Le Magasin d’antiquités/Tome 2/61

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 193-199).



CHAPITRE XXIV.


Les moralistes et les philosophes diront tout ce qu’ils voudront, il est permis de se demander si un coupable eût éprouvé la moitié au moins de l’angoisse que Kit, malgré son innocence, ressentit cette première nuit. Le monde, rempli comme il l’est d’une foule énorme d’injustices, est un peu trop enclin à se décharger de toute responsabilité, grâce à cet axiome, que, si la victime de sa fausseté et de sa malice a la conscience nette, elle ne pourra manquer de se tirer d’affaire, et que, de manière ou d’autre, le bon droit triomphera à la fin ; auquel cas ceux-là mêmes qui ont plongé le malheureux dans l’embarras, en sont quittes pour dire : « À coup sûr, nous ne nous y attendions pas, mais nous en sommes bien heureux. » Le monde, au contraire, devrait songer que, de toutes les iniquités sociales, l’injustice est pour une âme généreuse et élevée la plus insupportable, celle peut-être qui inflige le plus de tortures. ; et qu’il n’en faut pas davantage pour avoir égaré plus d’une conscience, et brisé plus d’un noble cœur : car le sentiment de leur innocence ne pouvait qu’aggraver leur souffrance et leur en rendre le poids doublement douloureux.

Cependant il n’y avait rien ici à imputer aux erreurs du monde ; Kit était innocent, mais son innocence même et l’idée que ses meilleurs amis ne l’en jugeaient pas moins coupable ; que M. et mistress Garland le regarderaient comme un monstre d’ingratitude ; que Barbe le confondrait avec tout ce qu’il y avait de plus méchant et de plus criminel ; que le poney se croirait abandonné par son ami ; que sa mère elle-même pourrait se laisser aller à la force des apparences qui s’élevaient contre lui et lui imputer sérieusement la faute qu’il semblait avoir commise ; tout cela le plongea d’abord dans un accablement d’esprit inexprimable. Il était presque fou de chagrin, et il arpentait en tous sens la petite cellule dans laquelle on l’avait enfermé pour la nuit.

Même quand la violence de ces émotions premières se fut un peu apaisée ; quand le prisonnier eut commencé à devenir plus calme, une angoisse nouvelle s’empara de son esprit, et celle-là était à peine moins cruelle que le reste. L’enfant, cette brillante étoile qui avait rayonné sur son humble existence ; l’enfant, qui toujours se représentait à son souvenir comme un beau rêve ; l’enfant qui avait fait, de la partie de sa vie la plus pauvre et la plus misérable, la plus heureuse et la meilleure ; que penserait-elle si elle venait à apprendre cet événement !… Quand cette idée vint se présenter à son esprit, les murs de la prison semblèrent s’écrouler pour faire place à la vieille boutique d’autrefois, telle qu’elle était par les nuits d’hiver, avec le foyer, avec le souper sur la petite table, avec le chapeau, l’habit et la canne du vieillard, avec cette porte demi-close qui menait à la chambrette de l’enfant : tout revivait dans son souvenir, tout était à sa place. Nell y était, et lui aussi, tous deux riant de bon cœur comme ils avaient fait souvent ; et après s’être égaré dans ces douces visions, Kit ne put aller plus loin ; il se jeta sur sa misérable couchette pour s’abandonner à ses larmes.

Qu’elle fut longue cette nuit-là ! longue à n’en plus finir ! Cependant Kit s’endormit et rêva. Il se voyait toujours en liberté et cheminant tantôt avec une personne, tantôt avec une autre ; mais une vague crainte d’être remis en prison traversait constamment ces rêves : ce n’était pas cette prison même qui s’offrait à son imagination, mais bien plutôt une idée lugubre, l’image sombre sinon d’un cachot, du moins de la tristesse et de la peine, l’image d’un événement accablant, image toujours présente, quoique toujours indéfinissable.

L’aube apparut enfin, et avec elle la réalité froide, noire, effrayante, la réalité en un mot. Mais Kit eut la consolation d’être laissé seul à lui-même. On lui permit de se promener, à une certaine heure, dans une petite cour pavée : le guichetier qui était venu lui ouvrir son cachot et lui montrer où il devait se laver, lui apprit qu’il y avait pour les visites faites aux prisonniers un espace de temps déterminé, et que, si quelqu’un de ses amis se présentait afin de le voir, on le ferait descendre au guichet. Après lui avoir donné ces informations ainsi qu’une écuelle d’étain contenant son déjeuner, le guichetier le verrouilla de nouveau ; puis cet homme s’en alla bruyamment le long du couloir de pierre, ouvrant et fermant tour à tour un grand nombre d’autres portes et faisant retentir des échos sonores qui se prolongeaient et se répétaient dans l’étendue du bâtiment, comme si les échos mêmes étaient aussi sous les verrous sans pouvoir s’échapper de leurs prisons.

