Le Magasin d’antiquités/Tome 2/63

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 209-216).



CHAPITRE XXVI.


Ce n’était pas à tort que l’agent de justice avait annoncé à Kit, en guise de consolation, que le jugement de sa petite affaire aurait lieu à Old-Bailey et ne se ferait sans doute pas attendre longtemps. Au bout de huit jours, la session s’ouvrit. Le lendemain, le grand jury déclara qu’il y avait lieu à suivre contre Christophe Nubbles pour crime de félonie ; et deux jours après cette déclaration, le prévenu était appelé à comparaître pour répondre devant le tribunal sur la question de culpabilité ou de non-culpabilité comme ayant, ledit Christophe, saisi et dérobé traîtreusement dans le domicile et l’étude du nommé Sampson Brass, gentleman, un billet de banque de cinq livres sterling provenant du gouverneur et de la compagnie de la banque d’Angleterre, contrairement aux statuts établis et en vigueur sur la matière, comme aussi à la paix de notre souverain maître le roi, et à la dignité de sa couronne.

Quand la question lui fut posée, Christophe Nubbles répondit d’une voix basse et tremblante, qu’il n’était pas coupable. Ceux qui ont l’habitude de former sur les apparences des jugements précipités et qui eussent voulu que Christophe, s’il était innocent, parlât à voix haute et ferme, purent remarquer à quel point l’emprisonnement et l’anxiété abattent les cœurs les plus résolus : un homme qui est resté étroitement enfermé, ne fût-ce que dix à onze jours, à ne voir que des murs de moellon et tout au plus quelques visages de pierre, se sentira naturellement déconcerté et même effrayé en entrant tout à coup dans une grande salle pleine de bruit et de mouvement. : sans compter que l’aspect de personnages avec des perruques est beaucoup plus effrayant pour beaucoup de gens que celui de têtes coiffées de leurs cheveux naturels. Si l’on ajoute à ces considérations l’émotion que Kit dut éprouver en voyant les deux MM. Garland et le petit notaire, pâles et le visage rempli d’anxiété, personne ne s’étonnera qu’il fût déconcerté et qu’il ne se sentît pas du tout à son aise.

Bien que depuis son emprisonnement il n’eût reçu la visite ni d’aucun des MM. Garland ni de M. Witherden, cependant on lui avait donné à entendre qu’ils avaient fait choix pour lui d’un avocat. Lorsqu’un des gentlemen en perruque se leva et dit : « Milord, je me présente ici pour le prisonnier, » Kit fit un salut ; et lorsqu’un autre gentleman, également en perruque, se leva à son tour et dit : « Milord, je me présente contre lui, » Kit devint tout tremblant, et salua aussi cet avocat. Mais je suis sûr qu’au fond de l’âme il espérait bien que son gentleman à lui allait faire voir à l’autre gentleman son béjaune, et ne tarderait pas à le renvoyer tout penaud.

L’avocat qui plaidait contre Kit fut appelé à parler le premier : il était malheureusement dans les dispositions les plus heureuses, car il venait justement, dans la dernière affaire jugée, d’obtenir à peu près l’acquittement d’un jeune étourdi qui avait eu le malheur d’assassiner son père. Aussi il avait la parole en main, et il en usa joliment, comme vous pouvez croire. Il prévint les jurés que, s’ils acquittaient le prévenu, ils devaient s’attendre à éprouver autant de remords cuisants et de tortures morales que les jurés précédents en eussent ressenti s’ils avaient condamné l’autre accusé. Après avoir exposé amplement l’affaire, après avoir dit que jamais il n’en avait vu de pire espèce, il s’arrêta un instant, comme un homme qui a quelque chose de terrible à leur communiquer. « Je suis informé, dit-il, qu’un effort sera tenté par mon honorable ami (et il se tourna en le désignant vers le conseil de Kit) pour invalider la déposition des témoins irréprochables que je vais appeler devant vous, messieurs ; mais j’ai l’espoir et la confiance que mon honorable ami montrera plus de respect et de vénération pour le caractère du plaignant. Jamais il n’y eut, je le sais, plus digne membre de cette digne profession à laquelle il appartient. Messieurs les jurés connaissent-ils Bevis-Marks, et, s’ils connaissent Bevis-Marks, comme j’ose l’affirmer en leur nom, connaissent-ils les hautes illustrations historiques qui se rattachent à ce lieu si remarquable ? Pourraient-ils croire qu’un homme tel que M. Brass pût résider dans un lieu comme Bevis-Marks, et n’être pas un cœur vertueux, un esprit élevé ? »

