Le Magasin d’antiquités/Tome 2/52

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 116-127).



CHAPITRE XV.


Après un assez long temps, le maître d’école reparut à la petite porte du cimetière. Il accourait vers ses amis tenant à la main un trousseau de clefs rouillées que le mouvement de sa marche faisait tinter les unes contre les autres. La précipitation et le plaisir qu’il éprouvait l’avaient mis presque hors d’haleine lorsqu’il atteignit le porche : il ne put d’abord que montrer du doigt le vieux bâtiment que l’enfant avait contemplé avec tant d’attention.

« Vous voyez ces deux vieilles maisons ? dit-il enfin.

— Oui, certainement, répondit Nell. Je n’ai guère regardé qu’elles pendant toute votre absence.

— Et sans doute vous les eussiez regardées plus curieusement encore si vous aviez deviné ce que j’ai à vous dire. L’une de ces maisons sera la mienne. »

Sans s’expliquer davantage ni laisser à l’enfant le loisir de répliquer, le maître d’école prit la main de Nelly, qu’il mena, le le visage tout rayonnant de joie, jusqu’à l’endroit dont il lui avait parlé.

Ils s’arrêtèrent devant une porte basse et cintrée. Après avoir inutilement essayé plusieurs clefs, le maître d’école finit par en trouver une à laquelle céda l’épaisse serrure. La porte s’ouvrit, en criant sur ses gonds, et permit aux visiteurs d’entrer dans la maison.

La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était une chambre voûtée, qui jadis avait été soigneusement décorée par d’habiles architectes, et qui conservait encore dans son beau plafond aux vives arêtes, aux riches broderies de pierre, des vestiges brillants de son ancienne splendeur. Le feuillage sculpté sur les murs et qui défiait l’œuvre même de la nature, était demeuré à sa place comme pour dire combien de fois les feuilles des arbres avaient repoussé et s’étaient flétries, tandis que celles-là avaient bravé le temps sans éprouver de changement. Les figures à demi brisées qui supportaient l’entablement de la cheminée, bien que mutilées, laissaient voir encore ce qu’elles avaient été autrefois avant d’être cachées sous la couche de poussière qui les recouvrait, et s’élevaient tristement aux deux côtés du foyer vide, comme des créatures qui auraient survécu à leur génération et s’affligeraient de ne pouvoir mourir comme elle.

À une époque éloignée, car le changement même était antique dans ce lieu plein de vétusté, une cloison de bois avait été construite dans une partie de la pièce pour former un cabinet qui pût servir de chambre à coucher : vers ce temps, la lumière y pénétrait par une croisée ou plutôt une lucarne grossièrement percée dans l’épaisse muraille. Les matériaux dont elle était formée, ainsi que deux sièges déposés dans la vaste cheminée, avaient, à une date oubliée, fait partie de l’église du couvent ; car le chêne, approprié précipitamment à sa destination actuelle, avait été altéré dans sa forme première, mais n’en présentait pas moins une quantité de fragments de riches moulures empruntées aux stalles des religieux.

Une porte tout ouverte menait à une petite chambre ou cellule, où la lumière pénétrait à peine à travers un rideau de lierre, et qui complétait l’intérieur de cette partie des ruines. La maison n’était pas tout à fait dégarnie de meubles. Quelques sièges de forme antique, dont les bras et les pieds semblaient s’être affaissés avec l’âge ; une table, ou plutôt un fantôme de table ; un grand vieux coffre qui avait jadis contenu les registres de l’église ; enfin, divers objets utiles servant aux usages domestiques, et une certaine quantité de bois à brûler pour la provision d’hiver ; tout cela était rangé dans la chambre et fournissait autant de preuves certaines que la maison avait été habitée à une époque récente.

L’enfant tournait autour d’elle des regards empreints de ce sentiment de pieuse vénération avec lequel nous contemplons l’œuvre des siècles qui sont devenus comme autant de gouttes d’eau dans l’immense océan de l’éternité. Le vieillard les avait suivis. Tous trois restèrent quelque temps silencieux ; ils retenaient leur souffle, comme s’ils avaient craint de troubler, même par le moindre bruit, le silence de ce lieu vénérable.

« Oh ! la belle maison ! … dit enfin l’enfant à voix basse.

