Le Majorat (trad. Egmont)/Ch. 11

Chapitre X Le Majorat Chapitre XII



XI


Le justicier ne voyait que trop combien il lui serait difficile de remplir l’engagement qu’il avait pris. Il avait parcouru tous les papiers du vieux baron, sans trouver une seule lettre, une seule note qui eût rapport aux relations de son fils Wolfgang avec mademoiselle de Saint-Val. Plongé dans ses réflexions, il était assis dans la chambre à coucher du baron Roderich à R....sitten, où il avait épuisé toutes les perquisitions, et s’occupait d’un mémoire destiné au notaire de Genève, qu’on lui avait vanté pour un homme actif et pénétrant, et de qui il attendait certains renseignements qui pouvaient éclaircir l’affaire du jeune baron.

Minuit était sonné, la pleine lune éclairait d’une vive lumière la grand’salle voisine, dont la porte était ouverte. Tout à coup V. crut entendre quelqu’un monter l’escalier d’un pas lourd et mesuré, et un bruit de clefs choquées les unes contre les autres. Il redoubla d’attention, se leva et entra dans la salle. Alors il reconnut distinctement qu’on avançait dans l’antichambre, vers l’entrée de la salle : bientôt, en effet, la porte fut ouverte, et un homme en déshabillé de nuit, le visage pâle et décomposé, entra lentement, portant d’une main un flambeau allumé, et de l’autre un gros trousseau de clefs.

V. reconnut aussitôt le vieil intendant, et il était sur le point de lui demander ce qu’il venait faire en ce lieu à une pareille heure ; mais tout dans la démarche du vieillard et dans ses traits horriblement contractés, lui fit pressentir quelque chose de mystérieux et de surnaturel. Il ne tarda pas à reconnaître que Daniel était somnambule. Celui-ci, traversant la salle à pas comptés, alla droit vers la porte murée qui conduisait autrefois à la tour. Là il s’arrêta et fit entendre un gémissement sourd et lugubre dont retentit la salle entière, au point que V. tressaillit d’une horreur secrète.

Alors Daniel posa sur le plancher son flambeau, suspendit les clefs à sa ceinture, et puis se mit à gratter contre le mur de ses deux mains si violemment, que le sang jaillissait de dessous les ongles. En même temps il poussait de profonds soupirs, comme un homme en proie au tourment inexprimable d’un mortel désespoir. Ensuite il prêta l’oreille contre le mur comme pour surprendre un bruit quelconque, et d’un signe de la main parut vouloir imposer silence à quelqu’un. Enfin il se baissa, reprit son flambeau, et regagna la porte à pas lents et comme à la dérobée.

V., muni d’une lumière, le suivit avec précaution. Le vieillard ayant descendu l’escalier, alla ouvrir la porte principale du château, par laquelle V. se glissa adroitement sur ses pas. Daniel se dirigea vers l’écurie où ayant placé son flambeau de manière à éclairer parfaitement tout le local sans le moindre risque de mettre le feu, ce qui surprit étrangement le justicier, il décrocha une selle, et harnacha avec le plus grand soin un cheval qu’il avait détaché du râtelier, sanglant avec précision la ventrière et bouclant au juste-point les étriers. Quand il eut dégagé quelques poils de la crinière pris sous le fronteau, il s’empara de la bride, et caressant le cou de l’animal en claquant de la langue pour l’exciter, il le conduisit dans la cour. Là il resta quelques minutes dans la position d’un serviteur recevant des ordres, et, par ses inclinations de tête, semblait promettre de s’y conformer. Ensuite il ramena le cheval à l’écurie, le débrida, et le rattacha à sa mangeoire ; après quoi il reprit le flambeau, ferma l’écurie, rentra au château et retourna à la fin dans sa chambre, qu’il ferma en dedans au verrou.

Cette scène étrange avait produit l’impression la plus vive sur l’esprit du justicier, et le pressentiment d’un crime horrible lui apparaissait tel qu’un spectre infernal auquel il ne pouvait se dérober. Constamment préoccupé de la position critique de son jeune protégé, il s’imagina qu’il pourrait peut-être tirer parti en sa faveur de cet événement.

Le lendemain, sur le déclin du jour, Daniel vint dans sa chambre pour recevoir quelques instructions relatives à son service. Alors V. le prenant par les deux bras, et l’ayant forcé familièrement à s’asseoir dans un fauteuil, lui dit : « Écoute, mon vieil ami Daniel ! il y a longtemps que je voulais le demander ce que tu penses de toute cette chicane embrouillée que le singulier testament du baron Hubert nous a mis sur les bras. — Crois-tu que ce jeune homme soit réellement le fils de Wolfgang et né en mariage légitime ? » Le vieillard, se renfonçant sur son siége et évitant les regards que le justicier fixait sur lui, s’écria avec humeur : « Bah ! cela peut être, comme cela peut n’être pas. Que m’importe à moi lequel des deux doit être le maître !

