Le Magasin d’antiquités/Tome 2/45

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 60-67).



CHAPITRE VIII.


Dans tout le cours de leur voyage, Nelly et le vieillard n’avaient jamais plus que maintenant désiré ardemment, appelé de leurs vœux, de leurs soupirs l’air libre et pur de la pleine campagne. Non, pas même dans cette mémorable matinée où, quittant leur vieille maison, ils s’abandonnèrent à la merci d’un monde inconnu et laissèrent derrière eux les objets muets et inanimés qu’ils avaient connus et aimés ; pas même alors ils ne s’étaient sentis, comme maintenant, émus et entraînés vers les fraîches solitudes des bois, vers les pentes des collines, les champs enfin, à présent que le bruit, la saleté, la vapeur, ces exhalaisons de la grande cité manufacturière, en se joignant à la dernière misère, à la faiblesse et à l’inanition, les entouraient de tous côtés et semblaient leur interdire toute espérance, leur fermer et leur murer l’avenir.

« Deux jours et deux nuits ! pensait l’enfant. Il a dit que nous aurions à passer deux jours et deux nuits au milieu de tableaux semblables à ceux-ci. Oh ! si nous vivions assez pour gagner une fois encore la campagne, si nous pouvions échapper à cet affreux endroit, ne fût-ce que pour nous coucher et mourir, avec quel cœur reconnaissant je remercierais Dieu pour un si grand bienfait ! »

C’est avec des pensées semblables, avec un vague projet d’aller à une grande distance par delà les fleuves et les montagnes, là où vivaient seulement des gens pauvres et simples de cœur, là où elle pourrait subsister avec le vieillard en portant leur humble part de travail dans les fermes et où ils seraient affranchis des terreurs qu’ils avaient fuies ; c’est ainsi, disons-nous, que l’enfant, sans autre ressource que le don d’un pauvre homme, sans autre appui que celui qu’elle tirait de son cœur et du sentiment d’avoir agi selon son droit et son devoir, s’encourageait elle-même à ce dernier voyage et poursuivait courageusement sa tâche.

— Nous irons bien lentement, cher père, dit-elle, tandis qu’ils s’acheminaient péniblement à travers les rues ; mes pieds sont écorchés, et la pluie d’hier m’a laissé des douleurs dans tous les membres. J’ai bien vu qu’il nous examinait et qu’il pensait à tout cela quand il a dit que nous serions si longtemps en route.

— Une route affreuse, a-t-il dit, répliqua tristement le grand-père. N’y en a-t-il pas d’autre ? Ne voulez-vous pas que nous en prenions une autre ?

— Il y a, dit l’enfant avec fermeté, des endroits où nous pourrons vivre en paix sans être tentés de rien faire de mal. Nous prendrons le chemin qui promet d’aboutir à ce but, et nous ne devons pas nous en détourner, fût-il pire cent fois que notre imagination ne nous le fait craindre. Nous ne devons pas, cher père, nous ne devons pas nous en détourner, n’est-il pas vrai ?

— Non, répondit le vieillard changeant de voix comme d’attitude, non. Allons de ce côté. Je suis prêt. Je suis tout à fait prêt, Nelly. »

L’enfant marchait plus difficilement qu’elle ne l’avait donné à croire à son compagnon ; car les douleurs qu’elle souffrait dans toutes ses articulations étaient des plus vives, et chaque mouvement venait les accroître. Mais elles ne lui arrachaient pas une plainte, rien qui annonçât la souffrance ; et bien que les deux voyageurs marchassent très-lentement, ils avançaient ; et, ayant avec le temps traversé la ville, ils commencèrent à s’apercevoir qu’ils étaient bien sur le chemin.

Après avoir suivi un long faubourg de maisons en brique rouge, dont quelques-unes avaient de petits jardins où la poussière du charbon et la fumée des fabriques avaient noirci les feuilles étiolées et les fleurs en désordre, où la végétation luttait et malgré ses efforts succombait sous l’ardente haleine du four et de la fournaise ; un faubourg qui leur sembla plus sombre encore et plus malsain que la ville elle-même ; un faubourg long, plat, tortueux, ils arrivèrent peu à peu à un lieu triste où l’on ne voyait pas poindre un seul brin d’herbe, où pas un bouton ne promettait une fleur pour le printemps, où pas une apparence de verdure ne pouvait exister à la surface des mares stagnantes qui çà et là s’étendaient à l’aise, à demi desséchées, sur le bord noirci de la route.