— J’avais peur qu’elle ne vous parût différente, répondit le maître d’école. Vous avez frissonné quand nous y sommes entrés, comme si vous l’aviez trouvée froide ou sombre.

— Ce n’était pas cela, répondit Nelly regardant autour d’elle avec un léger frémissement. En vérité, je ne saurais vous dire ce que c’était ; mais j’ai éprouvé le même effet lorsque du porche de l’église j’ai contemplé l’extérieur de cette maison. Peut-être est-ce parce qu’elle est si vieille et si grise.

— C’est un endroit où il doit faire bon vivre, ne trouvez-vous pas ? dit son ami.

— Oh ! répondit l’enfant en joignant les mains avec ardeur ; un endroit tranquille et heureux, un bon endroit pour vivre et pour apprendre à mourir ! »

Elle en eût dit davantage ; mais dominée par l’énergie de ses pensées, sa voix se troubla, et les sons ne vinrent plus à ses lèvres qu’en soupirs confus.

— Un bon endroit pour vivre, et pour apprendre à vivre, pour acquérir la santé de l’esprit et du corps ! dit le maître d’école. Car cette vieille maison sera la vôtre.

— La nôtre ! … s’écria l’enfant.

— Oui, répondit gaiement le maître d’école, et pour bien des années heureuses, j’espère. Je serai votre proche voisin, porte à porte. Voilà votre maison. »

Débarrassé maintenant du poids de la grande surprise qui leur était préparée, le maître d’école s’assit et fit placer Nell près de lui. Il lui raconta alors comment il avait appris que cet ancien bâtiment avait été occupé depuis fort longtemps par une vieille femme âgée de près de cent ans, qui gardait les clefs de l’église, l’ouvrait et la fermait pour les services et la montrait aux étrangers ; comme quoi cette vieille femme était morte quelques semaines auparavant sans qu’on eût trouvé depuis quelqu’un à qui confier cet emploi ; comme quoi, ayant appris ces circonstances dans une conversation avec le fossoyeur, qui était retenu au lit par un rhumatisme, il avait été amené à parler de sa compagne de voyage : ce qui avait été si favorablement accueilli par cette haute autorité, que, sur son conseil, il s’était déterminé à soumettre ce sujet au desservant. En un mot, le résultat de ses démarches était que Nell et son grand-père devaient être présentés, le lendemain, au ministre : il ne restait donc plus qu’une pure formalité. Mais ils étaient par le fait déjà nommés au poste vacant.

« Il y a, dit-il, aussi un petit traitement. Sans doute ce n’est pas grand’chose, mais c’est assez pour vivre dans cette retraite. En réunissant nos ressources nous serons à l’aise, n’ayez pas peur.

— Que Dieu vous bénisse et vous protège ! dit l’enfant avec des larmes d’attendrissement.

Amen, ma chère, répondit son ami d’un ton de douce gaieté ; puisse le ciel me bénir toujours comme il l’a déjà fait en nous conduisant à travers les soucis et les fatigues jusqu’à cette vie tranquille. Mais à présent il s’agit de voir ma maison… Allons, venez ! »

Ils se rendirent à l’autre bâtiment. Il fallut chercher dans le trousseau des clefs rouillées ; enfin, ils trouvèrent celle qu’il fallait et ouvrirent la porte vermoulue. Elle donnait sur une chambre voûtée et antique, semblable à celle qu’ils venaient de quitter, mais moins spacieuse et n’ayant pour dépendance qu’une autre petite pièce. Il n’était pas difficile de comprendre que la première maison était celle du maître d’école, et que l’excellent homme avait choisi la moins commode, dans son affection pleine d’égards pour ses amis. Ainsi que l’autre maison, celle-ci était garnie des meubles les plus nécessaires, et elle avait également sa provision de bois.

