Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 07

Poulet-Malassis et De Broise (p. 114-135).


CHAPITRE VII


travaux de circonvallation


J’ai vu souvent des sots dire les mêmes choses que les gens spirituels, cependant cela n’en restait pas moins bêtise chez eux et esprit chez les autres. Les méchants peuvent aussi parler comme les bons, il n’y a que la différence de la sincérité.

Henriette suivait sa mère dans des dispositions de combat et non de soumission. Madame Gérard essaya de faire venir un peu d’émotion sur son froid visage de femme sèche et adroite, et elle dit à sa fille :

« Ainsi voilà donc où tu devais tomber !

— Je ne suis pas tombée, répondit durement Henriette.

— Tu ne te crois pas coupable ? Ton esprit est donc bien désorganisé ! »

Henriette regardait un tableau, le sourcil froncé, les lèvres serrées, l’air hautain ; la révolte s’agitait dans sa poitrine et bouleversait son sens moral.

Elle aurait voulu pouvoir crier : Mais je ne fais que ce que vous avez fait !

« Quel nom peux-tu donner à une fille qui reçoit un jeune homme ?

— Encore faudrait-il savoir comment je le recevais.

— Mais pas trop mal, car ton frère, grâce à une indiscrétion providentielle, a trouvé ce portrait ; aujourd’hui encore il vous a surpris ensemble. Qu’est-ce donc que ta conduite, alors ? Je voudrais que tu m’en donnasses l’explication.

— Mais c’est mon seul crime, dit Henriette, d’avoir ce portrait !

— Laisse-moi parler, reprit madame Gérard. Nous t’avons élevée dans les meilleurs principes que puisse recevoir une jeune fille ; nous avons eu en toi pleine confiance, et vois comme tu nous a récompensés : le premier homme venu est accueilli par toi ; tu dissimules, tu te tais, au risque de courir les plus grands dangers. Pourquoi ne nous l’as-tu pas dit ? Pourquoi ne nous as-tu pas dit que tu voulais te marier ? Nous n’aurions pas refusé de remplir ton désir, sois-en sûre. »

Henriette fut désarmée par cette dernière phrase, où elle crut voir une immense bonté.

« C’est ce que j’ai toujours voulu, répondit-elle. On devait t’en parler de jour en jour, mais le temps a passé si vite !

— Attends que j’aie fini, dit madame Gérard, tu te justifieras ensuite, ce que je souhaite vivement. Je te reproche surtout de n’avoir pensé qu’à toi et pas du tout à nous. Ces jeunes gens qui font métier de séduire…

— Oh ! ce n’est pas lui qu’il faut…

— S’en vantent partout et publient orgueilleusement le déshonneur des familles. Cela retombe sur ! es parents. Ta faute paraîtra notre faute. Je suis indulgente, car une autre te traiterait plus durement. Ah ! les enfants sont vraiment trop égoïstes !

— Veux-tu que je te dise comment cela s’est passé ? reprit Henriette, émue.

— Comment s’appelle ce jeune homme ? qui est-il ? un homme qui a l’audace de venir ici en plein jour !

— C’est un employé de la sous-préfecture ; du reste, il doit venir te voir demain.

— Comment, me voir !

— Il a toujours été convenu que nous nous marierions.

— Toujours ! Depuis quand donc cela dure-t-il ?

— Depuis près de deux mois. C’est au bal du receveur que je l’ai vu ; le lendemain, il est venu. C’est un jeune homme très honnête, très bon et très loyal.

— Deux mois ! s’écria madame Gérard stupéfaite et personne ne s’en est aperçu ! Mais quand donc ? le soir ?

— Oh non, jamais le soir ! Il serait venu te trouver plus tôt ; mais comme il est pauvre, il ne se sentait pas beaucoup de courage.

— Pauvre ! répéta madame Gérard avec un accent ironique. Puis elle ajouta : Mais, si on l’a vu franchir le mur, tu es compromise, tu es perdue. Comment éviter les conséquences des bruits qui peuvent courir sur ton compte ? »

Madame Gérard avait compris qu’Henriette n’avait point commis la dernière faute ; elle la questionnait pour savoir à quoi s’en tenir.

« Je suis assez heureuse pour te sauver, reprit madame Gérard, car tu allais te perdre. Quelles craintes nous avons eues pendant ces deux jours ! Maintenant j’espère que nous arrangerons cette affaire à la satisfaction de tout le monde. Rassure-toi : nous voulons que tu sois heureuse ; mais tu comprends qu’il faut changer de conduite et te laisser diriger par nous. À présent nous avons à effacer l’effet qu’a pu produire ton imprudence. Je verrai le jeune homme, nous conviendrons de tout ; mais tu me promets de renoncer à tes entrevues avec lui et de ne pas entretenir de correspondance secrète. Tu n’a plus qu’à attendre paisiblement que nous ayons pris quelques informations.

— Oui » dit Henriette, qui aima mieux croire que toutes ces paroles étaient une promesse, que chercher à provoquer une explication plus nette. Elle s’était soulagée en s’expliquant brièvement, franchement. Il lui aurait fallu trop d’énergie pour se rejeter volontairement dans les inquiétudes et les querelles. Il y avait peu d’épanchements entre ces deux femmes ; la lutte ne les retenait pas en présence. Madame Gérard embrassa sa fille et redescendit au salon. Henriette se renferma chez elle.

« Eh bien ? dirent tous les yeux quand madame Gérard entra.

— Je sais à peu près tout ce qu’on peut savoir, dit-elle ; sur la position de ce petit monsieur, qui n’est rien du tout, comme je m’en doutais. D’après les réponses à mes questions, j’ai reconnu qu’il n’y avait eu jusqu’ici que des enfantillages. Ils se sont promis de s’épouser, et le jeune homme doit venir demain. Ils ne seront vus que le jour, au fond du parc.

