IV

Le matin du troisième jour, James Pipe, serrant la main de Barbet, eut un air particulièrement heureux pour lui dire :

— C’est aujourd’hui vous partez !

Susceptible, Barbet déjà faisait un rire jaune, mais le major expliqua sa joie :

— Vous partez pour le Angleterre, et je sais par une nouvelle qui vous doit recevoir là-bas.

Orgueilleux, Barbet sentit sa cervelle se monter, comme un soufflé sur un bon feu. Il bredouilla :

— Est-ce quelqu’un de bien ?

— Oh !

James Pipe eut un rire généreux.

— À mon opinion, on peut pas mieux.

Alors Barbet fit :

— Lloyd George ?

Ce fut le tour de James Pipe d’être gêné.

— Nô, reprit-il modestement… mon père.

— Monsieur votre… ? Et comment savez-vous ça ?

— Il m’écrit il a été retenu d’avance, et il est devant vous montrer le marine et le industrie.

— Ah ! ça, c’est impayable, dit Barbet. Mais votre père alors est du Gouvernement ? Parce que… je suis reçu par le Gouvernement !

— Yes. Volontaire. Il offrit ses services, pour le propagande.

— Et on l’a désigné, sachant que j’étais avec vous ?

— Nô ! Oh ! personne sait, même pas lui.

— Est-ce donc le hasard ?

— Comme usuellement.

— Seriez-vous fataliste ?

— Je crois dans Dieu.

— Et cela vous dispense de chercher les raisons des hommes ?

— Yes. Ah ! vous mettez ça bien… Enfin mon père il sera heureux à avoir par vous ce soir mes nouvelles.

— C’est pourtant vrai ! Ce soir !

— Je vous quitte à douze heures. Mais encore ce matin nous ferons ce que vous demanderez… Nous pouvons monter l’auto à Boulogne.

— Ah ! Très bien, ça.

— Et sur le chemin, voir les hôpitals.

— Loin du front ?

— Désirez-vous voir le ligne de feu ?

— Du tout, repartit vivement Barbet, au contraire. Les premières lignes… tout le monde les connaît… c’est toujours la même chose : des obus, des attaques, vingt fois on a raconté ça aux lecteurs… Il est préférable de leur dépeindre un peu notre étonnant service de santé, car là-dessus, hélas ! pour vous égaler, nous avons à faire ! Si vous me promettiez que cela restera entre nous, je vous raconterais, mon cher major, des détails…

— Oh ! dit James Pipe, je serais excédemment heureux ; mais nous devons premièrement prévenir le chauffeur, pensez-vous pas ?

Et de ses grandes jambes il courut au hangar sous lequel était l’auto. Barbet resta donc avec ses confidences. Marchant de long en large, il se les fit à soi-même, et son imagination y avait ajouté quand, une fois en route, il recommença :

— Vous ne me croirez pas, major, si je vous dis qu’encore maintenant, sur notre front…

Puis il accumula des histoires tragiques qu’il avait sues par le journal, mais que la censure avait coupées, et il termina par ces mots :

— Nous n’avons rien d’un peuple organisateur ! Pour l’héroïsme, comme pour les arts, nous trouvons une foule de gens de premier ordre, mais pour la besogne terre à terre… et indispensable, sapristi, quand il s’agit de sauver des vies… plus personne !… Aussi…

Il reprenait son souffle, plissant les yeux, en homme averti.

— Je suis vraiment heureux que vous me fassiez voir vos efforts sanitaires.

Quoique l’auto roulât environ à dix kilomètres des lignes, le vent portait, et l’air était ébranlé par le canon.

— Ce n’est pas, dit Barbet, un poste de secours sous le feu, que nous allons voir ?

Non, c’était un hôpital du front suffisamment loin pour qu’on fût à l’abri, mais suffisamment près pour qu’on y vit les hommes qui y arrivent après l’attaque, perdant leur sang, étourdis et comme ivres, et dont la première fièvre est encore la chaleur du combat.

Barbet était à cinq cents mètres de ce qu’il allait voir, que déjà il s’émerveillait, et cela c’est un des côtés légers mais charmants du Français qui voyage. Il a, pour ce qu’on lui montre, une galanterie a priori, qui est de l’habitude et non de l’observation. Il aperçoit des formes vagues sur un terrain d’un kilomètre ; il dit : « Comme c’est étendu ! » Il découvre que ce sont des tentes, il s’écrie : « Des tentes, quelle bonne idée ! » Puis il ajoute : « Je parie que tout est prévu là-dedans ! » Et comme on ne répond pas, il poursuit : « Quelle différence avec nous !… »

Après quoi, il développe : En France, nous battons l’air de nos bras ; chacun soupire : « Nous sommes débordés ! Au petit bonheur ! Et allez donc ! » Vous, Anglais, dites : « Puisque c’est la guerre, du calme ». Vous êtes des sages… nous, nous parlons trop !

Et pour le prouver, Barbet parla encore.

