Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 3/chasseur montagnard

Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 3p. 194-213).

LE CHASSEUR MONTAGNARD.

Djanamédjaya dit :

« Révérend, je désire écouler avec étendue cette narration du fils de Prithâ aux travaux infatigables ; comment il parvint à obtenir ces astras ; 1516.

» De quelle manière le vigoureux Dhanandjaya aux longs bras, le tigre des hommes, entra sans crainte dans la forêt inhabitée ; 1517.

» Ce qu’il fit, ô le plus savant des brahmes, tandis qu’il demeurait là, et comment il plut, vénérable, à Sthânou, le roi des Dieux. 1518.

» Je désire entendre cela de ta grâce, ô le plus grand des brahmes ; car tu sais les choses humaines et divines, ô toi, qui sais tout. 1519.

» Invincible dans les batailles et le plus vaillant des guerriers, Arjouna, brahme, soutint jadis contre Bhava, un combat assurément épouvantable et plus que merveilleux. Au récit de ces exploits, les cœurs des princes les plus héroïques, lions des rois, furent émus de crainte, de joie et d’admirâtion. Dis-moi entièrement quelque autre chose, qu’ait faite ce fils de Prithâ ; car je ne vois de Djishnou rien de méprisé ou qui ait une très-faible importance. Raconte-moi donc toute la conduite de ce héros. » 1520-1521-1522-1523.

Vaîçampâyana lui répondit :

Je vais, mon père, te raconter du magnanime cette narration grande, divine et qui, tigre des Kourouides, ressemble au prodige ; 1524.

Ce combat corps à corps, mortel sans péché, avec l’immortel aux trois yeux. Écoute entièrement cette rencontre du Prithide avec le Dieu des Dieux. 1526.

Ce prince à l’héroïsme sans mesure était donc allé, sur l’ordre d’Youddhishthira, voir Çakra, le roi des Souras, et Çankara, le Dieu des Dieux. 1526.

Arjouna aux longs bras, à la grande force, avait, pour le succès de son affaire, pris son arc céleste ; il portait son épée à la poignée d’or. 1527.

Le Kourouide au grand cœur, sire, le héros de tous les mondes se dirigea sur la région septentrionale, vers les cimes de l’Himalaya ; et, doué d’une vitesse supérieure, la résolution bien arrêtée dans son devoir, Aîndri aniva seul dans un bois épineux, effroyable même. 1528-1529.

Il était riche de fruits et de fleurs variées, habité par des volatiles de toutes les sortes, peuplé de quadrupèdes en toutes les espèces, fréquenté des Siddhas et des Tchâranas. 1530.

Au moment où le fils de Kountî s’avança dans ce bois, un bruit de conques et de patahas éclata dans le ciel.

Une grande pluie de fleurs tomba ensuite sur la face de la terre, et une multitude immense de nuages couvrit l’air de tous les côtés. 1531 — 1532.

Quand il eut traversé des lieux infranchissables de bois, voisinage de la grande montagne, Arjouna enfin brilla, occupant le dos de l’Himâlaya. 1533.

Il vit là des arbres en fleurs, que les oiseaux faisaient résonner de leurs gazouillements, avec de larges rivières aux profonds tourbillons, qui avaient l’éclat sans tache du lapis-lazuli. 1534.

Leurs échos redisaient les cris des canards et des cygnes, les chants de la grue radieuse, les ramages du kokila mâle, les plaintes des paons et des ardées. 1535.

Le héros Arjouna vit là des ondes limpides, fraîches et saintes, ombragées par des bois ravissants, et son âme fut charmée. 1536.

Le guerrier au grand cœur se complut dans ces délicieuses forêts, et sa terrible énergie s’y voua à une violente pénitence. 1537.

Il se revêtit d’un habit fait du graminée darbha, se para d’une peau d’antilope, prit le bâton à la main et fit sa nourriture de feuilles tombées et desséchées sur la terre.

Il passa le premier mois mangeant un fruit après chaque troisième nuit accomplie ; il mit, le deuxième mois, un intervalle double en ses abstinences. 1538-1539.

Le troisième, il ne mangea plus qu’après chaque quinzaine de jours expirée ; et, quand le quatrième mois fut arrivé, le plus vertueux des Bharatides, le fils de Pândou aux longs bras, n’eut plus que le vent pour sa nourriture. Tenant ses bras levés en l’air, sans appui » il se tint sur le bout de l’orteil d’un seul pied. 1540-1541.

