Le Magasin d’antiquités/Tome 2/65

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 227-232).



CHAPITRE XXVIII.


Bien heureusement pour la petite servante qu’elle était vive et alerte ; sans cela, la course qu’elle entreprenait toute seule, dans le voisinage même de l’endroit où elle courait le plus de risque à se montrer, eût eu pour effet peut-être d’amener une restauration de la suprême autorité de miss Sally sur sa personne. Ne se dissimulant pas le péril qu’elle courait, la marquise n’eut pas plutôt quitté la maison, qu’elle se jeta dans la première rue sombre et écartée qui s’offrit à elle ; et, sans s’inquiéter du terme assigné à sa course, elle ne songea tout d’abord qu’à mettre deux bons milles de briques et de plâtre entre elle et Bevis-Marks.

Une fois qu’elle eut accompli ce premier point, elle commença à se diriger vers l’étude du notaire. En s’informant avec adresse auprès des marchandes de pommes et des écaillères, au coin des rues, plutôt que dans les brillantes boutiques ou auprès des personnes bien mises, au risque d’un accueil plus ou moins poli, elle obtint assez bien les renseignements nécessaires. Comme les pigeons voyageurs, d’abord perdus dans un lieu qui leur est inconnu, aspirent l’air au hasard pendant quelque temps, avant de s’élancer vers le lieu de leur message, de même la marquise fit des détours avant de se croire en sûreté, puis elle se dirigea vivement vers le but qui lui avait été assigné.

Elle n’avait point de chapeau ; rien sur la tête qu’une grande coiffe portée au temps jadis par Sally Brass, dont le goût en fait de couture était, comme on sait, tout particulier. Sa course était plutôt entravée qu’aidée par ses souliers en savate qui s’échappaient sans cesse de ses pieds, et qu’elle avait ensuite bien de la peine à retrouver au milieu du flot des passants. La pauvre petite créature éprouva tant d’embarras et de retard pour retrouver ces objets de toilette dans la boue et le ruisseau, et fut tellement coudoyée pendant ce temps-là, poussée, heurtée et portée de main en main, qu’au moment où elle atteignit enfin la rue du notaire, elle était presque épuisée et à bout de forces : elle en avait la larme à l’œil.

Mais enfin la voilà arrivée, c’était une grande consolation ; d’autant plus que par la fenêtre de l’étude elle vit briller des lumières, et put espérer par conséquent qu’il n’était pas trop tard. Elle s’essuya donc les yeux avec le revers de sa main, et, montant tout doucement les degrés du perron, regarda à travers les vitres.

M. Chukster était debout derrière son bureau. Il faisait ses dispositions de fin de journée, comme de tirer ses poignets, de relever son col de chemise, de rattacher plus gracieusement sa cravate et d’arranger secrètement ses moustaches à l’aide d’un petit morceau de miroir d’une forme triangulaire. Devant le feu se tenaient deux gentlemen : l’un d’eux lui parut être le notaire, et elle ne se trompait pas ; l’autre, qui boutonnait sa grande redingote pour s’apprêter à partir, M. Abel Garland.

Ces observations faites, la petite rusée tint conseil avec elle-même. Elle résolut d’attendre dans la rue la sortie de M. Abel. Alors elle n’aurait plus à craindre d’être forcée de parler devant M. Chukster, et il lui serait plus facile de remplir son message. Dans cette intention, elle se laissa glisser au bas de la fenêtre, traversa la rue et alla s’asseoir sur le pas d’une porte juste en face.

À peine avait-elle pris cette position, qu’un poney arriva en dansant tout le long de la rue avec ses jambes en zigzag et sa tête qui se tournait de tous côtés. Derrière le poney un phaéton, et dans le phaéton un homme ; mais le poney ne semblait s’inquiéter ni du phaéton ni de l’homme : car tour à tour il se levait sur ses jambes de derrière, ou s’arrêtait, ou s’élançait, ou s’arrêtait de nouveau, ou reculait, ou se jetait de côté, sans le moindre égard pour l’un ni pour l’autre, selon que la fantaisie l’en prenait, et comme s’il avait à cœur de montrer qu’il était l’animal le plus libre qu’il y eût dans le monde. Quand la voiture arriva à la porte du notaire, l’homme dit d’une manière très-respectueuse : « Ohah ! c’est ici ! » ayant l’air de faire entendre que, s’il prenait l’extrême liberté d’émettre un vœu, ce serait celui de s’arrêter en cet endroit. Le poney fit une pause d’un moment ; mais, comme s’il eût réfléchi que s’arrêter lorsqu’on l’en priait serait établir un précédent peu convenable et même dangereux, il repartit immédiatement, courut au trot allongé jusqu’au coin de la rue, tourna, revint sur ses pas, et alors s’arrêta de sa propre volonté.