Maintenant ils avaient à s’occuper (occupation bien agréable), de rendre ces habitations aussi confortables que possible. Bientôt chacune des maisons eut son feu brûlant et pétillant dans l’âtre, et colorant les murs vieux et blêmes d’une clarté vive et gaie. Nelly exerça activement son aiguille ; elle répara les rideaux de croisée en lambeaux, rajusta les déchirures que le temps avait faites dans les morceaux usés de tapis qu’elle réunit pour leur donner un air décent. Le maître d’école nettoya et aplanit le terrain devant la porte, coupa l’herbe haute, arracha le lierre et les plantes rampantes qui laissaient pendre en désordre leurs tiges languissantes ; il donna à l’extérieur des murs un air de propreté et presque de parure. Le vieillard, tantôt seul, tantôt avec l’enfant, les aidait tous deux, rendait patiemment quelques petits services, et se trouvait heureux. Les voisins aussi, au sortir du travail, vinrent les assister, ou bien leur envoyèrent par leurs enfants de petits présents et des objets de nécessité première pour des étrangers. La journée avait été bien remplie : quand la nuit arriva, elle les trouva tout étonnés qu’il y eût encore tant à faire et que l’ombre descendit sitôt.

Ils soupèrent ensemble dans la maison que nous appellerons désormais « la maison de l’enfant », et, le repas terminé, ils s’assirent en cercle devant l’âtre. Là, à demi-voix, car leur cœur était trop plein et trop satisfait pour leur permettre de parler à voix haute, ils s’entretinrent de leurs plans d’avenir. Avant qu’ils se séparassent, le maître d’école fit lecture de quelques prières ; puis, remplis de bonheur et de reconnaissance envers Dieu, ils se quittèrent pour le reste de la nuit.

À cette heure silencieuse, tandis que le grand-père dormait paisiblement dans son lit et que tout se taisait, l’enfant demeura devant les cendres mourantes à évoquer le souvenir de ses aventures passées, comme si ce n’était qu’un rêve dont elle aimait à ranimer l’image confuse. La clarté du feu qui s’affaissait, réfléchie par les panneaux de chêne dont les saillies sculptées se découpaient en lignes sinistres sur l’obscurité du plafond ; les murailles antiques, où d’étranges ombres allaient et venaient, suivant les vacillations de la flamme ; l’aspect solennel du dépérissement qui finit par ronger aussi les objets inanimés et invisibles ; partout enfin, autour d’elle, l’image de la mort ; cet ensemble portait dans l’âme de Nelly de graves pensées, mais aucun sentiment de terreur ni d’alarme. Peu à peu une métamorphose s’était opérée en elle dans les jours de solitude et de chagrin : sa force avait diminué, mais son courage s’était fortifié ; son esprit avait grandi, son âme s’était épurée ; dans son sein avaient germé ces saintes pensées et ces graves espérances qui n’appartiennent guère qu’aux faibles et aux languissants. Personne ne vit cette créature fragile lorsqu’elle s’éloigna doucement du feu et qu’elle alla s’appuyer pensive au bord de la petite fenêtre ouverte ; nul, si ce n’est les étoiles, n’était là pour apercevoir son visage levé vers le ciel et y lire son histoire. La vieille cloche de l’église sonnait l’heure avec un timbre mélancolique, comme si elle ressentait quelque tristesse d’avoir de si longs entretiens avec les morts, et d’adresser tant d’avertissements inutiles aux vivants ; les feuilles mortes bruissaient, l’herbe frémissait sur les tombes ; hors cela, tout était tranquille, tout dormait.

Quelques-uns de ces dormeurs sans rêves étaient couchés dans l’ombre de l’église, près des murs ; comme s’ils s’y attachaient pour y trouver protection et bien-être. D’autres avaient choisi leur asile sous l’ombrage mouvant des arbres ; d’autres sur le chemin où l’on pouvait passer près d’eux ; d’autres parmi les tombes des petits enfants. Il y en avait qui avaient préféré s’étendre sur le sol même qu’ils avaient foulé dans leurs pérégrinations du jour ; d’autres, là où le soleil couchant échaufferait leur petit lit ; d’autres, là où ses premiers rayons les éclaireraient dès l’aube. Peut-être n’y avait-il aucune de ces âmes, emprisonnées maintenant dans la tombe, qui eût jamais de son vivant songé à se séparer de l’église, sa vieille compagne ; ou si cette pensée avait jamais traversé son esprit, il avait conservé encore pour elle cet amour que l’on a vu des prisonniers garder à la cellule où ils avaient été longtemps confinés, et dont l’étroite enceinte, au moment du départ, les retenait encore par de chers et douloureux regrets.