Il expliqua à James Pipe en descendant devant l’hôpital, que les Anglais ignorent l’amertume, le scepticisme, le laisser-aller ; que les Anglais ne soupirent pas sur la vie, mais la vivent ; que les Anglais ne sont pas des résignés ; que les Anglais mettent de l’ordre bonnement, et que les Anglais se retrouvent toujours. Et en somme, la guerre, cette grande guerre, la plus effroyable des guerres, reste pour eux une aventure, une vaste expédition, où ils s’emploient avec la même sagesse qu’à leurs affaires. Pas de phrases, pas de gestes : ils n’ajoutent rien à la tragédie.

Et lui, Barbet, ajoutait ceci :

— Vous n’avez pas de nerfs ! Ça vous préserve d’être inutilement mélodramatiques. Tenez…

Il était entré dans l’hôpital avec le major, et à la vue de tentes indiennes, larges et dorées, avec de petits jardins autour, il put dire, vraiment ravi :

— Regardez avec quelle bonne grâce vous accueillez vos blessés !

Ils s’approchèrent des jardins, qui étaient pleins de gentillesse, si simplets avec leurs cailloux en bordure qu’ils rappellent des ouvrages d’enfants, et Barbet, attendri, remarqua :

— C’est admirable que des hommes d’armes gardent ainsi, dans sa nouveauté, un cœur plein d’attentions ! Le Boche, ce cuistre, en rirait bien. Mais… la question est de savoir si la suprême grâce, dans la délicatesse… ce n’est pas cela… c’est-à-dire… un retour aux naïvetés du premier âge… mieux présentées… avec l’adresse de l’expérience.

Dans cette période de Barbet, un peu difficile, quoique bien balancée, James Pipe n’eut pas le temps de tout comprendre. Il dit donc :

— Yes. Je crois…

Mais il ne se compromit pas davantage, et il préféra faire voir en détail ce grand parc pour blessés, avec ses tentes qui font songer à des voyages en pays lointains. Il semble que les hommes doivent plus vite oublier la bataille en retrouvant les rêves harmonieux de leur enfance ; et à l’heure où, dans un corps affligé, l’esprit vacille, ils reposent en un décor qui aurait plu à leur première faiblesse.

James Pipe, heureux d’être Anglais puisqu’un Français le louait, James Pipe expliqua d’abord que, quand l’hôpital changeait de place, on roulait les gazons comme des tapis, enlevant au-dessous d’eux une mince couche de terre ; puis qu’on les emportait ainsi que les tentes sur des camions, Ensuite il fit voir les soldats dans leurs lits, et il avait une gaîté souriante où on sentait l’espoir de les guérir, sans larmoiement sur leur misère.

— En trois semaines, mongsieur Bâbette, il avait passé ici des blessés trente-cinq mille, qui, tous, ils ont été très bien… À l’arrivée, n’est-ce pas, on les ordonnait par blessures, afin que, ils souffrent même chose. Car si, à l’hôpital, le voisin il plaint sur sa tête, pendant que moi je endure martyre par le estomac, cela n’est pas désirable, et c’est trop de infortune ensemble. Il faut mieux tout le monde dans une salle il soit pareil ; alors si quelqu’un il est mieux et le dit, les autres ils osent plus être mal et ils font mieux aussi.

Il entraîna Barbet vers une tente où il n’y avait que des blessés à l’abdomen ; dans une autre, les hommes étaient atteints aux jambes ; et, sortant d’une dernière où les toiles étaient soulevées pour que l’air y circulât, il dit :

— Gangrène… mais ils vont aussi très bien à cause… Comment vous dites pour aération ?

— Euh !… Aération.

— À cause donc d’aération, ils savent pas leur odeur : ils ignorent ; donc, ils ont bon esprit pour guérir.

Pour la seconde fois, il exprimait ainsi l’importance du moral chez des hommes gravement atteints, et il s’expliqua mieux encore, emmenant Barbet sous une tente en grosse toile huilée, où la lumière tamisée dorait les choses et les visages.

— Là, c’est le salle de résurrectione !

Des blessés somnolaient. Sur un lit il montra le couvre-pied de couleur vive.

— Rouge, très gai. Important. Je ai beaucoup confiance.

Ils sortirent.

— Dans les hôpitals, continua James Pipe, le mort il prend le soldat qui se laisse aller ; mais si le soldat il a goût de la vie, il le prend pas, et les couvertures rouges ils donnent très fort le goût !

Barbet écoutait, attentif, presque avec émotion, charmé par cet accent étranger et cette lenteur de parole qui n’est sans doute qu’une recherche des mots, mais qui paraît un raffinement de pensée.

Ils passèrent devant une baraque. Barbet lut : « Pharmacy ».

— Dangereux ! souffla le major.

Une nurse les croisa. Il salua, plein de respect, et dit encore :

— Tout le temps que les blessés ils restent — et pour les choses peu graves ils seulement passent, mais pour les choses aux poitrines, ils restent — tout le temps, ils gardent même infirmière, afin tout de suite ils croient le infirmière il s’attache à eux.