« Oh ! vous faites un joli coco ! … dit l’homme qui ne voulait pas s’aventurer légèrement à peindre le poney sous des couleurs plus tranchées avant d’avoir mis en toute sécurité pied à terre sur le trottoir. Je voudrais bien te voir une bonne fois récompensé comme tu le mérites, va !

— Qu’est-ce qu’il a fait ? dit M. Abel qui tournait un châle autour de son cou tout en descendant les marches.

— Il y a de quoi mettre un homme hors de lui, répondit le valet d’écurie. C’est bien le coquin le plus vicieux… Ohah ! vas-tu rester tranquille !

— Ce n’est pas le moyen qu’il reste tranquille, si vous lui lancez des injures, dit M. Abel qui s’installa dans la voiture, les guides en main. Il est très-bon enfant quand on sait le prendre. Voici, depuis longtemps, la première fois qu’il sort, car il a perdu son conducteur, et jusqu’à ce matin il n’a pas voulu bouger. Les lanternes sont prêtes, n’est-ce pas ? Bien. Trouvez-vous ici demain, à la même heure, s’il vous plaît, pour tenir mon cheval. Bonsoir. »

Après une ou deux cabrioles de son invention, le poney céda à la douceur de M. Abel et se mit à trotter gentiment.

Durant tout ce temps, M. Chukster s’était tenu debout sur le seuil de la porte. En le voyant, la petite servante n’avait pas osé s’approcher. Elle n’eut donc d’autre parti à prendre que de courir après le phaéton et de crier à M. Abel d’arrêter. Mais, par suite de cette course haletante, elle était hors d’état de se faire entendre. Le cas était désespéré, car le poney pressait le pas. La marquise se pendit quelques instants à la voiture ; mais sentant qu’elle ne pouvait aller plus loin, et que bientôt même il lui faudrait renoncer à son projet, elle grimpa, d’un bond vigoureux, sur le siège de derrière, et, dans cette ascension, perdit sans retour un de ses souliers.

M. Abel étant dans une disposition d’esprit rêveuse, et ayant d’ailleurs assez à faire de diriger le poney, allait au petit trot sans se retourner. Il était bien loin de songer à l’étrange figure qu’il traînait derrière lui, jusqu’à ce que la marquise, un peu remise de sa suffocation, de la perte de son soulier et de la nouveauté de sa situation, jeta tout près de son oreille ces mots :

« Dites donc, monsieur…. »

Il se retourna vivement et, arrêtant le poney, s’écria avec une certaine émotion :

« Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?

— N’ayez pas peur, monsieur, répondit la messagère encore haletante. Oh ! j’ai tant couru après vous !

— Que voulez-vous ? dit M. Abel. Comment êtes-vous là ?

— Je suis montée par derrière, répondit la marquise. Oh ! je vous en prie, conduisez-moi, monsieur… sans vous arrêter… vers la Cité. Oh ! je vous en prie, hâtez-vous… C’est une affaire importante. Il y a là quelqu’un qui désire vous voir. Il m’a envoyée vous demander de venir tout de suite, parce qu’il sait toute l’affaire de Kit, et qu’il peut le sauver encore en prouvant son innocence ! …

— Que me dites-vous là, mon enfant !

— La vérité, sur ma parole, sur mon honneur. Mais veuillez tourner de ce côté, et vivement, s’il vous plaît. Je suis partie depuis si longtemps, qu’il doit croire que je me suis perdue. »

Involontairement, M. Abel poussa le poney en avant. Le poney, obéissant à une secrète sympathie, ou bien écoutant un nouveau caprice, s’élança rapidement et sans ralentir son pas, sans, se livrer à aucun acte d’excentricité avant d’avoir atteint la porte de la maison où logeait M. Swiveller : là, chose merveilleuse ! il consentit à s’arrêter au moment même où M. Abel lui en intima l’ordre.

« Voyez ! dit la marquise montrant une fenêtre faiblement éclairée ; c’est cette chambre là-haut. Venez ! »

M. Abel, qui était bien une des créatures du monde les plus simples et les plus modestes, et qui à cette simplicité joignait une timidité naturelle, hésita ; car il avait entendu parler, et il le croyait mordicus, de personnes attirées dans des lieux équivoques, en des circonstances semblables, par des guides comme la marquise, pour s’y voir volées et même assassinées.

