Chapitre VIII Le Majorat Chapitre X



IX


La vie joyeuse de R....sitten fut troublée par l’arrivée d’un personnage qu’on aurait dû croire fait pour y participer. C’était Hubert, frère cadet de Wolfgang, lequel s’écria à sa vue, en devenant pâle comme la mort : « Malheureux ! que viens-tu faire ici ? » — Hubert accourait se jeter dans les bras de son frère, mais celui-ci, le saisissant violemment, l’entraîna dans une chambre écartée, et s’y enferma avec lui. Ils y restèrent plusieurs heures ensemble ; enfin Hubert descendit seul, et, d’un air troublé, demanda ses chevaux. Le justicier s’étant avancé à sa rencontre, il voulait passer outre ; mais V., pénétré de l’idée que ce rapprochement devait amener l’extinction de la haine mortelle qui divisait les deux frères, le sollicita à demeurer encore au château deux heures au moins ; et dans le même moment le baron intervint aussi, criant à haute voix : « Reste ici, Hubert ! tu réfléchiras ! »

Les regards d’Hubert devinrent moins sombres ; il reprit contenance, et tandis qu’il jetait en arrière à un domestique la riche pelisse dont il s’était promptement débarrassé, il prit V. par la main et parcourut les appartements en s’entretenant avec lui. « Ainsi, lui dit-il avec un sourire ironique, le seigneur du majorat veut bien tolérer ici ma présence. » V. exprima la pensée que cette funeste mésintelligence, nourrie par une longue séparation, touchait assurément à son terme. Hubert prit alors dans sa main la barre de fer qui était pendue près de la cheminée, puis il se mit à casser et à attiser un morceau de bois noueux et fumant dans l’âtre, et, tout en disposant le feu d’une meilleure manière, il dit à V. : « Vous devez vous apercevoir, monsieur le justicier, que je suis doué au fond d’un bon caractère et au fait des petits soins du ménage. Mais Wolfgang est imbu des préventions les plus fantasques, et puis d’une avarice !… » V. ne jugea pas à propos de s’immiscer plus avant dans les relations privées des deux frères, d’autant plus que tout en Wolfgang, sa physionomie, ses manières, le son de voix, témoignaient évidemment d’une âme en proie à la passion la plus exaltée.

Voulant consulter le baron sur une affaire relative à l’administration du majorat, V. monta à son appartement tard dans la soirée. Il le trouva dans une grande agitation et parcourant la chambre à grands pas, les bras croisés derrière le dos. Il s’arrêta à la vue du justicier, s’empara de sa main, et, le regardant sombrement en face, lui dit d’une voix entrecoupée : « Mon frère vient d’arriver… Je sais ce que vous voulez dire, ajouta-t-il vivement, voyantque V. s’apprêtait à prendre la parole ; mais vous ne savez rien, vous ne savez pas que mon malheureux frère… oui, je ne veux l’appeler que malheureux, se place sans cesse sur mon passage pour empoisonner tous mes plaisirs, tel qu’un esprit malfaisant. Il n’a pas dépendu de lui que je ne fusse accablé d’une infortune sans égale : il a tout fait pour cela, mais la Providence ne l’a pas secondé. Depuis le jour où fut promulguée l’institution du majorat, il me poursuit d’une haine mortelle ; il m’envie un bien qui, entre ses mains, se serait dissipé comme de la paille hachée. C’est le prodigue le plus insensé qui existe ; ses dettes excèdent de beaucoup la moitié qui lui revient de la fortune franche en Courlande, et maintenant qu’il est poursuivi par d’implacables créanciers, il vient ici en toute hâte mendier des ressources ! »

Et vous, son frère, vous refusez !… » C’est ainsi que V. se préparait à l’interroger ; mais le baron s’écria violemment en quittant ses mains et reculant de plusieurs pas : « Arrêtez ! oui, je refuse ! Je ne puis ni ne dois jamais faire abandon d’un seul écu des revenus du majorat. — Mais écoutez la proposition que j’ai faite en vain à cet insensé il y a quelques heures, et appréciez ensuite ma conduite envers lui. Les biens de la famille en Courlande sont, comme vous le savez, considérables : je consentais à renoncer à la moitié qui m’appartient, mais en faveur de sa famille. Hubert a épousé en Courlande une jeune demoiselle noble, mais sans fortune, dont il a eu des enfants qui partagent aujourd’hui sa misère. Les biens seraient administrés par procuration, et il lui serait assigné sur les revenus de quoi subvenir à son entretien ; en outre ses créanciers seraient payés moyennant accommodement. Mais qu’est-ce pour lui qu’une vie tranquille et assurée ? Quel intérêt lui inspirent une femme et des enfants ? C’est de l’argent, de l’argent comptant, en masse, qu’il lui faut pour subvenir à ses dissipations et à sa déplorable inconduite ! — Quel démon a pu lui révéler le secret des cent cinquante mille écus, dont, le croiriez-vous ? il exige la moitié, soutenant, par une ridicule prétention, que cet argent indépendant de la dotation doit être regardé comme fortune franche. Je n’y consentirai point, je ne le dois pas ! Mais j’ai le pressentiment qu’il médite en secret contre moi quelque complot ! »