Il s’écoula de longues heures avant que l’enfant refermât la fenêtre et gagnât son lit. Elle éprouvait encore quelque chose de semblable aux sensations d’autrefois, un frisson involontaire, une sorte de frayeur momentanée, mais qui s’évanouit aussitôt sans laisser d’alarme après soi. Ses rêves lui montrèrent aussi de nouveau le petit écolier ; le toit s’ouvrit, et toute une colonne de visages brillants montaient dans les hauteurs du ciel, comme elle en avait vu dans les vieilles gravures des saintes écritures. Chers anges ! ils abaissaient leurs regards sur le lit ou elle reposait. Quel doux et heureux songe ! Au dehors, la tranquillité de la nature était restée la même, si ce n’est que l’air retentissait des accords d’une musique et du battement des ailes des séraphins. Au bout de quelque temps, miss Edwards et sa sœur lui apparurent, se tenant par la main, et se promenant parmi les tombes. Et alors le rêve devint confus et s’évanouit.

Avec l’éclat et la gaieté du matin, revint aussi la continuation des travaux de la veille, le retour de ses pensées agréables, un redoublement d’énergie, de tendresse et d’espérance. Ils travaillèrent activement tous trois, jusqu’à midi à mettre en ordre et arranger leurs maisons ; puis ils allèrent faire visite au desservant.

C’était un vieux gentleman au cœur simple, à l’esprit humble, modeste, ami de la retraite. Il connaissait peu le monde, qu’il avait quitté depuis bien des années pour venir s’établir en ce lieu. Sa femme était morte dans la maison même qu’il occupait encore, et il y avait longtemps qu’il s’était détaché des joies et des espérances de la terre.

Il reçut avec bonté les visiteurs et montra tout de suite de l’intérêt à Nelly. Il s’informa de son nom, de son âge, du lieu de sa naissance, des événements qui l’avaient conduite dans ce pays, et ainsi de suite. Déjà le maître d’école avait raconté l’histoire de l’enfant.

« Ils n’ont laissé, lui avait-il dit, aucun ami derrière eux : ils sont sans feu ni lieu. Ils sont venus ici partager mon sort. J’aime cette enfant comme si elle était à moi.

— Bien, bien, dit le desservant. Qu’il soit fait comme vous le désirez. Elle est bien jeune.

— Elle est plus vieille que son âge, mûrie trop tôt par l’épreuve de l’adversité, monsieur, répondit le maître d’école.

— Que Dieu l’assiste ! Qu’elle se repose et qu’elle oublie tous ses malheurs ! dit le vieux desservant. Mais une église antique est un lieu triste et sombre pour un être aussi jeune que vous, mon enfant.

— Oh ! non, monsieur, répliqua Nelly. Je suis bien loin de penser ainsi, assurément.

— J’aimerais mieux la voir danser le soir sur le gazon, dit le desservant, en posant sa main sur la tête de Nelly et souriant avec mélancolie, que de la voir assise à l’ombre de nos arceaux poudreux. Songez à cela, et jugez si nos ruines solennelles ne pèseront pas sur son cœur. Votre demande vous est accordée, mon cher ami. »

Après quelques autres paroles d’un accueil cordial, les visiteurs se retirèrent et se rendirent à la maison de l’enfant. Ils y avaient entamé une conversation sur leur heureuse fortune, quand un autre ami parut.

C’était un petit vieillard qui vivait au presbytère où il s’était établi, comme le maître d’école et ses protégés ne tardèrent pas à l’apprendre, depuis la mort de la femme du desservant, qui remontait à une quinzaine d’années environ. Dès le collège, il avait été le meilleur ami du ministre, et depuis, en tout temps, son compagnon assidu. Dans les premiers moments de douleur il était accouru pour le consoler et le soutenir, et, à partir de cette époque, jamais ils ne s’étaient séparés. Le petit vieillard était l’âme du village, le conciliateur de tous les différends ; c’était l’ordonnateur de toutes les fêtes, le dispensateur des libéralités de son ami, auxquelles il ajoutait beaucoup du sien ; le médiateur universel, le consolateur de tous les affligés. Pas un des braves villageois n’avait songé à s’informer de son nom, ou, s’ils l’avaient appris, ils l’avaient oublié pour lui donner un autre titre. Peut-être d’après une vague rumeur des succès qu’il avait obtenus au collège et donc le bruit s’était répandu lors de son arrivée, peut-être aussi parce qu’il ne s’était pas marié et ne menait pas de famille à sa suite, on l’avait appelé « le vieux bachelier. » Ce nom lui plaisait, ou du moins lui convenait autant qu’un autre, et depuis ce temps il était resté pour tout le monde le vieux bachelier. Or, c’était le vieux bachelier, nous devons le dire, qui avait eu soin de faire apporter la provision de combustible trouvée par les voyageurs dans leur nouveau domicile.