— Mais je réfléchis, dit le président, voilà qui me paraît une trame bien ourdie. Je jurerais que ce garçon est un petit roué qui a joué une vilaine comédie. Remarquez cette ostentation, cette affectation de venir le jour, c’est-à-dire dans les meilleures conditions pour être vu. J’insiste là-dessus. Il n’est pas venu une seule fois la nuit, en effet ; ce lui eût été inutile, remarquez-le bien. Les visites de jour pouvaient seules compromettre publiquement Henriette, il s’en tient à celles-là. Il donne son portrait. Il attend deux mois. Je lis tout cela comme si c’était écrit. Sans doute Henriette le presse de demander sa main ; il ajourne ; il sait que se présenter directement, c’est échouer ; il calcule…

— En effet, s’écria madame Gérard, je vois le piège. Cet homme espérait nous forcer à lui donner Henriette ; c’est odieux ! »

Cette sagacité de magistrat, cette manière d’envisager la situation d’après les traditions de la cour d’assises apporta à tout le monde une révélation. La honteuse perfidie d’Émile fut claire et évidente.

L’oncle Corbie murmura :

« Quel coquin ! »

Aristide s’écria en son langage inélégant qu’il regrettait de ne lui avoir pas donné une roulée.

« Comment comptez-vous vous y prendre ? demanda Pierre à sa femme.

— Je recevrai ce petit monsieur, je le prendrai par les sentiments d’honneur, si toutefois il en a, et je le mettrai poliment à la porte. Quant à elle, on lui dira qu’il n’en veut plus, et dans quinze jours elle n’y pensera plus, surtout si on l’occupe du mariage et si on lui en montre un autre. Il faudrait d’ailleurs qu’elle eût bien peu de cœur pour y tenir encore, quand nous lui aurons dévoilé les jolies combinaisons de ce petit drôle. »

Pierre réfléchit, puis il dit :

« Nous verrons si cela réussira. Du reste, je ne demande pas mieux qu’on la marie tout de suite.

— C’est pour cela, dit madame Gérard, qu’il faut se presser. Vous ne voyez donc personne, ni les uns ni les autres ?

— M. de Gueraudé ! dit le président ; il a trente-six ans, dix mille livres de rentes ; il n’a jamais quitté le pays ; c’est un homme distingué.

— Est-ce un agriculteur ? dit Pierre. Je ne le connais pas.

— Non, c’est un érudit, un philologue.

— Oh ! des paperasses ! reprit dédaigneusement Gérard ; ces gens-là sont fous ! ils cultivent le sable et l’argile.

— Je connais un jeune homme très pieux, dit le curé ; il a vingt-deux ans ; il aura 400,000 francs de sa grand’mère. Pour le moment il jouit d’une pension de 2,000 francs qu’elle lui fait.

— M. Bernier ? demanda madame Gérard.

— Il est bossu, interrompit le président en haussant les épaules, et sa grand’mère est une vieille folle. Ce serait l’union la plus ridicule. Il n’y a que monsieur l’abbé Euphorbe Doulinet pour avoir de ces idées-là.

— Du moins, monsieur le président Moreau de Neuville, ai-je la bonne volonté de chercher à servir madame Gérard.

— Soit, dit le président mais un peu de bon sens vaudrait beaucoup de bonne volonté.

— Voyons, dit Pierre, Moreau, votre robe noire est bien tracassière ; vous faites toujours des procès. »

La semonce rendit M. de Neuville silencieux, de même que son agression avait rendu muet le curé.

« Aidez-nous donc, mon beau-frère, dit madame Gérard à Corbie.

— Ma belle-sœur, je ne vois guère… répondit Corbie, cruellement embarrassé de ce qu’on ne pensait pas à lui et n’osant toujours point s’offrir.

— Enfin informez-vous, Messieurs : nous ne pouvons attendre ni le hasard ni l’occasion, nous sommes obligés de trouver promptement »

Pendant toute la journée, ce fut un ressassement des mêmes conversations. Henriette ne sortit pas de chez elle, dîna dans sa chambre. La jeune fille attendit avec une tranquillité relative l’entrevue d’Émile avec sa mère, et quelques chimères revinrent la rafraîchir.

Émile s’était repenti d’avoir fui le matin devant Aristide et s’accusait de niaiserie ; mais il était trop tard, et il regrettait le mouvement de frayeur instinctive qui l’avait entraîné et qui pouvait donner la plus mauvaise opinion de lui.

Madame Germain s’aperçut qu’il devait être tourmenté ; elle n’avait pas besoin de beaucoup questionner son fils pour obtenir ses confidences.

« Qu’y a-t-il de nouveau ? demanda-t-elle. Je vois à ta figure que tu es contrarié.

— Il y a qu’il faut en finir demain. J’irai trouver madame Gérard.

— Vous avez donc fait quelque folie, mes pauvres enfants ? » dit madame Germain, qui, elle aussi, crut Henriette séduite.

Émile comprit et ajouta vivement :

« Non, ce n’est pas ça… Mais je suis obligé de m’y décider.

— C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Si tu n’es pas agréé, tu en seras quitte pour te retirer.

— Me retirer ? dit Émile étonné. Je ne renoncerai jamais à cette petite.

— Je n’ai jamais vu rien de bon résulter de ces amours.

— On le verra peut-être une fois par hasard, » dit-il avec une gaieté assez forcée.