Après avoir ressassé cet argument vigoureux, l’avocat ajouta, en manière de conclusion, qu’insister sur un fait si bien apprécié déjà par MM. les jurés, serait faire injure à leur intelligence, et en conséquence il appela tout d’abord Sampson Brass au banc des témoins.

M. Brass se présente. Il est vif et frais. Il salue le juge en homme qui a eu déjà le plaisir de le voir et qui espère bien avoir conservé son estime depuis leur dernière entrevue, croise ses bras et regarde son avocat comme pour dire : « Me voici. Je suis plein de preuves jusqu’à la gorge. Un petit coup seulement sur la bonde, et je vais déborder ? » L’avocat se met aussitôt à la besogne, mais avec une grande réserve, tirant peu à peu les preuves pour en faire ressortir la netteté et l’éclat aux yeux de tous les assistants. Alors le conseil de Kit provoque un contre-interrogatoire ; mais il ne peut rien tirer du procureur qui soit utile à la cause de son client. Après avoir subi un grand nombre de longues questions auxquelles il ne fait que de courtes réponses, M. Sampson Brass descend du banc dans toute sa gloire.

Sarah lui succède. Elle est jusqu’à un certain point d’humeur coulante avec l’avocat de M. Brass, mais très-rétive avec celui de l’accusé. En résumé, l’avocat de Kit ne peut obtenir d’elle que la répétition de ce qu’elle a déjà énoncé, seulement cette fois en termes plus violents contre son client ; aussi un peu confus, s’empresse-t-il de la renvoyer. Alors l’avocat de M. Brass appelle Richard Swiveller : Richard Swiveller paraît.

On a secrètement averti l’avocat de M. Brass que ce témoin éprouve des dispositions favorables au prisonnier ; et, à dire vrai, il n’est pas fâché de le savoir, car ledit avocat passe pour être très-fort dans l’art de coller son homme, comme on dit vulgairement. En conséquence, il commence par requérir l’huissier de s’assurer si le témoin a baisé l’évangile, puis il se met à entreprendre Richard des pieds et des mains, des dents et des griffes.

Quand celui-ci a fini sa déposition dans laquelle il a mis une contrainte visible et trahi son désir de la rendre le moins défavorable possible à l’accusé :

« Monsieur Swiveller, dit l’avocat de Brass, où avez-vous, s’il vous plaît, dîné hier ?

— Où j’ai dîné hier ?

— Oui, monsieur ; où avez-vous dîné hier ? Était-ce près d’ici, monsieur ?

— Oh ! certainement… Oui… Tout près d’ici.

— Certainement… Oui… Tout près d’ici, répète l’avocat de M. Brass en jetant de côté un regard à la cour. Et il ajoute : Vous étiez seul, monsieur ?

— Plaît-il, monsieur ?… dit M. Swiveller qui n’a pas saisi la question.

— Si vous étiez seul, monsieur ? répète d’une voix de tonnerre l’avocat de M. Brass. Avez-vous dîné seul ? N’avez-vous pas traité quelqu’un, monsieur ? Parlez.

— Oh ! certainement si ; si, j’ai traité quelqu’un, dit M. Swiveller avec un sourire.

— Ayez la honte, monsieur, de vous départir d’une légèreté très-déplacée devant le tribunal, quoique peut-être vous ayez quelque raison de vous féliciter d’y être seulement en qualité de témoin. »

Et en disant cela l’avocat donne à entendre par un signe de tête que la place légitime de M. Swiveller serait plutôt au banc des accusés.