Ses ablutions continuelles avaient rendu les cheveux nattés de ce magnanime à la vigueur infinie semblables au lotus ou à l’éclair. 1542.

Alors tous les rishis de se rendre auprès du Dieu, armé de l’arc Pinâka, désireux de lui apprendre que le fils de Prithâ se maintenait dans sa terrible pénitence. 1543.

Ils s’inclinent devant Mahâdéva et lui racontent cette affaire du Prithide : « Ce fils de Kountî à la grande splendeur est monté sur le dos de l’Himâlaya. 1544.

» Placé dans une pénitence atroce, difficile à traverser, il couvre de fumée tous les points de l’horizon, et personne de nous tous, souverain des Dieux, ne sait ce qu’il désire faire. 1545.

» Il cause notre inquiétude à tous : eh bien ! qu’on l’arrête ! » Dès qu’il eut entendu ces paroles des solitaires méditatifs, l’époux d’Oumâ, le souverain des Bhoutâs, leur tint ce langage : « Vous ne devez concevoir nulle crainte à l’égard de Phâlgouna. 1546-1547.

» Retournez sur vos pas avec joie, promptement, sans paresse : je connais, moi I la pensée, qui est dans son cœur. 1548.

» Ce n’est aucun désir, ni du Swarga, ni de la puissance, ni de la vie. J’accomplirai aujourd’hui même tout ce qu’il désire. » 1549.

À ces mots de Çarva, les rishis aux paroles de vérité et la pensée joyeuse, s’en retournèrent, comme ils étaient venus, dans leurs habitations. 1550.

Quand ces magnanimes ascètes furent partis, le vénérable, qui tient à sa main l’arc Pinâka, Hara, qui efface tous les péchés, revêtit le déguisement d’un chasseur montagnard, semblable à un arbre d’or, et, grand, resplendissant, comme un autre mont Mérou, armé de son arc superbe et tenant ses flèches pareilles à des serpents, il descendit avec une grande vitesse sur la terre, comme te feu, qui a pris un corps. 1551-1552-1553.

Le fortuné, caché sous le travestissement d’un montagnard, était accompagné de la Déesse Oumâ, portant on habit de la même condition, de Bhoutâs joyeux sous différents déguisements et de femmes par milliers. Ce lieu resplendissait alors, sire, du plus grand éclat. 1554-1555.

Dans ce moment, toute cette forêt devint silencieuse ; le bruit même des cataractes et le ramage des volatiles se turent. 1556.

Arrivé non loin du Prithide aux travaux infatigables, il vit sous un aspect merveilleux un fils de Danou, appelé Moûka. 1557.

Il avait pris la forme d’un sanglier et, dans son âme très-méchante, il pensait à tuer Arjouna ; mais, s’étant armé de l’arc Gândîva, ses flèches à la main et telles que des serpents, après qu’il eut mis la corde au meilleur des arcs et fait raisonner le nerf à son arme, Phâlgouna lui dit : 1558-1559.

« Parce que tu veux me tuer, moi, venu ici sans péché, je vais commencer par t’envoyer sur le champ aux demeures d’Yama. » 1560.

À la vue de l’archer à la main sûre, qui allait frapper, Çaukara, sous la forme du montagnard, se hâta d’arrêter Phâlgouna : 1561.

« C’est moi, qui le premier, s’écria-t-il, ai vu ce sanglier de formes pareilles à l’Indrakîla. » Mais, sans égard à ces paroles, Phâlgouna d’envoyer son trait. 1562.

Le Kirâta à la grande splendeur lança en même temps au même but une flèche semblable au tonnerre et pareille à la flamme du feu. 1563.

Décochés par eux, les deux traits s’abattirent à la fois sur le sanglier, et le cadavre de Moûka s’étendit avec son corps de montagne. 1564.

La chute de ces flèches éclata alors comme le fracas du tonnerre avec la force de la foudre, qui tombe sur une montagne. 1565.

Frappé de traits nombreux à la gueule enflammée et tels que des serpents, le mauvais Génie mourut, après qu’il eut repris ses formes épouvantables de Rakshasa. Dans ce moment, Djishnou, l’immolateur des ennemis, aperçut devant lui un homme brillant comme l’or, accompagné d’une femme : c’était Çiva, sous le déguisement du chasseur montagnard. 1566-1567.