Cependant sa sympathie pour Kit l’emporta sur toute autre considération. Ainsi, confiant Whisker aux soins d’un homme qui précisément se tenait près de là pour gagner quelque chose, il laissa sa compagne de route lui prendre la main pour le conduire jusqu’au haut d’un escalier étroit et obscur.

Sa surprise ne fut pas médiocre quand il se vit introduit dans une chambre de malade éclairée d’une lueur douteuse, où un homme dormait tranquillement dans son lit.

« N’est-ce pas, dit son guide à voix basse mais avec une certaine chaleur, n’est-ce pas que ça fait plaisir de le voir reposer comme ça ? … Oh ! si vous l’aviez vu il y a deux ou trois jours seulement ! quelle différence ! »

Le jeune M. Garland ne répondit rien, et, à dire vrai, il aimait mieux se tenir très-loin du lit et très-près de la porte. Son guide, qui paraissait comprendre sa répugnance, moucha la chandelle, la prit à la main et s’approcha du malade. Au même moment le dormeur tressaillit… M. Abel reconnut dans ce visage dévasté par la souffrance les traits de Richard Swiveller.

« Qu’est-ce que ceci ? dit-il d’un ton amical et en s’élançant vers lui ; vous avez donc été malade ?

— Très-malade, répondit Richard, à deux doigts de la mort. Il ne s’en est fallu de rien que vous vinssiez à apprendre que votre très-humble Richard était dans sa bière, sans l’amie que j’ai envoyée à votre recherche… Une autre poignée de main, marquise, s’il vous plaît… Asseyez-vous, monsieur. »

M. Abel, qui ne parut pas médiocrement surpris d’entendre conférer une telle qualité à son guide, prit une chaise et s’assit auprès du lit. « J’ai envoyé chez vous, monsieur, dit Richard ; elle vous a sans doute appris déjà pour quel motif.

— En effet, j’en suis encore tout bouleversé. Je ne sais réellement que dire ni que penser.

— Vous le saurez bientôt, répliqua Dick. Marquise, asseyez-vous au pied du lit, s’il vous plaît. Maintenant, racontez à ce gentleman tout ce que vous m’avez raconté à moi-même, d’un bout à l’autre. Vous, monsieur, ne dites rien. »

L’histoire fut répétée exactement de la même manière que la première fois, sans addition, sans omission non plus. Durant tout le récit, Richard Swiveller tint ses yeux fixés sur le visiteur ; et quand la marquise eut achevé, il reprit aussitôt la parole :

« Vous venez, dit-il, d’entendre tous ces détails, et vous ne les oublierez pas. Je suis trop affaibli, trop épuisé pour pouvoir vous donner aucun conseil ; mais vous et vos amis vous saurez bien ce que vous aurez à faire. Après ce long retard, chaque minute est un siècle. Si jamais dans votre vie vous vous êtes hâté de retourner chez vous, que ce soit surtout ce soir. Ne vous arrêtez pas pour me dire un seul mot, mais partez. On la trouvera ici si l’on a besoin d’elle. Et quant à moi, vous êtes bien sûr de me trouver au logis une semaine ou deux au moins. Il y a pour cela plus d’une bonne raison. Marquise, une lumière. Si vous perdez une minute de plus à me regarder, monsieur, je ne vous le pardonnerai jamais ! »

M. Abel n’avait pas besoin d’être stimulé davantage. En un instant il fut parti ; et quand la marquise, qui l’avait éclairé sur l’escalier, revint, elle annonça que le poney s’était mis en plein galop sans faire la moindre objection préliminaire.

« C’est bien ! dit Richard. Il a du cœur, et à partir de ce moment je l’honore. Mais soupez donc, prenez donc un pot de bière ; je suis sûr que vous devez être accablée de fatigue. Prenez un pot de bière. Cela me fera autant de bien de vous voir boire que si je buvais moi-même. »

Il ne fallait rien moins que cette assurance pour déterminer la petite garde-malade à se permettre un tel luxe. Elle se mit donc à boire et à manger, à la grande satisfaction de M. Swiveller, puis elle lui donna à boire, remit tout en ordre, s’enveloppa d’un vieux couvre-pied et se coucha sur le tapis devant le feu.

Pendant ce temps, M. Swiveller murmurait dans son sommeil : « Étale, oh ! étale un lit de roseaux, nous y reposerons jusqu’aux lueurs matinales… Bonne nuit, marquise. »