Il souleva le loquet, montra un moment au seuil de la porte sa bonne petite face ronde, et entra dans la chambre en homme qui n’était pas étranger aux localités.

« Vous êtes monsieur Marton, le nouveau maître d’école ? dit-il en saluant l’ami de Nell.

— Oui, monsieur.

— Vous arrivez ici avec d’excellentes recommandations et je suis charmé de vous voir. Je serais venu vous visiter dès hier, car j’attendais votre arrivée, mais j’ai été obligé d’aller dans le pays porter une lettre d’une mère malade à sa fille qui est en service à quelques milles d’ici ; je ne fais que de revenir. N’est-ce pas là la jeune gardienne de notre église ? Vous n’en êtes que davantage le bienvenu pour nous l’avoir amenée ainsi que ce vieillard. Et c’est de bon augure pour un maître que d’avoir commencé par apprendre lui-même à pratiquer l’humanité.

— Depuis quelque temps elle a bien souffert, dit le maître d’école, répondant ainsi au regard que le visiteur avait laissé tomber sur Nelly en l’embrassant sur la joue.

— Oui, oui, je vois bien qu’elle a souffert, dit le vieux bachelier. Ils ont cruellement souffert, et leur cœur aussi.

— En effet, monsieur, ce n’est que trop vrai. »

Tour à tour, le vieux bachelier promena son regard du grand-père à l’enfant, dont il prît tendrement la main. Il se leva.

« Vous serez plus heureux avec nous, dit-il ; ou du moins nous ferons tout pour cela. Vous avez déjà fait bien des améliorations ici. Est-ce votre ouvrage, mon enfant ?

— Oui, monsieur.

— Nous en ferons d’autres encore, qui ne vaudront certainement pas mieux, mais au moins avec plus de ressources. À présent, voyons, voyons un peu. »

Nell l’accompagna dans les autres petites chambres ainsi que dans le reste des deux maisons. Il fit la remarque qu’il manquait çà et là divers objets nécessaires et s’engagea à y pourvoir, grâce à une collection d’articles divers qu’il possédait chez lui, et ce devait être un magasin des plus variés et des plus hétérogènes. Tout cela arriva presque aussitôt : car une dizaine de minutes ne s’étaient pas écoulées, quand le petit gentleman qui venait de les quitter reparut chargé de vieilles planches, de morceaux de tapis, de couvertures et autres objets d’usage domestique ; il était suivi d’un jeune homme qui portait un fardeau de même nature. On jeta le tout en un monceau sur le parquet ; puis il fallut déployer une grande activité pour débrouiller, arranger, mettre en place les dons du vieux bachelier qui présidait au travail avec un plaisir extrême et y mettait la main lui-même avec une vivacité sans égale. Lorsqu’il ne resta plus rien à faire, il ordonna au jeune homme d’aller rassembler les enfants de l’école et de les amener devant leur nouveau maître, qui les passerait solennellement en revue.

« Une jolie collection d’élèves, mon cher Marton ; vous serez content de les voir, dit-il, se tournant vers le maître d’école quand le jeune homme se fut éloigné. Mais je ne leur dis pas ce que je pense d’eux ; cela gâterait tout. »

Le messager reparut bientôt à la tête d’une longue file de bambins, grands et petits, qui, reçus par le vieux bachelier à la porte de la maison, tombèrent dans une foule de convulsions de politesse, pour montrer leur civilité ; tenant d’une main serrée leurs chapeaux et leurs bonnets réduits à leur plus simple expression et se livrant à toute sorte de saluts et de révérences : le vieux gentleman contemplait d’un œil ravi ces démonstrations de respect auxquelles il donnait son approbation par de fréquents signes de tête et des sourires réitérés. La vérité est que le plaisir qu’il avait à les voir n’était pas aussi scrupuleusement dissimulé qu’il avait bien voulu le faire croire au maître d’école ; il ne pouvait s’empêcher de le manifester par des remarques confidentielles et des chuchotements prononcés assez haut pour que chacun des élèves l’entendît parfaitement.

