Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le Magnifique

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 305-311).


XV. — LE MAGNIFIQUE.


Un peu d’esprit, beaucoup de bonne mine,
Et plus encor de liberalité,
C’est en amour une triple machine
Par qui maint fort est bien tost emporté,
Rocher fust-il ; rochers aussi se prennent.

Qu’on soit bien fait, qu’on ayt quelque talent,
Que les cordons de la bourse ne tiennent,
Je vous le dis, la place est au galant.
On la prend bien quelquefois sans ces choses.
Bon fait avoir neanmoins quelques doses
D’entendement, et n’estre pas un sot.
Quant à l’avare, on le hait ; le magot
A grand besoin de bonne retorique :
La meilleure est celle du liberal.
Un Florentin, nommé le Magnifique,
La possedoit en propre original.
Le Magnifique estoit un nom de guerre
Qu’on luy donna ; bien l’avoit merité :
Son train de vivre, et son honnesteté,
Ses dons sur tout, l’avoient par toute terre
Déclaré tel ; propre, bien fait, bien mis,
L’esprit galant, et l’air des plus polis.
Il se piqua pour certaine fémelle
De haut estat. La conqueste estoit belle :
Elle excitoit doublement le désir ;
Rien n’y manquoit, la gloire et le plaisir.
Aldobrandin estoit de cette Dame ’
Bail et mary : pourquoy bail ? ce mot là
Ne me plaist point ; c’est mal dit que cela ;
Car un mary ne baille point sa femme.
Aldobrandin la sienne ne bailloit,
Trop bien cét homme à la garder veilloit[1]
De tous ses yeux ; s’il en eust eu dix mille,
Il les eust tous à ce soin occupez :
Amour le rend, quand il veut, inutile ;
Ces Argus là sont fort souvent trompez.
Aldobrandin ne croioit pas possible
Qu’il le fust onc ; il défioit les gens.

Au demeurant il estoit fort sensible
A l’interest, aymoit fort les presens.
Son concurrent n’avoit encor sceu dire
Le moindre mot à l’objet de ses vœux :
On ignoroit, ce luy sembloit, ses feux,
Et le surplus de l’Amoureux martyre
(Car c’est toûjours une mesme chanson).
Si l’on l’eust sceu, qu’eust-on fait ? Que fait-on ?
Jà n’est besoin qu’au lecteur je le die.
Pour revenir à nostre pauvre Amant,
Il n’avoit sceu dire un mot seulement
Au Medecin touchant sa maladie.
Or le voila qui tourmente sa vie,
Qui va, qui vient, qui court, qui perd ses pas :
Point de fenestre et point de jalousie
Ne luy permet d’entrevoir les appas
Ny d’entrouïr la voix de sa Maitresse.
Il ne fut onc semblable forteresse.
Si faudra-t-il qu’elle y vienne pourtant.
Voicy comment s’y prit nostre assiegeant.
Je pense avoir des-ja dit, ce me semble,
Qu’Aldobrandin homme à presens étoit ;
Non qu’il en fist, mais il en recevoit.
Le Magnifique avoit un Cheval d’amble,
Beau, bien taillé, dont il faisoit grand cas :
Il l’appelloit, à cause de son pas,
La haquenée. Aldobrandin le loüe :
Ce fut assez ; nôtre Amant proposa
De le troquer. L’Epoux s’en excusa :
Non pas, dit-il, que je ne vous avoüe
Qu’il me plaît fort ; mais à de tels marchés
Je perds toûjours. Alors le Magnifique,
Qui void le but de cette politique,
Reprit : Eh bien ! faisons mieux : ne troquez ;
Mais, pour le prix du Cheval, permettez
Que, vous présent, j’entretienne Madame :
C’est un désir curieux qui m’a pris.

Encor faut-il que vos meilleurs amis
Sçachent un peu ce qu’elle a dedans l’ame.
Je vous demande un quart d’heure sans plus.
Aldobrandin l’arrestant là-dessus :
J’en suis d’avis ! je livreray ma femme !
Ma foy, mon cher, gardez vôtre Cheval !
Quoy ! vous present ?… Moy present. Et quel mal
Encor un coup peut-il, en la présence
D’un mary fin comme vous, arriver ?
Aldobrandin commence d’y resver ;
Et raisonnant en soy : Quelle apparence
Qu’il en mêvienne en effet, moy present ?
C’est marché seur, il est fol ; à son dam.
Que prétend-il ? pour plus grande assurance,
Sans qu’il le sçache, il faut faire défense
A ma moitié de répondre au galant.
Sus, dit l’Epoux, j’y consens. La distance
De vous à nous, poursuivit nostre Amant,
Sera reiglée, afin qu’aucunement
Vous n’entendiez. Il y consent encore ;
Puis va querir sa femme en ce moment.
Quand l’autre void celle là qu’il adore,
Il se croit estre en un enchantement.
Les saluts faits, en un coin de la sale
Ils se vont seoir. Nôtre galant n’étale
Un long narré, mais vient d’abord au fait.
Je n’ay le lieu ny le temps à souhait,
Commença-t-il ; puis je tiens inutile
De tant tourner ; il n’est que d’aller droit.
Partant, Madame, en un mot comme en mille,
Vostre beauté jusqu’au vif m’a touché.
Penseriez vous que ce fust un peché
Que d’y répondre ? Ah ! je vous crois, Madame,
De trop bon sens. Si j’avois le loisir,
Je ferois voir par les formes ma flame,
Et vous dirois de cet ardant désir
Tout le menu ; mais que je brusle, meure,

