avec un ensemble surprenant des mouvements très-divers.

Au moment où le mandarin s’approchait du général pour lui témoigner son admiration, celui-ci fit un signe d’intelligence au capitaine de gymnastique. On entendit un bruit sourd ; Pé-Kang se retourna brusquement ; une singulière surprise l’attendait : jugez de son ébahissement, les soixante soldats avaient disparu.

Le mandarin chercha à droite, à gauche, et ne vit rien ; le général riait de tout son cœur.

— Que sont-ils devenus ? dit Pé-Kang.

Le capitaine de gymnastique leva un doigt au plafond, et là, assis ou à cheval sur les poutres, suspendus par les pieds, par les mains ou par la taille, se tenaient les élèves du capitaine. Le jeune Chinois s’inquiétait de les voir descendre. Un coup de sifflet les ramena, sans qu’on sût comment, à leur place.

Bientôt on leur ordonna de quitter la salle, et ils se répandirent par groupes dans la cour. Ce qui fut fait de tours d’adresse et de force, de sauts périlleux, de balancements impossibles, d’ascensions extravagantes, de descentes incroyables, par tous ces hommes, serait difficile à redire.

La diversité des tailles, des gestes et de la physionomie des élèves, donnait à ces exercices une grande originalité. Le mandarin ne se lassait point d’applaudir.

— Les hommes que vous voyez, lui disait le général, sont formés en six mois.

— C’est à n’y pas croire.

— Je n’exagère rien pourtant. Ils nous arrivent des régiments en garnison dans nos provinces, et nous ne les choisissons pas ; ce sont des hommes de bonne volonté qui désirent s’instruire. Nous exigeons seulement qu’ils soient gradés, afin de pouvoir, à leur retour, devenir sous-officiers-instructeurs.

— Quoi ! l’homme acquiert en six mois cette légèreté qui le rend supérieur aux animaux les plus souples ? c’est vraiment extraordinaire. Quel obstacle pourrait arrêter ces braves ? disait le jeune Chinois. Ils escaladent les murs, franchissent les barrières, et…

— Et, s’empressa d’ajouter le général C…, ils s’entr’aident avec un amour et une confiance qui développeront infailliblement en eux le sentiment de solidarité, la plus grande vertu du soldat.

On passa bientôt à des exercices d’armes. Ce furent de nouvelles exclamations ! Une crosse de fusil, un sabre, un bâton, tout servait également aux élèves de gymnastique pour vaincre leurs adversaires.

À ce spectacle, les pensées du jeune Chinois prirent un tour lugubre.

— Combien de temps faudrait-il pour instruire l’armée française tout entière comme ces quelques hommes ? demanda-t-il au général.

— Au plus deux ans, si nous étions secondés. Mais nous rencontrons dans l’administration militaire une grande apathie ou des entraves malveillantes. Chaque fois que nous essayons d’introduire une nouveauté, on nous suscite mille ennuis ; car les réformes suivent d’ordinaire les nouveautés, et dans nos administrations les chefs aiment généralement à penser que tout est pour le mieux. J’espère cependant que les résultats obtenus ici finiront par s’imposer à tous ceux qui ont pour but, comme moi, la glorification de l’armée. Alors, nos forces seront supérieures a toutes les forces du monde.

Un régiment composé d’hommes comme ceux que nous formons par la gymnastique, c’est la tempête, c’est le tourbillon, c’est le torrent, c’est l’avalanche ! Soutenez donc, en rase campagne, le choc de pareils soldats armés de baïonnettes ! je vous en défie. Quant à votre artillerie, placez la si haut que vous voudrez ! avant que vous n’ayez tiré un premier coup de canon, ils parviendront à s’en emparer. Opposez-leur donc une muraille, fût-ce celle de la Chine ! ils l’escaladeront d’un élan.

— C’est vrai, dit tristement le mandarin.

— Ajoutez au caractère guerrier de notre peuple une éducation militaire comme celle que je rêve, et vous aurez une puissance à laquelle rien ne résistera. Écrivez, cher monsieur, a vos amis de Chine qu’ils gagneront quelque chose à être de bonne composition avec nous !… Mais venez, venez, ajouta le général, je vous ménage encore des étonnements.

Et passant le bras du jeune Chinois sous le sien, il le conduisit vers une vaste pièce tapissée de feuillage et décorée de trophées d’armes.

Les élèves de gymnastique, revêtus de leurs costumes militaires, vinrent se ranger autour des bancs placés en face de l’estrade du général.