Et le fils de Kountî lui adressa, l’âme joyeuse, ces paroles en souriant : « Qui es-tu, toi, qui marches, escorté par des troupes de femmes, dans cette forêt déserte ! 1568.

» Ne crains-tu rien dans ces bois épouvantables, ô toi, qui as l’éclat de l’or ? Pourquoi as-tu frappé ce sanglier, ma proie ? 1569.

» C’est moi, qui le premier ai touché ce sanglier venu ici. Par la paix ou la guerre, tu ne peux m’échapper vivant ! 1570.

» Car ce n’est pas le devoir de la chasse, que tu as exercé tout à l’heure envers moi. Aussi vais-je te précipiter de la vie, habitant des montagnes. » 1571.

À ces mots, le Kirâta répondit en souriant avec une voix douce à l’ambidextre Pândouide : 1672.

« Tu ne dois concevoir aucune inquiétude à mon égard, héros, au sujet de cette forêt ; car cette terre fut toujours accoutumée à nous, qui habitons dans ses bois. 1573.

» Comment cette demeure incommode a-t-elle pu te plaire ? C’est à nous, homme riche en mortifications, d’habiter cette forêt, peuplée d’êtres nombreux. 1574.

» Ta grandeur est semblable au feu, bien délicate, accoutumée au plaisir, comment erres-tu seul dans ces bois solitaires ? » 1576.

« J’ai placé mon appui dans mon arc Gândîva et dans mes flèches de fer, pareilles à des serpents, lui répondit Arjouna, et j’habite dans cette grande forêt, comme un second Kârttikéya. 1576.

» C’est moi, qui ai frappé ce grand être, qui avait pris la forme d’une bête sauvage, ce Rakshasa épouvantable, qui était venu ici pour me tuer ! » 1577.

« Il a été frappé d’abord par les traits, qu’a décochés mon arc, repartit le Kirâta : il gît, atteint par moi, qui l’ai jeté dans les demeures d’Yama. 1578.

» En but à mes flèches d’abord, il est devenu mon butin ; c’est un coup de moi, qui a déraciné sa vie. 1579.

» Ne viens pas, enivré de ta force, renvoyer ta maladresse à un autre ! Tu es un orgueilleux ; insensé, tu ne m’échapperas point vivant ! 1580.

» Tiens ferme ! Je vais lancer mes flèches comme des foudres. Marche avec la plus haute vigueur et décoche aussi tes flèches ! » 1581.

À ces paroles du montagnard, Arjouna d’allumer sa colère et de le frapper de ses dards. 1582.

Celui-ci reçut les traits d’une âme joyeuse : « Encore ! encore ! » disait-il ; et : « C’est lent ! c’est lent ! répétait-il. 1583.

» Envoie ces flèches de fer, qui tranchent les articulations ! » Arjouna, aussitôt ces mots entendus, se hâta de lui décocher une pluie de traits. 1584.

Alors ces deux héros irrités, qui avaient une fierté de rois, se déchirèrent mainte et mainte fois l’un l’autre avec des flèches, qui avaient la forme des serpents. 1585.

Arjouna ensuite déchargea sur le montagnard une pluie de traits, et Çankara la reçut d’une âme sereine.

Quand le Dieu, qui tient l’arc Pinàka, eut subi, une heure durant, cette averse de flèches, il apparut, îmmobile comme une montagne avec son corps sans blessure. 1586-1587.

Dès que Dhaanandjaya vit échouer sa pluie de traits, il fut saisi de la plus vive admiration, et dit : « Bien ! c’est bien ! 1588.

» Quoi ! ce montagnard au corps si délicat, qui habite les sommets de l’Himalaya, il a reçu, sans être ému, les flèches de fer, envoyées par l’arc Gândîva. 1589.

» Quel Dieu visible est-ce ? Un Yaksha ou un Roudra 7 Un Asoura ou même un Soura ? car on sait que l’on rencontre des Tridaças sur la sainte montagne. 1590.

» Certes ! nul autre que le Dieu à l’arc Pinika n’aurait pu soutenir la fougue de ces multitudes de flèches, que mon arc a lancées par milliers. 1591.

