Le Magasin d’antiquités/Tome 1/4

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 32-41).



CHAPITRE IV.


M. et Mme Quilp demeuraient à Tower-Hill ; et Mme Quilp était restée dans son pavillon de Tower-Hill, à gémir sur l’absence de son seigneur et maître, quand il l’avait quittée pour vaquer à l’affaire que nous l’avons vu traiter.

On eût eu peine à définir de quel commerce, de quelle profession s’acquittait M. Quilp en particulier, quoique ses occupations fussent nombreuses et variées. Il touchait les loyers de colonies entières, parquées dans des rues sales et des ruelles au bord de l’eau ; il faisait des avances d’argent aux matelots et officiers subalternes de vaisseaux marchands : il avait une part dans les pacotilles de divers contre-maîtres de bâtiments des Indes, fumait ses cigares de contrebande sous le nez même des douaniers, et presque tous les jours avait des rendez-vous à la Bourse avec des individus à chapeau de toile cirée et jaquette de matelot. Sur le rivage de la Tamise, comté de Surrey, il y avait un affreux chantier, infesté de rats, et nommé vulgairement« le quai de Quilp. » Là étaient un petit comptoir en bois, enfoncé tout de travers dans la poussière, comme s’il était entré dans le sol en tombant des nues, quelques débris d’ancres rouillées, plusieurs grands anneaux de fer, des piles de bois pourri, et deux ou trois monceaux de vieilles feuilles de cuivre, tortillées, fendues et avariées. Dans son quai Daniel Quilp était un déchireur de bateaux, quoiqu’à en juger par tout ce qu’on voyait on dût penser, ou qu’il déchirait les bateaux sur une fort petite échelle, ou qu’il les déchirait en morceaux si petits qu’on n’en voyait plus rien. Bien loin que ce lieu offrît une notable apparence de vie ou d’activité, la seule créature humaine qui l’occupât était un jeune garçon amphibie, vêtu de toile à voiles, dont l’unique travail consistait à rester assis au haut d’une des piles de bois pour jeter des pierres dans la boue à la marée basse, ou à se tenir les mains dans ses poches en regardant avec insouciance le mouvement et le choc des vagues à la marée haute.

À Tower-Hill, l’appartement du nain comprenait, outre ce qui était nécessaire pour lui et Mme Quilp, un petit cabinet avec un lit pour la mère de cette dame, qui vivait dans le ménage et soutenait contre Daniel une guerre incessante ; et pourtant la dame avait une terrible peur de son gendre. En effet, cet horrible personnage avait réussi de manière ou d’autre, soit par sa laideur, soit par sa férocité, soit enfin par sa malice naturelle, peu importe, à inspirer une crainte salutaire à la plupart de ceux qui se trouvaient chaque jour en rapport avec lui. Nul ne subissait plus complètement sa domination que Mme Quilp elle-même, une jolie petite femme au doux parler, aux yeux bleus, qui, s’étant unie au nain par les liens du mariage dans un de ces moments d’aberration dont les exemples sont loin d’être rares, faisait, tous les jours de la vie bonne et solide pénitence de sa folie d’un jour.

Nous avons dit que Mme Quilp se désolait dans son pavillon en l’absence de son mari. Elle était en effet dans son petit salon, mais elle n’y était pas seule ; car, indépendamment de la vieille Mme Jiniwin, sa mère, dont nous avons déjà parlé tout à l’heure, il y avait là une demi-douzaine au moins de dames du voisinage, qu’un étrange hasard (concerté entre elles, je suppose) avait amenées l’une après l’autre juste à l’heure de prendre le thé. Le moment était propice à la conversation ; la chambre était fraîche et bien ombragée, un véritable lieu de farniente : par la croisée ouverte, on voyait des plantes qui interceptaient la poussière et qui formaient un délicieux rideau entre la table à thé au dedans et la vieille tour de Londres au dehors. Il n’y a donc pas sujet de s’étonner si les dames se sentirent une inclination secrète à causer et à perdre le temps, surtout si nous mettons en ligne de compte les charmes additionnels du beurre frais, du pain tendre, des crevettes et du cresson de fontaine.