Et m’en tourmente, et me dise aux abois,
Tout ce chemin que l’on fait en six mois,
Il me convient le faire en un quart d’heure :
Et plus encor ; car ce n’est pas là tout :
Froid est l’Amant qui ne va jusqu’au bout,
Et par sotise en si beau train demeure.
Vous vous taisez ? pas un mot ! Qu’est-ce là ?
Renvoyrez-vous de la sorte un pauvre homme ?
Le Ciel vous fit, il est vray, ce qu’on nomme
Divinité ; mais faut-il pour cela
Ne point répondre alors que l’on vous prie ?
Je vois, je vois ; c’est une tricherie
De vôtre Epoux : il m’a joüé ce trait,
Et ne prétend qu’aucune repartie
Soit du marché ; mais j’y sçais un secret ;
Rien n’y fera, pour te seur, sa défence.
Je sçauray bien me répondre pour vous :
Puis ce coin d’œil, par son langage doux,
Rompt à mon sens quelque peu le silence :
J’y lis cecy : Ne croyez pas, Monsieur,
Que la Nature ait composé mon cœur
De marbre dur. Vos frequentes passades,
Jouxtes, tournois, devises, serenades,
M’ont avant vous declaré vôtre amour.
Bien loin qu’il m’ait en nul poinct offensée,
Je vous diray que dés le premier jour
J’y répondis, et me sentis blessée
Du mesme trait. Mais que nous sert cecy ?
Ce qu’il nous sert ? je m’en vais vous le dire :
Estant d’accord, il faut cette nuit cy
Goûter le fruit de ce commun martyre,
De vôtre Epoux nous vanger et nous rire,
Bref, le payer du soin qu’il prend icy :
De ces fruits là le dernier n’est le pire.
Vôtre jardin viendra comme de cire :
Descendez-y ; ne doutez du succés.
Vôtre mary ne se tiendra jamais
Qu’à sa maison des champs, je vous l’assure,

Tantost il n’aille éprouver sa monture.
Vos doüagnas en leur premier sommeil,
Vous descendrez, sans nul autre appareil
Que de jetter une robe fourrée
Sur vostre dos, et viendrez au jardin.
De mon costé, l’échelle est préparée ;
Je monteray par la cour du voisin :
Je l’ay gagné ; la ruë est trop publique.
Ne craignez rien… Ah ! mon chef Magnifique,
Que je vous ayme, et que je vous sçais gré
De ce dessein ! Venez, je descendray…
C’est vous qui parle ; et plust au Ciel, Madame,
Qu’on vous osast embrasser les genoux !…
Mon Magnifique, à tantost ; vôtre flame
Ne craindra point les regards d’un jaloux.
L’Amant la quite, et feint d’estre en couroux ;
Puis, tout grondant : Vous me la donnez bonne,
Aldobrandin ! je n’entendois cela.
Autant vaudroit n’estre avecque personne
Que d’estre avec Madame que voila.
Si vous trouvez Chevaux à ce prix là,
Vous les devez prendre, sur ma parole.
Le mien hannit du moins ; mais cette idole
Est proprement un fort joly poisson.
Or sus, j’en tiens ; ce m’est une leçon.
Quiconque veut le reste du quart d’heure
N’a qu’à parler ; j’en feray juste prix.
Aldobrandin rit si fort, qu’il en pleure.
Ces jeunes gens, dit-il, en leurs esprits
Mettent toûjours quelque haute entreprise.
Nostre féal, vous laschez trop tost prise ;
Avec le temps on en viendroit à bout.
J’y tiendray l’œil ; car ce n’est pas là tout :
Nous y sçavons encor quelque rubrique ;
Et cependant, Monsieur le Magnifique,
La haquenée est nettement à nous ;
Plus ne fera de dépense chez vous.
Des-aujourd’huy, qu’il ne vous en déplaise,

Vous me verrez dessus fort à mon aise
Dans le chemin de ma maison des champs.
Il n’y manqua, sur le soir ; et nos gens
Au rendez-vous tout aussi peu manquerent.
Dire comment les choses s’y passerent,
C’est un détail trop long ; lecteur prudent,
Je m’en remets à ton bon jugement :
La Dame estoit jeune, fringante et belle,
L’Amant bien fait, et tous deux fort épris.
Trois rendez-vous coup sur coup furent pris ;
Moins n’en valoit si gentille femelle.
Aucun peril, nul mauvais accident,
Bons dormitifs en or comme en argent
Aux doüagnas, et bonne sentinelle.
Un pavillon vers le bout du jardin
Vint à propos : Messire Aldobrandin
Ne l’avoit fait bâtir pour cet usage.
Conclusion, qu’il prit en cocüage
Tous ses degrez ; un seul ne luy manqua,
Tant sceut joüer son jeu la haquenée !
Contant ne fut d’une seule journée
Pour l’éprouver ; aux champs il demeura
Trois jours entiers, sans doute ny scrupule.
J’en connois bien qui ne sont si chanceux ;
Car ils ont femme, et n’ont Cheval ny Mule,
Sçachant de plus tout ce qu’on fait chez eux.


  1. A partir de l’édition de 1685, ces cinq derniers vers sont remplacés par les trois suivants :
    Mari jaloux ; non comme d’une femme,
    Mais comme qui depuis peu jouïroit
    D’une Filis. Cet homme la veilloit….