Il ajouta avec une netteté de ton qui affirmait sa foi en un bon traitement de l’âme :

— Ainsi, nous perdons presque aucun.

Et Barbet le croyait, admirant cette honnête manière de comprendre et de défendre la vie. La médecine tâtonne et n’est jamais sûre de pouvoir rétablir le physique ; tandis que le moral, quand on est seulement homme de cœur, on a la certitude de bien le remettre d’aplomb. C’était la théorie de ce James Pipe. Brave et loyal garçon ! Quelle allure naturelle ! Avec son costume simple et ses souliers larges, comme il marchait avec aisance !

— Pour finir le visite, dit-il à Barbet, je veux vous emportiez un souvenir tout à fait content, et je demande vous acceptiez un whisky-soda.

— Le breuvage national ! fit, avec un peu d’affectation, Barbet.

Mais comme il sortait, quelle ne fut pas sa surprise d’apercevoir, dans la plaine, en face, au pied d’un bouquet d’arbres, tout un hôpital de tentes hindoues, semblable en tous points à celui qu’il venait de visiter… Par exemple ! C’était à croire, en pleine France, sous un ciel gris, au phénomène du mirage.

Barbet balbutia :

— Qu’est-ce que c’est ?

Le major sourit. Il tenait d’abord à boire un whisky-soda. Il gagna donc la cantine, se fit servir avec largesse, puis, levant son verre à la santé de Barbet, il expliqua gentiment :

— C’est… comment vous dites pour le double ?

— Mais… le double.

— Alors le double… Pour qu’on soit pas fatigué, n’est-ce pas, chacun des deux il fonctionne quinze jours… puis il se repose… tout il se repose : infirmiers, nurses, même les allées que on marche plus, même les jardines qui préparent des surprises !… Et alors on peut tenir tant que il faudra, car non seulement les soldats ils ont le bon moral, mais l’hôpital il a aussi…

Barbet fut emballé par cette péroraison.

— Ah ! s’écria-t-il, par votre loyauté, votre cœur, votre jeunesse, vous embellissez la guerre !

Il reprenait son air digne.

— Depuis deux jours vous avez dû sentir que je ne suis pas homme à vous passer la main dans le dos. Mais, mon cher major, je compare. Eh bien !… chez nous, c’est le sabotage ! « À la guerre comme à la guerre ! » Ça, ça permet toutes les petites lâchetés ; tandis que vous, dans la grande machine, vous soignez le plus petit rouage, et vous avez une façon de traiter les hommes !…

— Les bêtes aussi, dit vivement James Pipe.

Cette fois, il perçait de l’orgueil dans sa voix.

Il s’expliqua : on allait, dans l’auto, filer sur Boulogne, et un kilomètre avant la ville, on s’arrêterait à l’hôpital des chevaux, pour montrer à Barbet que « tandis que le sale Boche il traite les hommes comme des bêtes, il est raisonnable traiter les bêtes comme des hommes. »

— Ou simplement comme des bêtes qu’on aime, objecta Barbet.

— Alors, dit James Pipe, c’est même chose !

Là-dessus, ils filèrent, et pendant une demi-heure Barbet, malgré les cahots de la voiture, essaya de consigner sur son bloc-notes les idées les plus précieuses qui lui étaient venues depuis deux jours. Pêle-mêle, il griffonna : « Philosophie allemande dans le sixième dessous. Sensibilité anglaise fantastique. Grâce du dix-huitième, alliée à la précision moderne. Écrire, là-dessus, ce que personne encore n’a écrit. » Se contentant d’indiquer et de préparer, il se sentait un génie qu’il est difficile de retrouver ensuite devant le papier blanc, la plume à la main. Il était plein de feu, il s’en mangeait les ongles, et dans cette auto puissante qui l’emportait si facilement, il avait vraiment l’impression d’être quelqu’un, et il se disait, alliant le sens utilitaire à la pensée élevée : « Il faudra, dès mon retour, que je demande à être augmenté. »

Cette petite crise d’orgueil ne le prépara pas à comprendre l’hôpital des chevaux ; il n’y avait pas fait trois pas qu’il se mit à sourire.

James Pipe n’en fut pas désarmé. Il avait l’habitude. Il dit :

— Ici, toujours les Français ils sourient, car les Français ils ont le respect des avocats. Alors, les bêtes ils parlent pas assez ; les Français ne croient pas aux bêtes.

Tandis que l’Anglais, qui comprend le silence, se dit que la misère des chevaux est souvent humaine, et il les console par les mêmes moyens qui apaisent les hommes. Tout autour du box de la bête malade, il dessine, comme pour des soldats affligés, une bordure de fleurs, qu’il arrose et renouvelle. Et ainsi, le cheval le plus roturier et qu’on a fait servir aux besognes les plus cruelles, se trouve soudain soigné comme une personne, simplement parce qu’il souffre et qu’il est malheureux.

Le vétérinaire-chef, un homme trapu, très rouge, enluminé, tout drôle, montrant à Barbet une bordure d’œillets d’Inde devant un cheval fourbu, dit :

— Il est bien heureux… ça conforte son œil !