Ces dames se trouvant réunies sous de tels auspices, il était naturel que la conversation tombât sur le penchant des hommes à tyranniser le sexe faible, et sur le devoir qui incombe au sexe faible de résister à ce despotisme, et de défendre ses droits et sa dignité. C’était naturel pour quatre raisons : 1° Parce que Mme Quilp étant une jeune femme notoirement en puissance de mari, il convenait de l’exciter à la révolte ; 2° parce que la mère de Mme Quilp était honorablement connue pour être absolue dans ses idées et disposée à résister à l’autorité masculine, 3° parce que chacune des dames en visite n’était pas fâchée de montrer pour son propre compte combien elle l’emportait, à cet égard, sur la généralité de son sexe ; et 4° parce que la compagnie étant habituée à une médisance réciproque quand elles étaient deux à deux, était privée de son sujet de conversation ordinaire maintenant qu’elles étaient réunies toutes ensemble, en petit comité d’amitié, et que par conséquent il n’y avait rien de mieux à faire que de se liguer contre l’ennemi commun.

En vertu de ces considérations, une grosse dame ouvrit le feu en commençant par demander, d’un air d’intérêt sympathique, comment se portait M. Quilp ; à quoi la belle-mère répondit avec aigreur : « Oh ! très-bien. Vous pouvez être tranquille à son sujet : mauvaise herbe prospère toujours. »

Alors toutes les dames soupirèrent à l’unisson, secouèrent gravement la tête et regardèrent Mme Quilp comme on regarderait une martyre.

« Ah ! dit la première qui avait pris la parole, si vous pouviez lui communiquer un peu de votre expérience, mistress Jiniwin !… Personne, mieux que vous, ne sait ce que nous autres femmes nous nous devons à nous-mêmes.

— Ce que nous nous devons est bien dit, madame, répliqua mistress Jiniwin. Du vivant de mon pauvre mari, votre père, ma fille, s’il s’était jamais hasardé à prononcer vis-à-vis de moi un mot de travers, j’aurais… »

La brave vieille dame n’acheva point la phrase, mais elle tordit la tête d’une crevette avec un air de vengeance, qui semblait en quelque sorte la traduction de son silence. Ce geste éloquent fut parfaitement saisi et approuvé par la grosse dame, qui répliqua immédiatement :

« Vous entrez juste dans ma pensée, madame, et c’est exactement ce que je ferais moi-même.

— Mais rien ne vous y oblige, dit Mme Jiniwin. Heureusement pour vous, ma chère, vous n’en avez pas plus occasion que je ne l’avais autrefois.

— Nulle femme n’en aurait jamais besoin, dit la grosse dame, si elle se respectait.

— Vous entendez, Betzy ? dit Mme Jiniwin d’un ton sentencieux. Combien de fois ne vous ai-je pas adressé les mêmes avis, en me mettant presque à vos genoux pour vous prier de les suivre ! »

La pauvre mistress Quilp, qui promenait un regard de victime de visage en visage, pour y lire partout un sentiment de pitié, rougit, sourit et secoua la tête d’un air de doute. Ce fut le signal d’une clameur générale, commençant par un murmure confus, et bientôt s’agrandissant jusqu’à devenir une explosion violente où tout le monde parlait à la fois ; il n’y avait qu’une voix pour dire que mistress Quilp, étant trop jeune pour avoir le droit d’opposer son opinion à celle de personnes expérimentées qui savaient bien qu’elle se trompait, ce serait fort mal à elle de ne pas écouter les conseils de gens qui ne voulaient que son bien ; que se conduire ainsi, c’était presque se montrer ingrate ; que, si elle ne se respectait pas elle-même, du moins devait-elle respecter les autres femmes que son humilité compromettait toutes ensemble ; que, si elle manquait d’égards envers les autres femmes, un temps viendrait où les autres femmes en manqueraient pour elle, et qu’elle en aurait bien du regret, elle pouvait en être sûre. Après ce déluge d’avertissements, les dames livrèrent un assaut plus vif encore que jamais au thé, mélangé de pain tendre, de beurre frais, de crevettes et de cresson de fontaine, disant qu’elles souffraient tellement de la voir se conduire ainsi, qu’à peine pouvaient-elles avaler une bouchée.