Le geôlier lui avait donné à entendre qu’il était, ainsi que plusieurs autres détenus, logé à part de la masse des prisonniers, parce qu’on ne le supposait pas complètement dépravé ni tout à fait incorrigible, et que jamais il n’avait encore occupé d’appartements dans ce palais. Kit se sentit reconnaissant de cette mesure d’indulgence : il s’assit et se mit à lire très-attentivement le catéchisme, bien qu’il le sût par cœur depuis sa plus tendre enfance, jusqu’au moment où il entendit la clef tourner dans la serrure et vit le geôlier entrer de nouveau.

« Allons, dit celui-ci, suivez-moi.

— Où, monsieur ? » demanda Kit.

L’homme se borna à répondre brièvement : « Des visiteurs, » et prenant Kit par le bras juste comme le constable l’avait pris la veille, il le mena à travers des corridors tortueux et en ouvrant successivement plusieurs portes épaisses, jusqu’à un couloir où il le mit derrière un grillage ; après quoi, il tourna les talons. Au delà de cette grille, à une distance de quatre ou cinq pieds environ, il y en avait une autre, exactement semblable à la première. Dans l’intervalle laissé entre les deux grilles était assis un guichetier qui lisait un journal ; et au delà de l’autre grille, Kit aperçut, le cœur tout palpitant, sa mère avec le petit enfant dans les bras ; la mère de Barbe avec son inséparable parapluie, et le pauvre petit Jacob regardant de son mieux, comme pour voir un oiseau en cage ou plutôt une bête féroce dans sa loge, s’imaginant qu’il ne se trouvait là des hommes que par pur accident ; que pouvaient-ils avoir de commun avec des barreaux ?

Mais voici que le petit Jacob vit son frère, et passa ses bras entre les grilles pour l’étreindre ; puis, comprenant qu’il ne pouvait arriver jusqu’à lui, il posa la tête, de désespoir, contre le bras qu’il venait d’appuyer le long d’un barreau, et commença à se lamenter : là-dessus, la mère de Kit et la mère de Barbe, qui s’étaient contenues jusque-là, se mirent à leur tour à pleurer, à sangloter. Le pauvre Kit ne put s’empêcher de joindre ses larmes à leurs larmes ; aucun d’eux n’était en état de prononcer un seul mot.

Pendant cet intervalle de tristesse muette, le guichetier lisait son journal avec un air jovial ; sans doute il était tombé sur quelque article facétieux. Ayant détourné un instant les yeux de ce passage, comme s’il voulait savourer à son aise l’excellente plaisanterie qui le faisait rire aux larmes, il s’avisa pour la première fois qu’on pleurait auprès de lui.

« Mesdames, mesdames, dit-il en se retournant avec surprise, je vous engage à ne pas perdre le temps comme ça. Il vous est rationné, vous savez, et puis ne laissez pas cet enfant faire tant de bruit, c’est contre le règlement.

— Ah ! monsieur, c’est moi qui suis sa malheureuse mère, dit avec des sanglots mistress Nubbles en saluant humblement ; et cet enfant est son frère, monsieur, Ô mon Dieu ! mon Dieu !

— Eh bien ! dit le guichetier, étendant son journal sur ses genoux comme pour se mieux préparer à lire le haut de la colonne suivante, je ne peux rien faire à ça, vous savez. Il n’est pas le premier qui soit dans cette position. Il n’y a pas de quoi faire tant de tapage. »

Cela dit, il reprit sa lecture. Cet homme n’était naturellement ni dur ni cruel. Il en était venu seulement à considérer le vol comme une sorte de maladie, telle que la fièvre scarlatine ou l’érysipèle : les uns avaient attrapé ce mal, les autres ne l’attrapaient pas, au petit bonheur !

« Ô mon cher Kit ! dit mistress Nubbles que la mère de Barbe avait charitablement débarrassée de son petit enfant ; devais-je vous voir ici, mon pauvre fils !

— Vous ne pensez pas, j’espère, que je sois coupable de ce dont on m’accuse, ma chère mère ? s’écria Kit, d’une voix animée.

— Moi le penser ! s’écria la pauvre femme ; moi, qui sais que jamais vous n’avez menti ni commis une mauvaise action depuis votre naissance ! moi à qui jamais vous n’avez causé un moment de chagrin, si ce n’est de vous avoir servi de si maigres repas, que vous preniez encore avec tant de bonne humeur et de satisfaction, que je me consolais de ne pouvoir vous mieux traiter, en vous voyant si aimant et si raisonnable, bien que vous ne fussiez qu’un petit enfant ! … Moi penser cela d’un fils qui, depuis qu’il est au monde, a été jusqu’à ce jour ma consolation et ne m’a jamais fait passer une nuit d’insomnie ! … Moi penser cela de vous, Kit ! …

— Alors, Dieu soit loué ! dit le jeune homme saisissant les barreaux avec une vivacité qui les ébranla ; je pourrai supporter cette épreuve, ma chère mère. Quoi qu’il arrive, une goutte de bonheur me restera dans le cœur en songeant que vous m’estimez toujours. »

À ces mots, la pauvre femme et la mère de Barbe se remirent à pleurer. Et le petit Jacob, dont pendant ce temps les impressions vagues s’étaient résumées dans cette idée unique et distincte que Kit ne pouvait pas se promener s’il le désirait, et que derrière ces barreaux il n’y avait ni oiseaux, ni lions, ni tigres, ni autres curiosités, mais bien un frère mis en cage, Jacob joignit à petit bruit ses larmes à celles qui coulaient autour de lui.