Et comme la bête s’effarait d’une caresse, il fit sur un ton doucement fâché :

— Pourquoi vous êtes pas gentil, puisque vous êtes confortable ?

Il passait des hommes vêtus de blouses immaculées, qui portaient des seaux de fer-blanc où se reflétait le soleil. Allées ratissées, pharmacie étincelante, et plus loin, auprès de stands où l’on était en train de peigner avec soin des bêtes souffrantes, James Pipe et Barbet entrèrent à la suite du vétérinaire, qui poussa une barrière de cottage, dans une vaste prairie, haute en herbe, fraîche et gaie, d’où l’on découvrait tout le pays, et la ville, et la mer, qui faisait une tache, bleue très douce jusqu’à l’horizon.

Comme dans tous les beaux paysages, il y avait une vue de ciel énorme ; c’était un grand rayonnement de lumière sur une nature heureuse et calme aux yeux ; on avait envie de s’asseoir et de se reposer là. Et c’est dans ce sentiment que les Anglais ont amené dans ce panorama doux à toutes les âmes tristes, des bêtes anémiées ou chagrines, pour qu’elles reprennent courage à voir comment le ciel peut épanouir la terre.

Le vétérinaire montra une jument qui s’en allait à petits pas, flairant l’herbe, et elle ne se décidait pas à brouter. Jolie bête à tête mince et aux flancs étroits. Barbet demanda de quoi elle souffrait. Alors on lui répondit que son officier avait été tué, et qu’elle semblait dans l’affliction, cherchant partout son maître. Puis, le vétérinaire passa prés d’elle, la regarda et lui sourit. Ce sourire à un animal, discrètement fait, avec une tendresse respectueuse, fit dire à Barbet qui voulait toujours, à la fin de chaque visite, un mot lapidaire :

— Monsieur, je crois que vous êtes le peuple le plus démocratique du monde, — au sens le plus large du mot, puisque, parmi les petits, vous comprenez même les bêtes.

Mais il n’avait pas débité sa phrase qu’ils passèrent tous trois devant un édifice étrange, en bois sombre, d’aspect redoutable, avec trois rangées de fil de fer barbelé tout autour.

— Qu’est-ce donc ?…

Le vétérinaire montra les dents ; on eût dit qu’une colère subite soulevait sa petite personne :

— C’est le prison, prononça-t-il, pour les hommes qui soignent mal les chevaux !

Alors Barbet ne reparla plus de la démocratie.

Il remercia, serra la main du vétérinaire, déclina ses qualités, et dit enfin :

— Je raconterai ce que j’ai vu, je vous le promets, et je voudrais causer… mais… je pars pour l’Angleterre et j’ignore l’heure du bateau.

À ce mot, le vétérinaire devint plus rouge encore et parut en proie à une grande hésitation. Puis, il frappa le sol de ses talons, ce petit homme court, comme s’il faisait tomber ses derniers scrupules, et il annonça :

— Moi, je sais l’heure ! Je puis le dire, mais c’est un chose caché et je vous demanderai l’oublier tout de suite.

Barbet prit un air égaré. Mais James Pipe approuva et il l’assura de la discrétion de son hôte.

— Alors, fit le vétérinaire, onze heures.

— Onze heures ! Diable, nous n’avons que le temps !

L’auto descendit rapidement sur Boulogne. Barbet maintenant avait, malgré lui, le visage d’un homme privilégié qui sait des secrets. Au tournant d’une rue, comme l’auto était bloquée, il cria : « Laissez-nous passer, sacrebleu, nous allons au bateau, nous ! »

— Chut ! dit James Pipe. Il faut jamais parler bateau.

— Je n’ai pas dit l’heure, reprit Barbet.

Mais un homme qui barrait la rue avec sa barrette à bagages grogna :

— L’bateau ? V’s aurez toujours le temps ! Il part qu’à deux heures.

— Comment deux heu… ?

Dans l’intérêt de la France et de l’Angleterre, et pour éviter un drame sous-marin, Barbet contint son étonnement mais il poussa le coude du Major.

En trois minutes ils furent sur le quai. Là, ils se précipitèrent chez un général anglais, qui trône dans un bureau enfumé, à côté de la douane, James Pipe lui parla bas, et l’autre, qui ne savait rien, ne put répondre. Ils ressortirent. Un commissionnaire leur dit :

— Ces messieurs ont des bagages ?

Alors Barbet de demander :

— Sauriez-vous l’heure du bateau ?

— Tout le monde la sait. Deux heures.

Ainsi c’était vrai. Sacré vétérinaire ! On pouvait encore faire un tour en ville.

Barbet connaissait Boulogne ; il ne le reconnu pas.

Dès qu’une vieille cité de France devient une base anglaise, elle est méconnaissable. C’était un fouillis de vieilles rues et de vieilles manies ; car les siècles, en se suivant, accumulent les souvenirs charmants mais encombrants. Toutes nos villes d’autrefois sont pareilles à ces demeures familiales aux débarras bondés, où tout est inutile et passé de mode, mais où le cœur, empêtré dans ses chères habitudes, vit étriqué, gêné, sans force pour déblayer et se donner de l’air.