« Tout cela est bel et bon, dit Mme Quilp avec beaucoup de simplicité ; mais cela n’empêche pas que, si je venais à mourir, aujourd’hui pour demain, Quilp pourrait épouser qui bon lui semblerait ; il le pourrait, j’en suis sûre. »

Il y eut à cette idée un cri général d’indignation. Épouser qui bon lui semblerait ! Elles voudraient bien voir qu’il eût l’audace de faire à aucune d’elles une proposition de ce genre ; elles voudraient bien voir qu’il en fît seulement semblant ! Une dame (c’était une veuve) s’écria qu’elle était femme à le poignarder dès la première allusion à cette prétention insolente.

« À merveille, reprit mistress Quilp, balançant sa tête ; tout cela est bel et bon, comme je le disais tout à l’heure ; mais je répète que je suis certaine de mon fait, oui, certaine. Quilp sait si bien s’arranger quand il veut, que la plus belle de vous ne le refuserait pas si j’étais morte, qu’elle fût libre, et qu’il se mit dans la tête de lui faire la cour, allez ! »

Chacune se redressa devant cette affirmation, comme pour dire : « C’est moi dont vous voulez parler !… Eh bien ! qu’il y vienne : on verra ! » Et cependant, quelque raison cachée les animait toutes contre la veuve ; pas une des dames qui ne murmurât à l’oreille de sa voisine, que cette veuve se figurait probablement être l’objet des allusions de Betzy… et que pourtant ce n’était pas le Pérou.

« Ma mère sait, ajouta mistress Quilp, que je ne me trompe pas. Elle-même m’a souvent tenu ce langage avant mon mariage. N’est-il pas vrai, maman ? »

Cette question directe embarrassa singulièrement mistress Jiniwin, dont la position devenait des plus délicates ; car la respectable dame avait certainement travaillé d’une manière active à marier sa fille à M. Quilp ; et d’ailleurs, son orgueil maternel n’eût pas volontiers laissé s’accréditer l’idée qu’elle avait donné sa fille à un homme dont personne n’eût voulu. D’autre part, exagérer les qualités séduisantes de son gendre, c’eût été affaiblir la cause de la révolte, cette cause qu’elle avait embrassée avec ardeur. Partagée entre ces considérations contraires, mistress Jiniwin voulut bien reconnaître chez Quilp un esprit insinuant, mais elle lui refusa le droit de gouverner ; et, avec un compliment bien placé à l’adresse de la grosse dame, elle ramena la discussion au point de départ.

« Oh ! mistress George a dit une chose fort juste, fort sensée Si les femmes savaient seulement se respecter elles-mêmes !… Mais Betzy ne s’en doute pas, et c’est bien dommage ; j’en suis honteuse pour elle.

— Plutôt que de permettre à un homme de me mener comme Quilp la mène, dit mistress George, plutôt que de trembler devant un homme comme elle tremble devant lui, je… je me tuerais, après avoir commencé par écrire une lettre où je déclarerais que c’est lui qui m’a tuée ! »

Cette idée fut accueillie par un concert unanime d’approbations bruyantes. Alors une autre dame, des Minories, prit à son tour la parole en ces termes :

« M. Quilp peut être un homme très-séduisant, je le suppose, je n’en doute même pas, puisque mistress Quilp et mistress Jiniwin le disent : or, si quelqu’un doit le savoir, c’est elles, assurément. Mais il n’est pourtant pas ce qu’on appelle un joli garçon, encore moins un jeune homme, ce qui pourrait au moins lui servir de circonstance atténuante ; tandis que sa femme est jeune, agréable, et qu’enfin c’est une femme ; et c’est tout dire ! »