Une mère pleine de tendresse, tout animée du désir d’adoucir les soucis de son enfant, ne conçoit pas pourquoi il répond d’un ton amer ou froid à ses paroles affectueuses comme le faisait Émile, qui, en parlant d’Henriette, se heurtait toujours aux mêmes difficultés, et aurait donné en ce moment toute la tendresse adversaire de sa mère pour trois mots d’une personne qui aurait bien voulu tout lui montrer en beau.

« Je n’étais, dit-elle, pas contente de cette situation où tu restais. À présent, du moins, il y aura une solution. Mais qu’est-ce donc qui te pousse si fort aujourd’hui ? »

Émile rongeait ses ongles.

« Il est cependant fâcheux, s’écria-t-il, que ce portrait leur soit tombé entre les mains !

— Ah ! dit sa mère, c’est donc là le motif secret !

— Oh ! j’y serais bien allé ; mais cette affaire me prend à l’improviste, au moment où je ne me sens pas d’entrain.

— C’est que tu ne peux reculer, en effet.

— Il serait plus convenable que tu fisses toi-même la démarche, reprit Émile d’un ton caressant.

— Oh ! je le puis maintenant moins que jamais. Après vos aventures, ce serait, au contraire, de la dernière inconvenance. Tu as, d’ailleurs, plus de chances d’être éloquent que qui que ce soit. L’affaire te devient tout à fait personnelle. Si je faisais une visite ce ne pourrait être que pour demander pardon de ton étourderie, implorer ta grâce. Voilà le seul sens où je puisse parler ; et, certes, c’est un rôle impossible. Non : tu as mené tes amours à ta fantaisie, tu as fait des maladresses, toi seul pourras les réparer. Tu plaideras ta cause ; car tu dois être, à leurs yeux, un peu dans la position d’un accusé. S’ils aiment beaucoup leur fille, s’ils ont le cœur très délicat, ils te trouveront peut-être vaillant. Compte sur ta jeunesse. »

Émile se sentit encouragé.

« Oui, dit-il, il vaut mieux que je parle moi-même. Je craindrais qu’un autre n’allât pas dire ce qu’il faut. »

Madame Germain ajouta :

« Cette dame passe pour très charitable : c’est un signe de bonté. On la dit très spirituelle, et, je ne devrais pas le faire remarquer cependant, elle n’est pas d’une conduite irréprochable, n’est-ce pas ? »

Émile sourit.

« Voilà tes chances, continua-t-elle ; voilà ce qui lui donnera peut-être un peu plus d’indulgence. »

Émile était bien plus satisfait de ces espérances de succès que sa mère lui laissait entrevoir, sans y croire, mais pour lui inspirer le courage d’en finir.

« Je crois, dit-il, que je m’entendrai avec une femme. On peut être doux, câlin. Je lui dirai simplement les choses : que j’aime la petite, qu’elle m’aime ; que, jusqu’ici, j’avais été absorbé par la pensée d’Henriette, et que c’est une espèce de discrétion qui m’a empêché aussi de me présenter… »

Ce système d’explications sincères ne paraissait pas trop sûr à madame Gérard, mais elle n’en voyait pas de beaucoup meilleur.

« Il est encore possible, reprit-elle, que les prenant ainsi au milieu de l’émotion qu’a dû causer la découverte de ton portrait, ils se laissent plus facilement persuader. »

Madame Germain désirait que son fils sût à quoi s’en tenir et le pressait par n’importe quelles raisons.

« Tu m’as dit une chose, reprit-il, à laquelle je n’avais pas songé et qui me frappe : madame Gérard sait ce que c’est que l’amour, puisqu’il y a le président ! »

Cette fois, madame Germain ne put résister au besoin de rectifier ces jeunes idées.

« Oh ! dit-elle, il ne faut pas imaginer qu’il y ait rien de semblable là-dedans. Madame Gérard et cette autre personne sont à cent lieues de ta façon de comprendre l’amour. C’est mêlé pour eux d’une combinaison très subtile, avec les usages du monde, les convenances. Ne va pas au moins invoquer cela auprès d’elle pour la fléchir.

— Oh ! répondit Émile, je ne suis pas encore assez sauvage pour que tu aies une pareille inquiétude. Puis il ajouta gravement : Faudra-t-il mettre une cravate blanche ?

— Mais non, ta noire suffit.

— Ah ! j’aime mieux cela, je serai moins emprunté dans mes manières. D’ailleurs je sens que ce que je dirai commence à se débrouiller dans ma tête. »

Pendant la nuit, l’imagination d’Émile créa plus de dix conversations différentes dans lesquelles il inventait les réponses de madame Gérard. Tout seul il s’exaltait, il trouvait des mots magnifiques et gagnait la bataille ; malheureusement le lendemain matin il avait oublié ses improvisations et ne put se les appeler.

Le temps était gris, froid et humide, et le glaça. Émile ne supportait pas certains aspects du ciel qui causent un sentiment d’oppression. Des nuages courant très bas, d’une couleur sombre entremêlée de clartés livides, étouffées peu à peu par le noir et le gris qui augmentaient d’intensité ; les masses d’arbres assombries et comme blotties les unes contre les autres sous les grosses nuées, les lointains bleus comme de l’ardoise, de grandes raies noires produites par l’ombre des nuages, tachant le terrain à diverses distances, donnaient un air morne aux environs de Villevieille.

Émile partit avec une résolution venant de la conscience plus que de l’enthousiasme. La veille au soir il eût été apôtre, mais ce matin il n’était plus qu’un soldat accomplissant son devoir, que dis-je ? sa consigne. Tout homme qui n’a pas l’intention de vaincre ou mourir dans une entreprise qu’il poursuit a toujours un refuge de conscience, une combinaison pour justifier d’avance sa déroute. Il va au feu, mais il n’y restera pas.

« J’emmènerai Henriette ! si je ne réussis pas, » se disait Émile.