» Soit Dieu, soit Yaksha, quiconque autre que Roudra, ferait face à mes dards acérés, je le plongerais dans le séjour d’Yama ! » 1592.

Alors Djishnou, l’âme exaltée, sire, d’envoyer par centaines ses flèches, qui tranchent les articulations, comme le soleil envoie ses rayons. 1598.

Le Dieu, qui tient en main le trident, adorable auteur des mondes, les reçut d’une âme sereine, tel qu’une montagne reçoit une averse de pierres. 1594.

Dans un instant, Phâlgouna vit ses traits puisés, une crainte amère le saisit, en voyant cette destruction de ses flèches. 1595.

Djishnou de tourner alors sa pensée vers l’adorable feu, duquel jadis il avait reçu dans le Khândavadeux carquois indestructibles. 1596.

« Quoi ? se disait-il : les flèches, que je lance avec cet arc, n’ont aucun succès ! Qui est donc cet homme, qui dévore ainsi toutes mes flèches ? 1597.

» En le frappant avec le bout de mon arc, comme un éléphant avec la pointe d’une lance, peut-être le conduirai-je au séjour d’Yama, qui inflige les châtiments ? »

Ayant donc ôté la corde à son arc et saisissant l’arme par l’une de ses extrémités, le héros à la vive lumière de frapper avec ses poings, semblables à des tonnerres. 1598-1599.

Mais, tandis que le fils de Kountî, l’immolateur des héros ennemis, combattait ainsi avec le bout de son arc, l’habitant des montagnes lui enleva des mains son arme céleste. 1600.

Aussitôt Arjouna, privé de son arc, mit le cimetère à la main et, voulant terminer le combat, il fondit rapidement sur l’ennemi. 1601.

Le rejeton de Kourou, s’étant avancé vaillamment, lui déchargea sur la tête de toute la force du bras son cimeterre acéré, qui eut tranché même des montagnes. 1602.

À peine eut-elle approché du crâne, l’excellente lame de voler en éclats. Phâlgouna combattit ensuite avec des rochers et des arbres. 1603.

L’adorable, au grand corps, sous la forme du montagnard, reçut ces arbres et ces rochers. Le Prithide à la grande fi^rce, qui produisait de la fumée avec ses poings semblables au tonnerre, le frappa sur son visage orgueilleux et d’une forme pareille à celle d’un Kirâta. 1604-1605.

Le bien-heureux, sous la forme du montagnard, harcela le fils de Pândou avec ses poings bien effrayants et semblables aux foudres de Çakra. 1606.

Tandis que le Kirâta et le fils de Pândou combattaient avec les poings, il s’éleva un bruit très-épouvantable de chairs broyées et d’os rompus. 1607.

Ce duel, qui fit se horripiler les poils, où se mêlaient des coups de bras, et qui ressemblait au combat de Vritra et du fils de Vasou, dura une grande heure. 1608.

Ensuite le vigoureux Djishnou de frapper le Kirâta de sa poitrine, et le vigoureux Kirâta de frapper le Pândouide résistant. 1609.

Le broiement de leurs bras et la mutuelle pression de leurs poitrines firent naître, dans leurs membres, un feu accompagné d’une fumée de charbon. 1610.

Mahadéva, ayant fortement serré son rival, membres contre membres, le surmonta par sa puissance et troubla son esprit par la colère. 1611.

Phâlgouna semblait une boule, dans son corps ramassé et fortement contraint, et le Dieu des Dieux le tint, Bharatide, enchaîné dans ses membres. 1612.

Il resta même sans respiration dans l’étreinte du magnanime ; il tomba sans mouvement sur la terre et parut avoir perdu l’esprit. 1613.

Au bout d’une heure, la connaissance lui était revenue.

le fils de Pândou se releva ; et, le corps inondé de sang, il était accablé de douleur. 1614.

Il se mit sous la protection de l’auguste et secourable Dieu, qui tient l’arc Pinâka, fit un carré d’argile et consacra une guirlande à Bhava. 1615.

Le fils de Prithâ, le plus vaillant des Pândouides, vit alors cette guirlande, qu’il y avait consacrée, mise sur la tête du montagnard, et la joie le rendit à sa nature. Il tomba à ses pieds, et Bhava satisfait, le voyant rempli d’étonnement et tous ses membres amaigris par la pénitence, lui parla en ces termes, d’une voix profonde comme le bruit des nuages : « Bien ! Phâlgouna ! bien ! Je suis content de ton exploit incomparable. 1616-1617-1618.