La guerre éclate ; l’Anglais débarque. Les quais du port sont encombrés de vieilles caisses et de vieilles cordes ; la gare est sale ; les rues se tortillent, avec toutes leurs maisons qui sont autant de lubies, pavées de pierres infernales où le pied se coince à chaque pas. Une base anglaise ici ?… Parfaitement. L’Anglais allume sa pipe de tabac blond ; il trousse ses manches sur ses bras roses il range le port ; lave la gare ; et dans le dédale des ruelles il fait rouler ses camions jusqu’à ce que, sous les roues, tous les pavés aient sauté Un coup de sirène venant du large : ce sont les bateaux qui arrivent, qui entrent, qui se rangent, qu’on attache, qui s’immobilisent. L’Anglais les décharge avec ordre : il y a, dans le ventre de chacun, de quoi couvrir des camps immenses, et, peu à peu, flegmatiquement, il occupe, il remplit, il s’étale, il est bien. Les vieilles sont ébaubies, le nez collé aux vitres.

Des navires gigantesques comblent d’étroits bassins. Jamais on n’eût osé les recevoir en temps de paix. Avec un capitaine britannique qui calcule juste, ils se glissent, ayant eux-mêmes un air de froideur bien anglaise. Ils sont fiers d’avoir passé sans encombre la mer. Ils accostent ; et tandis qu’ils fument encore, on tire de leurs flancs des bœufs congelés, des canons lourds, des autos, des sacs de lettres, des mules et des chevaux frémissants, qui piaffent en touchant le sol.

La « base » anglaise : dans une syllabe il y a toute la méthode et la ténacité de ces curieux alliés que la fièvre de la guerre n’échauffe qu’à la bataille. Dès qu’ils sont à vingt kilomètres, leur sang ne bat ni plus fort ni plus vite qu’en temps de paix.

Ils sont fermes, sereins. Ils marchent largement, jambes et coudes écartés, en gens qui colonisent et aiment avoir leurs aises, et, sans doute parce qu’ils sont poètes, ils se suffisent à eux-mêmes, et donnent, par là, l’impression d’être égoïstes. Mais seul, l’Anglais se croit avec un autre, et seul, il marche au pas, comme s’il réglait son allure sur un compagnon qu’il imagine.

Ensemble, ils ne gâchent ni leurs efforts, ni leur temps. Jamais on ne peut écrire qu’ils « grouillent », ni qu’ils « fourmillent » ; ils calculent, ils coordonnent leurs actes à travers le réseau compliqué de la vieille ville, parmi tout ce qu’on débarque au port, tout ce qu’on charge à la gare, sur les ponts, dans les places. Ils vont par petits groupes. Ce ne sont pas des gens menés, mais qui se mènent, ayant tous une pensée identique. Anglais de Londres, Anglais d’Écosse, Canadiens, Australiens, soldats du Cap, chapeaux, bonnets, bérets, casquettes, hommes culottés ou juponnés, tous ils sont en kaki et leur cervelle est de même obsédée pareillement. Ces Anglais contribuent à l’ordonnance générale et magnifique du monde. Ils vivent comme la terre tourne et comme le soleil chauffe.

Même blessés, ils n’ont pas l’air hagard. Leur raideur naturelle résiste à la souffrance : une blessure ne les énerve pas. Ils n’ont pas besoin de pitié, comme les nôtres. Au bateau qui doit les emporter ils arrivent dans des voitures spacieuses, silencieuses où, tout de suite, ils s’endorment pour oublier la guerre ; puis, on les descend ; ils ne geignent pas ; et ils ne s’occupent jamais de savoir si on les regarde.

Barbet en eut quelque stupeur. Il en fut de même lorsque, entrant dans le buffet, il vit le pasteur attaché au navire-hôpital, qui se restaurait bien, avant de s’embarquer. Il était en kaki, élégant comme un jeune officier, et il avait devant lui une tasse pleine d’un café au lait dont l’odeur seule était une joie. Pour l’accompagner dignement, il étalait avec tendresse du beurre sur du pain grillé, des confitures sur son beurre et du miel sur ses confitures. Longuement, dans des assiettes diverses, il se préparait ainsi tout ce qu’il faut pour un homme qui veut être fort, et que le pire cataclysme ne trouble guère, parce qu’il croit en Dieu et en lui-même. Il pensait : « S’il faut mourir demain, on mourra ; mais puisqu’il faut vivre aujourd’hui, vivons bien. » Et il souriait. Puis, lorsqu’il eut fini de sourire et de manger, il se leva ; il sortit de son pas régulier ; il s’en alla jusqu’aux voitures, et se penchant dans la première, comme s’il disait : « Quels sont ceux qui veulent un mouchoir ? » il demanda en anglais, d’une voix sans émotion mais aussi sans prétention, d’une bonne voix réfléchie qui juge l’homme à sa mesure :

— Qui sont ceux ayant besoin des secours de la religion ?