Ces dernières paroles, prononcées du ton le plus pathétique, excitèrent l’enthousiasme dans l’auditoire. Encouragée par son triomphe, la dame ajouta :

« Si un tel mari pouvait être bourru et déraisonnable avec une telle femme, il faudrait…

— S’il l’est ! interrompit la mère retournant sa tasse vide dans la soucoupe et secouant les miettes qui étaient tombées dans son giron, comme pour se préparer à une déclaration solennelle ; s’il l’est !… C’est le plus grand tyran qui ait jamais existé ; elle n’ose pas penser par elle-même ; il la fait trembler d’un geste, d’un regard, il lui cause des frayeurs mortelles, sans qu’elle ait la force de lui répondre un mot, pas le plus petit mot ! »

Quoique ces griefs fussent bien notoires et bien établis chez toutes ces dames amateurs de thé, et qu’ils eussent depuis un an servi de texte et de commentaire dans toutes leurs réunions du voisinage, cette communication officielle n’eut pas été plutôt reçue, qu’elles se mirent toutes à parler à la fois, rivalisant entre elles de véhémence et de volubilité. Mistress George s’écria que tout le monde s’en entretenait ; que souvent elle en avait entendu causer auparavant ; que mistress Simmons, qui avait vu quelques-unes de ces scènes, le lui avait dit vingt fois à elle-même, et qu’elle lui avait toujours répondu : « Non, ma chère Henriette Simmons, je n’y croirai jamais, à moins que je ne le voie de mes propres yeux et que je ne l’entende de mes propres oreilles. » Mme Simmons corrobora ce témoignage en y ajoutant des détails qui étaient à sa connaissance personnelle. La dame des Minories donna la recette d’un traitement infaillible auquel elle avait soumis son mari, et grâce auquel ce monsieur, qui, trois semaines après son mariage, s’était mis à manifester des symptômes non équivoques d’un naturel de tigre, s’était apprivoisé et était devenu doux comme un agneau. Une autre dame raconta la lutte qu’elle avait eue à soutenir et son triomphe final, qu’elle n’avait pas obtenu cependant sans être forcée d’appeler à son aide sa mère et deux tantes, avec lesquelles elle avait pleuré nuit et jour, durant six semaines, sans discontinuer. Une troisième qui, dans la confusion générale, n’avait pu trouver une autre personne pour l’écouter, s’accrocha à une jeune fille qui se trouvait là, et elle la conjura, au nom de sa tranquillité et de son bonheur, de mettre à profit cette circonstance solennelle pour éviter l’exemple de faiblesse donné par mistress Quilp, et pour songer uniquement, dès ce jour, à maîtriser et à dompter le caractère rebelle de son futur mari. Le bruit était à son comble, la moitié des dames en étaient venues, non plus à parler, mais à crier à qui mieux mieux pour dominer la voix des autres, quand soudain on vit mistress Jiniwin changer de couleur, et faire à la dérobée un signe du doigt, comme pour engager la compagnie à se taire. Alors, mais alors seulement, on aperçut dans la chambre Daniel Quilp lui-même, la cause vivante de tout ce tapage, occupé à regarder et écouter tout avec la plus profonde attention.

« Continuez, mesdames, continuez, dit Daniel. Mistress Quilp, veuillez engager ces dames à rester pour souper ; vous leur donnerez une couple de homards avec quelque autre comestible léger et délicat.

— Je… je ne les avais pas invitées à prendre le thé, balbutia la jeune femme. C’est bien par hasard qu’elles se sont rencontrées.

— Tant mieux, mistress Quilp ; les parties de plaisir imprévues sont toujours les meilleures, dit le nain en frottant ses mains avec tant de force qu’il semblait fabriquer des boulettes pour servir de gargousses à des canonnières d’enfant. Mais quoi ! vous ne partez pas, mesdames ? Vous ne partez sûrement pas ? »

Ses belles ennemies agitèrent la tête d’un air mutin, tout en cherchant leurs chapeaux et leurs châles respectifs, mais elles laissèrent le soin de la résistance verbale à mistress Jiniwin, qui, se trouvant désignée par sa position pour soutenir la lutte, simula quelques efforts afin de sauver l’honneur de son rôle.

