Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 16

Poulet-Malassis et De Broise (p. 312-332).


CHAPITRE XVI


ne pas résister


Le lendemain soir, le cœur battit une fois de plus à Henriette lorsque son père l’emmena à l’écart dans le salon.

« Vous ferez donc toujours votre figure de clair de lune ? » dit-il et il ajouta : « Je ne suis ni Montesquieu,, ni Voltaire ; mais je veux faire entrer dans votre tête dure vos obligations envers la société ! »

La curiosité trouva le chemin de l’esprit d’Henriette, et son père lui apparut comme une espèce de sphinx grotesque.

« On ne s’appartient pas, recommença-t-il ; la réciprocité est un grand principe de l’association humaine. »

« Ah ! pensa la jeune fille, ce début est singulier ! où va-t-il nous mener ? »

Pierre reprit :

« On se marie pour être utile à la société : par conséquent il faut se marier le plus avantageusement possible, afin d’être en mesure de concourir le plus possible au bien-être général. Est-ce clair cela, hein ? Une grande fortune qu’on utilise est un réservoir destiné à l’alimentation publique de la distribution des richesses… »

« J’ai des parents étranges ! » se dit Henriette.

« Épouser un homme sans fortune, continua Pierre, c’est léser la société, lui imposer une charge ; se mettre sur le toit pour renfoncer, au lieu de se mettre dessous pour le soutenir.

Pierre rayonnait ; jamais, dans son intérieur, il n’avait eu autant d’autorité et d’éloquence. Il ne se serait point adressé à la foule avec plus de grandeur.

« Il est bon, dit-il, d’apprendre le mouvement économique, pour savoir se conduire. Depuis que je raisonne sur les principes sociaux, j’y vois clair et je n’agis pas au hasard. Il y a une logique dans les faits, il faut régler son pas sur cette logique. Si l’on est producteur, si l’on peut le devenir, tout ce qu’on fait doit être dirigé en vue des consommateurs. Je le prends de haut, et peut-être de loin, mais tu comprendras beaucoup mieux ton rôle dans la solidarité humaine. Il faut produire, pour mettre à la disposition des consommateurs une plus grande quantité de richesses ; l’honneur y est engagé. Si tout le monde s’en rendait compte, les problèmes sociaux seraient bien vite résolus. »

En effet, songeait Henriette, cela part de haut et de loin ! Il va y avoir quelque conclusion baroque !

« On est, dit Pierre, une unité plus ou moins importante dans le nombre de l’humanité. Les uns comptent comme un, les autres comme dix, comme cent, en proportion de leurs services. On soulèverait la terre, comme le fameux Archimède, avec ces idées-là. »

Madame Gérard se demandait « Que peut-il lui dire ? »

« Crois-moi, reprit-il, toute la vie est là ; c’est une nécessité de raison pure, c’est la prévoyance de l’avenir… »

Henriette se rappelait vaguement que ces phrases avaient déjà figuré sur l’estrade du comice agricole.

« C’est jeter une base, ajouta Pierre. Est-ce qu’on met ensemble un bœuf étique et une vache maigre ? La richesse est un terreau fertile, où l’homme puise des sucs nourrissants. Les plantes qui viennent dans la bonne terre sont plus belles, plus vivaces. Tes enfants élevés dans la richesse seront de même…

— Mais si je n’ai pas d’enfants ? dit Henriette, pensant à la vieillesse de Mathéus.

— Si tu n’en as pas !… s’écria Pierre, stupéfait de cette observation. Si tu n’en as pas…. » répéta-t-il, désarçonné, ne trouvant pas de réponse.

Il se fâcha.

« C’est votre mère, dit-il, qui vous apprend à tous à vous ..... de moi ! »

Henriette se repentit.

Tous les autres se regardèrent, se disant « Qu’a-t-il donc ? »

Pierre fit quelques pas, et, revenant vers sa fille, tout rouge, il recommença :

« Eh bien ! qu’est-ce que ça fait ? Ton rôle n’en reste pas moins le même, et on ne peut déserter son poste. Voilà ce que j’avais à te dire. Tu feras des enfants ou tu n’en feras pas, je m’en...... moque Mais tu te marieras, je t’en réponds ! »

Il était furieux. En allant s’asseoir, il heurta Aristide. Alors il le poussa brusquement, en criant :

« Prends donc garde ! brute ! »

Et, comme Corbie entrait, Pierre marmotta assez haut :

« Celui-là complète la collection ! »

Corbie fit un geste d’étonnement, mais ne réclama point d’explication.

Henriette rit d’abord intérieurement des enseignements économiques de son père ; puis elle reconnut avec effroi combien peu à peu la dominaient les côtés matériels de cette union, si obstinément présentés à son esprit. Elle ne pouvait s’empêcher de calculer les satisfactions qui résulteraient de la possession d’une grande fortune. Elle se rejetait en vain vers Émile : le silence de celui-ci la plongeait dans la colère. Et. d’ailleurs, Henriette s’apercevait enfin qu’elle désirait plutôt le repos, qu’elle n’était pas tenue par l’amour, car elle en voulait à l’amour des soucis cruels qu’il lui avait causés. La liberté absolue devenait en même temps pour elle un besoin impérieux. Il lui tardait de ne plus porter le joug de toutes ces volontés qui la blessaient, sans qu’elle pût se défendre.