» Il n’existe pas un kshatrya, qui soit ton égal pour l’héroïsme et la fermeté ; ta splendeur et ta vaillance, mortel sans péché, vont de pair avec les miennes. 1619.

» Je suis content de toi, guerrier aux longs bras ! Contemple-moi, éminent Bharatide aux grands yeux : je donne à ta vue la faculté de me voir. Tu fus jadis un rishi. 1620.

» Tu vaincras tous les ennemis en bataille, fût-ce des Dieux : je te donne, en témoignage de ma satisfaction, mes astras irrésistibles. 1621.

» Tu es capable en un instant de les porter comme moi ! » Aussitôt Phâlgouna vit le Dieu Mahadéva à la grande lumière, Giriça, armé de l’arc Pinâka, que Dévî accompagnait. Il se jeta, les genoux à terre, et courba la tête devant lui. 1622-1623.

Le vainqueur des villes ennemies, le Prithide supplia ainsi Hari : « Karpati, souverain de tous les Dieux, immolateur de Bhaganétra, 162&.

VjOOQIC

» Dieu des Dieux, Mâhadéva au cou bleu, qui portes le djatâ, je reconnais en toi la première des causes, Dieu auguste aux trois yeux. 1625.

» Dieu, la voie des Dieux, toi, de qui ce monde est net tu es invincible dans les trois mondes aux hommes, aux Asouras et aux Dieux. 1626.

» Adoration à Çiva sous la forme de Vishnou, à Vishnou sous la forme de Çiva, à Hari-Roudra, qui a détruit le sacrifice de Daksha ! 1627.

» Adoration au Dieu, qui porte un œil au milieu du front, à Tout, à Mithousha, au Dieu, qui tient en sa main le trident, au conservateur de l’arc Pinâka, au soleil, à Mârdjalîya, à Védhas ! 1628.

» Je te supplie, toi, le vénérable, le grand souverain des Bhoûtas, le maître des Ganas, le révérend de l’univers, la cause des causes du monde ! 1629.

» Toi, qui as dépassé l’homme et la nature ! Toi, le plus éminent, le plus subtil des êtres, Hara ! Daigne, fortuné Çankara, me pardonner cette faute ! 1630.

» Je suis venu, par le désir de voir ta divinité, dans cette grande montagne, chérie de toi, souverain des Dieux, et la sublime habitation des ascètes. 1631.

n Je te supplie, bienheureux, qui reçois les adorations de tous les mondes, que cette offense, Mâhadéva, n’aille pas au châtiment pour moi ! 1632.

» Le combat, que j’ai soutenu contre toi, je te Tai livré sans te connaître ; pardonne-moi cette faute, à moi, Çankara, qui implore ton secours. » 1633.

À ces mots, le Dieu à la grande splendeur, qui porte le taureau pour enseigne, sourit, étendit son bras luisant, et dit à Pbâlgouna : « C’est pardonné ! » 1634.

L’adorable Hara étreignit le héros dans ses bras, et dit au fils de Prith[q, en commençant par une caresse : 1635.

« Tu fus dans une naissance précédente Nara, le compagnon de Nârâyana, et tu pratiquas à Vadar[i une terrible pénitence, plusieurs myriades d’années. 1636.

» Il y a en toi et dans Vishnou, le plus grand des hommes, une suprême vigueur : c’est par la vigueur de vous deux, les plus éminents des hommes, que ce monde est soutenu. 1637.

» Tu as frappé, sire, avec Krishna, dans le sacre de Çakra, les Dânavas, qui avaient enlevé cet arc bien grand, résonnant comme le bruit des nuages, cet arc Gândîva même, accoutumé à ta main, que j’ai dévoré, ô le plus vertueux des hommes, avec le secours de la magie. 1638-1639.

» Ils t’avaient également ravi, comme assortis à l’arme, fils de Prithâ, ces deux carquois indestructibles. Ton corps, rejeton de Kourou, sera invulnérable. 1640.

» Je suis rempli d’affection pour toi : le courage de ton altesse est infaillible. Reçois de ma part, ô le plus grand des hommes, une grâce, que tu veuilles obtenir. 1641.