V. fit tous ses efforts pour combattre les soupçons du baron contre son frère, mais il réussit d’autant moins, que, n’étant point initié aux véritables motifs de leurs contestations, il fut réduit à recourir aux banales raisons d’une morale peu efficace en pareil cas. Le baron le chargea de négocier en son nom avec Hubert, qu’il regardait comme son ennemi acharné et irréconciliable.

V. s’acquitta de cette mission avec toute la prudence dont il était capable, et il eut lieu de se réjouir de la réponse que lui fit Hubert. « Eh bien soit ! dit celui-ci, j’accepte les offres du seigneur du majorat, mais à une condition : c’est qu’il m’avancera immédiatement, pour sauver mon honneur et ma dignité compromis par l’acharnement de mes créanciers, quatre mille frédérics d’or en espèces, et qu’il me permettra de venir au moins séjourner quelquefois passagèrement dans ce beau domaine, auprès d’un frère bien-aimé !

— Jamais ! jamais, je ne consentirai qu’Hubert passe seulement une minute dans ce séjour, lorsque ma femme y sera arrivée ! » Ainsi s’écria le baron, lorsque V. lui rapporta les dernières propositions de son frère. « Allez, mon cher ami, ajouta-t-il, dites à cet enragé qu’il aura, non pas à titre d’avance, mais en pur don, deux mille frédèrics d’or. Allez, je vous prie. »

V. savait donc maintenant pertinemment que le baron était déjà marié à l’insu de son père, et que ce mariage était à coup sûr l’origine de la dissension existant entre les deux frères. Hubert écouta tranquillement et fièrement le justicier, et quand il eut fini de parler, il lui répondit d’une voix sourde et lente : « Je réfléchirai, mais en attendant je reste encore quelques jours ici. »

V. s’efforça de lui prouver que le baron faisait en effet tout ce qui dépendait de lui pour le dédommager, en renonçant à la part franche de la succession, et que par conséquent ses plaintes n’étaient pas justement fondées ; tout en convenant avec lui qu’un genre d’institution, qui favorisait si excessivement l’ainé de la famille au détriment des autres enfants, avait quelque chose de haïssable. Mais Hubert déboutonnant avec vivacité son gilet du haut en bas, comme pour donner de l’air à sa poitrine oppressée, froissant d’une main son jabot en désordre, et l’ autre appuyée sur sa hanche, pirouetta sur un pied, et s’écria d’une voix aiguë : « Bah ! la chose haïssable est engendrée de la haine ! » Puis il reprit avec un grand éclat de rire : « Le seigneur du majorat admire sans doute sa rare munificence à l’égard du pauvre mendiant ! » V. dut être bien convaincu qu’une réconciliation parfaite entre les deux frères était désormais impraticable.

Hubert s’installa donc, au grand déplaisir du baron, dans les chambres qu’on avait mises à sa disposition dans une des ailes du château, comme s’il eût dû y séjourner longtemps. On remarqua qu’il avait de longs et fréquents entretiens avec le vieil intendant, qui l’accompagnait même quelquefois à la chasse. Du reste, il vivait fort retiré, et évitait de se trouver seul avec son frère qui lui en savait beaucoup de gré. V. sentait tout ce que cette position réciproque devait avoir de pénible. Il fut obligé de s’avouer à lui-même que les procédés étranges et la mystérieuse conduite d’Hubert en toutes choses conspiraient à pervertir et à annuler tout plaisir ; et maintenant il se rendait compte de l’effroi manifesté par le baron au premier aspect de son frère.