En entrant dans le salon des Tournelles et en regardant madame Gérard, il comprit qu’il ne pourrait lutter, et il ne se sentit pas plus d’élan devant elle qu’un homme lié des pieds et des poings qu’on poserait devant un adversaire parfaitement armé et libre de ses mouvements.

À peine fut-il annoncé et eut-il salué, que madame Gérard lui dit :

« J’aime à croire, Monsieur, que vous êtes un homme d’honneur.

— Madame, je le pense, répondit Émile, qui avait beaucoup compté diriger l’entretien et prononcer la première phrase. Ce début l’embarrassa, il perdit sa présence d’esprit, et, voyant qu’il allait mal s’en tirer, son seul désir fut de terminer le plus tôt possible son supplice.

— Vous n’auriez donc point voulu abuser de l’inexpérience d’une jeune fille… »

Émile n’était pas trop sûr de ce qu’il avait voulu : il hésitait à affirmer sa propre vertu, il était obligé de se faire passer un petit examen avant de répondre.

« Je suis, dit-il, tellement loin de là, que je viens vous demander…

— Je sais ce que vous allez me dire, interrompit madame Gérard, vous allez me parler d’amour réciproque. C’est une chose parfaitement établie. Laissons-la donc de côté et parlons nettement.

— Mais, Madame, dit Émile voyant que se formaient les mailles de quelque réseau dont on voulait l’envelopper, qu’y a-t-il de plus net que ce que je tente auprès de vous ? Ma démarche est très sérieuse…

— Eh bien, soit, Monsieur, elle vous fait honneur. Vous comptez, j’imagine, avouer, proclamer que vos intentions ont toujours été pures, que vous n’avez cherché à entraîner ma fille dans aucun danger pour son honneur ? »

Émile restait un peu embarrassé.

« Mais répondez donc, Monsieur, reprit vivement madame Gérard.

— Madame, répliqua-t-il avec assez d’assurance et de décision, je vous assure que mademoiselle Henriette a été respectée et qu’aucun soupçon ne doit la ternir !

— Je vous crois, Monsieur, dit-elle, et je suis heureuse de cette déclaration que vous n’hésiteriez pas certainement à renouveler partout ailleurs qu’ici, s’il était nécessaire ?

— Ne doutez pas que j’y sois tout prêt, Madame.

— Il est possible que le mauvais effet de quelques indiscrétions exige…

-Oh ! Madame s’écria Émile, je n’en ai jamais parlé qu’à ma mère ! Quelle opinion avez-vous donc des jeunes gens ?

— Mais, Monsieur, j’ai de vous la meilleure opinion, soyez-en certain. Je ne sais par exemple pas quelle part madame votre mère…

— Ma mère m’a toujours retenu, Madame, et non poussé, dit Émile, irrité des soupçons que madame Gérard laissait percer sur elle. J’ai aimé mademoiselle Henriette après l’avoir vue au bal, voilà le seul sentiment qui m’ait déterminé ! »

Madame Gérard reprit :

« Je m’étonne cependant, Monsieur, qu’avec de bons principes, vous n’ayez pas craint de troubler une famille en attirant une enfant dans une liaison compromettante.

— Il ne faut pas voir en moi un séducteur, Madame, parce que des craintes très naturelles m’ont fait prolonger une situation fausse. Je vous demande la main de mademoiselle Henriette aujourd’hui parce que cela peut être une réparation ; je n’aurais pas osé vous la demander auparavant, craignant que vous n’y vissiez une grande présomption de ma part.

— Oh ! Monsieur ! dit madame Gérard en prenant un air dédaigneux qu’elle chassa presque aussitôt de son visage, par prudence, un mariage n’eût pas été une réparation. Une famille reste entachée par de semblables événements. Ces mariages réparateurs ne sont guère qu’une enseigne du scandale ; le silence seul couvre ces aventures pénibles. »

Émile était dominé, renversé ; une lumière sur laquelle on pose un éteignoir n’est pas mieux étouffée. Il demeura devant madame Gérard sans mot dire, pensant qu’il n’y avait plus qu’à enlever Henriette et ne pensant pas autre chose.

Madame Gérard continua :

« Vous êtes très jeune, Monsieur ; peut-être ne réfléchissez-vous pas toujours. »

Émile fut froissé qu’après assez de politesse cette grande ennemie voulût célébrer son triomphe par quelques paroles désagréables.

« Admettons cela. Madame ! » dit-il avec une nuance d’ironie impertinente ; il ne tenait plus à garder de ménagements, voyant que tout avait été risqué et perdu.

« Que cela, ajouta-t-elle, vous serve de leçon pour l’avenir ; ne vous engagez plus étourdiment dans des intrigues dont le dénoûment ne dépend pas de vous. La jeunesse est égoïste (elle affectionnait ce mot), vous le reconnaîtrez plus tard. Je suis persuadée de la droiture de vos intentions, mais enfin vous ne vous êtes point découvert spontanément, librement.

— Mais, Madame, je vous ai dit pour quelles raisons ! répondit Émile qui ne savait plus se sortir de l’espèce d’étau où elle le serrait.

— Eh bien ! Monsieur, puisque vous compreniez qu’une alliance entre vous et ma fille était disproportionnée, à ce point que vous sentiez le ridicule d’en faire la proposition, il eût été plus délicat de vous éloigner d’une jeune personne que vous ne pouviez que compromettre. Oh ! je suis, quant à moi, convaincue de votre honorabilité ; il n’y a du reste qu’à vous voir et à vous entendre… »

Émile s’inclina.

« … Mais de la part de ceux qui ne vous connaissent pas, votre conduite autorise des soupçons fâcheux ; on peut vous prêter des idées intéressées… »

Émile rougit, cruellement battu par les flots de colère et de chagrin que souleva en lui la pensée d’avoir pu être ainsi jugé.