La mère de Kit, essuyant ses yeux sans pouvoir les sécher, la pauvre âme, prit à terre un petit panier, et, d’une voix humble, elle pria le guichetier de vouloir bien l’écouter une minute. Le guichetier, qui était dans un paroxysme de gaieté folle, lui fit signe de la main de le laisser encore un instant tranquille, et conserva sa main dans cette position, comme un commandement perpétuel de ne pas l’interrompre avant qu’il eût achevé la lecture de l’alinéa : puis il la suspendit quelques secondes, en montrant sur son visage un sourire qui voulait dire : « Farceur de journaliste, va ! chien de farceur !  ! » puis il demanda à mistress Nubbles :

« Que désirez-vous ?

— Je lui ai apporté quelque chose à manger, dit la bonne femme. S’il vous plaît, monsieur, peut-il l’avoir ?

— Oui, il peut l’avoir. Le règlement ne le défend pas. Donnez-moi votre paquet quand vous vous en irez ; j’aurai soin qu’il lui soit remis.

— Non, mais s’il vous plaît, monsieur… Ne vous fâchez pas, monsieur, vous avez eu une mère… Si je pouvais le voir manger seulement un petit morceau, je partirais bien plus sûre qu’il est un peu moins malheureux. »

Et de nouveau coulèrent les pleurs de la mère de Kit, de la mère de Barbe et du petit Jacob. Quant au poupon, il criait et riait à cœur joie, s’imaginant sans doute que tout ce spectacle avait été monté et mis en scène pour son divertissement particulier.

Le guichetier parut trouver la requête étrange et tout à fait insolite ; néanmoins il déposa son journal, et, venant du côté de mistress Nubbles, il prit le panier qu’elle lui présentait ; après en avoir examiné le contenu, il le tendit à Kit, puis retourna à sa place.

On concevra aisément que le prisonnier n’eût pas grand appétit ; mais il s’assit à terre et mangea du mieux qu’il put, tandis qu’à chaque bouchée qu’il portait à ses lèvres, sa mère pleurait et sanglotait de nouveau, bien que la satisfaction qu’elle éprouvait à cette vue adoucit un peu son chagrin.

Tout en se livrant à cette occupation, Kit fit avec anxiété quelques questions sur ses maîtres, et demanda s’ils avaient exprimé une opinion sur son compte ; mais tout ce qu’il put apprendre, ce fut que M. Abel lui-même avait, la nuit précédente, porté à mistress Nubbles avec infiniment de bonté et de délicatesse la nouvelle de l’événement, sans laisser percer son opinion personnelle sur l’innocence ou la culpabilité du prisonnier. Kit était au moment de réunir tout son courage pour demander à la mère de Barbe des nouvelles de sa fille, quand le porte-clefs qui l’avait amené reparut, en même temps que le deuxième guichetier se montrait derrière les visiteurs, et que le troisième, l’homme au journal, disait à haute voix : « L’heure est sonnée » ajoutant du même ton : « À d’autres maintenant ! » puis il remit le nez sur son journal. En un instant Kit disparut, emportant une bénédiction de sa mère et un cri poussé par le petit Jacob qui retentissait cruellement à ses oreilles. Comme il traversait la cour suivante, sous la conduite du premier guichetier, son panier à la main, un autre employé vint à eux et les invita à s’arrêter. Il tenait un litre de porter.

« Ce n’est pas là, dit-il, le nommé Christophe Nubbles, qui est entré ici hier au soir pour crime de vol ?

— Oui, répondit le camarade, c’est le poulet en personne.

— Alors cette bière est pour vous, dit l’homme à Kit. Eh bien ! qu’avez-vous tant à regarder ? Il n’y en a pas de répandue.

— Je vous demande pardon, dit Kit ; mais qui m’a envoyé cela ?

— Qui ? votre ami m’a dit que vous en auriez autant chaque jour ; et vous l’aurez s’il paye.

— Mon ami ! répéta Kit.

— Comme vous êtes effaré ! … Tenez, voici sa lettre. Prenez. »

Kit prit la lettre, et une fois dans sa cellule, il lut ce qui suit :

« Buvez à cette coupe, vous y trouverez à chaque goutte un charme contre les maux de l’humanité. Prenez ce cordial qui a pétillé pour Hélène. La coupe d’Hélène n’était qu’une fiction ; mais celle-ci est une réalité (Barclay et Cie). Si on vous la remet en vidange, plaignez-vous au directeur.

« Votre ami, R. S. »

« R. S. » dit Kit après un moment de réflexion. Ce doit être M. Richard Swiveller. Ah ! c’est bien bon de sa part, et je le remercie de tout mon cœur ! »