Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre VIII

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 102-109).


CHAPITRE VIII.


Sans précisément m’interroger, le grand-oncle fit si bien le lendemain, que je lui racontai l’histoire de la veille. Alors quittant l’air riant qu’il avait pris d’abord, il me dit du ton le plus grave : — Je t’en prie, mon neveu, résiste à la folie qui s’est emparée si puissamment de toi. Sais-tu bien que les galanteries peuvent avoir des suites épouvantables ! Tu marches comme un insensé sur une glace fragile qui se brisera sous tes pas. Tu t’engloutiras ; et je me garderai de te prêter la main pour te secourir, je t’en préviens. Que le diable emporte ta musique, si tu ne sais pas l’employer à autre chose qu’à troubler le repos d’une femme paisible !

— Mais, répondis-je, pensez-vous donc que je songe à me faire aimer de la baronne ?

— Singe que tu es ! Si je le pensais, je te jetterais par cette fenêtre !

Le baron interrompit ce pénible colloque, et les affaires m’arrachèrent à mes rêveries. Dans le salon, la baronne m’adressait seulement quelques mots, mais il ne se passait pas de soirée sans que je reçusse un message de mademoiselle Adélaïde, qui m’appelait auprès de Séraphine. Nous passions souvent le temps à nous entretenir de différens sujets entre les intervalles de la musique, et Adélaïde avait soin de débiter mille folies, lorsqu’elle nous voyait nous plonger dans des rêveries sentimentales. Je me convainquis dans ces entrevues, que la baronne avait dans l’âme quelque chose d’extraordinaire, un sentiment funeste qu’elle ne pouvait surmonter, ni dissimuler.

Un jour, la baronne ne parut pas à table ; on disait qu’elle était indisposée, et qu’elle gardait la chambre. On demanda avec intérêt au baron si l’indisposition de sa femme était grave. Il se mit à rire d’une manière singulière, et répondit : — C’est un léger rhume que lui a causé l’air de la mer, qui n’épargne guère les douces voix, et qui ne souffre d’autres concerts que les fanfares de chasse. À ces mots, le baron me jeta un regard irrité. C’était évidemment à moi que s’adressaient ses paroles. Adélaïde, qui était assise auprès de moi, rougit extrêmement, et me dit à voix basse, sans lever la tête : — Vous verrez encore aujourd’hui Séraphine, et vos chants adouciront ses maux.

Les paroles d’Adélaïde me frappèrent en ce moment ; il me sembla que j’avais une secrète intrigue d’amour qui ne pourrait se terminer que par un crime. Les avertissemens de mon grand-oncle revinrent à ma pensée. Que devais-je faire ? Cesser de la voir ; cela ne se pouvait pas, tant que je resterais au château, et je ne pouvais le quitter tout à coup. Hélas ! je ne sentais que trop que je n’étais pas assez fort pour m’arracher au rêve qui me berçait des joies ineffables. Adélaïde me semblait presque une vulgaire entremetteuse, je voulais la mépriser ; et cependant je ne le pouvais pas. Qu’y avait-il donc de coupable entre Séraphine et moi ? Le repas s’acheva promptement, parce qu’on voulait chasser des loups qui s’étaient montrés dans les bois voisins. La chasse convenait parfaitement à la disposition d’esprit où je me trouvais, et je déclarai à mon oncle que j’allais me mettre de la partie.

— C’est bien, me dit-il en riant ; j’aime à te voir ainsi. Je reste, moi ; tu peux prendre mon fusil et mon couteau de chasse, c’est une arme sûre dont on a quelquefois besoin.

La partie du bois où les loups devaient se trouver, fut cernée par les chasseurs. Le froid était excessif, le vent sifflait à travers les pins, et me poussait la neige au visage ; je voyais à peine à six pas. Je quittai presque glacé la place que j’avais choisie, et je cherchai un abri dans le bois. Là je m’appuyai contre un arbre, mon fusil sous le bras. Bientôt j’oubliai la chasse ; mes pensées me transportaient dans la chambre de Séraphine. Des coups de feu se firent entendre, et un loup d’une taille énorme parut devant moi ; je tirai. J’avais manqué l’animal, qui se précipita sur moi, les yeux étincelans. J’étais perdu ; j’eus heureusement assez de sang-froid pour tirer mon couteau et le présenter au gosier de mon féroce ermemi. En un clin-d’œil, je fus couvert de sang.

Un des gardes du baron accourut vers moi en criant, et bientôt tous les autres chasseurs se rassemblèrent autour de nous. Le baron accourut aussi. — Au nom du ciel, vous saignez ! me dit-il, vous êtes blessé.

J’assurai que je ne l’étais pas. Le baron s’adressa alors au chasseur qui était arrivé le premier, et l’accabla de reproches pour n’avoir pas tiré dès que j’avais manqué ; et, bien que celui-ci s’excusât sur la rapidité de la course du loup qu’il n’avait pu suivre, le baron ne laissa pas que de s’emporter contre lui. Cependant les chasseurs avaient relevé le loup mort. C’était un des plus grands animaux de son espèce, et l’on admira généralement mon courage et ma fermeté, bien que ma conduite me parût fort naturelle, et que je n’eusse nullement songé au danger que je courais. Le baron surtout me témoigna un intérêt extrême, et il ne pouvait se lasser de me demander les détails de cet événement. On revint au château, le baron me tenait amicalement sous le bras. Il avait donné mon fusil à porter à un de ses gardes. Il parlait sans cesse de mon action héroïque, si bien que je finis par croire moi-même à mon héroïsme ; et, perdant toute modestie, je pris sans façon l’attitude d’un homme de courage et de résolution.

Dans le château, au coin du feu, près d’un bowl de punch fumant, je fus encore le héros du jour ; car le baron seul avait tué un loup, et tous les autres chasseurs se virent forcés d’attribuer leurs mésaventures à l’obscurité et à la neige.

Je m’attendais aussi à recevoir des louanges de mon grand-oncle, et dans cette attente, je lui racontai mon aventure d’une façon passablement prolixe, n’oubliant pas de peindre avec de vives couleurs l’air féroce et sanguinaire du loup affamé ; mais mon grand-oncle se mit à me rire au nez, et me dit : — Dieu est fort dans les faibles !