« À quoi bon se justifier, Madame, dit-il brusquement, devant des gens qui ne veulent pas qu’on se justifie ? »

Il la salua et sortit, la laissant étonnée de son départ et peu édifiée sur le charme de ses manières. Elle lui avait trouvér l’air tranchant, suffisant et déplaisant, et ne lui avait pas vu d’esprit.

« Quel garçon nul ! » se dit-elle.

Quant à Émile, il marcha quelque temps, respirant avec plaisir le grand air, heureux d’être hors de ce salon dont atmosphère l’asphyxiait. D’abord trop étourdi pour réfléchir, il pouvait se croire le même homme que deux heures auparavant. Hélas ! il s’aperçut bientôt, à une envie de pleurer qui le prit tout à coup, que quelques-uns des ressorts de sa mesquine énergie venaient d’être brisés.

Il s’assit au bord de la route, et mille images se succédèrent dans sa tête. Il sentit qu’il ne savait encore agir en homme. Il s’était laissé éconduire, offenser, traiter avec mépris, restant timide et gêné comme un enfant qu’on gronde. Il n’aimait donc pas assez Henriette pour dompter cette timidité, surtout lorsqu’il s’agissait de la jeune fille. Chaque fois qu’il se trouverait jeté dans une de ces affaires où un homme doit faire prévaloir sérieusement son être et paraître ferme et carré, il abandonnerait donc la partie et ne montrerait de force et d’activité que pour les entreprises faciles. Le soupçon d’une bassesse s’attachait à lui, et il n’avait pas su s’en laver.

Aux yeux de madame Gérard il n’avait pas dû paraître très amoureux : à peine quelques mots étranglés étaient sortis de bouche. Il avait si bien fait, qu’il venait de signer sa renonciation à Henriette. Par quelle ironie particulière cette visite de salut s’était-elle changée en catastrophe ? Pourquoi cette éternelle maladresse ? Que n’était-il resté chez lui ? Au lieu de servir les autres, ils souffraient par sa faute. Henriette pouvait rougir d’un homme comme lui ! Il était inutile sur la terre, incapable de se servir lui-même, nuisant à tout le monde, rendant malheureuses sa mère et sa maîtresse ! Le jour où il se tuerait, car cela finirait ainsi, on le pleurerait, on le regretterait, on chercherait peut-être dans la cendre ce qu’avait de bon son organisation. Sa sauvagerie et sa malhabileté mises de côté, restaient une certaine bonté, du dévouement, de la pénétration, se disait-il, mais tout cela stérile, infructueux ; ou plutôt il était niais, égoïste, et n’avait pas de bonheur ! Il n’en aurait jamais !

Ces réflexions brisèrent moralement Émile, comme un homme qui, se pliant un jour, ne peut se redresser et se trouve courbé en deux pour le reste de sa vie, sans avoir reconnu de cause appréciable à cette infirmité. En effet, il resta toujours malade depuis. La tristesse ne le quitta plus et travailla à dissoudre grain à grain le peu de vigueur qu’il possédait. De temps en temps il éprouva des réactions violentes qui désorganisèrent tout son esprit et agrandirent la maladie.

En rentrant chez sa mère, il chantonnait un petit air plaintif et ne se trouvait pas trop malheureux. Seulement, de loin en loin, il lui passait dans la poitrine des courants électriques de désespoir et de douleur, qui eussent été insoutenables s’ils ne se fussent évanouis aussitôt. Il n’avait pas perdu toutes ses espérances, d’ailleurs.

Revoir Henriette ! revoir Henriette ! et lui demander de ne pas douter de lui, la supplier de ne pas croire qu’il l’avait abandonnée.

Henriette ne passait pas des heures meilleures qu’Émile.

Elle avait vu entrer sa mère souriante, et elle s’était levée, emportée par un mouvement de joie, se disant : – Nous sommes mariés !

« Je l’ai trouvé très raisonnable, dit la mère, et n’attachant aucune importance à cette amourette. »

Quel coup reçut Henriette ! Sa figure s’altéra comme ravagée par une longue fièvre, et montra à madame Gérard que ses calculs étaient bons, car leur effet destructeur commençait déjà.

« Émile ne m’a jamais aimé ! » pensa la jeune fille, qui sentait une douleur dans la poitrine.

« Il gardera le silence, sois tranquille, dit madame Gérard : il n’a rien à craindre. Sois aussi raisonnable que lui. Je comprends ton chagrin, on ne renonce pas du premier coup à ses petites joies. Tu verras que cela ne te paraîtra pas bien important dans quelques jours d’ici. Le plus grave est fait. »

Henriette aurait laissé parler sa mère pendant un jour ; un mot lui avait suffi : elle n’entendait, n’écoutait et ne répétait que celui-là.

Après quelques autres phrases banales, madame Gérard, qui n’était pas une grande consolatrice, quitta sa fille en lui conseillant de s’apaiser.

Dans le sein d’Henriette, une voix murmurait : « C’est impossible ! »

La jeune fille se mit machinalement à la fenêtre et regarda vers Villevieille. Elle vit la route. Émile avait fait ce chemin pendant deux mois, il ne le ferait plus ! Il l’avait fait quelquefois en courant d’une seule haleine, et était arrivé haletant, le front couvert d’une sueur chérie et sacrée. Il avait déchiré ses mains à la muraille, et près de cette muraille, les basses branches d’un arbre étaient encore pliées, gardant la trace de son passage, car il s’y suspendait presque chaque jour. Si la maison, les arbres, le pays, les gens de la maison s’étaient trouvés changés à la fois, Henriette aurait pu comprendre qu’elle cesserait de voir Émile ; mais toutes choses restaient les mêmes, et sa vie à elle seule changeait, sans secousse extérieure, sans tremblement de terre, sans une révolution, une catastrophe générale ! Tout ce qu’avait dit Émile serait faux ! Non, se dit-elle, on me trompe, on cherche à nous séparer.