Cependant madame Gérard avait battu le rappel pour le jeu. Pierre mit toute sa fureur contre les cartes. Les rois, les dames, les valets et les as furent ses victimes, et il leur lança les plus drôles d’injures. Madame Gérard et Henriette, placées en face l’une de l’autre gardaient le silence, et leurs figures les rendaient pour ainsi dire les deux pôles glacés de ce petit monde.

Après la partie, Pierre, qui ne se remettait pas, s’approcha encore de sa fille, et lui dit avec un sourire irrité et en manière d’apologue :

« Il y a de petits arbres, ou même de grands, qui ont des racines et qui croient ne pouvoir être arrachés. Eh bien ! par la bêche on attaque la terre tout autour ; on isole le morceau auquel sont attachées ces racines, et, un beau jour, on enlève le tout d’un tour de main. Souviens-t’en ! »

La soirée finit là-dessus, et Henriette emporta une grande impression de cet apologue, qu’elle trouvait au-dessus du niveau de l’intelligence de son père.

Elle eut peur, car il lui expliquait le système employé et à employer contre elle ; et l’impression fut d’autant plus forte, que Pierre semblait d’ordinaire assez indifférent à ce qui se passait chez lui.

Le 10 juin, à huit heures du matin, on fut mis en émoi aux Tournelles par un bruit de grelots et le son de deux musettes. Les domestiques d’abord, Henriette, sa mère, Aristide, mirent le nez à la fenêtre, et virent bientôt arriver Pierre par l’allée tournante, dans son petit habit de toile. Il se planta au détour comme un général, et presque aussitôt déboucha un cortège.

En tête, les deux joueurs de musette, chapeau à rubans verts ; ensuite un valet de ferme en grande toilette, le col de chemise s’élançant jusqu’au dessus des oreilles ; puis la grande charrue tramée par quatre bœufs couronnés de fleurs, un flot de rubans aux cornes, des rubans aussi après la charrue et même, pour plus d’ornementation, on avait mis un petit arbre au milieu de la machine. Enfin, derrière, deux autres garçons de ferme portant deux petits joujoux, qui étaient des modèles non adoptés par Pierre. Gens, bêtes et machines défilèrent devant le perron et s’arrêtèrent. Henriette et sa mère, en longs peignoirs blancs, tout le monde descendit, et Pierre, d’un air radieux, supérieur, s’écria, en appuyant amoureusement la main sur le manche de sa charrue :

« La voilà ! »

La grosse mécanique ainsi arrangée était en effet fort belle à voir. Le bois, tout neuf, bien verni, donnait des idées de bons fauteuils et de bonnes chaises à faire. L’acier et le fer, reluisant d’un reflet sombre et bleuâtre, étaient imposants par leurs grandes masses tranchantes.

« Avec ceci, reprit Pierre, il y a une révolution ! »

Et il ajouta :

« Si Mathéus me comprend, il y a une fortune immense. Je couvre la France d’usines ! »

Les valets de ferme posèrent les joujoux à terre pour écouter et se reposer.

« Voulez-vous les reprendre ! » cria Pierre, qui avait ses idées sur l’organisation d’une fête, et qui ne voulait pas tolérer de laisser-aller.

Puis il se retourna vers sa femme et sa fille et leur dit :

« Allez donc vous habiller : nous emmenons la charrue à la Friche pour la faire fonctionner devant mes hommes, ensuite nous faisons une petite fête chez Lamoureux-Brisemiche, à la ferme. »

Pierre comptait donner à boire à une trentaine de paysans, hommes et femmes, leur faire un petit discours, leur laisser les joueurs de musette pour danser, puis revenir à la maison célébrer par un bon dîner bien arrosé la grande journée.

Pendant que « ces dames » s’habillaient, il tournait tout autour de la charrue, se baissait, fourrait son cou dans les socs, qui avaient l’air de couteaux de guillotine, caressait les bœufs, rangeait les fleurs, les rubans, et donnait des explications à Aristide, qui le suivait avec un intérêt marqué. Ensuite, il ordonna aux musiciens de tirer quelques notes de leur instrument bizarre. C’était une sérénade pour sa femme, sa fille et pour lui.

Corbie vint.

« Eh bien ? » lui dit son frère avec une simplicité grandiose.

Corbie admira tout. L’appareil des rubans, des grelots, des musettes, communiquait un enthousiasme involontaire.

Henriette et madame Gérard descendirent. On délibéra s’il fallait faire atteler ou aller à pied. Madame Gérard déclara qu’en tout cas elle ne suivrait pas le cortège, ne voulant pas avoir l’air d’un carnaval. Ce mot blessa Pierre, qui répondit « Allez au diable ! » devant les douze personnes qui étaient là.

Madame Gérard, à son tour irritée, répliqua dédaigneusement :

« C’est de si mauvais goût, tout cet étalage ! »

Elle eut le tact de ne pas sortir des bornes comme lui !

« Nous irons par la route, ajouta-t-elle.

— Eh bien ! en marche alors, nous autres ! » fit Pierre, qui se mit en tête de nouveau, flanqué d’Aristide et de Corbie.

Les joueurs de musette reprirent leurs espèces de monosyllabes harmoniques, les bœufs firent sonner leurs grelots, et, au bout de trois minutes, ces bruits aigres et comme sautillants s’éteignirent dans le bois.