Barbet trouva cet homme unique. Il eût voulu deviser sur son cas, mais James Pipe l’entraînait au bureau des passeports, à la salle des douanes, au guichet des billets.

— C’est vrai, se dit-il, je m’embarque ! Je vais le quitter, ce brave major ! Il faudrait pourtant que je lui dise quelque chose de bien, à cet homme qui a été étonnant pour moi depuis deux jours, et dont je veux me faire un ami, avec qui je veux rester en relations, que je… Oh ! pardon, monsieur !

Il se cogna violemment dans le ventre d’un officier français, qui protesta puis le reconnut :

— Barbet ? Qu’est-ce que tu fiches ici ?

C’était un rédacteur du journal, depuis deux ans au front.

— Toi, par exemple ! fit Barbet. Alors, mon vieux ?

— Tu es avec les Anglais ? dit l’autre.

— Mais… tu vois… reprit Barbet, gêné comme un homme qui continue son métier, tandis qu’un confrère se bat.

— Ah ! Très, très bien !… Et tu les admires ?

— Dame…

— Bouche bée ?

— Pas toi ?

— Si, oh ! si !

Le major Pipe était à trois pas, en train de parler, lui aussi, avec un gros monsieur ; on pouvait causer une minute. L’officier reprit sur un ton maussade :

— Ils ont de la marmelade suave, hein ?… et au corned beef ! quel corned beef !… et des bains-douches, bigre de bigre !… Bref, ils sont confortables, et ils t’ont montré tout ça… Parbleu ! ils montrent toujours ça ! La façade ! Ce sont des fierrots habiles !… Seulement quand ils se font zigouiller, ils baissent la devanture…

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ils ne t’ont pas montré leurs cadavres ?

— Mais mon vieux…

— T’en ont-ils montré ?

— Je n’allais pas voir ça.

À ces mots, Barbet se sentit frôlé amicalement. C’était le major James Pipe qui avait entendu et venait pour mettre son mot, s’excusant d’abord beaucoup. Sa figure, exprimait une très fine politesse.

— Mongsieur, dit-il à l’officier, après un salut très correct, seriez-vous assez bon, voulez-vous, me permettre un mot à moi ?

— Mais, monsieur… deux si vous désirez.

— Je vous remercie, mongsieur… Mongsieur Bâbette, mongsieur, il fut reçu, à l’armée anglaise par un major (il se désignait du doigt) de l’État-Major, et non point un officier du fossoyement. Dans le vie ordinaire, vous voyez, il y a bien aussi des morts partout, et on sait jamais combien, si on n’est pas au bureau funéral. À la guerre, pourquoi pas pareillement ?… Il faut être plus fort que l’ennemi, vous savez, et que le mort que il nous envoie… Et alors il faut être orgueilleux, et c’est dans son maison il faut pleurer, mais jamais dehors, de peur les espions ils entendent et ils se réjouissent.

Le gros monsieur qui causait avec lui la minute d’ayant, écoutait, médusé. Le major dit : « Je vous présente mongsieur Hémard, de Boulogne, voulez-vous ? » Et aussitôt, comme s’il n’attendait que cette introduction, M. Hémard s’inclina, souffla, puis, fouillant dans son portefeuille, passa un papier qu’il reprit, disant : « Non, ce n’est pas celui-là. » Il en tira un autre, enfin il en tendit un troisième : « Voici, messieurs, ce qu’on m’envoie de Londres : c’est pour vous dire, comme le major disait… si vous voulez voir… pardon, messieurs…

C’était une lettre ainsi conçue :

« Cher monsieur Hémard,

« Mon fils Stanley, allant au iront, eut le fortune de vous rendre visite. Vous savez que, ensuite, il alla aux tranchées. Je regrette vous faire savoir qu’il fut blessé le 5 et mourut le 8.

« Mais je pense il vous a revu et votre famille, avec qui il passa un si heureux temps ; et je désire vous remercier en le nom de sa mère et le mien, pourquoi vous avez donné à notre cher garçon une année de si grand plaisir, dont il parlait souvent. Cette année près de vous, nous la garderons toujours comme la plus heureuse de son brève existence.

« Croyez-moi, cher monsieur Hémard, votre sincèrement

« George B. Blunt. »

Le major James Pipe reprit :

— Il vaut mieux parler sur un mort des bonheurs de sa vie que de son fin terrible.

Puis, il se tourna de nouveau vers l’officier :

— Je crois, mongsieur, le guerre c’est mille choses variées : c’est le bataille, ses habituelle préparationes, le victuaille et les munitions que mongsieur Bâbette il a vues. C’est aussi le attaque, le victoire, et le terre bien-aimée reconquis, que mongsieur Bâbette il a constaté. Et c’est aussi le tommy reposé des combats que on soulage dans ses blessures, et que mongsieur Bâbette il a admiré. Et enfin, mongsieur, pour passer le temps, vous voyez — tant que on est pas mort c’est l’important affaire — pour passer le temps il y a aussi les histoires très drôles que on raconte au milieu de épouvantables choses.