Sur sa table il y avait du papier et une plume, elle songea à écrire une lettre et se mit à l’œuvre :


« Ma mère me dit que vous m’abandonnez, que vous renoncez à cette amourette, et elle m’engage à être aussi raisonnable que vous. Voilà ce que je viens d’entendre, mais je ne puis me résoudre à le croire. Je ne doute pas de vous, mais des paroles de ma mère. Je ne sais ce qui s’est passé, ce que vous avez dit, mais je suis sûre que je vous reverrai, que vous reviendrez et ne me laisserez pas seule ici, perdue et désolée. En tout cas, vous savez que je vous ai promis de ne pas épouser un autre homme que vous, je tiendrai ma promesse.

« Il est impossible que vous me quittiez, Émile ; vous m’avez dit trop de choses, confié trop de secrets, pour pouvoir confier rien de plus à une autre. De mon côté, je ne vous ai rien caché de moi-même, vous me connaissez telle que je suis. Je n’ai jamais gardé une arrière-pensée et je n’ai jamais cru que rien pût nous éloigner l’un de l’autre. Si je vous ai déplu, si je vous ai froissé, c’est par ignorance, et je vous en demande pardon. Depuis que je vous connais, je n’ai plus dormi aussi tranquillement qu’autrefois, malgré les ennuis que j’avais alors. Vous m’avez fait connaître des tourments et des bonheurs dont je n’avais pas le soupçon. J’ai pris l’habitude de vous. Cependant si vous croyez devoir vous éloigner de moi, je ne vous en veux pas, mais je m’en afflige.

« Pendant deux mois que nous nous sommes vus, je n’ai pas songé un instant à vous étudier et à distinguer si vous étiez sincère ou non ; je vous ai cru et je vous crois encore, malgré ce qu’on me dit. Vous n’avez pas pu appeler une amourette ce qui était le seul intérêt de notre vie : souvenez-vous !

« Vous n’avez pas été raisonnable comme l’entend ma mère. Je vois bien qu’on ne veut pas nous marier et que vous n’avez pas réussi dans votre visite : voilà tout, n’est-ce pas ? On a peut-être cherché aussi à vous tromper sur mon compte, comme on me trompe sur le vôtre. Si on vous a dit que moi, je ne vous aimais pas, on a fait une infamie.

« Il ne faut pas vous détourner de moi et vous laisser prendre aux piéges que nous tendent ceux qui sont intéresses à nous séparer. On m’a parlé à moi aussi de ma réputation. Au commencement, avant de vous connaître tout à fait, j’ai pu vous en parler aussi comme d’une chose plus précieuse que le reste. Mais je vous assure que cela ne me préoccupe plus et reste maintenant vide de sens pour moi. Ma seule réputation, Émile, c’est de vouloir être à vous, et je la regarderais comme perdue si je cessais de penser à vous et de vous aimer. Je ne veux me faire d’autre devoir que celui-là.

« Je crains qu’on n’essaye maintenant de nous faire bien du mal, et je n’écouterai jamais rien de ce qui sera dit contre vous. Je ne me fierai qu’à ce que vous m’avez dit, vous qui êtes le vrai, le seul que je croie, dont j’accepte les pensées. Voilà ce que je voulais vous dire, mon Émile ! Je vous écris avec un profond chagrin, je suis tout attristée et je souhaite que vous ne soyez pas comme moi. Je ne suis cependant pas désespérée ; que je voie, que j’apprenne quelque chose de vous, et j’aurai du courage pour résister à toutes les tentatives qu’on va faire pour nous désunir. Je prévois qu’on va employer d’étranges moyens, je suis prête à tout et contre tout. Je n’ai personne à moi, ici, et il est cruel de renfermer en soi-même ce qui vous oppresse et vous cause de la peine, mais je penserai à vous toute la journée et je ne céderai pas. Adieu, mon cher bien-aimé mari ! je vous serre sur mon cœur de toute ma force.

« Comme nous avions raison de regretter, une fois, de n’être pas nés paysans dans le même village »


Si Émile avait reçu cette lettre, violente et désespérée, jamais on n’aurait pu l’empêcher d’épouser Henriette.

La jeune fille relut ce qu’elle avait écrit et ne pouvait s’en séparer, parce que ses idées écrites restaient ainsi toujours devant elle et la soulageaient. Enfin elle plia sa lettre et songea à l’envoyer. La cuisinière Marie lui parut la seule personne propre à cette mission. Elle alla la trouver à la cuisine.

« Tenez, ma bonne Marie, si vous m’aimez un peu, tâchez donc de faire arriver cette lettre-là à la poste de Villevieille.

— Jean la portera avec les autres, Mademoiselle. » Henriette craignit que sa missive ne fût surprise, si madame Gérard venait à examiner le courrier de la maison au moment du départ. Elle fit une maladresse.

« C’est que, dit-elle, je ne voudrais pas qu’on le sût. »

Malheureusement, Marie, tout en aimant beaucoup mademoiselle, était une femme pleine de scrupules vertueux.

« Oh ! Mademoiselle, dit-elle avec étonnement, vous écrivez donc en cachette ?