« Et pourquoi, dit-elle, ces dames ne resteraient-elles pas à souper, si ma fille le voulait ?

— Certainement, répondit Daniel ; pourquoi pas ?

— Il n’y a rien d’inconvenant ni de déshonnête dans un souper, j’espère, dit Mme Jiniwin.

— Comment donc ? répliqua le nain ; ni de malsain non plus, à moins qu’on n’y mange une salade de homards ou des crevettes, car je me suis laissé dire que ce n’était pas bon pour la digestion.

— Et vous ne voudriez pas que votre femme en souffrît, pas plus que de toute autre chose qui pourrait l’incommoder, n’est-ce pas ?

— Non, certainement, pour rien au monde ! répondit le nain avec un rire grimaçant. Pas même pour toutes les belles-mères réunies !… quelque bonheur qu’on eût à posséder une telle collection.

— Ma fille est votre femme, monsieur Quilp, » dit la vieille dame avec un rire qu’elle s’efforça de rendre badin et satirique ; et elle ajouta, comme s’il avait besoin qu’on lui rappelât cette circonstance : « Votre femme légitime.

— Certainement, certainement, dit le nain.

— Et elle a le droit, j’espère, d’agir comme il lui plaît, Quilp, dit mistress Jiniwin, tremblant, en partie de colère, en partie de la crainte secrète que lui inspirait son gendre diabolique.

— Vous espérez qu’elle en a le droit. Ne savez-vous pas qu’elle l’a ?

— Je sais qu’elle devrait l’avoir, si elle avait ma manière de voir.

— Ma chère, pourquoi n’avez-vous pas la manière de voir de votre mère ? dit le nain se retournant pour s’adresser à sa femme. Pourquoi, ma chère, n’imitez-vous pas en tout constamment votre mère ? Elle est l’ornement de son sexe ; votre père le disait chaque jour de sa vie, j’en suis sûr.

— Son père était un heureux caractère, et qui valait vingt mille fois mieux que certaines gens ; que dis-je ? vingt millions de milliards de fois.

— J’eusse aimé à le connaître, repartit le nain. Il se peut qu’il fût une heureuse créature déjà à cette époque ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il l’est maintenant. Doux repos pour un homme qui a, je crois, souffert longtemps. »

La vieille dame fit un effort pour parler, mais elle resta sans voix. Quilp reprit, avec la même malice de regard et la même affectation de politesse moqueuse :

« Vous ne paraissez pas à votre aise, mistress Jiniwin ; vous vous êtes trop surexcitée peut-être à parler, car c’est là votre faible. Allez vous coucher, allez vous coucher.

— J’irai me coucher quand il me plaira, Quilp, et pas avant.

— Si cela pouvait vous plaire en ce moment ! Allez donc vous coucher, s’il vous plaît. »

Mistress Jiniwin le regarda avec colère ; mais elle recula en le voyant s’avancer, et, lui tournant le dos pour s’en aller, elle l’entendit fermer la porte sur elle, l’envoyant ainsi rejoindre les invitées qui se pressaient sur l’escalier.

Resté seul avec sa femme qui s’était assise dans un coin, toute tremblante et les yeux fixés à terre, le petit homme vint se planter à quelque distance devant elle, les bras croisés, et la contempla fixement durant quelque temps sans parler.

« Ah ! bonne pièce ! dit-il en rompant le silence, faisant claquer ses lèvres, comme si ce n’était pas une simple figure de rhétorique, et qu’il vînt en effet de déguster un bon morceau. Ah ! mon cher petit cœur ! ah ! charmante enchanteresse ! »

Mme Quilp sanglota, et, comme elle connaissait le caractère de son aimable seigneur et maître, elle ne se montra guère moins alarmée de ces compliments que s’il s’était porté à des actes de la plus extrême violence.