« Ce premier enfant, mon cher maître d’école, dit le vieux bachelier, c’est John Owen ; un garçon plein de moyens, monsieur, une nature franche et honnête ; mais c’est trop irréfléchi, trop joueur, trop léger. Cet enfant, mon cher monsieur, se romprait le cou pour s’amuser et priverait ainsi ses parents de leur principale consolation ; et entre nous, regardez-le bien quand il fera le lévrier en jouant à la chasse au lièvre, vous verrez comme il franchit haies et fossés et comme il glisse adroitement tout du long jusqu’au bas de la petite carrière. Vous verrez, vous verrez ! Vraiment c’est magnifique. »

John Owen, après cette admonition terrible dont il n’avait rien perdu, fit place à un autre enfant également présenté par le vieux bachelier.

« Maintenant, monsieur, dit-il, regardez celui-ci. Vous le voyez ? Il se nomme Richard Evans. Il a une facilité surprenante pour apprendre ; il est doué d’une bonne mémoire et d’une intelligence ouverte ; en outre, il possède une belle voix et une oreille juste pour chanter les psaumes, et sous ce rapport, personne ne le vaut ici. Cependant, monsieur, cet enfant finira mal ; il mourra sur l’échafaud, j’en ai peur ; croiriez-vous qu’à l’église monsieur s’endort toujours pendant le sermon ? et tenez ! pour vous avouer toute la vérité, monsieur Marton, je faisais de même à son âge, et je suis bien certain que cela tenait à ma constitution et que je ne pouvais m’en empêcher. » L’élève plein d’avenir étant bien et dûment édifié par ce reproche effrayant, notre vieux garçon passa à un autre.

« Mais à propos d’exemples à éviter, dit-il, j’ai là des petits garçons qui semblent faits tout exprès pour servir d’avertissement et de fanal à tous leurs camarades. En voici un que vous n’épargnerez pas, j’espère. Ce gaillard que vous voyez là, avec des yeux bleus et des cheveux blond clair ; c’est un nageur, monsieur, un plongeur, Dieu nous bénisse ! c’est un garnement, monsieur, qui a eu la fantaisie de se jeter dans dix-huit pieds d’eau tout habillé pour repêcher un chien d’aveugle qui se noyait sous le poids de sa chaîne et de son collier, tandis que le maître de l’animal se tordait les mains sur le rivage, se lamentant sur la perte de son guide, de son meilleur ami. J’ai envoyé sous le voile de l’anonyme deux guinées à ce brave enfant pour la peine, aussitôt que j’ai su ce beau trait, ajouta le vieux bachelier avec ce ton de demi-voix qui lui était particulier ; mais n’en soufflez mot, car il ne se doute pas le moins du monde que cet argent lui soit venu de moi. »

Après ce grand coupable, le vieux garçon passa à un autre, puis à un troisième, et ainsi de suite tout le long de la rangée, et pour mieux les retenir dans les bornes de la discipline, il ne manquait pas d’insister avec le même zèle sur celles de leurs qualités qui lui plaisaient le plus et se rapportaient le plus sans doute à ses préceptes et à son propre exemple. À la fin, craignant de les avoir affligés par son excessive sévérité, il les renvoya tous avec un petit présent, en les invitant à retourner paisiblement chez eux sans sauter, ni se battre, ni se détourner de leur chemin ; ajoutant, toujours à demi-voix, mais de manière à être entendu de tous, que lorsqu’il était enfant il n’aurait jamais pu s’empêcher de désobéir à un ordre semblable, dût sa vie en dépendre.

À partir de ce moment, le maître d’école conçut bonne espérance pour lui-même de ces dispositions cordiales et bienveillantes du vieux bachelier. Il le quitta, le cœur léger, l’esprit joyeux, et s’estima l’homme le plus heureux de la terre. Cette nuit-là encore, les fenêtres des deux antiques maisons s’éclairèrent du reflet des bons feux qu’on entretenait à l’intérieur ; et le vieux garçon, avec son ami le desservant, s’arrêtant pour contempler ces fenêtres au moment où ils revenaient de leur promenade du soir, s’entretinrent à voix basse de la charmante enfant, mais ils se retournèrent vers le cimetière avec un soupir.