« Veuillez m’écouter attentivement. Hier vous étiez près d’ici, attendant pour savoir si le procès serait appelé. Vous avez dîné de l’autre côté de la rue. Vous avez traité quelqu’un. Maintenant, ce quelqu’un n’était-il pas le frère du prisonnier ici présent ? »

M. Swiveller se met en devoir de fournir des explications.

« Oui ou non, monsieur ? crie l’avocat de Brass.

— Mais permettez-moi…

— Oui ou non, monsieur ?

— Eh bien, oui, mais…

— Vous voyez bien ! s’écrie l’avocat l’arrêtant net. Un joli témoin, ma foi ! »

L’avocat de M. Brass s’assied. L’avocat de Kit, ne sachant pas de quoi il s’agit, n’ose insister sur l’incident. Richard Swiveller se retire abasourdi. Le juge, les jurés, les spectateurs, tout le monde se le représente en idée, faisant quelque orgie avec un sacripant aux épaisses moustaches, un jeune dissolu de six pieds de haut pour le moins. La réalité, c’est le petit Jacob avec ses mollets au grand air et sa taille enveloppée d’un châle. Personne ne sait la vérité, tout le monde est dupe d’un mensonge, et cela grâce au talent de l’avocat de M. Brass !

Les témoins à décharge sont appelés ensuite. C’est ici que brille de nouveau l’avocat du procureur. Il appert que M. Garland n’a pas eu de renseignements précis sur Kit, qu’il n’en a demandé qu’à la mère même du jeune homme, et que celui-ci a été renvoyé par son premier maître pour cause inconnue, « En, vérité, monsieur Garland, dit l’avocat de M. Brass, c’est être à votre âge, et j’affaiblis l’expression, singulièrement imprudent. » Cette conviction est partagée par le jury qui déclare Kit coupable. On emmène le prisonnier sans écouter ses humbles protestations d’innocence. Les spectateurs se pressent à leurs places avec un redoublement d’attention, car on doit entendre dans l’affaire suivante plusieurs femmes qui déposeront comme témoins, et le bruit court que l’avocat de M. Brass sera très-amusant dans le débat contradictoire qu’il leur fera subir vis-à-vis de l’accusé.

La mère de Kit, pauvre femme ! attend en bas de la prison à la grille du parloir. Elle est accompagnée de la mère de Barbe, âme excellente ! qui ne sait que pleurer en tenant le petit enfant. Triste entrevue que celle de Kit et des visiteuses ! Le guichetier amateur de journaux leur a tout dit. Il ne pense pas que Kit soit transporté pour la vie, parce qu’il peut encore prouver ses bons antécédents, ce qui ne manquera pas de lui être utile.

« Je m’étonne, dit le guichetier, qu’il ait commis ce vol.

— Il ne l’a jamais commis ! s’écrie mistress Nubbles.

— Bien, bien, je ne veux pas vous contredire ; mais qu’il l’ait commis ou non, c’est tout un. »

La mère de Kit passe sa main à travers les barreaux qu’elle secoue. Dieu seul et ceux auxquels il a donné une semblable tendresse savent avec quel désespoir Kit lui recommande d’avoir bon courage et, sous prétexte de se faire présenter les enfants pour les embrasser encore, il prie à demi-voix la mère de Barbe de ramener mistress Nubbles au logis.

« Des amis se lèveront pour nous défendre, ma mère, j’en suis bien sûr, dit Kit. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera bientôt Mon innocence ressortira, ma mère, et je serai renvoyé absous : je m’y attends. Ayez soin un jour d’apprendre à Jacob et au petit tout ce qu’il en était, car s’ils pensaient que j’aie jamais pu être un malhonnête homme, s’ils le pensaient quand ils seront devenus assez grands pour comprendre les choses, mon cœur se briserait à cette idée, fussé-je à des milliers de milles d’ici. Oh ! ne se trouvera-t-il pas ici un homme compatissant pour soutenir ma mère ! … »

La main de mistress Nubbles quitte celle du prisonnier ; la pauvre créature tombe à la renverse, privée de ses sens. Tout à coup Richard Swiveller parait ; il s’approche vivement, écarte les assistants, saisit non sans peine mistress Nubbles, l’emporte sur un bras, à la manière des ravisseurs de théâtre, fait un signe amical à Kit, ordonne à la mère de Barbe de le suivre, et gagne rapidement un fiacre qui l’attendait à la porte.

