Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XIV

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 150-153).


CHAPITRE XIV.


Enfin les orages de mars avaient cessé de gronder, l’été avait repris tous ses droits ; le soleil de juillet dardait ses rayons brûlans. Le vieillard reprenait ses forces à vue d’œil, et il alla habiter, comme de coutume, une maison de plaisance qu’il possédait aux environs de la ville.

Par une douce et paisible soirée, nous étions assis ensemble sous un bosquet de jasmin. Mon grand-oncle était d’une gaîté charmante, et loin de montrer, comme autrefois, une ironie sarcastique, il éprouvait une disposition singulière à l’attendrissement.

— Je ne sais pas comment il se fait, neveu, que je sente un bien-être tel que je n’en ai pas éprouvé de semblable depuis bien des années, me dit-il ; je crois que cela m’annonce une mort prochaine.

— Je m’efforçai de le détourner de cette idée.

— Laissons cela, neveu, reprit-il, je n’ai pas long-temps à rester ici bas, et je veux, avant que de partir, te payer une dette. Penses-tu encore à l’automne que nous avons passée à R…bourg ?

Cette question me fit tressaillir. Il ne me laissa pas répondre, et ajouta : — Le ciel voulut alors que tu te trouvasses, sans le savoir, initié à tous les secrets de cette maison ; maintenant je puis tout te dire. Souvent, neveu, nous avons parlé de choses que tu as plutôt conjecturées que comprises. La nature, dit-on, a tracé symboliquement la marche des âges de la vie humaine comme, celle des saisons : les nuages du printemps se dissipent devant les feux de l’été, qui éblouissent les regards, et à l’automne, l’air plus pur laisse apercevoir le paysage que la nudité de l’hiver met enfin à découvert : l’hiver, c’est la vieillesse, dont les glaces dissipent les illusions des autres âges. La vue s’étend alors sur l’autre vie comme sur une terre promise ; la mienne découvre en ce moment un espace que je ne saurais mesurer, dont ma voix d’homme ne saurait décrire l’immensité. Souviens-toi, mon enfant, que la mission mystérieuse qui te fut attribuée, peut-être non sans dessein, aurait pu te perdre ! mais tout est passé ; je te dirai seulement ce que tu n’as pu savoir. Pour toi, ce récit ne sera peut-être qu’une simple histoire, bonne à passer quelques momens. N’importe, écoute-moi donc.

L’histoire du majorât de R… bourg, que le vieillard me raconta, est restée si fidèlement gravée dans ma mémoire, que je la redirai sans doute dans les mêmes termes que lui. — Dans ce récit, il parlait de lui à la troisième personne.