— Ma bonne Marie, reprit Henriette presque suppliante, vous me rendrez un grand service. Je vous jure que ce n’est rien de mal. Demain, quand vous irez à la ville, mettez vous-même la lettre au bureau. »

Marie, émue par le ton de sa maîtresse, promit et prit la lettre ; mais plus tard, fortement tourmentée par ses principes, elle ne voulut pas porter des messages coupables et elle remit la lettre à madame Gérard. Il pouvait bien y avoir aussi là-dessous quelque idée d’augmentation de gages.

« Dites à mademoiselle Henriette que vous l’avez mise à la poste, » lui dit madame Gérard.

Celle-ci lut la lettre d’Henriette. Elle y trouva ce qu’elle appelait les enfantillages accoutumés ; seulement quelques passages la frappèrent davantage : elle vit qu’Henriette semblait être sur ses gardes. Elle ne pouvait plus employer la même candeur de mensonges pour la ramener au bien ; elle regretta de n’avoir pas pensé à déclarer à Émile qu’Henriette était complétement désabusée de lui, et fut prête à regarder sa fille comme très fine pour avoir eu la crainte qu’on n’employât ce système. Enfin elle haussa les épaules au passage où Henriette parlait de sa réputation avec tant d’imprudente exaspération et murmura : « Cette enfant est absurde, on aura bien de la peine à lui rendre l’esprit droit ! »

Dès le même jour, madame Gérard prit ses mesures de défense comme dans une place assiégée. Le fils aîné d’un des paysans fut chargé de faire des rondes la nuit avec deux gros chiens qu’on lâcherait dans le parc ; Aristide dut continuer à surveiller secrètement les mouvements de sa sœur. Les arbres qui bordaient le mur, et qui avaient servi à Émile pour pénétrer dans les Tournelles, furent abattus ; les domestique furent prêchés Marie reçut mille compliments sur son honnêteté de brave servante ; en outre, madame Gérard donna pour consigne à tout le monde de redoubler d’amitiés et de prévenances pour Henriette, se préparant à la séduire par la douceur et par la surprise.

Mais ces soins ne la détournèrent pas de ses autres soins. Elle stimula le président à propos du procès, lança le curé à corps perdu dans la distribution des billets de loterie, et donna à son mari quelques avis pour sa charrue. Pierre l’appela moitié plaisamment, moitié par mauvaise humeur, l’incomparable femme-fourmi.

Henriette éprouva en effet une petite satisfaction à ne rencontrer autour d’elle que des faces souriantes, lorsqu’elle s’attendait à ne voir que le mécontentement sur tous ces visages déjà pénibles à regarder sous leurs meilleurs aspects. La soirée fut insignifiante. La jeune fille parla à peine. Son esprit était à Villevieille ; elle voyait Émile lire sa lettre et s’élancer sur la route ! On se sépara de bonne heure.

À onze heures, Aristide frappa doucement à la porte de sa mère, et vint lui dire qu’il y avait de la lumière chez Henriette, qui n’était pas encore couchée. Madame Gérard, marchant sur la pointe des pieds, alla voir dans le corridor et regarda par le trou de la serrure ce que faisait sa fille ; on entendait, du reste, plutôt qu’on ne voyait.

Henriette allait et venait ; elle ouvrait ses tiroirs, posait divers objets sur la cheminée, se mettait par moments à la fenêtre, s’en retirait en soupirant, disait quelques paroles qu’on ne pouvait saisir.

Après un quart d’heure de ces observations, madame Gérard entra. Sa fille tressaillit et rougit.

« Tu n’es pas encore au lit ? Tu te fatigueras. Pourquoi veilles-tu ? es-tu malade ? »

Les chiens aboyèrent très fort en ce moment. Henriette fit involontairement un pas vers la fenêtre. Sa mère la regarda pour comprendre, puis alla à cette fenêtre accusatrice, écouta et tâcha de distinguer ce qui pouvait se passer dans le parc. Les chiens cessèrent d’aboyer.

« Allons, couche-toi, Henriette, dit madame Gérard ; éteins cette lumière, tu te rendras malade. Veux-tu que je t’envoie demain M. le curé, si tu es tourmentée ? »

Madame Gérard affectait de croire sa fille agitée de remords de conscience.

Henriette, voyant qu’elle était épiée, et que la suspicion organisée veillait autour d’elle, se coucha silencieusement devant sa mère, pour échapper à une conversation qui lui faisait mal, et pour pouvoir souffrir à son aise. Madame Gérard éteignit elle-même la bougie, ferma la porte et se retira, laissant la jeune fille désolée, navrée, et versant sans bruit un torrent de larmes !

« Si Émile ne vient pas, c’est moi qui irai à Villevieille », pensait la jeune fille.

C’était contre Émile qu’avaient aboyé les chiens.

Après sa cruelle visite, il avait raconté à sa mère comment cela avait tourné.

« Je n’en suis pas étonnée, dit-elle, je m’y attendais. Voyons, cher enfant, il est peut-être encore temps. Promets-moi d’en finir avec cette malheureuse affaire ; ne retourne plus là-bas ; tâche de prendre sur toi…

— Non, répondit-il, je ne peux pas ; j’y pense toujours, à toute minute ; il faut que j’aille la revoir. J’ai tout fait échouer par ma faute. Que doit-elle dire de moi ?

— Comment, tu ne peux faire cela pour ta mère ? me promettre de laisser passer au moins quelques jours ?

— Oui, je le ferais pour toi, si je le pouvais, mais autant vaudrait me tuer.

— Je ne te demande pas d’y renoncer absolument, dit sa mère, espérant le calmer par une concession momentanée, mais d’attendre, de rester paisible quelque temps. Tu me crois donc enfin ton ennemie ?

— Non, mais je ne puis pas, je ne puis pas ! Je ne sais ce qui se passe. On va peut-être me l’emmener !

— Mais enfin, si j’ai besoin de toi ici pendant deux ou trois semaines !