Madame Gérard et Henriette sortirent alors sur la route pour aller rejoindre « ces messieurs » à la Friche.

« Qu’est-ce que c’est que cette charrue ? » demanda Henriette.

« Ce n’est pas lui qui l’a inventée », pensa madame Gérard, tandis qu’elle répondait :

« C’est une invention très belle, si on peut l’exploiter, et il faut beaucoup d’argent pour monter en grand la fabrication. M. Mathéus sera bien utile…

— Ah ! dit la jeune fille n’est-ce pas sa voiture qui vient là-bas ?

— Non, dit madame Gérard regardant au loin une calèche à deux chevaux qui descendait rapidement une côte de la route, il n’a pas deux domestiques.

— Je crois bien que c’est la sienne ! »

Le doute ne fut pas long à éclaircir. Une voiture élégante, découverte, à caisse lilas un peu clair, traînée par deux chevaux alezans, approcha. Mathéus et madame Baudouin, qui étaient dedans, firent une exclamation. Le cocher arrêta.

La livrée, la voiture, l’attelage, étaient une livrée, une voiture, un attelage, que Mathéus avait entendu vanter par Henriette et qu’il avait aussitôt adoptés. Il avait pris deux valets de pied en outre. Autrefois il se contentait d’un cocher.

« Où alliez-vous donc ? s’écria madame Baudouin.

— Nous venons vous chercher, dit Mathéus.

— Mon père nous attend, répondit Henriette.

— Ah ! dit le vieillard, vous m’aviez promis de venir à la Charmeraye…

— On peut faire prévenir M. Gérard, reprit madame Baudouin.

— Sans doute, dit madame Gérard, et ce n’est même pas nécessaire. Montons en voiture, Henriette : que veux-tu que nous allions faire avec tous ces paysans ?

— Mais, répliqua la jeune fille, c’est sa charrue ; il sera mécontent… sa fête !

— Et moi, dit madame Gérard, je te garantis qu’il nous approuvera ; cela me regarde, monte.

— Montez donc, ma belle petite, dit madame Baudouin, une fête vous attend également à la Charmeraye. »

Mathéus était descendu ; les valets de pied se tenaient à la portière, chapeau bas. Madame Gérard s’élança légèrement dans la calèche, Mathéus prit doucement Henriette par la main. Elle regarda de tous les côtés, comme si elle attendait quelqu’un, puis elle se décida.

La portière fut fermée avec fracas, les valets de pied en culotte pensée bondirent sur le siège de derrière, et l’équipage repartit au galop.

« Ma foi ! je vous enlève, dit Mathéus gaiement.

— Vous allez donc me conduire en prison ? répondit-elle en souriant.

— C’est moi qui suis votre prisonnier ! » s’écria-t-il.

Madame Baudouin parla de la charrue de Pierre ; les commentaires durèrent à peu près une heure et demie, le temps nécessaire pour arriver à la Charmeraye.

Henriette, le cœur serré, regarda s’éloigner les alentours des Tournelles, puis apparaître d’autres points de la campagne qu’elle connaissait très peu, et, quand on s’engagea dans une magnifique et sombre avenue d’ormes qui conduisait au château, elle crut que des barrières fermaient le chemin derrière elle et empêchaient le retour.

« Je ne peux pas être gaie ! pensait-elle, ni me forcer ! »

On débarqua sur un immense perron garni de fleurs, de vases et d’animaux sculptés. De belles pelouses semées de corbeilles gigantesques de géraniums, d’hortensias, de fuchsias, enveloppaient le château, entourées d’un bois de charmes qui donnait son nom à la propriété. Des ruisseaux d’eau vive coulaient à travers ; un étang avec un kiosque, des barques, occupait une petite vallée. Des toits élégants, pointus, girouettés, grecs, indiens, turcs, renaissance, surgissaient du milieu des arbres et indiquaient des constructions de destinations diverses.

Mathéus conduisit les trois dames dans un petit salon où était préparé un joli déjeuner de femmes.

« Il faut prendre des forces, dit-il à Henriette, nous avons de grandes promenades à faire.

— Je n’aime pas à marcher, dit-elle.

— Cela te fera du bien », reprit madame Gérard.

La jeune fille se sentait encore moins de forces là, sur un sol étranger, qu’aux Tournelles. Elle mangea à peine. Mathéus s’en inquiéta.

« Je n’ai jamais déjeuné hors de la maison, dit-elle.

— Tu n’es pas si bien servie à la maison, dit madame Gérard.

— Vous serez à merveille ici, reprit madame Baudouin : tout est de si bon goût, si commode, si beau ! et il est impossible de voir personne plus aimable, plus empressé, que M. Mathéus. Il ne faut pas le méconnaître !

— Tout vient de vous, s’écria Mathéus, je n’ai aucun mérite. Sans vous, ceci n’était qu’une grande carcasse de pierre et un désert. Encore n’ai-je pu en faire arranger qu’une partie.

— Je suis fâchée, dit la jeune fille balbutiante, inquiète, nerveuse, morne, que vous ayez pris tant de peine.

— C’est la seule chose qui m’ait rendu heureux dans ma vie »

Le déjeuner fini, Matbéus proposa de voir le parc.

