Le Magasin d’antiquités/Tome 1/20

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 168-174).



CHAPITRE XX.


Chaque jour, en revenant au logis, après avoir fait quelque nouvel effort pour trouver du travail, Kit levait ses yeux vers la fenêtre de la petite chambre où si souvent il avait salué Nelly, et il espérait y apercevoir quelque indice de sa présence. Ce vœu ardent, fortifié de l’assurance que lui avait donnée Quilp, lui persuadait que Nelly viendrait enfin réclamer l’asile qu’il lui avait offert : son espérance, éteinte chaque soir, renaissait chaque matin.

« Mère, disait-il avec un soupir en posant son chapeau d’un air découragé, je pense qu’ils arriveront certainement demain. Voilà bien une semaine qu’ils sont partis… Sûrement ils ne pourront rester loin de nous plus d’une semaine ; ne le pensez-vous pas ? »

La mère secoua la tête et lui rappela combien déjà il avait éprouvé de mécomptes à cet égard.

« Pour cela, dit Kit, vous avez bien raison, comme toujours, ma mère. Cependant, il me semble qu’une semaine employée à errer partout, c’est bien assez long. Est-ce que vous ne le croyez pas ?

— C’est assez long, Kit, plus long même qu’il ne le faudrait. Pourtant ils ne sont pas revenus. »

Kit éprouva presque de l’humeur de cette contradiction ; il ne pouvait pourtant pas se dissimuler que cette réflexion était parfaitement juste et qu’il l’avait faite déjà lui-même. Mais ce mouvement de contrariété n’eut que la durée d’un moment ; et avant que le jeune homme eût fait le tour de la chambre, son regard fâché redevint doux et bon comme à l’ordinaire.

« Alors, demanda-t-il, ma mère, que peut-il leur être arrivé ? Croyez-vous qu’ils se soient embarqués, par hasard ?

— Pas pour se faire mousses, toujours, répondit la mère avec un sourire. Cependant je ne puis m’empêcher d’imaginer qu’ils sont partis à l’étranger.

— Mère, s’écria Kit d’un ton lamentable, ne me dites pas cela, je vous en prie.

— Je crains pourtant qu’ils ne l’aient fait, voilà la vérité. Tous les voisins le disent comme moi ; il y en a même qui affirment qu’on les a vus à bord d’un bâtiment et qui vont jusqu’à dire vers quel lieu ils se dirigent. Quant à moi, c’est plus que je n’en pourrais dire : le nom même qu’ils donnent à ce pays est trop difficile à prononcer pour moi.

— Je ne crois pas cela. Je n’en crois pas un mot !… Un tas de chipies, de commères ! Qu’est-ce qu’elles en peuvent savoir ?…

— Elles se trompent peut-être ; je ne puis pas dire non, quoiqu’il me semble qu’elles peuvent aussi n’avoir pas tout à fait tort ; car le bruit court que le vieillard a emporté une somme dont personne n’avait connaissance, pas même ce vilain petit homme dont vous m’avez parlé. Comment donc s’appelle-t-il ? … Quilp… On dit que miss Nell et son grand-père sont allés demeurer loin pour qu’on ne leur enlevât point cet argent et qu’on les laissât tranquilles. Tout cela n’est pas si invraisemblable, qu’en dites-vous ? »

Kit se gratta tristement la tête, obligé malgré lui de reconnaître qu’il y avait bien là quelque apparence de vérité. Il grimpa ensuite jusqu’au vieux clou auquel était accrochée la cage, la prit, la nettoya et donna à manger à l’oiseau. Sa pensée le ramena en ce moment au souvenir du petit vieillard qui lui avait donné un schelling ; il se rappela tout à coup que c’était le jour même, l’heure même à laquelle le gentleman avait dit qu’il se trouverait de nouveau devant la maison du notaire. Cette idée ne lui fut pas plutôt venue, qu’il se hâta de remettre la cage à son clou, et qu’expliquant rapidement à sa mère la raison de son départ précipité, il courut de toute la vitesse de ses jambes à son rendez-vous.

C’était à une distance considérable de chez lui : il n’y arriva que deux minutes après l’heure fixée ; mais, par un bonheur inespéré, le vieux petit monsieur ne s’y trouvait pas encore ; du moins, aucune chaise attelée d’un poney n’était visible à l’œil nu et il n’y avait pas à présumer que la voiture fût partie sitôt. Heureux de penser qu’il n’était pas arrivé trop tard, Kit s’appuya pour reprendre haleine contre un lampadaire et attendit l’arrivée du poney et de sa société.