À mesure qu’ils pénétraient dans l’ombre de cet endroit lugubre, son influence pénible et accablante pesait davantage sur leur esprit qu’elle remplissait d’une cruelle mélancolie. De tous côtés, aussi loin que l’œil pouvait mesurer l’interminable étendue, de hautes cheminées, superposées les unes sur les autres et offrant la répétition invariable de la même forme triste et laide qui est le fond horrible des mauvais rêves, vomissaient leur fumée pestilentielle, obscurcissaient la lumière et salissaient l’air assombri. Au bord de la route, sur des remblais de cendres maintenus seulement par quelques mauvaises planches ou des débris de toits de poulaillers, d’étranges machines s’agitaient et se tordaient comme des malheureux à la torture, faisant retentir leurs chaînes de fer, criant de temps à autre dans leur rapide évolution comme dans un supplice insupportable, et faisant trembler le sol du bruit de cette espèce d’agonie. Des maisons délabrées apparaissaient çà et là, penchant vers la terre, étayées par les ruines de celles qui étaient déjà tombées, sans toit, sans fenêtres, noires, dévastées et cependant habitées encore. Des hommes, des femmes, des enfants, pâles et déguenillés, conduisaient les machines, entretenaient les feux, ou mendiaient sur la route, ou se précipitaient à demi nus hors de leurs maisons sans porte. Alors affluèrent de plus en plus des monstres menaçants, ou du moins on pouvait le croire à leur air farouche et sauvage, criant, tournant dans un cercle sans fin ; et partout, devant, derrière, à droite, à gauche, la même perspective interminable de tours en briques, n’interrompant jamais leurs noires exhalaisons, détruisant tout être vivant, toute chose inanimée, absorbant la clarté du jour et étendant sur toutes ces horreurs un sombre et épais nuage.

Mais la nuit dans ce lieu épouvantable ! la nuit, quand la fumée se changea en feu ; quand toutes les cheminées vomirent leurs flammes ; quand les bâtiments, dont la voûte avait été noire durant le jour, s’éclairèrent d’une lueur rouge avec des figures que, par les ouvertures flamboyantes, on voyait s’agiter çà et là, et qu’on entendait s’appeler mutuellement et échanger des cris sauvages ; la nuit, quand le bruit de toutes les bizarres machines fut aggravé par l’obscurité ; quand les gens qui les desservaient parurent plus farouches et plus sauvages encore ; quand des troupes d’ouvriers sans ouvrage se répandirent sur les routes ou se groupèrent, à la lueur des torches, autour de leurs chefs qui, dans un langage rude, leur parlaient de leurs maux et les poussaient à jeter des cris violents, à proférer des menaces ; quand des forcenés, armés de sabres et de tisons ardents insensibles aux pleurs et aux supplications de leurs femmes qui s’efforçaient de les retenir, s’élançaient en messagers de terreur et de destruction pour porter partout une destruction qui les consolât de leur propre ruine ; la nuit, quand les corbillards roulaient avec un bruit sourd, tout remplis de misérables bières (car une contagion mortelle avait fait ample moisson de vivants) ; quand les orphelins se lamentaient, et que les femmes éperdues de douleur jetaient des cris perçants et faisaient la veille des morts ; la nuit, quand les uns demandaient du pain et les autres de quoi boire pour noyer leurs peines ; quand les uns avec des larmes, les autres en marchant d’un pas chancelant, d’autres enfin avec les yeux rouges allaient pensant à leur famille ; la nuit qui, bien différente de celle que Dieu envoie sur la terre, n’amenait avec elle ni paix, ni repos, ni doux sommeil ; oh ! qui dira les terreurs dont cette nuit devait accabler la jeune enfant errante ! …

Et cependant elle se coucha sans qu’il y eût d’abri entre elle et le ciel ; et ne craignant rien pour elle-même, car elle était maintenant au-dessus de la peur, elle éleva une prière pour le pauvre vieillard. Toute faible, tout épuisée qu’elle était, elle se sentait si calme et si résignée, qu’elle ne songeait à rien souhaiter pour elle-même ; seulement elle suppliait Dieu de susciter pour lui un ami. Elle s’efforça de se rappeler le chemin qu’ils avaient fait et de découvrir la direction où brûlait le feu auprès duquel ils avaient dormi la nuit précédente. Elle avait oublié de demander son nom au pauvre homme qui s’était fait leur ami ; et, quand elle mêlait l’humble chauffeur à ses prières, il lui semblait qu’il y aurait de l’ingratitude à ne pas tourner un regard vers le lieu où il veillait.

