Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 6/a mes lecteurs

Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 6p. v-viii).

À MES LECTEURS.

Vous n’avez pas augmenté en nombre ! Deux cent quinze vous étiez, quand je commençai ce volume, deux cent quinze vous retrouvé-je en ce moment où je le termine.

Ainsi, je vais de tome en tome accroissant entre mes mains les exemplaires de cette bibliothèque invendable ; il me faut un vaste local pour les conserver tous ; il me faudrait vingt-cinq ou trente années d’existence pour en voir le complet écoulement. Ma brillante santé, il est vrai, me permet d’espérer que j’achèverai cette longue traduction, mais, rien au-delà ; et, quand ma débile main aura mis d’une manière absolue au bas de cet immense ouvrage le mot FIN, commenceront ces nouvelles destinées, que Dieu ouvre à mon âme sous un autre mode de l’existence.

Permettez-moi d’appeler vos sympathies, votre bienveillance, vos soins protecteurs, sur ce jeune enfant de mes travaux, qui est implumis, comme dirait Virgile, qui ne se soutient pas encore sur ses pieds, et qui fait tomber de son gosier, pour appeler sa nourriture, des sons inarticulés, où l’on ne peut reconnaître les rudiments des chants, qui seront peut-être un jour ceux de la fauvette ou du rossignol.

Vous êtes tous des personnages importants, vous occupez de hautes positions, vous habitez de grandes villes, vos fonctions vous mettent en rapport journalier avec ses principaux habitants. Que chacun de vous emploie donc ses efforts obligeants pour me faire demander par la Bibliothèque publique de sa ville un exemplaire de mon Mahâ-Bhârata. Qu’on s’adresse à moi directement ; évitons les intermédiaires. Je ferai à la cité la remise que l’on accorde aux agents de la librairie : 6 fois 6 font 36 [1]. Quelle ville n’a pas dans son budget cette modique somme à sa disposition ?

Vous savez qu’il me reste 85 exemplaires à placer ; et Dieu veuille qu’il n’y en ait pas davantage par suite du naufrage trop connu de l’un de mes dépositaires !

Il serait fâcheux, je ne dirai pas que cette traduction restât inachevée, — je ne suis pas homme, je le répète, à renoncer, sans que j’y aie mis la fin, à une chose commencée, — mais que je n’eusse pas, une fois serré la plume entre mes doigts, l’esprit exempt de soucis, libre d’inquiétudes, vide de toute incertitude sur les destinées matérielles de mon livre.

Dans ce volume, qui est le tiers de l’ouvrage, du moins, n’avons-nous rien passé d’essentiel ; nous avons traduit tout exactement, si ce n’est quelques-unes de ces interpellations si ordinaires, trop fréquentes même : Sire, ou plutôt roi, Bharatide, à le plus grand des Bharatides, ô le plus excellent des rois, Indra des rois, lion des rois, taureau des hommes, tigre des rois, ô le plus vaillant de tous ceux, qui portent les armes, ô le plus saint de tous les anachorètes, souverain de la terre, monarque des hommes, ô le plus vertueux ou le plus vigoureux des Pândouides ou des fils de Kourou ; apostrophes, dont la multiplicité ne déplaît pas, sans doute, à la politesse indienne, mais dont notre goût se fatigue bien vite et se dégoûte comme d’une inutile redondance. Aussi nous sommes-nous mis fort peu en peine de chercher si plusieurs ne nous avaient pas échappé, à notre insu ou même sciemment.

Enfin, nous avons senti le besoin d’un aide en certains passages, et nous avons fait venir de Londres le Commentaire de Nîlâkantha.

Cette dépense assez forte dans un ouvrage, qui, s’il ne coûte rien, ne rapporte également rien, témoigne du moins le respect, que nous portons à nos lecteurs, et le désir, que nous avons nous-mêmes d’élever cette œuvre au plus haut point de perfection, qu’il nous est possible d’atteindre.

Mais nous n’avons pas oublié qu’un poète veut être expliqué par un poète et qu’un commentateur n’est ordinairement qu’un grammairien froid, sec, étroit ; aussi n’avons-nous point enchaîné notre allure à ses pas, nous avons marché librement ; nous avons protesté quelquefois contre ses arrêts, et notre traduction fut assez osée de se décider sans orgueil pour ses propres jugements.

Hippolyte Fauche.

Parc du collège de Juilly, 1er décembre 1866.


  1. Les cinq premiers volumes sont estimés cinquante francs dans le catalogue de la Bibliothèque de feu M. Troyer (Voyez page 10 du catalogue extrait de la librairie Maisonneuve).