Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XX

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 191-197).


CHAPITRE XX.


Plusieurs années s’étaient écoulées lorsque le baron Hubert revint pour la première fois à R…bourg. Il passa plusieurs jours à conférer avec le justicier, et repartit pour la Courlande. La construction du nouveau château fut abandonnée, et l’on se borna à faire quelques réparations à l’ancien. En passant à K… le baron Hubert avait déposé son testament dans les mains des autorités du pays.

Le baron parla souvent, pendant son séjour, de sa mort prochaine dont il éprouvait le pressentiment. Il se réalisa en effet, car il mourut avant l’expiration de l’année. Son fils, nommé Hubert comme lui, arriva promptement de la Courlande, pour prendre possession du Majorât. Sa mère et sa sœur l’accompagnaient ; le jeune seigneur semblait posséder toutes les mauvaises qualités de ses aïeux, et il se montra fier, dur, emporté et avare, dès les premiers instans de son séjour à R…bourg. Il voulut aussitôt opérer mille changemens ; il chassa le cuisinier, battit le cocher ; bref, il commençait à jouer dans toute sa plénitude le rôle du seigneur du Majorat, lorsque V… s’opposa avec fermeté à ses projets, en assurant que rien ne serait dérangé au château avant l’ouverture du testament.

— Vous osez vous attaquer à votre seigneur ! s’écria le jeune Hubert.

— Point de précipitation, M. le baron ! répondit tranquillement le justicier. Vous n’êtes rien avant l’ouverture du testament ; moi seul je suis le maître, et je ferai respecter mon autorité. Souvenez-vous qu’en vertu de mon titre d’exécuteur testamentaire, je puis vous défendre d’habiter R…bourg, et je vous engage dès ce moment à vous retirer à K…

Le ton sévère et solennel dont le justicier prononça ces paroles imposa tellement au jeune baron, qu’il n’essaya pas de résister. Il se retira en faisant quelques menaces.

Trois mois s’étaient écoulés, et le jour était arrivé où, selon la volonté du défunt, on devait ouvrir le testament. Outre les gens de justice, le baron et V…, on vit arriver un jeune homme d’une figure intéressante ; il portait un rouleau d’actes, et chacun le prit pour un écrivain. Le baron daigna à peine le regarder, et exigea impérieusement qu’on supprimât tout préambule inutile. — Il ne concevait pas, disait-il, comment il pouvait exister un testament pour la transmission d’un majorât dont la nature était inaliénable. On lui exhiba le sceau et l’écriture de son père, qu’il reconnut en haussant les épaules ; et, tandis que le greffier lisait le préambule du testament, le baron regardait d’un air d’indifférence à travers la fenêtre, pendant que de sa main gauche étendue par dessus son fauteuil, il tambourinait une marche sur le tapis vert de la table.

La lecture se continua.

Après un court exorde, le défunt baron Hubert déclarait qu’il n’avait jamais possédé le Majorât, mais qu’il l’avait seulement régi au nom du fils mineur de son frère Wolfgang, nommé Roderich comme leur père. C’était à lui que devait revenir le château, selon l’ordre de la succession. Wolfgang de K…, disait Hubert dans son testament, avait connu, dans ses voyages, Julie de Saint-Val, qui habitait Genève. Elle était pauvre, et sa famille, bien que noble, était fort obscure. Il ne pouvait espérer que le vieux Roderich consentirait à ce mariage. Il osa toutefois lui écrire de Paris et lui faire connaître sa situation. La réponse fut telle que Wolfgang l’attendait ; son père le menaçait de sa malédiction s’il contractait cette union. Mais le jeune baron était trop épris pour résister ; il retourna à Genève sous le nom de Born, et épousa Julie qui lui donna un an après le fils auquel devait revenir le Majorât. Hubert était instruit de tout ; de là la haine qu’il portait à son frère et le motif de leur désunion.

Après cette lecture V… prit le jeune étranger par la main, et dit aux assistans : — Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter le baron Roderich de R…, seigneur de ce Majorat !

Hubert regarda d’un œil étincelant le jeune homme qui semblait tombé du ciel pour lui enlever son riche domaine, ferma le poing avec rage, et s’échappa sans prononcer une parole.

Le baron Roderich produisit alors les documens qui devaient le légitimer. Il présenta l’extrait des registres de l’église où son père s’était marié sous le nom de Wolfgang-Born, son acte de naissance, et plusieurs lettres de son père à sa mère, signées seulement d’un W.

Le lendemain, le baron Hubert mit opposition à l’exécution du testament ; et, après de longs débats, les tribunaux suspendirent toute décision jusqu’à ce que le jeune Roderich eut fourni des titres plus authentiques ; car ceux qu’il avait apportés ne suffisaient pas pour lui faire donner gain de cause.