Un pain d’un sou, c’était tout ce qu’ils avaient mangé dans la journée. C’était bien peu de chose assurément, mais la faim elle-même avait disparu pour Nelly au milieu de la tranquillité extraordinaire qui avait saisi tous ses sens. Elle se coucha donc doucement, et, avec un paisible sourire sur les traits, elle s’assoupit. Ce n’était pas tout à fait le sommeil ; ce dut être le sommeil cependant : sinon, pourquoi toute la nuit une suite de rêves agréables lui offrit-elle l’image du petit écolier ? …

Le matin arriva. L’enfant se trouva beaucoup plus faible, beaucoup moins en état de voir et d’entendre, et pourtant elle ne se plaignit pas ; peut-être n’eût-elle articulé aucune plainte, quand bien même elle n’aurait pas eu, marchant à ses côtés, un motif pour garder le silence. Elle désespérait de se voir jamais délivrée avec son grand-père de ce pays misérable ; elle éprouvait la cruelle conviction qu’elle était très-malade, mourante peut-être ; mais avec tout cela ni crainte ni anxiété.

Ils dépensèrent leur dernier sou dans l’achat d’un second pain. Une aversion insurmontable pour toute nourriture qui s’était emparée de Nelly, à son insu, l’empêcha de partager ce pauvre repas. Le grand-père mangea de bon appétit le pain tout entier, et Nelly s’en réjouit.

Leur marche les conduisit à travers les mêmes tableaux que la veille : il n’y eut ni changement ni progrès. Toujours le même air épais, lourd à respirer ; toujours le même terrain noir, la même perspective à perte de vue et d’espérance, la même misère, la même détresse. Les objets paraissaient plus sombres, le bruit plus sourd, le pavé plus raboteux, plus inégal ; parfois Nelly chancelait et avait besoin de toute sa force morale pour ne point tomber. Pauvre enfant ! c’étaient ses pieds épuisés de fatigue qui refusaient de la servir.

Vers l’après-midi, son grand-père se plaignit amèrement de la faim. Elle s’approcha d’une des baraques ruinées qui se trouvaient le long de la route et frappa à la porte avec sa main.

« Que demandez-vous ici ? dit un homme décharné en ouvrant la porte.

— La charité. Un morceau de pain.

— Tenez ! regardez ça ? … répliqua l’homme d’une voix rauque en montrant une sorte de paquet déposé sur le sol. Ça, c’est un enfant mort. Depuis trois mois déjà, moi et cinq cents autres, nous sommes sans ouvrage. C’est mon troisième enfant qui est mort, et c’était le dernier. Pensez-vous que j’aie à faire la charité, que j’aie un morceau de pain à partager ? »

Nelly se retira de la porte, qui se referma sur elle. Sous l’empire de l’inflexible nécessité, elle frappa, non loin de là, à une autre porte qui, cédant à la moindre pression de sa main, s’ouvrit toute grande.

Il semblait qu’une couple de familles pauvres vécût dans cette hutte ; car deux femmes, entourées chacune de ses propres enfants, occupaient des parties distinctes dans la chambre. Au centre se trouvait un grave gentleman vêtu de noir, qui avait air d’être entré depuis quelques instants et qui tenait par le bras un jeune garçon.

« Femme, dit-il, voici votre sourd-et-muet de fils. Vous me devez des remercîments pour vous l’avoir rendu. Il a été conduit devant moi ce matin, chargé d’objets volés, et je vous assure que pour tout autre enfant l’affaire eût été rude. Mais comme j’avais compassion de son infirmité et que j’ai pu croire qu’il avait péché par ignorance, je me suis arrangé pour vous le ramener. À l’avenir, veillez mieux sur lui.

— Et moi, ne me rendrez-vous pas mon fils ? dit l’autre femme se levant et s’avançant vers le gentleman. Monsieur, ne me rendrez-vous pas mon fils qui a été transporté pour le même délit ?