À peine eut-on fait quelques pas, qu’arriva une autre petite voiture basse à un cheval, à deux places, qui suivit les promeneurs.

Comme vous m’avez dit que vous étiez fatiguée, expliqua Mathéus, dès que le désir vous en prendra, on vous conduira au petit pas. »

Madame Gérard et madame Baudouin ne tarissaient plus de phrases admiratives à chaque instant.

Henriette ne prit point la petite voiture, qui, pendant deux heures que dura la visite du parc, ne cessa de les accompagner. Mathéus lui offrit un cheval, une belle ânesse blanche, son fauteuil roulant. Elle refusa constamment.

Il les mena à la serre, les bourra de fruits et leur remplit les mains de bouquets.

« La serre vous convient-elle ainsi ? demanda-t-il à la jeune fille.

— Elle est ravissante, n’est-ce pas, Henriette ? » dit madame Gérard.

Henriette fit signe de la tête.

Mathéus alla ensuite à la volière. Elle vit une grande H dorée sur le treillage.

« Quelles attentions délicates ! s’écria madame Baudouin.

— C’est vrai », dit froidement Henriette, pesant sur le bras de Mathéus pour l’emmener ailleurs. Il lui semblait être perdue, loin de sa patrie, toute changée d’habitudes. Par moments, elle se figurait être à côté de quelque grand singe doué fantastiquement d’un langage et de galanterie.

« On m’a parlé, fit Mathéus, de petites perruches très rares : je ne pourrai vous en avoir que dans un mois. »

Ensuite, il lui fit subir la vacherie, qui contenait six stalles en acajou, pavées en marbre. Trois stalles étaient garnies.

« Je vous ai choisi seulement trois petites suissesses, dit Mathéus, blanche, noire et rousse, ne sachant comment vous comptiez les appareiller.

— Oh ! cela m’est égal ! répliqua Henriette.

— Tu es tellement absorbée, dit madame Gérard, que tu ne remercies pas M. Mathéus.

— Si, si, répondit la jeune fille, il a dû chercher beaucoup pour imaginer tant de…

— Vous m’avez inspiré, reprit Mathéus ; mais ce n’est rien, d’ailleurs, c’est une esquisse que vous terminerez.

— C’est très joli, murmura Henriette en regardant tout autour. Rentrons au château !

— Vous ne voulez pas essayer les barques ? elles sont douces, dit Mathéus ; j’ai là cinq ou six bons musiciens du régiment qui est en garnison au chef-lieu.

— Cela lui fera beaucoup de plaisir : elle adore l’eau », s’écria madame Gérard.

Mathéus les fit entrer dans une barque dorée, garnie de coussins ; les musiciens se mirent dans une autre et jouèrent cinq ou six de ces airs qui forment le répertoire des musiques militaires.

Henriette pensait : « C’est réellement très beau ! mais l’homme… l’homme ! »

Sous l’influence de la musique, elle songea cependant à la vie de Paris, et elle transporta Émile à la Charmeraye. Ah ! cela lui eût paru merveilleux, vivre avec Émile au milieu de ce luxe ; et puis elle se dit encore que, plus les tentations étaient fortes, plus elle devait y résister.

En sortant du bateau, elle vit une petite allée et s’y engagea sans être remarquée ; elle marcha un peu, et, s’imaginant que cette allée pouvait conduire hors du parc, l’idée de se sauver la prit comme une folle : elle se mit à courir.

Elle entendit sa mère, madame Baudouin, Mathéus, crier : « Henriette ! Henriette ! »

Elle courut plus fort, puis s’arrêta, n’entendant plus rien.

« Qu’y gagnerai-je ? se dit-elle ; où irais-je ? »

Elle revint sur ses pas et rencontra à mi-chemin ceux qu’elle avait laissés et qui la cherchaient.

Madame Gérard manifestait quelques signes de colère.

Mathéus s’écria :

« Vous vous êtes donc perdue, curieuse !

— Oui, répondit la jeune fille, je voulais vous surprendre. »

Quand Mathéus lui offrit de nouveau son bras, il lui fit l’effet d’un gendarme qui lui mettait des menottes, et en même temps elle discutait en elle-même si elle trouvait le parc et le château magnifiques ou s’ils lui paraissaient laids. Endette ne s’y reconnaissait plus dans ses impressions. Elle ne se rendait compte que d’un désir ardent de retourner aux Tournelles.

Enfin Mathéus annonça la visite des appartements.

On parcourut les grandes salles, les corridors, les petites pièces, et on arriva devant une porte blanche dont les ornements dorés figuraient encore une grande H.

Mathéus ouvrit avec un peu de solennité, et l’on vit une jolie chambre à coucher de femme, tout en lilas clair ; rideaux de dentelles, meubles dorés, glaces superbes.

« Voilà le nid, dit madame Gérard.

— Il ne faudra pas en fermer trop souvent la porte à M. Mathéus, » ajouta en riant la grosse Baudouin.

Henriette regarda malgré elle cette chambre avec intérêt et se demanda :

« Comment se fait-il qu’un pareil homme ait du goût ? Si Émile avait été riche, je voudrais savoir comment il aurait organisé ma chambre.

— Aujourd’hui vous partez, dit Mathéus ; quand donc viendra le jour où vous ne vous en irez pas ?