— Mais il me semble, reprit V., se rapprochant encore davantage et mettant la main sur l’épaule de l’intendant, que tu avais toute la confiance du vieux baron : et il n’a pu assurément te faire mystère de ses rapports avec ses fils. Ne t’a-t-il rien dit de cette union contractée par Wolfgang au mépris de ses volontés ? — Je ne me rappelle pas tout cela ! répondit-il en bâillant avec effort et peu poliment.

— Tu as sommeil, mon vieux, dit le justicier : peut-être as-tu passé une nuit agitée ? — Ma foi, je n’en sais rien, répondit Daniel froidement. Mais il est temps que j’aille faire servir le souper. » En disant cela, il se leva pesamment de son siége, et. fléchissant son dos en arrière en y appuyant ses mains, il bâilla encore une fois, plus fortement que la première.

« Reste donc ici ! » dit V. en le prenant par la main et voulant le forcer de se rasseoir ; mais le vieillard resta debout devant le bureau du justicier ; et, le corps penché vers lui, les deux mains appuyées sur la table, il lui demanda d’un ton d’impatience : « Eh bien qu’y a-t-il ! que m’importe ce testament, que m’importe ce procès au sujet du majorat ?

— Il suffit ! répliqua V.. Il ne sera plus question de cela. Parlons d’autre chose, mon bon Daniel ! tu n’es pas de bonne humeur, tu bailles : tout cela indique un grand accablement, et à présent je suis bien tenté de croire que c’était bien réellement toi que j’ai vu cette nuit.

— Qu’avez-vous vu cette nuit ! » demanda l’intendant sans changer de posture. V. continua : « Hier, à minuit, comme j’étais assis là-haut dans le cabinet du vieux baron, à côté de la grand’salle, tu es entré dans cette salle tout pâle, les membres raidis, et, t’étant approché de la porte murée, tu grattais contre elle avec tes mains, en gémissant comme sous le poids d’une profonde douleur. — Serais-tu somnambule, Daniel ? »

Le vieillard tomba en arriére sur une chaise que V. s’était empressé d’avancer. Pas un son ne s’échappa de ses lèvres, et l’obscurité croissante du crépuscule empêchait de lire sur son visage. V. s’aperçut seulement qu’il ne respirait qu’avec effort, et que ses dents claquaient malgré lui.

« Oui ! reprit le justicier après un court intervalle, c’est une chose singulière chez les somnambules, qu’ils n’ont point la conscience de leur état extraordinaire, et ne se souviennent le lendemain de rien de ce qu’ils font dans leurs excursions nocturnes. » — Daniel garda le silence. — « J’ai déjà vu, ajouta V., un exemple semblable de ce qui m’est arrivé hier avec toi. J’avais un ami, habitué à faire comme toi, régulièrement à l’époque de la pleine lune, des promenades nocturnes. Quelquefois même il se mettait, ainsi endormi, à écrire des lettres. Mais ce qu’il y a de plus surprenant encore, c’est que lorsque j’entreprenais de lui parler doucement à l’oreille, je parvenais peu à peu à le faire jaser lui-même. Il répondait nettement à toutes mes questions, et même ce qu’il se serait bien gardé de dire étant éveillé, lui échappait alors involontairement, comme s’il eût été contraint de céder à l’influence supérieure qui le dominait. Je crois, par tous les diables, qu’il serait impossible qu’un somnambule gardât le secret d’un crime qu’il aurait commis n’importe à quelle époque, si on l’interrogeait dans un pareil moment. Heureux ceux qui ont leur conscience nette comme nous deux, bon Daniel ! Nous pouvons être somnambules à notre aise, on n’obtiendra pas de nous la révélation d’aucun crime ! Pour toi, l’ami Daniel, tu as assurément l’idée de monter à l’observatoire de la tour, lorsque lu grattes de cette affreuse manière à la porte murée ; tu veux sans doute aller travailler là-haut comme le faisait le vieux baron Roderich ? Eh bien ! c’est ce que je ne tarderai pas à savoir. »

Daniel avail été saisi d’un tremblement qui ne fit qu’augmenter à mesure que le justicier parlait. À la fin, tous ses membres devinrent le jouet d’affreuses convulsions, et le verbiage le plus incohérent vint attester son complet délire. V. sonna les domestiques, on apporta des lumières ; mais la crise se prolongea, et l’intendant fut porté dans son lit, privé de connaissance, et obéissant comme un automate à toutes les impulsions étrangéres.