Le bruit d’une sirène partit dans l’air.

— Mon bateau ! cria Barbet.

— Pressez pas, dit le major, il reste deux minutes au moins, et je veux vous dire devant mongsieur l’officier français, une histoire très drôle.

La sirène continuait. Ils étaient bousculés par des portefaix. Mais, aussi naturel que s’il fût à causer paisiblement dans un jardin, la figure illuminée par ce qu’il allait dire, James Pipe reprit :

— Voilà : c’est un ami qui me l’écrit, voyez-vous, et qui est combattant à Salonique.

Et il tira une lettre d’une de ses amples poches.

Mais Barbet eut un nouveau cri :

— On enlève la passerelle !

Cette fois, c’était sérieux. Le major James Pipe n’eut que le temps de répondre :

— Oh ! mongsieur Bâbette, alors bon voyage !… Et bon passage !… Et bonjour à mon père !… Et à mon vieux pays !

Bredouillant, affolé, ne trouvant pas, après avoir cherché, d’autre mot final que « Je vous écrirai », Barbet sauta sur le bateau.

On détachait les amarres.

James Pipe cria encore :

— Et moi je écrirai l’histoire drôle à mon père, pour lui il vous raconte !

Charmant homme ! Barbet, sur ce bateau qui commençait à s’ébranler, se sentait un cœur gonflé de tendresse à son égard. Il ne l’avait connu que souriant, empressé ; il avait un regret très vif de le quitter pour s’en aller, comme cela… en mer. Diable ! c’était la traversée ce coup-ci, et peut-être le torpillage : en tout cas le mal de cœur.

— Qu’ai-je fait de mes pilules antinausiques ? se demanda-t-il, tâtant ses poches.

Il se cacha dans un coin de l’entrepont pour ouvrir sa valise, sortit sa boîte et avala trois petites saletés qui étaient amères et le firent tousser.

Puis il monta sur le pont, et là il trouva, debout, assis, couchés, mêlant la fumée de leurs pipes en silence, trois ou quatre cents officiers ou soldats britanniques, qui s’étaient affublés chacun d’une ceinture de sauvetage.

— Diable ! se dit-il. Il m’en faut une aussi.

Il redescendit, fureta et trouva son affaire dan le salon d’en bas. Comme les autres, il se ficela de paquets de liège sur la poitrine et sur les omoplates, et quand il fut saucissonné, il ne songea pas une seconde à la drôlerie de tous ces hommes bouchons, qui, d’ailleurs, étaient sérieux comme des popes.

Puis… on sortit du port, et il commença à devenir attentif. Il avait dit à sa femme : « Les Boches n’attaquent jamais les bateaux de voyageurs », mais c’était une affirmation charitable. En vérité, il pensait : « Je peux très bien être avec les poissons dans une demi-heure ». Il n’avait même plus d’autre idée pour chasser ou atténuer celle-là. Il aurait eu besoin de causer. Il rôda, cherchant quelqu’un qui ne fût pas Anglais. Derrière la cheminée, il trouva un soldat italien, qui devint son ami tout de suite.

— Z’ai pris des petits gâteaux au bouffet, disait l’Italien, des zhoux à la crème… ze voulais sans crème… tant pis !… Ze vais goûter la crème.

Il montrait au bout de ses doigts de petits paquets ficelés.

Barbet dit :

— Dame, vous ferez mieux de les manger… si jamais on était torpillé !

Et il se força à rire.

Il y avait là, aussi, un permissionnaire français qui, sans doute, était tourmenté des mêmes pensées que Barbet, car, comme pour répondre à son rire, il l’emmena voir, à l’arrière du bateau, trois marins vautrés les uns sur les autres, et il raconta que ces trois gaillards du Royaume-Uni, unis eux-mêmes dans le malheur puis dans la joie, étaient les rescapés d’un bâtiment coulé ; on les avait ramenés en France ; ils s’y étaient saoûlés jusqu’à saturation, puis, pleins comme des fûts, ils avaient embarqué sur ce bateau qui les ramenait dans leur port. Et ils riaient, grimaçaient, bavaient, et ils revenaient avec leurs souliers souillés, dans des jerseys pleins de l’huile du navire disparu, montrant des mains de soutiers, grasses, charbonneuses, infectes.

Le permissionnaire français ne put s’empêcher de dire :

— Ça les a guère lavés, les gars, d’faire la trempette !

Seulement, il ne remarqua pas qu’ils étaient rasés, oui, rasés de frais, l’essentiel pour des citoyens d’outre-mer. On eût fait le tour du bateau pour ne pas les frôler ; dans l’extase de leur ivresse ils embrassaient le plancher ; bref, ils paraissaient abjects, ces pochards, mais ils étaient rasés comme pour dîner avec des dames, et pour eux c’était à la fois une marque de bonne tenue suffisante, et la certitude qu’une malchance nouvelle ne leur arriverait pas.

— Superbe, ce détail, se dit Barbet. Il faut que je note ça !