Justement, au bout de peu de temps, le poney apparut tournant le coin de la rue, avec l’air aussi entêté que peut l’avoir un poney, posant ses pieds avec précaution comme s’il cherchait les places les plus propres afin d’éviter la poussière, et qu’il ne voulût pas se presser d’une manière inconvenante. Derrière le poney, était assis le vieux petit gentleman, auprès duquel se trouvait la vieille petite dame, portant un aussi gros bouquet que la fois précédente.

Le vieux monsieur, la vieille dame, le poney et la chaise descendirent la rue avec un ensemble parfait jusqu’au moment où ils arrivèrent à une demi-douzaine de portes avant la maison du notaire. Là, le poney, trompé par une plaque de cuivre qui se trouvait au-dessous du marteau d’un tailleur, fit halte, et soutint par son silence obstiné que c’était bien là la maison où l’on devait aller.

« Voyons, monsieur, dit le vieux gentleman, voulez-vous avoir la bonté de continuer ? Ce n’est pas ici ! »

Le poney regarda très-attentivement le tampon d’un conduit des eaux pour les pompes à incendie qui se trouvait à ses pieds, et il eut l’air d’être absorbé tout entier dans cette contemplation.

« Ah ! mon Dieu ! le méchant Whisker ! cria la vieille dame. Après avoir été d’abord si gentil et avoir été si loin et d’un si bon pas ! Je suis vraiment honteuse pour lui. Je ne sais ce que nous en pourrons faire, en vérité, je n’en sais rien. »

Le poney s’étant complètement édifié sur la nature et les propriétés du tampon, regarda en l’air ses ennemies naturelles, les mouches, et, comme il arriva qu’il y en eut une précisément qui lui piqua l’oreille en ce moment, il secoua la tête et battit ses flancs avec sa queue ; après quoi, il parut avoir repris tout son bien-être et toute sa tranquillité. Cependant le vieux gentleman, ayant épuisé les moyens de persuasion, avait mis pied à terre pour le conduire à la main, quand le poney, soit qu’il vît dans cette détermination de son maître une concession suffisante, soit parce qu’il avait aperçu l’autre plaque de cuivre, soit enfin qu’il éprouvât un accès de dépit, partit comme un trait avec la vieille dame et s’arrêta juste devant la maison, laissant le vieux monsieur le suivre tout essoufflé.

En ce moment, Kit se présenta à la tête du poney et souleva son chapeau en souriant.

« Eh ! Dieu me bénisse ! s’écria le vieux monsieur, c’est bien le garçon de l’autre jour !… Voyez-vous, ma chère ?

— Je vous avais promis d’être ici, monsieur, dit Kit en caressant le cou de Whisker. J’espère que vous avez fait un bon voyage, monsieur. Vous avez là un joli petit poney.

— Ma chère, reprit le vieux monsieur, voilà un garçon comme on n’en voit pas !… Ce doit être un brave garçon, j’en suis sûr.

— Oh ! oui, dit la vieille dame, un brave garçon et sans doute aussi un bon fils. »

Kit les remercia de ces expressions bienveillantes en soulevant à plusieurs reprises son chapeau et en rougissant jusqu’aux oreilles.

Le vieux monsieur offrit alors la main à la vieille dame pour l’aider à descendre. Après avoir tous deux regardé Kit avec un sourire aimable, ils entrèrent dans la maison, sans doute en s’entretenant de lui, du moins ne put-il s’empêcher de le penser. M. Witherden vint, en respirant le gros bouquet, se pencher à la fenêtre et regarder Kit ; puis ce fut M. Abel qui vint et le regarda ; puis ce furent le vieux monsieur et la vieille dame qui vinrent et le regardèrent de nouveau ; puis ce fut tout le monde qui vint le regarder à la fois.

Kit, assez embarrassé de sa contenance, feignit de ne pas s’en apercevoir. Aussi se mit-il à redoubler de caresses envers le poney, familiarité qui sembla ne pas trop déplaire à ce caractère indépendant.

Les visages venaient à peine de disparaître de la croisée, quand M. Chukster, dans sa tenue officielle, et avec son chapeau perché sur le côté de la tête et penché comme s’il allait tomber de sa patère, descendit jusqu’au trottoir et annonça au jeune homme qu’on le demandait.