— Je ne sais pas », dit Henriette. Et elle ajouta : « Vous vous êtes donc rappelé mes goûts ? Elle est jolie cette chambre ! »

Il lui prit la main.

« Ah ! s’écria-t-il joyeux comme un enfant.

— Il est trois heures, ajouta la jeune fille, mon père doit être inquiet.

— Eh ! mon Dieu ! partons, dit madame Gérard impatientée. Monsieur Mathéus, vous revenez avec nous. »

Henriette sentit ses troubles s’apaiser un peu en roulant vers les Tournelles, et lorsqu’elle rentra dans sa chambre pour changer de toilette, un bain ne lui aurait pas paru plus tiède, plus délassant. Elle éprouvait du plaisir à se coiffer, à se laver les mains, à attacher les épingles de sa robe, et à être bien sûre que les murs de cette petite chambre blanche l’entouraient. Son courage s’y retrempa.

« Ils ont beau faire, se dit-elle, je ne suis pas encore mariée, et, à les entendre aujourd’hui, j’aurais pu m’effrayer : « Voilà le nid ; vous serez bien ici. Mon chiffre partout ! » Je suis revenue de la Charmeraye, je n’y retournerai pas. »

Pierre était aux Tournelles quand sa femme et sa fille revinrent. Il ne put se fâcher de ce qu’elles fussent allées chez Mathéus, mais leur absence avait singulièrement gâté sa cérémonie. À ce moment la brillante charrue, toute dépomponnée, était sous le hangar, honteuse, délaissée, parmi les vieux outils et de vieux harnais, en attendant son sort, car Pierre devait l’envoyer au concours du comice, en septembre ou octobre.

Le soir on fit le récit des splendeurs de la Charmeraye à ceux qui ne les connaissaient pas. Henriette les vanta elle-même, ayant ainsi l’audace de braver sa propre détresse. Elle se jugeait tellement sûre, à cette heure-là, d’échapper au mariage, qu’elle jouait avec cette idée et s’amusait à se faire passer pour convertie. Par instinct plus que par raisonnement, et pour avoir quitté la Charmeraye sans qu’aucun accident l’y eût retenue, elle concluait que la destinée était pour elle et ne voulait pas qu’elle épousât Mathéus.

Madame Gérard, Mathéus, Pierre, tous ceux qui la virent et l’entendirent, la crurent donc enfin vaincue et ramenée, et on tint conciliabule devant elle pour fixer le grand jour.

« Nous sommes le 10, dit madame Gérard, on peut arrêter cela pour le 18 ; en huit jours nous aurons tout le temps de nous préparer. La corbeille et le trousseau seront prêts le 14, et d’ailleurs, ajouta-t-elle en riant, puisque les conjoints se conviennent, il est inutile de les faire attendre. »

Madame Gérard pensait que la Charmeraye avait séduit sa fille par ses échantillons de la vie splendide ; mais Henriette, lorsqu’on fixa le jour de son mariage, ne savait si elle devait rire aux éclats d’une illusion si ridicule de tout ce monde, ou s’incliner terrassée, brisée devant une confiance et une volonté si nettes, si imperturbables.

Ce n’était point une menace vague suspendue sur sa tête, et dont l’accomplissement n’avait pas de terme marqué, mais un danger déterminé dont l’heure était indiquée, une condamnation rendue et signifiée.

Toute la nuit elle réfléchit. Que devait-elle faire ? Attendre encore jusqu’au dernier moment ? Mais, si elle n’avait pas la force d’aller au-devant du mal, aurait-elle cette force de l’écarter au dernier moment ? Qu’est-ce qui pouvait l’en assurer ? Devait-elle déclarer encore qu’elle ne voulait point du vieux homme, et au besoin déchirer, mettre en pièces, contrat, corbeille, trousseau ? Mais cela les empêcherait-il pour ainsi dire de ramasser les morceaux, de les recoller, de l’habiller en mariée malgré elle et de l’emmener à la mairie, à l’église ? Si elle avait porté en elle ce rayonnement, cette autorité de volonté qui courbe toutes les autres, ce qu’elle avait déjà fait aurait suffi à les décourager cent fois.

« Si j’avais quelqu’un à consulter ! » se dit-elle ; et elle songea à l’oncle Corbie, son ancien ami, qu’elle avait un peu laissé de côté depuis quelque temps !

Mais le lendemain Corbie fut singulièrement effrayé en voyant sa nièce venir vers lui. Il feignit d’avoir à chercher quelque chose au jardin et se sauva aussi vite que ses petites jambes purent l’emporter, sous son gros ventre, regardant par un effort curieux à la fois à droite et à gauche à gauche, pour savoir si Henriette gagnait du terrain, et à droite, pour ne point avoir l’air de regarder à gauche.

La légère Henriette courait sur le gazon, et Corbie essayait vainement quelques crochets dissimulés pour l’éviter. Il se frappait tout à coup le front comme quelqu’un qui a oublié n’importe quoi et il tournait court d’un autre côté, ou bien, s’arrêtant, il semblait considérer avec beaucoup d’attention quelque point éloigné du parc, vers lequel il s’élançait.

Tant d’habileté ne put le servir. Ce fut avec un véritable désespoir qu’il entendit derrière lui la marche et la respiration précipitées de la jeune fille, et il frémit de tout son corps en sentant la petite main qui s’abattit sur son épaule comme un oiseau léger.