Sa note fut courte. On était en pleine mer : il s’agissait d’avoir l’œil.

Il est’vrai qu’on semblait bien gardé. Le bateau était escorté de deux destroyers qui tournaient autour de lui, et, derrière, s’en venaient tranquillement des bateaux-hôpitaux, tout blancs, sérieux, sans peur et sans reproche.

Peut-être à cause de cette sécurité, les Anglais lisaient tous en paix des magazines. Mais Barbet, en imaginatif, se figurait ces gens flottant parmi les remous des vagues, et il confia au permissionnaire, prenant familièrement son langage :

— Moi, pour moi je m’en bats l’œil. Mais il y a des types, dans leurs ceintures, ils se retournent ; et alors ils flottent les pattes en l’air, avec la tête à un mètre sous l’eau.

— Ah ! ça, alors, dit le permissionnaire, c’est pas l’filon !

Barbet reprit :

— Et il y a encore les hélices… il paraît que les hélices, ça fait de l’ouvrage… ça vous broie un bonhomme comme s’il était en mie de pain.

— Ah !… Ah ! dis donc ! fit le permissionnaire.

À ce moment, une sonnette sur le pont, grelotta. Barbet dressa l’oreille.

— Pourquoi sonnent-ils ?

Deux marins prirent des longues-vues. Barbet mit ses mains sur ses yeux.

Les mouettes, qui faisaient escorte, passaient et repassaient, blanches dans la fumée noire des cheminées ; on eût dit que, de leurs petits yeux, elles avaient vu soudain des choses menaçantes, et tout le monde, durant quelques secondes, fut immobile, les Anglais parce qu’ils étaient en train de lire des magazines, les autres parce qu’ils guettaient avidement.

Puis, les mouettes se calmèrent et se mirent à pêcher. Et Barbet, qui respirait mieux, mais dont les idées étaient peut-être encore obscurcies de quelque inquiétude, commença un dialogue bizarre avec l’Italien qui mangeait ses choux à la crème.

— Voyez, là-bas, comme c’est curieux cette bouée qui a l’air d’un bateau…

— Ze vois rien, fit l’Italien, qu’est-ce c’est ?

— Une bouée…

— Une bouée ?… Oh ! non, z’est un bateau…

— Un bateau ?… Croyez-vous ?… Mais… ah ! oui… c’est… un bateau… Ah ! ça, ça m’en bouche un coin, mais… alors, regardez comme c’est curieux… c’est… un bateau qui a l’air d’une bouée !

Pourvu que ce ne fût pas un périscope, qu’importait !

Dieu est bon, et Barbet, qui secrètement l’implorait comme aux temps pieux de son enfance, n’en vit paraître aucun. La seule chose qu’il découvrit fut, au bout d’une heure, la côte d’Angleterre. Et alors, malgré lui, il eut un éclat de rire.

— C’est tout de même chic, les côtes !

Le permissionnaire sourit. Barbet eut peur d’avoir été trop instinctif. Il reprit :

— Comme ça… de loin… c’est… joli…

Et il termina sur une phrase élégante :

— Ça s’harmonise avec les tons de la mer.

Puis il le quitta une fois de plus, et descendit dans l’entrepont.

Il ne tenait plus en place. Il parlait maintenant à tous les gens qui ne savaient pas sa langue. Et après n’avoir couru aucun danger, il jouissait de l’immense bonheur d’être sauvé. En somme, il était à cette minute un échantillon parfait de ce peuple français, vibrant et charmant, qui sent les douleurs et les joies avant qu’elles soient venues, et qui est nerveux comme les ciels de printemps dont les nuages s’effilochent, s’assombrissent, brillent et crèvent.

Le bateau entrait dans le port de Folkestone. Les Anglais avaient jeté leurs ceintures, et repris leurs ballots ; en ordre, ils se massaient vers l’endroit où l’on devait mettre la passerelle. Ils fumaient toujours des pipes ; quelques-uns lisaient encore debout leurs magazines, et presque tous, ils étaient toujours silencieux, tandis que Barbet, au bout du bateau, exultait, s’agitait, jacassait.

Il arrivait en Angleterre, où le Gouvernement l’attendait ; il venait de faire une traversée heureuse ; il se voyait, écrivant des articles bien payés ; et joyeux de vivre, le cœur sur la main, lorsqu’on accosta à Folkestone, il tenait la tête à une petite nurse qui, blême et désemparée, s’effondrait sur une cuvette. Et il disait, le gaillard :

— Mon Dieu ! Vous avez eu peur ? Pourquoi ? Pensez-vous qu’on est torpillé comme ça ! Appuyez-vous sur moi… Moi, allez, comme disent nos poilus, je ne m’en fais pas !… Vous ne comprenez pas le français ?… Un peu ?… Alors, rendez, ma petite dame, n’ayez pas peur… Moi, je suis journaliste : j’ai vu tant de choses que je deviens fataliste et je me dis toujours avec calme, comme aujourd’hui : « Il arrivera ce qui arrivera. » Et… tenez, on est arrivé !