Un matin, V. était assis seul dans la salle d’audience, occupé de son travail, lorsqu’il vit entrer Hubert, plus contenu et plus sérieux que de coutume, qui lui dit d’une voix presque langoureuse : « Je veux bien encore accepter les dernières propositions de mon frère. Faites en sorte, je vous prie, que les deux mille frédérics d’or me soient comptès aujourd’hui même : je voudrais partir cette nuit, seul, à cheval. — Avec l’argent ? lui demanda V.. — Vous avez raison, répartit Hubert, je vous comprends : un tel fardeau… Eh bien, vous me remettrez la somme en lettres de change sur Isaac Lazarus à K.... Cette nuit même je partirai pour cette ville. On me chasse d’ici : les sortilèges du vieux ont ensorcelé les hôtes de ce château !

— Parlez-vous de monsieur votre père ? » demanda V. d’un air sévère. Les lèvres d’Hubert se contractèrent, et il se tint fortement cramponné à un siége pour ne pas tomber à la renverse ; mais se remettant tout à coup de son trouble, il dit : « Ainsi, ce sera le dernier jour, monsieur le justicier ! » Et il sortit de la salle d’un pas mal affermi.

« Il a renoncé enfin à ses prétentions illusoires, et reconnait la nécessité de céder à ma ferme volonté. » Ainsi parlait le baron en écrivant les lettres de change tirées sur Isaac Lazarus à K.... Il sentit sa poitrine soulagée d’un pesant fardeau par le départ de ce frère, qu’il regardait comme son ennemi juré, et depuis longtemps il n’avait été aussi gai qu’il se montra ce soir-là à souper. Hubert s’était fait excuser, et son absence inspira à tout le monde une satisfaction véritable.

V. habitait une chambre un peu écartée dont les fenêtres donnaient sur la cour du château. Au milieu de la nuit, il se réveilla subitement, et il lui sembla qu’un gémissement lamentable et éloigné venait de frapper ses oreilles. Mais il eut beau prêter la plus grande attention, tout était calme et silencieux, et il fut obligé d’attribuer ce bruit étrange à l’illusion d’un rêve. Mais une impression extraordinaire de terreur et d’anxiété s’empara de son esprit au point qu’il ne put demeurer dans son lit. Il se leva et s’approcha de la fenêtre.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées qu’il vit tout à coup s’ouvrir la porte principale du château, et un homme tenant une bougie à la main en sortit et traversa la cour. V. reconnut aussitôt le vieux Daniel qui alla ouvrir l’écurie, y entra, et amena dehors un cheval sellé et bridé. Puis il vit sortir de l’obscurité un autre homme bien enveloppé dans une pelisse et coiffé d’une casquette de renard. C’était Hubert, qui parla un moment à l’intendant avec feu, et se retira ensuite. Daniel reconduisit le cheval à l’écurie, qu’il ferma, puis il traversa de nouveau la cour et rentra au château par la grande porte, ainsi qu’il était venu. Évidemment Hubert avait voulu partir, et il s’était ravisé au moment de monter à cheval. Mais il était aussi bien positif qu’Hubert avait avec le vieil intendant des intelligences suspectes. Et V. songea à déjouer ses mauvaises intentions, dont il ne pouvait plus douter en se rappelant la contenance troublée qu’il lui avait vue la veille.

Le lendemain, à l’heure où le baron avait l’habitude de se lever, V. entendit ouvrir et fermer les portes avec fracas, et un bruit confus de voix et de cris. Il sortit de sa chambre et rencontra vingt domestiques, qui, tous effarés et pâles comme la mort, passaient à ses côtés, montaient, descendaient les escaliers, allaient et venaient en tout sens. À la fin, on lui apprit que le baron avait disparu, et qu’on le cherchait vainement depuis plusieurs heures. Il s’était mis au lit en présence du garde-chasse qui le servait, mais il avait dû se relever et sortir en robe de chambre et en pantoufles, avec un flambeau, car ces objets ne se retrouvaient pas chez lui.

Tourmenté d’un affreux pressentiment, V. courut à la Salle des Chevaliers ; c’était le cabinet adjacent que Wolfgang avait choisi pour y coucher, à l’exemple de son père. La porte de la salle, communiquant avec la tour, était toute grande ouverte : glacé d’effroi, V. s’écria hautement : « C’est au fond de cet abîme qu’il a trouvé une mort horrible ! » — C’était la vérité. Il avait neigé pendant la nuit, de sorte qu’on n’apercevait distinctement d’en haut qu’un bras raidi qui s’élevait entre les pierres.