« Entrez, dit-il ; pendant ce temps je garderai la chaise. »

Tout en lui donnant cet ordre, M. Chukster fit la remarque qu’il faudrait être bien malin pour savoir si Kit, avec ses airs innocents, était un novice ou un roué, mais son mouvement de tête plein de méfiance indiquait assez qu’il le rangeait plutôt dans la dernière catégorie.

Kit entra tout tremblant dans l’office ; car le pauvre garçon n’avait pas l’habitude de se trouver en société de dames et de messieurs inconnus ; et, de plus, les boîtes de fer-blanc et les liasses de papiers poudreux avaient à ses yeux quelque chose de si terrible et de si vénérable ! M. Witherden était, d’ailleurs, un personnage bruyant qui parlait haut et vite, et puis tous les regards étaient fixés sur le pauvre garçon qui pensait à ses habits râpés.

« Eh bien ! mon garçon, dit M. Witherden, vous êtes venu pour achever de gagner votre schelling de l’autre jour, mais non pas pour en gagner un autre, n’est-ce pas ?

— Non certes, monsieur, répondit Kit, trouvant le courage de lever les yeux. Je n’en ai seulement pas eu l’idée.

— Votre père est-il vivant ? demanda le notaire.

— Il est mort, monsieur.

— Vous avez votre mère ?

— Oui, monsieur.

— Remariée, hein ? »

Kit répondit, non sans indignation, que sa mère était restée veuve avec trois enfants ; et que, si le gentleman la connaissait, il ne ferait pas une pareille question. À cette réplique, M. Witherden replongea son nez dans les fleurs, et, par derrière le bouquet, il insinua à voix basse au vieux monsieur que ce garçon lui avait l’air d’un honnête garçon.

« Voyons, dit M. Garland, après qu’on eut adressé à Kit diverses questions, je ne vais rien vous donner aujourd’hui.

— Merci, monsieur, dit Kit d’un ton sérieux et se sentant soulagé du soupçon que les premières paroles du notaire avaient semblé exprimer.

— Mais, reprit le vieux monsieur, peut-être aurais-je besoin d’autres renseignements sur votre compte. Ainsi, indiquez-moi votre adresse ; je vais l’écrire sur mon agenda. »

Kit donna l’adresse que M. Garland écrivit au crayon. À peine était-ce fait qu’une grande rumeur s’éleva dans la rue ; la vieille dame ayant couru à la fenêtre, s’écria que Whisker venait de se sauver. Aussitôt Kit s’élança dehors pour le rattraper, et tous les autres s’élancèrent après Kit.

Il paraît que M. Chukster s’était tenu près du poney, les mains dans ses poches, exerçant mal sa surveillance, et même insultant ce caractère ombrageux par des injonctions de ce genre : « Restez immobile ! Soyez tranquille ! Woa-a-a ! » et autres malhonnêtetés qu’un poney qui se respecte ne saurait supporter. En conséquence le poney, sans être retenu par aucune considération de devoir ou d’obéissance, ni par aucune crainte de l’œil impertinent qu’il voyait ouvert sur lui, avait pris sa course, et faisait en ce moment retentir le pavé de la rue. M. Chukster, la tête nue, une plume en travers sur l’oreille, s’accrochait à l’arrière-train de la chaise et faisait d’inutiles efforts pour la retenir, aux grands éclats de rire de tous les passants. Whisker, cependant, fantasque jusque dans son escapade, ne fut pas plutôt à quelque distance qu’il s’arrêta tout à coup, et, sans qu’il fût besoin d’aide pour le ramener, il revint d’un pas aussi vif à la place qu’il avait quittée. Ce qui fit que M. Chukster revint à la remorque derrière le train de la voiture jusqu’à son bureau, d’une façon peu glorieuse pour lui, et rentra épuisé et déconfit.

Alors la vieille dame s’installa sur son coussin, et M. Abel, qu’on était venu chercher, s’assit sur sa banquette. Le vieux monsieur, après avoir adressé au poney quelques représentations sur l’extrême inconvenance de sa conduite et avoir fait de son mieux des excuses à M. Chukster, prit également sa place dans la voiture. Ils partirent en souhaitant le bonjour au notaire et à son clerc, et en faisant de la main un signe amical à Kit qui était resté dans la rue à les suivre du regard.