» Il n’y a pas un homme, ô toi, qui donnes l’honneur, il n’existe pas un mâle entre les mortels, qui soit ton égal. Il n’est pas dans le ciel même un kshatrya, qui l’emporte sur toi, dompteur des ennemis. » 1642.

Arjouna lui répondit :

Si ta divinité m’accorde une grâce en témoignage de satisfaction, ô toi, qui arbores le taureau pour enseigne, je désire ton astra céleste, épouvantable, qui est, seigneur, nommé Pâçoupata ; 1643.

» Et cette force horrible, effrayante, appelée Brahmaçiras, avec laquelle, une fois arrivée la terrible fin d’un youga, tu détruis le monde entier. 1644.

» J’aurai à soutenir de grands combats avec Karna, Bhîshma, Kripa et Drona : que par ta grâce, Mahadéva, je puisse les vaincre, suivant les règles de la guerre.

» Qu’avec elle, je puisse consumer dans la bataille, sire, les Dânavas et les Rakshasas, les Bhoûtas, les Piçâtchas, les Gandharvas et les Pannagas ! 1645-1646.

» Dans cette arme enchantée naissent des milliers de lances, des massues à l’aspect épouvantable, des flèches aux formes de serpents. 1647.

» Que je puisse combattre avec elle sur un champ de bataille Bhîshma, et Drona, et Kripa, et le fils du cocher, qui a toujours des paroles piquantes à la bouche. 1648.

» Tel est mon plus grand désir, adorable meurtrier de Bhaganétra. Que je devienne ainsi, grâce à toi, capable de ces prouesses. » 1649.

Bhava dit :

« Je te donne mon arme chérie, nommée Pâçoupata : tu es capable, seigneur, de la porter, la décocher et l’arrêter. 1650.

» Ni Yama, ni le roi des Yakshas, ni Varouna, ni le Vent, ni Mahéndra lui-même ne le savent pas : d’où les enfants de Manou pourraient-ils le savoir ? 1651.

» Mais il ne faut pas te hâter, fils de Prithâ, de l’envoyer nulle part tomber sur un homme de petite valeur, car ce monde entier périrait. 1652.

» I : n’est rien, à qui elle ne puisse donner la mort dans les trois mondes des êtres mobiles et immobiles. Elle peut être lancée avec l’arc, la pensée, l’œil ou la parole, »

À ces mots, le fils de Prithâ, s’étant hâté de se recueillir et de se rendre pur, s’approcha de Viçvéca, et lui dit : « Instruis-moi ! » 1653-1654.

Et celui-ci d’instruire le plus vaillant des Pândouides, comme le Trépas lui-même revêtu d’un corps, dans les mystères de ce trait inéluctable. 1655.

Tel qu’il se tenait auprès de Tryambaka, l’époux d’Oumâ, tel se tint l’astra auprès du fils de Prithâ. Arjouna le reçut alors avec affection. 1656.

La terre s’ébranla soudain avec ses montagnes et les arbres de ses forêts, avec ses mers et ses lieux boisés, avec les formes de ses villes et villages. 1657.

Le bruit des conques, des timbales, et des tambours par milliers salua l’arrivée de ce moment, et des vents orageux s’abattirent sur la terre à diverses fois. 1658.

Ensuite l’astra épouvantable flamboya ; les Dieux et les Dânavas le virent placé, revêtu d’un corps, auprès du fils de Prithâ à la force sans mesure. 1659.

Tryambaka de toucher le vigoureux Phâlgouna, et sur le champ disparut tout ce qu’il avait d’imparfait dans son corps. 1660.

« Va au Swarga ! » dit le Dieu aux trois yeux, lui donnant congé ; et Arjouna, courbant sa tête devant lui, sire, le regarda, ses mains jointes. 1661.

Alors, l’auguste Çiva, le maître des habitants du ciel, Giriça à la grande splendeur, Bhava, l’époux d’Oumâ, rendit au plus excellent des hommes le grand arc Gândîva, meurtrier des Piçâtchas et des fils de Ditt. 1662.

Ces choses faites, Içwara, quittant l’éminente et sainte montagne, aux cavernes, aux plateaux, aux rivages blancs, s’élança, accompagné d’Oumâ et sous les yeux du plus grand des hommes, dans les airs habités par les maharshis et les oiseaux. 1663.