Celui-ci, après avoir indiqué de la main des sièges aux personnes qui l’accompagnaient, s’assit et dit qu’on pouvait commencer les exercices de chant.

Aussitôt les voûtes de la salle résonnèrent au bruit de soixante voix fortes et limpides, qui chantèrent le dévouement et la bravoure du soldat, la faiblesse de l’ennemi, l’ardeur de la lutte, et l’amour de la patrie.

Pé-Kang écoutait avec recueillement. Comme tous les Chinois il aimait la musique d’ensemble. Nos opéras le séduisaient médiocrement, parce que, disait-il, les chœurs y étaient sacrifiés. La voix humaine isolée, si puissante qu’elle fût, paraissait toujours grêle et mesquine au fils de Koug-Tseu, et détruisait en lui ce sentiment religieux que tout homme, s’il n’est point barbare, doit éprouver pour la musique.

Après les chœurs vint la distribution des prix.

Lorsque cette distribution fut terminée, on dressa derrière Pé-Kang et en face des chanteurs un grand tableau sur lequel des chiffres étaient écrits. Les chanteurs convertirent ces chiffres en notes sans la moindre hésitation. Une baguette, qui parut enchantée au mandarin, désignait les chiffres aux regards des élèves.

— Sauriez-vous traduire un air chinois en notes françaises ? demanda le général à Pé-Kang.

— Je le sais, répondit Pé-Kang. Et si vous m’affirmez que je ne serai point répréhensible, je vais composer cet air.

— Qu’entendez-vous par ces mots ? dit le général.

— J’ignore si mon titre de mandarin me protégerait auprès de votre chef de musique.

— Veuillez vous expliquer davantage.

— En Chine, la musique, comme en France probablement, est chose religieuse et sacrée. Le chef de musique est donc en droit d’interdire à tous, excepté aux mandarins, la connaissance des six liu ou règles de la musique qui rectifient les cinq sons. La musique étant une vertu ne doit point devenir une faiblesse, et s’il était permis à tous de composer des odes, les peuples pourraient être entraînés par des compositions voluptueuses et énervantes a la paresse et a la luxure.

À côté du général se trouvaient placées trois personnes que les paroles de Pé-Kang paraissaient intéresser extrêmement ; le général se retournait vers elles à tout propos, et chaque réponse du mandarin amenait sur leurs lèvres quelque sourire.

Pé-Kang, impatienté de ces jeux de physionomie, se tut, et il écrivit un air qu’il donna au général.

Celui-ci le passa à une femme vêtue de noir, qui le lut avec attention, et le remit à un homme qui en chuchota avec un autre. Enfin on rendit l’air au général, et le capitaine de musique l’inscrivit en chiffres sur le tableau.

Les élèves chantèrent le morceau à première vue.

— Vous avez donc appris à ces hommes le secret des six liu ou règles de musique qui rectifient les cinq sons ? demanda Pé-Kang au général.

— Sans doute ; grâce au système perfectionné par ces messieurs et cette dame, ajouta le général en désignant les trois personnes qui se trouvaient placées près de lui, nous avons appris la musique, ou les règles de la musique, comme vous voudrez, en moins de six mois à soixante élèves. N’est-ce pas merveilleux ?

— Qu’importe le temps que vous y avez mis ! répliqua vivement le mandarin. Mais je voudrais savoir si cette dame et ces messieurs ont été autorisés par le chef de musique à trahir le secret des six liu qui rectifient les cinq sons.

— Nous ne sommes point autorisés, monsieur, répondit en souriant la personne vêtue de noir.

— Et ce manque d’autorisation ne nous empêche pas d’applaudir chaque jour aux résultats prodigieux qu’on obtient par la méthode Chevé, repartit le général.

— Mais enfin, dit tristement le jeune Chinois, vous ne savez donc rien respecter en France ? Vous vous croyez donc le droit de détruire ce qu’il y a de plus sacré ? Et vos mandarins laissent faire, et votre chef de musique ne proteste pas !

— Les mandarins ont protesté, dit en riant l’un des voisins du général.

— Et puis ?

— Voilà tout.

— Dans le Céleste Empire, ajouta Pé-Kang avec une émotion mal dissimulée, nos mandarins et notre chef de musique sont admis à décréter la peine de mort contre tous ceux qui ont l’audace de dévoiler au peuple le secret des six liu qui rectifient les cinq sons !