Cet état horrible dura près d’une heure, et il tomba ensuite dans une défaillance extrême, comparable à l’inertie du sommeil. Lorsqu’il revint à lui, il demanda à boire, et, ce besoin satisfait, il renvoya le domestique qui voulait veiller auprès de lui, et ferma solidement la porte de sa chambre, suivant son habitude.

V. avait en effet résolu de tenter sur Daniel l’épreuve dont il lui avait fait part. Cependant il était obligé de s’avouer à lui-même que l’intendant, instruit une fois, et peut-être par lui seulement, de son état de somnambulisme, ferait sans doute tous ses efforts pour se soustraire à une chance pareille, sans compter qu’un aveu même obtenu de la sorte n’était guère propre à fournir de graves arguments. Malgré cela, il se rendit avant minuit dans la grand’salle, espérant que Daniel, ainsi que le comporte cette maladie, serait entraîné malgré lui par la puissance magnétique.

Vers minuit, un grand bruit s’éleva dans la cour, et V. entendit distinctement briser un carreau. Il descendit, et en traversant un corridor, il se sentit suffoqué par une fumée nauséabonde qui s’échappait, comme il s’en aperçut bientôt, de la chambre ouverte de l’intendant. On en sortait à l’instant même Daniel inanimé et raide comme un cadavre, pour le transporter dans une autre chambre.

Le justicier apprit, par le récit des domestiques, qu’à minuit un homme de peine, réveillé par un grondement sourd et singulier, supposant quelque accident arrivé chez le vieil intendant, se disposait à se lever pour courir à son secours, lorsque le concierge s’était mis à crier dans la cour d’une voix retentissante : « Au feu ! au feu ! tout est en flammes dans la chambre de monsieur l’intendant ! » À les cris, plusieurs domestiques accoururent, mais tous leurs efforts pour enfoncer la porte furent inutiles. Ils s’élancèrent alors dehors pour aviser à d’autres moyens ; mais déjà le brave concierge avait brisé la fenêtre de la chambre située au rez-de-chaussée et avait arraché les rideaux enflammés, que quelques seaux d’eau suffirent à éteindre à l’instant même.

On trouva l’intendant gisant évanoui au milieu de la chambre. Il tenait encore avec force dans sa main le chandelier dont la bougie avait mis le feu aux rideaux et déterminé l’incendie. Des morceaux de linge enflammés lui avaient brûlé les sourcils et une grande partie des cheveux. Si le concierge ne s’était pas apercu du feu, le vieillard aurait péri misérablement ; car les domestiques trouvèrent à leur grande surprise la porte de la chambre fermée intérieurement par deux énormes verrous, posés tout récemment, et que personne ne se rappelait avoir vus la veille.

V. comprit que Daniel avait voulu s’enlever à lui-même la faculté de sortir de sa chambre, mais que l’aveugle instinct du somnambule avait eu le dessus. Le vieillard tomba gravement malade : il ne parlait pas, prenait fort peu de nourriture, et. comme sous l’oppression d’une pensée funeste, ses yeux livides gardaient une fixité effrayante. V. crut l’intendant condamné à ne pas se relever de son lit.

Tout ce qu’il était possible de faire pour son protégé, V. l’avait fait. Il ne lui restait plus qu’à attendre patiemment le succès de ses démarches ; et dans ce but il voulait retourner à K..... Dans la soirée qui précédait le jour fixé pour son départ, V. s’occupait d’emballer tous ses papiers, lorsqu’il lui tomba entre les mains un petit paquet cacheté que le baron Hubert lui avait remis, portant cette suscription : À lire après l’ouverture de mon testament, et que, par un oubli inconcevable, il avait négligé jusqu’à ce jour.

V. se disposait à décacheter le paquet, lorsque la porte s’ouvrît et que Daniel parut marchant à pas lents et semblable à un fantôme. Il déposa sur le bureau un portefeuille noir qu’il tenait à la main ; puis il tomba à genoux avec un sourd gémissement ; et saisissant d’un mouvement convulsif les mains du justicier, il dit enfin d’une voix étouffée et sépulcrale : « Je ne voudrais pas mourir sur l’échafaud… il y a un juge au ciel ! » Puis il se releva péniblement, et, poussant des gémissements lamentables, quitta la chambre comme il était venu.