Les ouvriers ne parvinrent qu’au bout de plusieurs heures, et au péril de leur vie, en descendant sur des échelles jointes les unes aux autres, à hisser, à l’aide de cordes, le cadavre hors du précipice. Le baron tenait encore dans sa main le flambeau d’argent qu’il avait fortement serré dans les convulsions de l’agonie, et c’était le seul membre qui fût resté intact. Tout le reste du corps était horriblement mutilé par l’effet du choc contre les pierres pointues. Hubert s’empressa d’accourir, portant sur ses traits tous les signes d’un profond désespoir. Lorsque le corps eut été enfin déposé sur une grande table, précisément à la même place où, peu de semaines avant, l’on avait exposé celui du vieux baron Roderich, Hubert, frappé de stupeur à ce terrible aspect, s’écria en se lamentant : « Oh ! mon frère ! mon pauvre frère !… non, je n’ai pas demandé cela aux funestes démons qui m’obsédaient ! » — V. tressaillit malgré lui en entendant ces paroles énigmatiques, et une secrète indignation le portait à s’élancer sur Hubert comme sur le meurtrier de son frère.

Hubert, tombé sans connaissance sur le parquet, fut porté au lit, et reprit promptement ses sens, grâce à l’emploi de quelques cordiaux. Alors pâle, les yeux éteints et le front chargé d’un sombre chagrin, il se rendit dans la chambre de V., où, s’étant assis dans un fauteuil, parce qu’il n’aurait pu se tenir debout sans défaillir, il lui dit : « Je souhaitais la mort de mon frère, parce que mon père, au moyen d’une institution absurde, l’avait rendu maître exclusif de la meilleure part de son héritage. — Une horrible catastrophe a mis fin à ses jours. À présent me voici possesseur du majorat ; mais mon cœur est brisé. Je ne puis plus être heureux et ne le serai jamais. Je vous confirme dans votre charge, et vous recevrez les pleins pouvoirs les plus absolus par rapport à la gestion du domaine, où il m’est impossible de demeurer désormais. » — Hubert quitta la chambre, et deux heures après il était déjà sur la route de K.... Selon les apparences, le malheureux Wolfgang s’était levé pendant la nuit pour se rendre peut-être dans l’autre cabinet attenant à la grand’salle, et où il y avait une bibliothèque. Sans doute, engourdi par le sommeil, il s’était trompé de porte, et était ainsi tombé dans le précipice. Mais cette explication était pourtant bien forcée ; car si le baron allait chercher un livre dans la bibliothèque pour lire, ne pouvant pas dormir, cela s’opposait précisément à ce qu’on pût le supposer assoupi ; et cependant comment admettre qu’autrement il aurait pu manquer la porte du cabinet et ouvrir l’autre à sa place ? Celle-ci d’ailleurs n’était-elle pas solidement fermée et impossible à ouvrir, sinon avec beaucoup de peines ?

V. finissait de développer devant tous les domestiques réunis cette série d’invraisemblances, quand Franz, le garde de confiance du baron, se prit à dire : « Ah ! monsieur le justicier ! ce n’est pas ainsi que l’événement est arrivé. — Et comment donc a-t-il eu lieu, en ce cas ? » dit V. d’un ton imposant. Le brave et honnête Franz, qui aurait volontiers suivi son maître dans le tombeau, ne voulut pas en dire davantage devant les autres serviteurs, se réservant de confier au justicier seul ce qu’il prétendait savoir.

V. apprit alors que le baron parlait souvent à Franz des immenses trésors qu’il croyait enfouis dans les décombres de la tour, et que maintes fois, poussé par un génie malfaisant, il allait ouvrir au milieu de la nuit la porte dont il avait exigé que Daniel lui remit la clef, pour s’enivrer, dans l’ardeur de sa convoitise, du spectacle imaginaire de ces richesses supposées. Dès lors il était hors de doute que dans cette nuit fatale, après le départ de Franz, le baron était allé contempler les ruines, et que là, saisi d’un étourdissement subit, il était tombé dans le gouffre.

Daniel, sur qui la mort affreuse du baron avait paru faire aussi une forte impression, fit valoir la nécessité de murer au plus tôt la porte périlleuse, et l’on s’empressa de mettre son conseil à exécution. Le baron Hubert, devenu titulaire du majorat, retourna en Courlande sans reparaître à R....sitten. V. reçut tous les pleins pouvoirs nécessaires pour l’administration souveraine du majorat. — La construction du nouveau château fut ajournée, et, par compensation, l’on fit aux anciens bâtiments toutes les réparations dont il était susceptible.


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