Il reconduisit mistress Nubbles à son domicile. Nul ne sait combien d’incroyables absurdités il débita en route avec sa manie de citer des ballades et des poésies de toute sorte. Après avoir attendu que la mère de Kit fût complètement revenue de son évanouissement, il partit, mais comme il n’avait pas d’argent pour payer la voiture, il se fit transporter pompeusement dans Bevis-Marks, commandant au cocher de rester devant la porte de M. Brass tandis qu’il entrerait dans cette maison pour « changer. » Car, c’était un samedi soir, jour de paye.

« Monsieur Richard ! … Eh ! bonjour ! » s’écria joyeusement le procureur.

Si d’abord l’affaire de Kit lui avait semblé monstrueuse, cette fois Richard ne put s’empêcher de soupçonner son aimable patron d’y avoir joué un vilain rôle. Peut-être le sentiment sérieux éprouvé en ce moment par ce jeune homme d’un caractère léger, provenait-il surtout de la triste scène à laquelle il avait assisté : quelle qu’en fût la source, ce sentiment le dominait ; aussi se borna-t-il à dire brièvement le motif qui l’amenait.

« De l’argent ! … s’écria Brass en tirant sa bourse. Ah ! ah ! … Certainement, monsieur Richard, certainement, monsieur. Il faut bien que tout le monde vive. Pouvez-vous me rendre sur un billet de banque de cinq livres ?

— Non, répondit sèchement Dick.

— Ah ! tenez, voici justement la somme. Cela sera plus tôt fait. Vous êtes venu à propos. Monsieur Richard…. » Dick, qui déjà avait gagné la porte, se retourna à l’appel de son nom.

« Vous n’aurez pas besoin de vous déranger pour revenir ici, monsieur.

— Hein ?

— C’est comme cela, monsieur Richard, dit Brass en plongeant ses mains dans ses poches et se balançant à droite et à gauche sur son tabouret. Il est certain qu’un homme de votre mérite, monsieur, perd complètement son temps, son avenir en restant dans notre sphère aride et desséchante. C’est une pénible, ennuyeuse, énervante besogne. Moi, je pense que le théâtre, ou l’armée, monsieur Richard, ou quelque emploi supérieur dans le commerce patenté des liquides, c’est là seulement ce qui convient au génie d’un homme tel que vous. J’espère que vous reviendrez nous voir de temps en temps. Sally en sera enchantée certainement. Elle regrette infiniment de vous perdre, monsieur ; mais la conscience de son devoir envers la société la soutiendra. C’est une créature extraordinaire, monsieur ! Vous trouverez votre compte d’argent bien exact. Il y a eu un carreau cassé, mais je n’ai pas voulu en faire déduction. « Toutes les fois qu’on se sépare de ses amis, monsieur Richard, il faut qu’on s’en sépare au moins d’une manière libérale. » J’aime cet axiome de la sagesse plus que je ne puis vous dire. »

Swiveller ne répondit pas un seul mot. Mais rentrant pour reprendre sa jaquette de canotier, il la roula en une espèce de boule très-serrée, et regarda fixement le procureur comme s’il eût voulu lui lancer ce paquet au visage. Cependant il se contenta de mettre le vêtement sous son bras, et sortit de l’étude en gardant un profond silence. À peine avait-il fermé la porte, qu’il la rouvrit ; il resta sur le seuil à regarder encore quelques minutes M. Brass avec la même gravité majestueuse ; et faisant un dernier signe de tête, il disparut lentement et glissa comme un fantôme.

Il paya le cocher et s’éloigna dans Bevis-Marks en ruminant de grands projets pour consoler la mère de Kit, et rendre service à Kit lui-même.

Mais la vie des jeunes gens voués, comme Richard Swiveller, au plaisir, est extrêmement précaire. L’excitation que son esprit avait subie depuis une quinzaine de jours, jointe au travail intérieur qu’avaient dû produire plusieurs années d’excès bachiques, agit tout à coup sur lui de la manière la plus violente. Dans la nuit même il tomba dangereusement malade, et dès le lendemain il était en proie à une fièvre ardente.