V. s’occupa toute la nuit à lire ce que contenaient le portefeuille noir et le codicille du baron. Ces deux témoignages concordaient parfaitement et traçaient nettement la marche à suivre dans cette affaire. Aussitôt après son arrivée à K...., le justicier se rendit chez le baron Hubert, qui le reçut avec une altière froideur. Mais par suite de l’entretien important qu’ils eurent ensemble, lequel commença à midi et se prolongea sans interruption fort avant dans la nuit, le baron déclara le lendemain devant le tribunal que, conformément à la déclaration de son père, il reconnaissait son compétiteur Roderich, baron de R***, pour héritier direct et naturel du majorat, en qualité de fils légitime de Wolfgang de R***, son oncle, et de la demoiselle Julie de Saint-Val.

Au sortir de la salle d’audience, il monta dans une voiture de poste et s’éloigna rapidement, laissant à K.... sa mère et sa sœur, qui devaient peut-être ne jamais le revoir, d’après la lettre qu’il leur adressait, rédigée d’un bout à l’autre en phrases ambiguës et énigmatiques.

Un pareil dénouement surprit étrangement Roderich, et il pressa V. de lui expliquer comment ce miracle s’était opéré, et quelle puissance mystérieuse y avait pris part. V. différa pourtant de le satisfaire jusqu’à ce qu’il eût pris possession du majorat. Or, le tribunal, nonobstant la déclaration de Hubert, exigeait encore, pour ordonner l’entrée en jouissance, les preuves péremptoires de la légitimité du jeune baron.

V. offrit en attendant à Roderich de venir habiter R....sitten, et il laissa à entendre que la mère et la sœur de Hubert, qui devaient se trouver, par suit du brusque départ de celui-ci, dans un certain embarras, préféreraient le séjour du vieux château à la vie agitée et dispendieuse de la ville. La joie et l’empressement avec lequel Roderich accueillit l’idée d’habiter, au moins pour quelque temps, sous le même toit avec la baronne et sa fille, témoignèrent de l’impression profonde que cette enfant aimable et gracieuse avait produite sur son cœur. En effet, le baron sut si bien mettre à profit le temps de son séjour à R....sitten, qu’en moins de quelques semaines il avait gagné l’amour sincère de Séraphine et l’assentiment de sa mère pour leur prochaine union.

Mais V. trouvait un peu prématurés de tels arrangements, puisque la reconnaissance légale de Roderich comme titulaire du majorat restait encore incertaine, quand des lettres de la Courlande vinrent faire diversion à la vie d’idylle qu’on menait au château.

Hubert n’avait pas paru dans les domaines de cette contrée, mais il était parti directement pour Pétersbourg, où il avait pris du service comme militaire, et il se trouvait actuellement dans l’armée envoyée contre les Perses, avec lesquels la Russie était en guerre. Cette nouvelle nécessita le prompt départ de la baronne et de sa fille pour la Courlande, où un grand désordre s’était introduit dans les propriétés de la famille. Roderich, qui se regardait déjà comme le fils adoptif de la baronne, ne manqua pas d’accompagner sa bien-aimée, et V., de son côté, retourna à K...., de sorte que le château redevint aussi désert que peu de temps auparavant. En outre, la maladie de l’intendant prenant tous les jours plus de gravité, il crut lui-même qu’il ne s’en releverait jamais, et ses fonctions furent dévolues à un vieux garde-chasse nommé Franz, le fidèle serviteur du baron Wolfgang.

Enfin, après une longue attente, V. reçut de Genève des nouvelles favorables. Le pasteur qui avait marié Roderich était mort depuis longtemps : mais il se trouvait sur le registre de l’église une note écrite de sa main constatant que celui qu’il avait uni en mariage, sous le nom de Born, à la demoiselle Julie de Saint-Val, avait complètement justifié près de lui de ses nom et qualité de baron de Wolfgang, fils ainé du baron Roderich de R***. En outre, ou retrouva les traces des deux témoins du mariage, dont l’un était un négociant de Genève, et l’autre un vieux capitaine français qui s’était établi à Lyon ; et leurs témoignages, confirmés par serment, venaient à l’appui de la note du pasteur inscrite sur le registre de l’église.

Muni de ces actes rédigés dans les formes voulues, V. produisit alors les preuves complètes des droits acquis à son client, et rien ne s’opposa plus à l’investiture du majorat, qui fut fixée à l’automne suivant.

Hubert avait été tué à la première bataille à laquelle il assista, victime ainsi du même sort qu’avait subi son frère cadet, un an avant la mort de leur père ; de sorte que les biens situés en Courlande tombaient en partage à la jeune baronne Séraphine, et constituèrent la jolie dot qui devait encore écheoir au bienheureux Roderich.


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