Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Conclusion

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 225-228).


CONCLUSION.


Des années avaient passé. Mon grand-oncle reposait dans sa tombe. J’avais dès long-temps quitté ma patrie, et mes voyages m’avaient entraîné jusqu’au fond de la Russie. À mon retour, passant par une nuit d’automne bien sombre sur une chaussée le long de la Baltique, j’aperçus un feu qui brillait à quelque distance ; c’était comme une constellation immense, et je ne pouvais concevoir d’où venait cette flamme à une si prodigieuse élévation.

— Postillon, criai-je, quel est ce feu que nous voyons devant nous ?

— Eh ! ce n’est pas du feu, me répondit-il. C’est le fanal de la tour de Rembourg.

— Rembourg !

En entendant prononcer ce nom, l’image des jours heureux que j’avais passés en ce lieu s’offrit à moi dans toute sa fraîcheur. Je vis le baron, je vis Séraphine, et aussi les deux vieilles tantes ; et moi-même je me revis avec mon visage imberbe, ma chevelure bien frisée, bien poudrée, avec mon frac de taffetas bleu de ciel ; je me revis jeune, aimé, plein d’amour !… Et, au milieu de la profonde mélancolie que m’inspirait ce douloureux souvenir, je croyais encore entendre les malicieuses plaisanteries de mon vieux grand-oncle !

Vers le matin, ma voiture s’arrêta devant la maison de l’inspecteur du domaine. Je la reconnus aussitôt. Je m’informai de lui.

— Avec votre permission, me dit le maître de poste, il n’y a pas d’inspecteur de domaine ici. C’est un bailliage royal.

Je m’informai encore. Le baron de Roderich de R*** était mort depuis seize ans, sans descendans ; et le majorât, conformément à son institution, était échu à l’état.

J’eus la force d’aller au château. Il tombait en ruines. On avait employé une partie des matériaux pour construire la tour du fanal ; c’est du moins ce que me dit un paysan que je rencontrai dans le bois de pins. Il me parla aussi des anciennes apparitions, et il me jura qu’au temps de la pleine lune on entendait encore d’affreux gémissemens s’élever du milieu de ces décombres.

Pauvre baron Roderich ! Quelle puissance ténébreuse a coupé dès ses premiers rejetons le tronc dont tu avais cru consolider les racines pour l’éternité ?


FIN DU MAJORAT.