Celui-là était-il sourd-et-muet ? demanda rudement le gentleman.

— Est-ce qu’il ne l’était pas, monsieur ?

— Vous savez bien qu’il ne l’était pas.

— Il l’était ! … s’écria la femme. Il était bel et bien sourd, muet et aveugle depuis le berceau. Son enfant à elle a péché par ignorance ! et le mien, comment pouvait-il en savoir davantage ? Où l’aurait-il appris ? Qui était là pour le mieux élever, et quel moyen de lui apprendre à mieux faire ?

— Silence, femme ! dit le gentleman. Votre fils possédait tous ses sens.

— Oui, il les possédait, s’écria la mère, et parce qu’il les possédait il n’en était que plus facile à égarer. Si vous faites grâce à cet enfant parce qu’il ne sait pas distinguer le bien du mal, pourquoi n’avez-vous pas épargné le mien à qui personne n’en avait jamais montré la différence ? Vous, messieurs, vous aviez aussi bien le droit de punir son enfant que Dieu a tenu dans l’ignorance des sons et des mots, que vous l’avez eu de punir le mien tenu par vous-mêmes dans l’ignorance de toutes choses. Combien de jeunes filles et de jeunes garçons, ah ! d’hommes et de femmes aussi, sont amenés devant vous sans que vous en ayez pitié, qui sont sourds-et-muets par l’esprit, et qui dans cet état font le mal, et qui dans cet état sont punis, corps et âme, tandis que vous autres messieurs vous êtes à discuter entre vous si on doit apprendre ceci ou cela ! Soyez juste, monsieur, et rendez-moi mon fils.

— Votre désespoir vous égare, dit le gentleman puisant dans sa tabatière, j’en suis fâché pour vous.

— Mon désespoir ! répliqua la femme, mais c’est vous qui en êtes l’auteur. Rendez-moi mon fils, afin qu’il puisse travailler pour ses enfants sans protecteur. Soyez équitable, monsieur, et, pour l’amour du ciel, de même que vous avez eu pitié de cet enfant, rendez-moi mon fils ! »

Nelly en avait assez vu et entendu pour comprendre que ce n’était pas là qu’il fallait demander l’aumône. Elle tira doucement le vieillard hors de la porte, et ils continuèrent leur voyage.

Perdant de plus en plus l’espérance ou la force, à mesure qu’ils marchaient, mais gardant tout entière sa ferme résolution de ne témoigner par aucune parole, par aucun regard son état de souffrance aussi longtemps qu’elle conserverait assez d’énergie pour se mouvoir, Nelly, à travers le reste de ce jour cruel, se contraignit à marcher. Elle ne s’arrêtait même plus pour se reposer aussi fréquemment qu’auparavant, car elle voulait compenser jusqu’à un certain point la lenteur obligée de son pas.

Le soir s’avançait, mais la nuit n’était point encore descendue quand, passant toujours au milieu des mêmes objets repoussants, ils arrivèrent à une ville populeuse.

Faibles, abattus comme ils l’étaient, les rues de cette ville leur parurent insupportables. Après avoir humblement imploré du secours à un petit nombre de portes et s’être vus repoussés, ils se décidèrent à sortir de ce lieu le plus tôt possible, et à essayer si les habitants de quelque maison isolée auraient plus de compassion pour leur état d’épuisement.

Ils se traînaient le long de la dernière rue, et l’enfant sentait que le temps approchait où ses ressorts affaiblis ne pourraient plus la soutenir. En ce moment, apparut devant eux un voyageur à pied suivant la même direction. Il portait sur son dos sa valise attachée avec une courroie, s’appuyait sur un gros bâton et lisait dans un livre qu’il tenait de l’autre main.

Ce n’était pas chose aisée que de le rejoindre et de lui demander assistance, car il marchait rapidement, et il était à quelque distance en avant. Enfin, il s’arrêta pour lire avec plus d’attention un passage de son livre.

Animée d’un rayon d’espérance, l’enfant se mit à courir avec son grand-père, et étant arrivée près de l’étranger sans avoir éveillé son attention par le bruit de ses pas, elle commença à solliciter son assistance par quelques mots prononcés faiblement.

Il tourna la tête ; l’enfant joignit les mains, poussa un cri perçant et tomba sans connaissance aux pieds de l’étranger.