— Ah ! tout cela m’écrase. Je ne sais pas ce que je suis, ce que je veux faire.

— Comme tu es brûlant ! dit madame Germain en touchant le front de son fils, tu aurais besoin de repos !

— C’est fini le repos ! Quand j’aurai revu Henriette… peut-être !

— Songe donc à cette jeune fille ! Tu vas lui nuire à présent. Ce n’est pas honnête, tu as promis de ne plus y retourner.

— J’y retournerai cependant ; il faut que je lui parle ! »

Madame Germain ne put rien obtenir de lui ; elle souhaitait vivement que les Gérard eussent l’heureuse inspiration d’emmener leur fille, afin que son fils pût guérir de son terrible mal.

Pendant la nuit, jugeant sa mère endormie, Émile partit. Arrivé près du mur du parc, il crut s’être trompé. Il ne s’y reconnaissait plus.

« C’est singulier, se disait-il, ce n’est pas ici que je venais ; je perds donc la tête ? Il y avait plus d’arbres que cela. »

En cherchant, son pied heurta contre une souche. On les a abattus, comprit-il avec terreur. Il sentit la guerre déclarée, et des idées sinistres de combat, de coups de fusil, d’emprisonnement, s’abattirent sur lui. Néanmoins il voulait entrer dans le parc. Ces travaux d’escalade donnaient un libre cours à sa surexcitation et le calmaient. Il prit son élan pour s’accrocher des deux mains à la crête du mur. Il savait qu’il s’abîmerait sur les morceaux de verre : en effet, ses mains broyèrent les tessons de bouteille, qui entrèrent dans ses doigts, dans ses poignets, dans la paume de ses mains. Émile ne sentit pas ces coupures affreuses ; soulevant ses genoux, il les attachait aux aspérités des pierres, qui les déchiraient ; il parvint à amener sa jambe jusque sur le haut de la muraille, et recommença à piler le verre avec un genou, puis avec l’autre, puis avec ses avant-bras, ses coudes, et encore ses mains ; seulement, à force d’avoir ainsi foulé et écrasé la place, il l’avait nettoyée. Son sang coulait beaucoup et lui faisait des sillons tièdes sur la peau. Le jeune homme ne s’en apercevait pas, ou plutôt il s’en réjouissait. Il se mutilait, il se martyrisait, il se tuait pour sa maîtresse ! il avait enfin ce bonheur !

Les chiens, mis en éveil, s’élancèrent de son côté en aboyant, et le bruit des pas du garde qui arrivait précipitamment s’éleva dans le massif. Émile se laissa retomber à l’extérieur, découragé par tant de précautions.

Il ne se ranima qu’en voyant la lumière d’Henriette briller dans sa chambre ; se sachant attendu maintenant, il allait recommencer l’escalade malgré tous les obstacles, décidé à passer sur le ventre du garde et des chiens, lorsque cette lumière, ce vrai phare d’espérance, s’éteignit, et il ne remarqua plus qu’une petite lueur faible dans la chambre de madame Gérard. Il s’appuya contre un tronc d’arbre, les yeux fixés sur la maison, attendant sans attendre, et plein d’une ironie singulière et désespérée contre ses mains et ses genoux ensanglantés pour un pareil résultat.

Sa tête s’engourdit et il pensa à des choses très éloignées de sa situation. Ce ne fut qu’au bout de deux heures peut-être que la fatigue physique surmonta cette prostration morale. Ses mains et ses genoux le faisaient souffrir : de petits morceaux de verre étaient entrés dans sa chair de manière à ne pouvoir être ôtés ; le sang s’était arrêté et coagulé, et l’inflammation commençait très douloureuse.

« Si elle me voyait, se dit-il, elle me pardonnerait ! »

La route lui parut longue pour rentrer chez sa mère ; il se bramait épuisé de fatigue, de souffrance, d’impatience et de chagrin. Le chemin qu’Émile parcourait ordinairement en une demi-heure lui demanda une heure et demie. Il faillit tomber deux ou trois fois, n’ayant pas le courage de pousser plus loin ; enfin, à force de luttes, après s’être dit cent fois, en reconnaissant divers arbres ou diverses maisons : Ah ! mon Dieu, je ne suis encore que là ! Il toucha sa porte.

Madame Germain s’était levée et attendait avec inquiétude. Elle poussa un cri en le voyant tout sanglant.

« Tu veux donc te tuer !

— Peut-être ! » répondit Émile, qui pouvait à peine parler.

Sa mère fut obligée de le déshabiller, de le mener à son lit, comme elle put. Le pauvre garçon était pris d’une fièvre qui l’anéantissait. Elle le soigna toute la nuit, sans médecin, sans médicaments. Elle lui voyait ces petits morceaux de verre dans la chair et n’osait les ôter toute seule, de peur d’aggraver encore le mal, et elle pouvait suivre les progrès de l’inflammation, qui augmentait. Le genou et les poignets de son enfant gonflaient à vue d’œil. Elle contemplait avec désolation ces blessures qu’elle n’avait aucun moyen de panser. De temps en temps Émile se plaignait sourdement, et il semblait à madame Germain que chacune de ces plaintes allait lui arracher le cœur ; elle n’avait que de l’eau fraîche, dont elle lui bassinait doucement les tempes, comprenant bien combien était illusoire ce remède ! Elle se serait ouvert la poitrine pour trouver tout de suite quelque chose qui soulageât Émile. Ce ne fut que le matin seulement qu’on put avoir le médecin.

La maladie du jeune homme dura trois semaines et fut bienvenue ; l’attente de la guérison, la faiblesse de son corps, le vague de son cerveau, furent un bien pour lui : il ne pensait plus tant aux Tournelles.