À la vue même du héros, le Dieu à l’arc Pinâka, qui fait du taureau son enseigne, était rentré dans l’invisibilité, comme le soleil du monde, quand il est parvenu à la montagne du couchant. 1664.

Arjouna, l’immolateur des héros ennemis, fut transporté de la plus vive admiration ; il se disait, Bharatide : « J’ai donc vu Mahadéva en personne ! 1665.

» Je suis heureux, je suis favorisé du ciel, moi, qui ai vu sous une forme et qui ai touché de ma main Hara aux trois yeux, le Dieu à l’arc Pinâka, le donateur des grâces ! 1666.

» Je reconnais que tous mes vœux sont comblés, que j’ai reçu le plus grand honneur dans ce combat, que tous mes ennemis sont vaincus et que j’ai atteint mon but ! »

Tandis que le fils de Prithâ à la vigueur infinie roulait ses pensées, le fortuné monarque des eaux, éclairant tous les points de l’espace et semblable en couleur au lapis-lazuli, le sage Varouna, le maître des monstres marins, arriva dans ces lieux, environné par des troupes de grands êtres amphibies, des serpents, des fleuves, des rivières, des Daîtyas, des Sadhyas et de maintes Divinités. L’auguste et bienheureux Kouvéra, qui préside aux richesses, y vint, escorté d’Yakshas, illuminant, pour ainsi dire, l’atmosphère avec son char à la grande splendeur, le corps d’or et l’aspect semblable à une merveille : il était amené par l’envie de voir Arjouna. Là, vint aussi, visible aux yeux, le majestueux et fortuné Yama, le destructeur du monde, 1667-1668-1669-1670-1671-1672.

Dharmarâdja, le Vivasvatide, qui tient un bâton à sa main et met fin à tous les êtres, lui, de qui l’âme est inaccessible à la pensée, accompagné de Pitris, causes du monde et portant des corps de mortels, illuminant avec son char les trois mondes, les Gouyakas, les Gandharvas et les Pannagas, comme un second soleil, une fois arrivé le terme d’un youga. Ces Dieux, parvenus sur les cimes variées et lumineuses de la grande montagne, y virent Arjouna se livrer à la pénitence. Un instant après, accompagné de Mahéndranî et sous une blanche ombrelle portée sur sa tête, Indra s’avança lui-même, escorté par les troupes des Souras et monté sur la tête d’Atrâvata. 1673-1674-1675-1676-1677.

Célébré par les Gandharvas et les rishis, opulents de pénitence, il brillait, comme la reine des constellations, placée sous un nuage blanc. 1678.

Arrivé sur la cime de la montagne, il s’y tint comme un soleil levant. Ensuite, instruit des devoirs les plus élevés et prenant sa place dans la région méridionale, le sage Yama à la voix de tonnerre prononça ces belles paroles : « Arjouna ! Arjouna ! vois rassemblés ici tous ces Dieux, les gardiens du monde. 1679-1680.

» Nous t’accordons cette vue maintenant : que ton altesse veuille bien voir. Jadis tu fus un rishi à la grande grande force, à l’âme infinie, appelé Nara. 1681.

» Un ordre de Brahma t’a fait descendre, mon fils, dans la condition des mortels. Ton ayeul à la haute vigueur, à l’âme grandement vertueuse, Bhîshma, né de Vasou, doit être un jour vaincu par toi dans la guerre, homme sans péché ; et la défense des kshatryas, de qui le toucher ressemble à celui du feu, sera confiée au fils de Bharadvâdja. 1682-1688.

» Ce sont aujourd’hui, fils de Kourou, des Dânavas à la grande force, tombés dans la condition humaine, des Dânavas aux solides cuirasses. 1684.

» Portion du Dieu, mon père, qui échauffe l’univers entier, Karna à la vigueur sans égale, succombera un jour sous tes coups, Dhanandjaya. 1685.

» Tu moissonneras dans la guerre les portions des Rakshasas, des Dânavas et des Dieux, qui sont descendus sur la terre. Ils obtiendront comme leur bien, fils victorieux de Kountî, la voie conquise en récompense de leurs œuvres ; et ta renommée, Phâlgouna, restera impérissable dans le monde. 1686-1687.

» Tu as satisfait dans un grand combat Mahadéva rendu visible, et tu dois soulager la terre de ses Rakshasas avec Vishnou. 1688.