« Quel bijou ! continua le nain avec une grimace de possédé ; quel diamant, quelle perle, quel rubis, quel écrin du plus pur métal, enchâssé des plus riches joyaux ! quel trésor ! aussi comme je l’aime ! »

La pauvre petite femme tremblait des pieds à la tête : elle jetait vers lui des yeux suppliants qu’elle baissait ensuite vers la terre avec de nouveaux sanglots.

« Mais ce qu’elle a de mieux, ajouta-t-il en s’avançant avec une espèce de bond que ses jambes crochues, sa face hideuse, son air moqueur rendaient tout à fait diabolique, ce qu’elle a de mieux, c’est sa douceur, sa soumission, qui ne lui permet pas d’avoir une volonté à elle, et surtout c’est l’avantage qu’elle a de posséder une mère si persuasive ! »

Il prononça ces dernières paroles d’un ton de malice mielleuse dont rien n’approche ; après quoi il planta ses deux mains sur ses genoux, et écartant ses jambes toutes grandes, il se baissa, baissa, baissa tout doucement jusqu’à ce qu’il n’eût plus besoin que de donner un tour de vis à sa tête d’un côté pour se trouver juste entre le parquet et les yeux de sa femme.

« Madame Quilp !

— Oui, Quilp.

— N’est-ce pas que je suis gentil ? N’est-ce pas que je serai, la plus jolie créature du monde, si j’avais seulement des moustaches ? mais bah ! ça ne m’empêche pas d’être un beau petit homme pour une femme, n’est-ce pas, madame Quilp ? »

Mme Quilp répliqua en femme bien apprise : « Oui, Quilp » et, fascinée par son regard, continua à fixer sur lui ses yeux timides, pendant qu’il la régalait d’une foule de grimaces dont il n’y avait que lui ou le cauchemar qui pussent posséder le secret. Et durant toute cette pantomime qui ne finit pas de sitôt, il garda un silence absolu ; excepté chaque fois qu’il faisait trembler et reculer sa femme en renouvelant un de ses bonds inattendus, car alors elle ne pouvait s’empêcher de pousser un cri d’effroi, ce qui le faisait rire aux éclats.

« Mistress Quilp ! dit-il enfin.

— Oui, Quilp, » répondit-elle avec soumission.

Au lieu de poursuivre son idée, Quilp se leva, croisa de nouveau ses bras et fixa sur sa femme des yeux encore plus sévères, tandis qu’elle détournait les siens et les tenait attachés sur le parquet.

« Mistress Quilp !

— Oui, Quilp.

— S’il vous arrive encore d’écouter ces sorcières, je vous pincerai. »

Après cette menace laconique, accompagnée d’un grognement qui la fit paraître très-sérieuse, M. Quilp ordonna à Betzy d’enlever le plateau et de lui apporter le rhum. Ayant devant lui la liqueur dans un grand coffre qui avait l’air de provenir de quelque armoire de vaisseau, il demanda de l’eau fraîche avec sa boîte à cigares ; quand il n’eut plus rien à demander, il s’établit dans un fauteuil, appuyant en arrière sa grosse tête, et ses petites jambes plantées sur la table.

« Maintenant, dit-il, mistress Quilp, me voilà en disposition de fumer. Je passerai sans doute ainsi toute la nuit. Restez où vous êtes, s’il vous plaît, dans le cas où j’aurais besoin de vous. »

La jeune femme ne trouva pas autre chose à répondre que ses mots habituels : « Oui, Quilp. » Son seigneur et maître prit son premier cigare et apprêta son premier verre de grog. Le soleil se coucha, les étoiles parurent ; la Tour passa de sa teinte ordinaire au gris, puis au noir ; la chambre devint tout à fait sombre, tandis que le bout du cigare était flamboyant. M. Quilp demeurait cependant dans la même position, fumant et buvant tour à tour, regardant d’un air d’insouciance par la fenêtre, avec un sourire de dogue sur les lèvres, excepté quand mistress Quilp ne pouvait réprimer un mouvement d’impatience ou de fatigue ; car alors ce sourire se métamorphosait en une grimace de plaisir.