L’oncle gris, car il était toujours vêtu d’habits gris, s’attendait à des reproches passionnés, à une colère violente, à des attaques aiguës, et il perdait l’esprit.

Il était tout pâle en se retournant vers sa nièce.

« Eh bien ! eh bien ! il ne faut pas taper si fort, dit-il, essayant de commencer une querelle pour ne pas en subir une autre.

— Ah ! je croyais vous avoir à peine touché ! » dit la jeune fille.

Corbie se frotta l’épaule.

« Ça doit être tout rouge, répliqua-t-il.

— Je vous demande pardon, alors, répondit Henriette, je ne…

— C’est désagréable, reprit-il ; je me promenais tranquillement en méditant, et je reçois une grande tape… J’ai perdu le fil de mes idées !

— C’est fâcheux, dit Henriette, j’aurais voulu vous consulter !…

— On ne s’y prend pas si vivement que ça, continua t-il.

— Ce sera pour une autre fois, voilà tout. »

Corbie reconnut que sa nièce n’était pas irritée.

« Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— C’est à propos de mon mariage. »

Corbie fut de nouveau bouleversé dans toutes ses fibres.

« Elle va encore me faire une farce, pensa-t-il ; elle paraît douce, tranquille : il y a de la traîtrise là-dessous !

— Je ne suis pas votre père, moi ! dit-il, bourru et cherchant à s’éloigner.

— Oh ! reprit Henriette, je n’aime pas cet homme, je n’en veux pas.

— Je suis neutre dit-il, je ne conseille personne, jamais !

— Je croyais que vous m’aimiez un peu. »

Il se crut arrivé à la grande explication, et détourna la tête.

« Moi !  ! s’écria-t-il : eh bien ! et votre père ? et votre mère ? et Mathéus ? Il vous adore, celui-là !

— Je n’ai personne pour me soutenir.

— Vous serez très riche… Et puis ça ne me regarde pas, vous comprenez… c’est très grave. Je n’ai pas voulu vous parler quand ma belle-sœur m’en a prié, d’ailleurs. Je ne suis pas pour vos parents, je ne peux pas être avec vous. D’abord on donne toujours de mauvais conseils. Je n’aime pas à me mêler comme ça aux affaires des autres, surtout pour un mariage qui convient à tout le monde. »

Henriette était un peu interdite.

« Mais enfin, entre nous, dit-elle.

— À quoi cela sert-il ? s’écria Corbie. Je n’y peux rien et je n’y suis pour rien. Je m’en lave les mains, moi !

— Bon ! dit la jeune fille, si cela vous déplaît, n’en parlons plus. »

Ne sachant comment s’en débarrasser, Corbie recommença à se frotter l’épaule ; le trouble, la rancune, la crainte, se mêlaient et se brouillaient en lui.

Henriette haussa les épaules à son tour, et quitta l’oncle gris, n’emportant pas bonne opinion de son intelligence.

Corbie décampa des Tournelles pour n’être pas repris par la jeune fille dans quelque coin.

Un instant après, elle croisa son frère, qui, monté sur la jument à la loupe, était habillé à l’imitation de Mathéus, et tenait de la main gauche, pour ne pas les salir, les gants rose tendre.

« Je vais voir, lui cria-t-il, une femme qui a plus d’esprit que toi, malgré toutes tes manières. »

Aristide n’avait pu attendre jusqu’au mercredi pour retourner près de madame Vieuxnoir.

La petite avocate lui dit quelle s’attendait à peu près à sa visite : jamais l’avocat n’y était. Ils causèrent avec beaucoup d’abandon de ce qui s’était passé dans leurs maisons respectives et se donnèrent quelques avis pour être plus heureux. Des choses en apparence insignifiantes amenèrent des situations dangereuses. Toutefois Aristide ne savait pas, madame Vieuxnoir ne voulait pas encore, et l’avocat rentra dans son foyer, jusque-là respecté, sans se douter que son salon à odeur de moisi avait dû être parfumé par des galanteries et des tendresses.

Madame Vieuxnoir dit à son mari :

« Dans huit jours, le jardinier doit venir à notre bien de Villevieille ; si tu veux, j’irai surveiller le travail !

— Le jardinier ? demanda M. Vieuxnoir ; tu l’as donc fait prévenir ?

— Je l’ai rencontré ce matin.

— Tu ne feras pas mal, en effet. »

Or, le vrai jardinier là-dessous était Aristide.

Perrin vit deux fois, ce jour-là, passer de loin son ami à cheval. Mais Aristide délaissait l’idiot. L’amour et les idées sur « la femme » avaient remplacé celui-ci, et Aristide ne quittait plus Corbie, qui était son confident.

Le 13, le procès se plaida et fut gagné. Madame Gérard y assista avec son fils, qui faisait de petits signes à madame Vieuxnoir, placée presque en face.

En d’autres circonstances, Aristide n’eût pas perdu les gestes des juges, du gendarme de garde, des avocats ; mais cette fois il n’était préoccupé que par la passion.

Madame Gérard remarqua avec colère qu’aucun des petits papiers qu’elle griffonnait pour l’avocat ne figurait dans son plaidoyer, et elle se promit bien de lui faire attendre ses honoraires.