» Reçois comme arme, guerrier aux longs bras, mon bâton, que l’on ne peut arrêter : cette arme à la main, tu accompliras un bien grand exploit. » 1689.

Vaîçampâyana de continuer son récit :

Le rejeton de Kourou, fils de Prithâ, reçut, suivant l’étiquette, ce bâton, avec ses formules mystiques, les moyens pour s’en servir, le décocher et l’arrêter. 1690.

Ensuite l’auguste Varouna, le souverain des monstres aquatiques, la couleur bleue comme un nuage, prit sa place dans la région occidentale et prononça ces paroles :

« Fils de Prithâ, toi, qui es le premier des kshatryas et qui en observes le devoir, regarde-moi de les yeux dorés ! je suis Varouna, le souverain des eaux. 1691-1692.

» Reçois ce lacet Varounain, que rien ne peut empêcher et que j’ai préparé moi-même : reçois-le, fils de Kountî, avec le secret pour l’arrêter. 1693.

» C’est avec lui, héros, que j’ai lié par milliers dans la bataille de Târakâmaya les magnanimes Dattyas. 1694.

» Reçois donc de ma grâce ces chaînes, que je te présente, guerrier à la grande âme : la mort elle-même, liée par toi, son meurtrier, ne pourrait s’en débarrasser.

» Quand, armé de ce lacet, tu erreras sur le champ de bataille, la terre, sans aucun doute, sera dépeuplée de kshatryas. » 1695-1696.

Après qu’Yama et Varouna eurent donné leurs armes divines, le Dieu, qui préside aux richesses et habite le Katlâsa, prit la parole en ces termes : 1697.

« Je suis content, Pândouide à la grande force et à la vaste science, 9e me trouver ici avec toi et Vishnou même. 1698.

» Ambidextre aux longs bras, tu es une éternelle et primitive divinité. Ton excellence a supporté dans les anciens temps de continuelles fatigues avec nous. 1699.

» Tu vois cette arme divine ; je te la donne, taureau des hommes : tu vaincras avec elle, guerrier aux longs bras, des êtres difficiles à vaincre, et qui ne sont pas des hommes. 1700.

» Que ta grandeur n’hésite pas à recevoir de moi cette arme sans égale : elle à ta main, tu consumeras les armes du fils de Dhritarâsthra. 1701.

» Accepte, dissipateur des ennemis, cet antardhâna, qui m’est cher, produit la lumière, la force, la vaillance, et cause le sommeil. 1702.

» Au temps où Tripoura fut tué par le magnanime Çankara, celui-ci envoya cet astra, qui brûla tous les grands Asouras. 1703.

» Cest pour toi que je lève cette arme, toi, de qui le courage est une vérité ! Tu peux la soutenir, toi, de qui la pesanteur est égale à celle de Mérou. » 1704.

À ces mots, Arjouna aux longs bras, le Kourouide à la grande force, reçut suivant l’étiquette cet astra divin et digne de Kouvéra, 1705.

Ensuite le roi des Dieux à la voix comme le bruit du tambour ou des nuages dit au fils de Pritbâ, infatigable dans ses travaux, en le flattant d’une voix tendre : 1706.

« Guerrier aux longs bras, qui as Kountî pour mère, tu es l’antique Içana, qui, parvenu à l’état d’une perfection suprême, est entré dans la voie des Dieux visibles. 1707.

» Mais tu as la bien grande affaire des Immortels à accomplir, dompteur des ennemis : il faut que tu montes au Swarga. Tiens-toi prêt, héros à la vive lumière. 1708.

» Un char, accompagné de Mâtali, descendra sur la terre à cause de toi : c’est alors que je te donnerai mes astras divins, rejeton de Kourou. » 1709.

Après qu’il eut vu les gardiens du monde rassemblés sur le front de la montagne, Dhanandjaya, le sage fils de Kountî, fut transporté d’admiration. 1710.

Arjouna à la grande splendeur honora de compagnie les gardiens du monde, suivant les rites, avec des prières, de l’eau et des fruits. 1711.

Les Dieux s’en retournèrent comme ils étaient venus, dès qu’ils eurent honoré Dhanandjaya ; mais l’amour avait donné à toutes ces Divinités la vitesse de la pensée.

L’acquisition des armes combla de joie l’éminent Arjouna, qui se regarda dès lors comme ayant rempli son but et accompli ses désirs. 1712-1713.