Le boulanger Seurot, furieux de sa condamnation, marmotta qu’il ferait un mauvais coup, et la nuit, au risque de s’attirer un nouveau procès, il se contenta de faire jeter dans le ruisseau une quantité de vase, de boues et de fumiers, qui en corrompirent les eaux pendant trois ou quatre jours. D’ailleurs, il en appela.

On avait prié madame Baudouin de rester aux Tournelles pour garder Henriette. La jeune fille se renferma dans sa chambre, et la grosse femme resta seule au salon, s’ennuyant beaucoup et pas trop contente.

Henriette imaginait des moyens artificiels d’avoir toujours présente la pensée d’Émile, afin de ne se laisser tenter par aucune rêverie séductrice, par aucune faiblesse. Elle passa toute sa journée à commencer une bourse au crochet avec le nom du jeune homme en noir et jaune sur un fond rouge, vert et blanc, mettant du dévouement et de l’enthousiasme à choisir ses couleurs et à enchevêtrer ses fils de la façon la plus agréable à l’œil.

Mathéus était inévitable chaque soir. Henriette eut la hardiesse de porter sa bourse au salon et d’y travailler devant eux tous.

Ces couleurs voyantes tracassèrent l’œil de Mathéus et de madame Gérard.

« Que faites-vous là ? » demanda le vieillard gracieusement. Il espérait vaguement quelque bonnet grec à son adresse.

Henriette hésita à lui mettre sous le nez les cinq redoutables lettres du nom d’Émile, elle retourna adroitement la bourse et répondit :

« C’est pour quelqu’un ! »

Mathéus pouvait se figurer que le petit chiffon bariolé lui était destiné.

Par moments Henriette remettait les lettres en évidence, mais quand on ne pouvait au juste les distinguer.

Madame Gérard désira en avoir le cœur net ; elle lui prit la bourse des mains en disant :

« Cela me paraît joli ! »

Elle vit le nom d’Émile : ses traits changèrent, et elle rendit silencieusement l’ouvrage à sa fille.

Elle ne fut plus occupée qu’à empêcher Henriette de travailler, afin que Mathéus n’eût pas le désappointement de reconnaître ce nom, effrayant pour lui comme les mots lumineux du festin de Balthasar.

Henriette fut froide toute la soirée pour le vieux homme, elle parut agitée. Au moment de se coucher, quand elle fut seule, la jeune fille jeta subitement la petite bourse à terre avec violence et s’écria : « Mais que fait-il donc ? il n’a donc pas assez d’esprit pour me donner signe de vie ? Ah ! si j’étais homme, moi ! Il faudra donc que j’aille le retrouver ou bien ne suis-je pas absurde de tant supporter d’ennuis à cause de lui ? » Ensuite, elle eut envie de pleurer, mais sa fierté servit de digue aux larmes. Elle ne voulut pas pleurer pour un homme qui peut-être ne pensait plus à elle.

Les jours passaient comme la foudre.

Le 14, la maison fut remplie par les marchands qui apportaient les dernières étoffes et lingeries du trousseau. Henriette les entendait entrer et sortir. On mettait tout dans la chambre de madame Gérard, où la cuisinière et deux ou trois paysannes eurent la permission de monter pour admirer. Madame Baudouin arrangeait sur des tables linge, robes, dentelles ; madame Gérard disposait de son côté les magnificences de la corbeille, riche en bijoux, en fourrures et en autres dentelles, ainsi qu’en châles de l’Inde et de la Chine. Le blanc de la soie, le blanc du linge, le blanc des dentelles, s’étalaient en grands plis et en grandes masses, drapés avec une sorte de négligence qu’on aurait pu dire inspirée par la quantité ; le rouge, le bleu, le noir, le lilas, le vert, des châles et des robes, les chamarrages fous des Chinois, ressortaient luisants, vigoureux, et égratignaient la vue. Le fauve sombre ou clair des fourrures ressemblait à des bordures de cadre en bois doré ou en bois noir auprès des peintures vigoureuses simulées par les étoffes. Du milieu de ces draperies jaillissaient comme des fusées les colliers, les bracelets, les boucles d’oreilles, les flacons.

Les paysannes considéraient cet étalage avec le respect consacré aux objets religieux.

Aristide fut d’abord employé à faire des invitations à la soirée du contrat. Lorsqu’une trentaine furent écrites, pliées, cachetées, madame Gérard réfléchit.

« Il vaut mieux, dit-elle, n’inviter personne, nous ne sommes pas assez sûrs d’Henriette. Nous serons probablement assez tracassés le jour du mariage, sans nous exposer à quelque autre scandale avant ! Nous signerons le contrat en famille la veille ou le matin. »

Pour n’immiscer personne à cette affaire douteuse, on convint que les témoins d’Henriette seraient le président et l’avocat, qu’on connaissait pour un homme discret. Ceux de Mathéus devaient être Corbie et un monsieur de Paris, inconnu à tout le monde, décoré et d’un air respectable, que le vieillard présenta sous le nom de M. Héricq, colonel en retraite.

Ils trouvèrent tous, ce jour-là, qu’Henriette avait l’air préoccupé. Elle demanda à voir d’elle-même son trousseau et sa corbeille, examina presque en commissaire-priseur, et se déclara satisfaite.

« Tu es si singulière, dit madame Gérard, que je ne t’avais pas proposé de te montrer ce que nous te donnons. Tu y étais très indifférente !

— Non, répondit Henriette, je ne sois pas singulière ! »

La jeune fille alla trouver Mathéus et lui dit :

« Vous me comblez !

— Moi, du moins, je puis me regarder comme heureux de ce qu’on me donne ! » s’écria-t-il en lui pressant la main entre les siennes.

Et il ajouta :

« Chaque pas que je fais me rapproche du moment que j’attends. Je suis comme les architectes : à présent les fondations de ma maison sont jetées ; j’espère qu’elle s’achèvera. Maintenant que les contrats sont préparés, que vous m’avez permis de vous offrir le peu que je possède, et que vous avez bien voulu accepter ces petits cadeaux, — il désigna la pièce où était la corbeille, — je sens quelque chose de réel.

— Oui, dit la jeune fille, l’œil fixe, pensant à autre chose, pensant qu’il y avait une sorte de vengeance à leurrer ce vieux homme acharné après elle.

— J’ai été désespéré, reprit-il, il y a quelques jours. Maintenant je n’ai plus ce doute qui m’a tant déchiré !… Je vous vois déjà là-bas, dans cette chambre à coucher !…

— C’est vrai, dit-elle avec un sourire menteur, « nous y serons très bien. »

— Ah ! vous êtes charmante ! et bonne ! et excellente ! s’écria-t-il, mais vous m’aviez bien tourmenté : pourquoi donc ?

— Je ne sais pas, répondit-elle d’un air vague. C’est bientôt le 18 ! fit-elle.

— Enfin ! continua-t-il, dans quatre jours je pourrai faire tout ce que j’ai dans la tête.

— Je vous en remercie ! »

Mathéus voyait bien qu’elle ne parlait pas d’une manière naturelle. Il la jugea très émue.

Toute la journée se passa à arrêter ou discuter l’ordre et la marche des cérémonies. Henriette causa des apprêts, donna des indications. Madame Gérard épuisait sa sagacité à allier la bourse, la Charmeraye, les nouvelles paroles, et ne parvenait pas à concilier toutes ces contradictions. Elle se les expliquait par une bouderie d’enfant qui contrarie pour se dédommager de céder. Elle craignait aussi quelque soudaine explosion d’une mine cachée.

Mathéus allait, venait, comme l’homme qui faisait le bonheur général, et à tous moments il prenait les mains d’Henriette, disant aux autres : « Écoutez-la, laissez-lui faire ce qu’elle veut. Elle a raison, elle sera délicieuse en robe blanche ! » Etc.

« Comme vous la gâtez ! » s’écriait madame Gérard.

Aristide et Corbie ricanaient dans un coin.

« Elle va la danser ! soufflait le frère, et avec de vrais violons ! »

Corbie n’élevait pas la voix, intimidé par les richesses dont allait disposer sa nièce. Madame Baudouin ne se lassait pas de vérifier la solidité des coutures ; Pierre racontait au président les développements futurs de sa charrue. Le curé commençait à faire orner l’église ; l’organiste du chef-lieu devait venir toucher les orgues. Les candélabres étaient achetés. Madame Gérard organisait des distributions de vivres et de vêtements pour les pauvres.

Le 15 arriva. La corbeille et le trousseau restaient toujours étalés ; Henriette eut presque la tentation d’y mettre le feu. Elle vint considérer, seule, toutes ces beautés.

« Ils ne se doutent guère que cela ne me servira pas », pensa-t-elle. Et, malgré son horreur, car il lui semblait voir des chemises de soufre, elle ne pouvait s’empêcher de manier une jolie robe ou un châle de bonne qualité, par-ci, par-là. Ensuite elle ne remit plus les pieds dans cette chambre.

À midi, sa mère la fit appeler. C’était la couturière qui venait lui essayer sa robe de noces. Henriette se déshabilla, mit la jupe, le corsage, se tourna et retourna devant la glace, se plaignit d’être gênée aux épaules, marcha, et demanda si elle était bien.

« Charmante ! » s’écria sa mère.

Henriette se sentait venir des méchancetés à l’esprit.

« M. Mathéus y est-il ? dit-elle.

— Oui.

— Faites-le donc monter, qu’il me voie !

— Mais non, il aura la surprise… lundi, le 18…

— Je tiens à ce qu’il me voie. »

La cuisino-femme de chambre alla chercher M. Mathéus, qui était dans le salon avec le président et le colonel Héricq.

« Vous voyez, s’écria-t-il, comme elle a des idées délicates ! »

Dès qu’il entra, Henriette lui cria :

« Suis-je à votre goût, monsieur Mathéus ?

— Oh ! répondit-il extasié.

— Le blanc va en général aux jeunes filles, dit-elle ; à présent, allez-vous-en, je me déshabille. »

Il se sauva, emportant dans ses yeux une image blanche qui le remplissait des plus impatientes tentations.

« Depuis que tu es raisonnable, dit madame Gérard à sa fille, je reprends mes forces.

— Qui est-ce qui n’est pas raisonnable ! » répliqua Henriette en remettant sa robe grise.

Madame Gérard ne se rassurait pas complétement. Elle surveilla sa fille. Celle-ci resta pleine de caprices assez gais. On avait peine à calmer l’ivresse de Mathéus. Il lui aurait léché les pieds en présence de tout le salon.